Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2018 : « C’était dans les cartes »

La première image qui vient à l’esprit reste évidemment la diseuse de bonne aventure. Évidemment ? Vraiment ? De quelles cartes parle-t-on au juste ? Voyons voir comment chaque auteur a interprété cela 🙂

  • Fin de règne
  • Éleusis
  • Joueur un jour….
  • Rêver sa mort
  • Le premier cierge
  • Au cœur des flammes
Contrainte 1
Un.e chevallier.e brillant
Contrainte 2
Le jour du couronnement

FIN DE RÈGNE

— Comment ça, le Chevalier Brillant a disparu ! Si c’est une plaisanterie, elle est de mauvais goût !

Sous l’orage, Stasimon courbe le dos. La Prétendante n’est pas renommée pour sa douceur angélique, et à la veille de son couronnement son caractère ne risque pas de s’améliorer. Toute excuse intempestive risque de l’envoyer au convertisseur, de l’humeur dont elle est.

À son grand soulagement, la Prétendante se calme seule. Consciente bien sûr que la colère ne mène à rien. Elle pourra la déclencher tout à loisir contre le maladroit ou le voleur… une fois qu’il ou elle sera identifié. Mais pour le moment, il est urgent de savoir comment, de savoir quand, de savoir où. Sans l’intégralité des Cartes, je Jeu Cosmique sera incomplet, et la Prétendante jugée inapte à poursuivre sa tâche. Un comble après avoir prouvé ses capacités durant l’intégralité des dix années de probation réglementaires. Mais la loi est la loi. Le Pays n’a pas survécu en la prenant à la légère. Demain il faudra que dix Auxiliaires, portant chacun un arcane, fassent cortège à la Prétendante sur le chemin du Siège de pouvoir ; une fois que chacun aura placé la Carte à sa juste place, alors seulement la Prétendante pourra s’asseoir sur le Siège de Pouvoir sans être désintégrée. Stasimon caresse un instant l’idée. Mais non, fichu caractère ou pas, la Prétendante est le meilleur guide que le Peuple ait eu depuis le début de la Grande Tribulation. Si elle disparaît, il faudra se contenter d’un interrègne, survivre, au lieu de progresser glorieusement. Et puis elle est bien agréable à regarder, il faut l’avouer, avec sa jolie peau bleue et ses antennes argentées qui s’intègreront si joliment à la Couronne. On en oublierait ses colères. Et les quelques malchanceux passés au convertisseur un peu vite. Elle s’excuse avec tant de grâce !

Le problème, c’est que justement, personne dans son bon sens, dans tout le Pays, n’a intérêt à ce que la Prétendante soit écartée du Pouvoir, et encore moins qu’elle disparaisse ! On n’est pas dans ces royaumes légendaires et barbares où le mort saisissait le vif, le roi est mort, vive le roi ! Si la Prétendante mourait dans l’Épreuve décisive à laquelle dix années l’ont préparée, personne ne pourrait la remplacer sans se faire désintégrer illico ! Le chaos pour le chaos ? Où faut-il chercher des coupables ? Parmi les jeunes trublions allergiques à l’autorité et à la discipline ? Ou quelqu’un dans le service d’entretien serait-il assez incommensurablement incompétent pour égarer une Carte Majeure ?

Comment de plus mener une enquête sans laisser filtrer la désastreuse information, ce qui provoquerait une panique ?

Il est bien forcé de s’en remettre aux Auxiliaires de la Prétendante. Eux seuls ont assez d’affinité avec les Cartes pour percevoir la présence de l’Arcane manquant. Pourvu qu’ils en soient assez proches.

La Prétendante est censée se préparer au Couronnement en méditant dans la Bulle des Astres. C’est très bien. Il ne l’aura pas dans les pattes. Six, ça lui suffit tout à fait. Pas besoin de deux supplémentaires. Et les humains sont particulièrement instables psychiquement. C’est étonnant, d’ailleurs, que l’Esprit choisisse toujours les Prétendants parmi cette communauté. Mais qui oserait remettre en question les décisions de l’Esprit ?

La réflexion lui inspire une idée. Et si… Et si, par impossible, par une aberration dont toute sa chitine frémit, un membre d’une autre communauté s’était mis dans la tête qu’il était temps qu’un autre qu’un humain préside aux destinées du Peuple ? Espère pouvoir s’installer sur le Siège de Pouvoir, accéder à l’immortalité par la communion avec l’Esprit ? Se persuade qu’avec un corps différent de celui des humains il pourra survivre à l’épreuve ? Pas de temps à perdre. Pour ce qu’elle vaut, autant étudier cette piste.

Après avoir rallié à lui les Auxiliaires de la Prétendante, Stasimon quitte le domaine humain, se glisse par les Chemins annelés jusqu’au domaine de son propre peuple. Il retrouve avec plaisir les horizons limités, la pénombre douce à ses yeux trop sensibles, l’humidité et la chaleur. Mais ils ont beau lui et ses aides explorer de tous côtés, interroger les uns et les autres, même les femelles en pleine gestation, aucun signe du Chevalier Étincelant. Si le voleur appartient à son peuple il a caché ailleurs son butin, c’est sûr. Même échec parmi les Aquatiques. Il dissimule de son mieux son dégoût pour ces corps flasques et visqueux, évolue de son mieux sur les plateformes flottant à la surface du marécage d’où émergent à peine les habitations. Mais pas plus de résultat. Sauf de susciter une inquiétude et une méfiance grandissantes. Dernière étape : les Velus. Stasimon est découragé : les Velus sont trop semblables aux humains pour que l’espoir de tricher dans l’épreuve puisse les saisir mais faute d’une autre idée… Ce sont aussi des mammifères à sang chaud. Même s’ils se complaisent à des températures qui transformeraient les humains en glaçons et préfèrent marcher sur quatre pattes que sur deux. Sa chitine, heureusement, le protège assez bien des températures extrêmes pour qu’il puisse séjourner parmi eux sans trop de problème. Heureusement encore, les Velus se soucient peu des autres et du Peuple en général. Ils restent entre eux et ne se donnent même pas la peine d’envoyer un émissaire au Couronnement. Ce n’est pas par eux qu’une panique se propagera. Et bien sûr ce n’est pas chez eux qu’il trouvera la moindre trace du Chevalier Brillant, mais il faut bien essayer.

Sans surprise l’essai se révèle négatif. Une fois le possible écarté, se dit Stasimon, reste l’improbable. Il lui faut retourner dans le quartier humain. Il doit bien faire le pari qu’un humain a été assez fou pour voler un Arcane. Mais pourquoi et comment ?

Il retourne dans la salle des Cartes, se place devant le caisson de matière brute, inerte, où elles sont dissimulées. En tant que Premier Servant de la Prétendante, il a l’immense honneur de connaître les Mots de Pouvoir. Il les pense, très clairement. Les parois du caisson se dissipent comme si elles n’avaient jamais existé. Elles sont là, toutes sauf une, en suspension, rangées les unes à côté des autres, luisant doucement dans la lumière tamisée. Rectangles d’une matière transparente où ondulent des hologrammes colorés. Il en saisit une : la Folle écarlate. Comme toujours en la saisissant, il a la sensation de ne pas vraiment la toucher. Il y a toujours entre la carte et la main, la patte ou l’appendice qui la saisit, comme une épaisseur d’air. La Folle Écarlate. Pourquoi ce nom étrange ? Ces noms étranges : la Bulle, les Trois Velus, la rivière de diamants. Celle-là surtout l’intrigue. Une rivière ? Il a cherché dans les banques de données les plus anciennes, il a trouvé « cours d’eau de moyenne importance ». Un marécage en mouvement, sans doute, il peut à la limite se le représenter. Mais en diamant ? Il a cherché bien sûr, mais ça ne l’a pas avancé d’apprendre qu’il s’agissait d’une pierre très dure et très brillante. Eau ou pierre ? Apparemment, ce sont les humains qui ont nommé les cartes. Ça ne l’étonne pas. Après toutes ces années à les fréquenter, il ne réussit toujours pas à comprendre vraiment comment fonctionne leur psyché. Cette faculté qu’ils appellent imagination l’agace et le fascine à la fois. Comment donc ont-ils réussi à voir une Folle Écarlate, une bulle… ou un Chevalier Étincelant dans les dessins abstraits que dessinent sur les cartes les hologrammes colorés ?

Lequel Chevalier manque toujours, vérification faite. Les Auxiliaires bourdonnent désespérément, roulant de partout telles des bulles de mercure affolées. Est-ce un bon ou un mauvais signe ? Ils n’ont manifesté aucune agitation de cette sorte dans les autres Domaines.

Hélas, même lorsqu’il élargit sa quête à tout le Domaine des humains, elle ne révèle aucune présence de l’Arcane manquant.

La Prétendante s’est enfermée dans la Bulle des astres. Il n’y a aucun moyen de se faire ouvrir. C’est à elle de décider de sortir, mais de toute façon la porte s’ouvrira d’elle-même le lendemain matin. Et elle devra affronter son destin. Stasimon se désole : pour elle, pour le Peuple, pour le Pays. Mais il n’y a rien qu’il puisse faire désormais.

La cérémonie commence par l’ouverture de la bulle ; quelques Auxiliaires y pénètrent, porteurs de la tenue de cérémonie, longues robes et draperies aux couleurs changeantes parsemées de points lumineux. La Prétendante est calme, apparemment ; elle se dirige lentement vers la salle de réunion où doit la rejoindre le Cortège des dix Auxiliaires porteurs des Dix Arcanes. Elle voit entrer ainsi, portés par les tentacules d’énergie qui sont les bras ou les pattes des Auxiliaires la Folle Ecarlate, la Bulle… mais le dixième n’a sorti aucun appendice de son corps métallique. Pas de Chevalier Étincelant à porter.

Dans toutes les coursives, se sont massés en foule les humains, revêtus de leurs habits de fête. Les Chitineux se sont joints à eux, quelques Aquatiques ont même fait l’effort de revêtir un scaphandre pour assister à la cérémonie. La Prétendante est accueillie par des vivats… qui s’éteignent au fur et à mesure que sa progression révèle l’absence du dernier Arcane. C’est dans un silence de mort qu’elle arrive devant la porte de la Salle du Pouvoir. Dans la matière rouge vibrante se dessine une main blanche. Humaine. La Prétendante y superpose la sienne. Et la matière rouge se met à vibrer, avant de disparaître comme l’a fait celle du caisson des Cartes. La voie est libre pour la Prétendante et toute son escorte maintenant silencieuse. Tous progressent dans l’immense sphère vers la colonne centrale dorée d’où rayonnent en étoile diverses branches argentées. Dans une niche creusée au sein de la colonne, un siège attend son occupante. Le dais affecte la forme d’une couronne.

Après un moment d’hésitation, la Prétendante prend place sur le siège. En haut et à droite du siège se creuse dans la matière même de la colonne un rectangle, qui devient une niche. Le premier Auxiliaire y dépose l’un des dix Arcanes. Puis se creusent l’un après l’autre cinq rectangles dans la colonne de droite, dont chacun est occupé par une carte. Le même processus recommence à gauche.

Il ne reste plus que le dernier rectangle, en bas à droite. S’il s’ouvre et ne trouve pas son occupant légitime, tous savent que l’occupante du Siège mourra.

Mais quand il s’ouvre, c’est un cri général de stupeur : le Chevalier Étincelant est là !

Autre stupeur : la Couronne qui aurait dû se poser sur la tête de la Prétendante, lier des filaments à ses antennes et la transformer en pure énergie se dissout brutalement. Et, de partout, dans la salle claire encombrée de machines dont tous ont oublié l’usage, la Voix de l’esprit se fait entendre.

— Il n’y aura pas de Couronnement aujourd’hui. J’ai dû absorber en moi tous les anciens Prétendants humains parce qu’il faut un cerveau humain pour prévoir l’inattendu et l’impossible. Le Vaisseau devait retrouver son chemin vers la Patrie perdue. À chaque étape du Voyage, les cartes stellaires devaient me permettre de faire le point, et d’établir un nouvel itinéraire. Mais je suis arrivé au point où une seule suffisait : la constellation du Chevalier étincelant était l’ultime repère vers la Galaxie mère. J’ai moi-même envoyé un Auxiliaire la chercher lorsque la conviction a été faite qu’il n’y aurait pas besoin d’une nouvelle Absorption. Tout était dans les Cartes établies il y a bien longtemps par les anciens navigateurs humains. Désormais vous n’aurez plus besoin que d’un Capitaine pour le Vaisseau. Et il est temps que ma Voix s’éteigne.

Contrainte 1 Un marchand de mensonges
Contrainte 2
Après la fin

ÉLEUSIS

Je me retourne une dernière fois vers le lagon. Le bruit des vaguelettes qui s’échouent sur le sable blanc est la seule chose capable de m’apaiser à cet instant précis. La plage est encore humide de la nuit qui vient de s’écouler. J’expire un grand coup, les yeux fermés pour mieux apprécier la chaleur du soleil levant sur mon visage, tandis que l’eau vient lécher mes pieds nus. Je repense à hier matin, quand j’ai mené ma pirogue si loin au large que je n’apercevais plus l’île. J’ai pêché tant de poissons qu’il m’a fallu en rejeter dans l’océan.

– C’est l’heure, mon garçon.

– Oui, papa.

Je n’ai plus le choix. A contrecœur, je le rejoins là où le sable se perd dans l’herbe tendre. J’aperçois derrière ses épaules carrées et sa coiffe volumineuse le toit de la hutte de la grande prêtresse. Il y a un petit attroupement devant, une dizaine de jeunes et leurs parents, tous en costume traditionnel eux aussi.

– Tu te sens prêt, Arenui ? me demande papa en passant son bras autour de mes épaules.

La réponse meurt dans ma gorge quand je croise le regard de Manavai. Ses longs cheveux bruns cascadent sur ses épaules, rendant le rouge de sa tenue encore plus attirant. Elle a un air grave, si fermé… Elle sait comme moi ce qui va se passer. A la fin de cette journée, notre destin sera scellé, et notre couple avec lui. Je m’approche d’elle et sans réfléchir, je fonds dans ses bras.

– Arenui, pas ici.

Je respire une ultime fois ses cheveux, pour m’imprégner de leur odeur de sel et de frangipanier, avant de relâcher mon étreinte. Sur ses joues rondes, une larme a coulé.

– Si les Dieux de la chance sont avec nous, tout se passera bien, annonce-t-elle comme pour se persuader elle-même. Moi j’y crois. Tu y crois aussi, n’est-ce pas ?

Je hoche la tête, si peu convaincu qu’il m’est difficile de cacher mon angoisse. Mon père quant à lui me dévore de son regard fier. Manavai serre ma main dans la sienne, puis elle rejoint le rang sans un mot de plus.

– Arenui ? Arenui Mo’ora ?

Mon corps entier se met à trembler en entendant la voix de la Grande Oracle derrière moi. Je me retourne avec une telle lenteur que j’ai le temps d’apercevoir l’envol d’un perroquet d’un palmier sur la plage. Que disait maman déjà, sur les oiseaux qu’il ne faut surtout pas croiser le jour de la cérémonie de la Bonne Aventure ?

– C’est toi ?

Elle pointe un index noueux et avec lui tous les regards de mes pairs se fixent sur moi.

– Oui, c’est moi.

Un raclement venu de la gorge de mon père me sort de ma torpeur.

– Oui c’est moi, Grande Oracle. Recevez ce modeste présent en guise de ma bonne fortune.

Je lui tends le collier de fleurs mêlé de perles que j’avais noué à mon pagne ce matin. Sans un mot, elle le prend et disparaît dans sa hutte. Je voudrais me retourner une dernière fois, mais mes jambes avancent toutes seules et en une fraction de seconde, la porte se referme derrière moi.

– Assieds-toi, Arenui.

Elle est déjà installée à sa table. Devant elle, les cartes du tarot divin sont soigneusement empilées. La nappe bleu nuit est la seule touche de couleur dans le décor en bois sombre de la pièce. Une unique bougie vient l’éclairer, elle sent le clou de girofle et la cannelle. Je finis par m’asseoir sur la chaise tressée en face de la Grande Oracle et elle fait un signe de la main. Un homme que je n’avais pas vu sort de l’ombre et vient se placer juste derrière moi.

– Mareko sera notre Grand Témoin pour le tirage de ta Bonne Aventure, annonce-t-elle. Récite-moi les préceptes de celle-ci, Arenui.

Je prends une grande respiration avant de cracher le texte que j’ai appris par cœur.

– A 16 ans, tous les enfants de l’île Maui doivent consulter la Grande Oracle pour connaître la voie que les cartes tracent pour eux. Les Dieux de la chance veillent sur nous et sont nos seuls guides dans le destin qu’ils nous ont confié.

Elle ne dit rien, ne me regarde même pas, mais attrape le paquet de cartes. Mon cœur s’accélère dans ma poitrine alors qu’elle les bat entre ses longs doigts.

– Que veux-tu savoir en premier ?

Je déglutis à grande peine. Avec Manavai, nous avons répété presque toute la nuit, choisissant les meilleures questions à poser pour avoir une chance que les Dieux de la chance nous désignent mari et femme, mais maintenant que je suis devant la Grande Oracle, j’ai l’impression que rien de ce que je vais dire ne pourra influencer les cartes. Par quoi je devais commencer, déjà ?

– Je veux savoir si… Si Manavai… Non, pardon. Je veux connaître mon métier.

Cela m’est revenu, à présent. Je dois commencer par les choses les moins importantes d’abord, et selon le tirage, orienter ma question finale pour Manavai.

Les doigts de la Grande Oracle s’agitent et elle dépose trois cartes sur la table, face cachée. C’est à moi de les retourner maintenant.

– Deux lames azur, une lame rouge. Un métier d’esprit avec du sens, sans aucune hésitation, déclare l’Oracle. Tu as tiré la carte du soleil, de l’ermite et de la tempérance. Tu seras prêtre.

L’estocade m’atteint en plein ventre et me coupe le souffle. Moi, un prêtre ? J’ai plus passé de temps sur une pirogue que sur la terre ferme dans mon enfance, alors pourquoi les Dieux de la chance m’orientent-ils ainsi ? Maman disait toujours que le jour de sa Bonne Aventure, il fallait négocier avec l’Oracle, qu’elle n’avait pas toujours la même vision que les Dieux.

– Mais je… Mais j’ai eu le soleil, je ne peux pas rester enfermé dans un temple, c’est impossible. Vous vous trompez.

– Je me trompe ?

Son ton est celui du défi. Je mords ma langue d’avoir parlé si vite. Derrière moi, je sens Mareko s’agiter.

– Non, bien sûr, c’est… Ce n’est pas ce que je voulais dire, Grande Oracle. Mais le soleil, c’est celui qui nourrit la terre et la mer, qui permet à nos pêcheurs et nos paysans de nourrir les hommes.

– Tes lames sont formelles, tu exerceras un métier de l’esprit. C’est celui de prêtre, la carte de l’ermite ne laisse aucune place au doute. Ta vie entière sera rythmée par la solitude. D’ailleurs, je crois qu’il n’y a même pas besoin de continuer ton tirage, Arenui. C’est limpide, comme rarement.

A ces mots je me raidis. Mon regard va de ses yeux déterminés, au petit rictus au coin de sa bouche. Elle fixe Mareko, comme pour lui demander de l’approuver. Mais le Grand Témoin n’a pas le droit d’exprimer son opinion.

– Non non, je… J’ai une autre question, moi. Est-ce que je vais me marier avec Manavai ?

La Grande Oracle éclate de rire et me fait sursauter par la même occasion.

– Tu n’as pas entendu ce que je viens de te dire ? Ce tirage est terminé, Arenui !  Tu seras prêtre, et tu serviras les Dieux de la chance. As-tu déjà vu un prêtre marié ?

– Non, ce n’est pas possible ! Vous vous êtes trompée, je vous le dis !

La panique m’a mise debout et j’arrache le tarot des mains de l’Oracle bien malgré moi. En un éclair, Mareko saisit mon bras et je lâche le paquet. Les lames divinatoires s’étalent au sol dans le chaos le plus total. C’est là que le poing de Mareko frappe ma mâchoire et le coup me fait voler moi aussi au sol.

– Je ne me trompe jamais, mets-toi bien ça dans la tête, petit, lance l’Oracle avec cynisme. Les Dieux de la chance parlent à travers les cartes, et je traduis leurs paroles pour le commun des mortels.

Un filet de sang s’écoule de ma bouche et vient s’étaler sur une carte. L’amoureux. La pensée douloureuse de Manavai surpasse la douleur physique dans mon visage meurtri.

– C’est impossible… Impossible…

Mareko me saisit par les épaules et m’oblige à me relever. Il me pousse jusqu’à la porte, qu’il ouvre à la volée. Mon père me récupère dans ses bras alors que je titube dans l’herbe. Un murmure s’échappe de la foule, entre choc et désapprobation.

– Arenui ! Que t’arrive-t-il ? Tu saignes !

J’essuis d’un revers de main le sang sur mon menton, devant le regard médusé de mon père. Soudain, je me sens mal et je m’accroupis sur le sol, les poings serrés dans l’herbe. Manavai bouscule deux autres jeunes filles et se penche sur moi.

– Dis-moi.

A son ton, je comprends qu’elle sait déjà. J’ai les yeux baignés de larmes quand je lève la tête vers elle. Ses boucles brunes emprisonnent mon visage contre le sien et cette fois-ci, l’odeur du sel et du frangipanier me donnent la nausée.

– Prêtre, annoncé-je dans un souffle.

Elle pose sa main sur sa bouche, le regard horrifié. Elle a mis moins de temps que moi à comprendre ce que tout ceci signifiait.

– Je suis désolé. Si désolé.

Mais Manavai s’est déjà relevée. Son cri étranglé par un sanglot vient briser le silence. Avant que j’aie pu saisir sa main, elle se met à courir vers la plage, comme pour échapper à mon destin. Je voudrais la suivre, mais mon père pose sa main puissante sur mon épaule.

– C’était dans les cartes, mon fils. C’est ainsi. Ta mère serait fière de toi.

Des larmes silencieuses de rage coulent sur mes joues alors que je regarde l’amour de ma vie s’éloigner de moi, vers l’océan que je ne goûterai probablement plus jamais. En un tirage de cartes, en une fraction de seconde, j’ai tout perdu. Il aurait suffi que l’Oracle mélange le tarot un instant de plus, que les trois cartes du dessus terminent en dessous, et tout aurait été si différent…

Je retiens mon souffle, soudain frappé par un détail. Le mouvement des mains de l’Oracle repasse en boucle dans mon esprit. Et je le vois, distinctement. Ce geste.

Ce moment où l’index et l’annulaire de sa main gauche ont saisi les trois cartes du dessus du paquet… Et ne les ont jamais lâchées jusqu’à la fin du tirage. Comment elle a mélangé les autres cartes autour, passé le paquet au-dessus, en dessous, donné l’impression de trier, séparer les cartes. Pour finalement tirer celles qu’elle avait toujours désiré tirer. Depuis le début.

D’un geste de rage je me libère de l’étreinte de mon père et cours vers la hutte.

– Arenui, non ! hurle-t-il dans mon dos. Tu ne peux pas entrer dans la hutte après la fin de ta Bonne Aventure !

J’ouvre la porte à la volée et les regards surpris de Mareko et l’Oracle m’accueillent. Ils sont encore en train de ramasser les cartes au sol et je profite de leur stupeur pour m’approcher de la table. Hors de moi, j’arrache la nappe et la jette au sol.

– Vous avez menti ! Le tirage était truqué ! Je vous ai vue, vous n’avez pas battu les cartes !

Mareko se jette sur moi et je m’accroche de toutes mes forces à la table. Cela n’empêche pas le colosse de me soulever et je lâche le meuble dans un grand fracas. Il me jette contre le mur, son avant-bras plaqué contre mon cou. Alors que je cherche désespérément de l’air, la gorge emprisonnée par tout son poids, l’Oracle se place tout près de mon visage.

– Prouve-le, Arenui.

De nouvelles larmes de rage viennent couler sur mes joues, je hoquette dans l’espoir d’avaler un peu d’air. Finalement Mareko me lâche. Mes poumons se remplissent avidement alors que je tombe au sol.

– Tu ne peux rien prouver, Arenui, lance l’Oracle. Tu n’es pas le premier à comprendre la supercherie. Mais si tu crois que je vais te laisser remettre en question tout notre système, c’est toi qui te trompes. Le souffle encore court, je tente de reprendre la parole.

– Il n’y a… jamais… eu… de Dieux… de la chance…

– Tu crois vraiment que nous pouvions bâtir tout une société fonctionnelle en s’en remettant simplement au hasard ? Il fallait donner quelque chose au peuple pour qu’il obéisse sans voir l’injustice derrière nos choix arbitraires. Qui accepterait qu’on lui assigne un métier, un mariage, un nombre d’enfants, une vie toute entière sur la base de quotas ? Qui accepterait que le bien commun l’emporte sur les choix individuels ?

– Vous êtes… Une marchande de mensonges…

Je lève la tête vers elle, mais son regard ne me renvoie que du mépris.

– Oui, Arenui. Mais si tu parles de cela à qui que ce soit…

Elle ne termine pas sa phrase et se contente de jeter une carte de tarot à mes pieds. Dessus, un squelette tenant une faucille. La mort.

 

Contrainte 1 Un.e repenti.e
Contrainte 2
Dans une épave

JOUEUR UN JOUR….

— Ogier ! Ogier ! Où te caches-tu, foutrediable ?

Celui-ci s’était planqué dans un recoin sombre de la cahute qui leur servait d’abri.

— Ah, te voilà…

La capitaine Pallas s’arrêta à l’entrée de la cabane, un rictus de colère lui barrant le visage. Elle ne voyait que trop bien le jeu de cartes étalées devant son quartier-maître.

— Par les couilles de Neptune, tu devais arrêter ça ! Rappelle-toi dans quelle merde noire ça nous a mis !

De fait, Ogier ne s’en souvenait que trop bien. Il avait gagné sa place de quartier-maître aux cartes. Invoqué de belles tempêtes grâce à des tirages heureux. Mais Dame Chance, cette capricieuse, l’avait laissé tomber de la plus cruelle des façons le mois dernier.

Ils affrontaient alors l’équipage du Roi Charles, leurs principaux concurrents en piraterie dans la région. Ces vicelards étaient aussi violents et impitoyables que leur drapeau – cœur rouge sur tibias croisés – était ridicule.

Ogier avait tenté d’invoquer la colère des éléments pour couler le bateau ennemi, mais il avait perdu tout contrôle sur les cartes. Le combat se transforma bien vite en déroute, alors que leur équipage était massacré, leur trésor pillé, leur pavillon volé, leur capitaine David tué de la plus ignoble des façons, et leur navire abandonné à la tempête infernale qu’il avait lui-même invoqué.

Seuls Pallas et lui avaient survécu, ballotés par la houle sur une chaloupe pendant plusieurs heures avant enfin de toucher terre. Elle était de facto devenue leur capitaine, et lui avait juré avec ferveur ne plus jamais retoucher à ses cartes.

— Je t’assure, Pallas, je ne les utilisais pas ! Elles sont tombées alors que je cherchais ceci…

Il tira de sa sacoche une carte maritime.

— Regarde ! J’ai tracé les derniers déplacements connus du capitaine Charles et de ses hommes. Et je ne pense pas me tromper en affirmant qu’ils sont actuellement à Port Abney…

Elle le regarda, les yeux plissés.

— Si tu dis vrai, nous allons enfin pouvoir faire payer ses chiens ! Allons-y !

*

Quelques heures de navigation en chaloupe plus tard, ils accostèrent tranquillement à Port Abney, qui était l’un des ports-francs les plus appréciés par les pirates de toutes confessions.

A la taverne du Captain César – du nom de l’ancien patron, frère de la côte rentré dans le droit chemin du commerce de binouze frelatée à ses anciens camarades de course – Ogier et Pallas se mêlèrent la foule. Les hymnes pirates résonnaient (“Aye-ho, aye-ho, un crâne et deux tibias”) et le rhum coulait à flots dans l’atmosphère enfumée.

Ils apprirent bien vite que leurs Némésis avaient accosté à peine un peu plus loin, dans une crique profonde, où, paraitrait-il, une épave maudite n’attendait qu’un équipage courageux pour dévoiler ses merveilles.

Pallas et Ogier se regardèrent, sourires narquois aux lèvres. Ils connaissaient cette histoire, et pour cause : cet attrape-couillons avait été monté de toutes pièces par les défunts Alexandre et Argine, qu’ils avaient eux-mêmes éliminés après les avoir fait parler.

Leur vengeance se révélait plus facile que prévu ! Par prudence, ils recrutèrent néanmoins un groupe de piquiers, premiers membres de leur nouvel équipage.

*Observant leurs adversaires, ils avaient noté avec surprise que ceux-ci ne cherchaient pas à plonger explorer les profondeurs, mais restaient sur leur navire, simplement à manger, boire, et dormir. Que faisaient-ils donc ?

Une fois la nuit tombée, Pallas, Ogier et leurs hommes passèrent à l’action. Serrés sur la chaloupe, ils s’approchèrent prudemment et purent lancer leurs grappins sans se faire repérer, alors qu’autour d’eux résonnaient cris d’oiseaux et grincements du vieux bois.

Leur discrétion ne fut pas aussi parfaite qu’espérée, et tout l’équipage des Cœurs les l’attendaient sur le pont, armes au clair.

— Ahah, surprise !

Le capitaine Charles les toisait du haut du gaillard arrière, fier de son effet.

— Je vous attendais. T’as toujours été rancunière, Pallas.

— Bandes de chiures de mouettes, nous sommes venus te reprendre notre or et notre pavillon !

— Ah, ça…

Il explosa de rire.

— Allez mes Cœurs, tuez-moi ces gêneurs !

Une bataille furieuse s’engagea rapidement sur le pont. Pallas sabrait comme une furie, faisant son possible pour attendre Charles, pendant que piquiers et Cœurs s’étripaient joyeusement.

Ogier reconnut alors le souffle d’air d’une cartomancie naissante. Cette odeur de papier un peu gras, qui s’est imbibé de rhum sur trop de tables de tavernes, était inimitable.

Très vite, leurs piquiers furent balayés.

Ogier chercha des yeux le responsable, le trouva bien vite. Lahire, quartier-maître des Cœurs.

— Oublie ta promesse, utilise tes cartes et vite, hurla Pallas.

— Non, capitaine. J’ai fait une promesse, au nom du Capitaine David. Je dois me repentir, vous vous rappelez ?

Il avait pourtant pris ses cartes avec lui.

Mieux encore, se dit-il, je vais tricher.

Il sortit donc son précieux paquet, enroulé dans son foulard en soie, et sans hésiter, le jeta par-dessus bord.

A croire que sa promesse venait d’acquérir une puissance par elle-même. Alors qu’il entendit le ‘plouf’ du paquet tombé à l’eau, il sentit les forces changer.

Le capitaine Charles comprit bien vite ce qu’il se passait. La tempête qui avait détruit ses adversaire la dernière fois revenait, mais pour ses hommes et lui, cette fois-ci.

Il ordonna l’évacuation.

*

Pallas et Ogier profitèrent de la débâcle pour fouiller le navire, mais ni l’or, ni leur drapeau n’étaient visible.

Bien obligé de s’enfuir eux aussi alors que la tempête s’apprêtait à dévaster le pont et à fracasser le navire sur la côte, ils réussirent à rejoindre le rivage sans trop de casse, et retrouvèrent les Cœurs, aussi trempés et moroses qu’eux.

— Charles, où as-tu caché notre drapeau ? Où as-tu caché notre As de Pique ?

— Pallas, Pallas… N’as-tu pas compris ? Tu as mal cherché, et maintenant tu vas devoir plonger pour le retrouver dans l’épave de notre navire !

***

« Hey, Chance ! Chance ! Allez, arrête de rêvasser, un peu. Au lieu de faire mumuse avec tes cartes, va jouer pour de bon. On t’attend à la table 4, y’a des clients sérieux ; de vrai pros du poker comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. On compte sur toi, hein ? »

Grommelant, Chance se leva. Enfin un challenge… Les cartes, le jeu, lui n’était pas prêt d’arrêter !

 

Contrainte 1 Un masque vaudou

RÊVER SA MORT

C’était la troisième nuit consécutive que le tueur au masque vaudou avait frappé.

La première nuit, l’inspecteur Alan avait été appelé pour suivre le cas d’une femme morte dans son sommeil. En temps normal, il gérait les homicides et n’aurait jamais dû s’occuper d’une telle affaire. Cependant, il avait trouvé une curieuse carte de visite au chevet de la défunte : 00:15, le parc, arrêt cardiaque.

La deuxième nuit, un autre décès avait été rapporté dans des conditions similaires. Il s’agissait cette fois d’un père de famille, la quarantaine, mort dans son sommeil. Une même carte de visite avait été retrouvée dans la poche de sa veste : 23:37, la gare, hémorragie digestive.

La troisième nuit, il s’agissait cette fois d’une étudiante en fac de droit, retrouvée morte dans son sommeil dans le studio qu’elle occupait. Elle avait également une carte de visite sur elle : 2:10, hôpital, embolie pulmonaire.

Ces trois personnes étaient mortes dans leur sommeil, et pourtant selon le médecin légiste, elles portaient toutes les signes physiques de la mort indiquée sur leur carte de visite respective.

L’inspecteur Alan n’avait pu s’empêcher de trouver que le tueur savait y faire en matière d’originalité. Mais dans le fond, il ne trouvait rien de drôle dans ces histoires. Il réfléchit aux maigres pistes qu’il avait. Chaque victime avait sur elle une carte de visite qui au recto représentait un masque vaudou, tandis qu’au verso, on pouvait y lire une heure de la nuit, un lieu et une mort prémédité. De quoi se dire qu’on avait à faire à un fou. Ses collègues ne perdaient pas une occasion de rire dans son dos pour résoudre une telle énigme.

L’inspecteur Alan en avait donc tiré le nom du tueur au masque vaudou. Un nom qu’il s’était gardé de répéter. De la sorcellerie était à l’œuvre. Il avait très vite imaginé divers scénarios et en avait conclu que les victimes avaient rêvé leur mort. Selon la théorie du rêve, nous sommes tous incapables de rêver de notre propre mort. Alan l’avait déjà expérimenté : lorsqu’en rêvant, il se retrouvait dans une situation particulièrement dangereuse, il se réveillait alors en sursaut. Ce qui signifiait que si la personne vivait le rêve jusqu’au bout, elle mourait pour de vrai. Ce n’était qu’une simple théorie, mais il pensait bien avoir une piste. D’ailleurs il croyait volontiers à la sorcellerie vaudou. Il avait déjà été témoin au cours de sa vie de phénomènes inexpliqués et était persuadé que beaucoup de choses restées volontairement secrètes.

Après plusieurs jours de recherche, il entra finalement dans une petite boutique ésotérique où il retrouva les mêmes cartes de visite avec le masque vaudou ! Il questionna le vendeur, sans succès, qui affirma que la plupart des clients qui les achetaient, les personnalisaient ensuite selon leurs envies.

Alan repartit bredouille.

Lorsqu’il rentra chez lui, tout en fouillant pour trouver ses clés dans son blouson, il trouva une fameuse carte de visite du tueur vaudou.

Cette nuit-là, il avait retrouvé une carte de visite dans la poche de son blouson. Comment était-elle arrivée-là ? Il était certain que ses poches étaient vides quelques heures plus tôt et n’avait pas quitté son vêtement de l’après-midi. Sur la carte de visite, on pouvait lire : 23h45, dans la forêt, poignardé. Après des jours à le traquer, le tueur lui avait donné ce rendez-vous de manière subtile.

Voilà qui était parfait pour Alan. Il poussa la porte de son immeuble et pénétra dans le vieil appartement miteux qu’il occupait seul depuis son divorce. Il était encore tôt et passa le temps devant la télévision en mangeant une pizza. A 23:00 pétantes, il alla se coucher.

Alan se réveilla dans une forêt. Curieusement, les bois alentours n’évoquaient aucun souvenir en lui. Tout était saisissant de réalisme. Une odeur de résine flottait dans l’atmosphère et l’air était imprégné d’humidité. Alan aurait presque pu croire qu’il était bien là, et non pas endormi dans son lit. Il marcha quelques instants au milieu des bois qui semblaient ne jamais se terminer, comme dans un labyrinthe.

Une silhouette noire l’attendait. Alan en éprouva une certaine satisfaction et il braqua son revolver sur lui.

– Ne bougez pas ! Vous êtes en état d’arrestation !

Aussitôt dit, Alan s’aperçut que sa réplique était ridicule. Comment pouvait-il arrêter quelqu’un dans le monde des rêves ? Il garda malgré tout son pistolet au poing en visant le tueur au masque vaudou. L’air s’épaissit autour d’eux à mesure que la silhouette approchait. Un couteau apparut dans la main du tueur et la longue lame blanche était une promesse de mort. Alan eut la vague impression que son corps devenait mou, que ses sens déclinaient. La silhouette être sur le point de la toucher. Il tira.

Rien ne se passa. Il tira encore, tout en reculant.

Il se sentit happer, tomber en arrière, comme si le monde n’était plus stable. Les couleurs tourbillonnaient autour de lui.

Il se réveilla d’un coup. Il était entouré de quatre personnes, toutes portant un masque vaudou, et qui psalmodiaient dans une autre langue. Il hurla comme il avait rarement hurlé de toute sa vie et attrapa le pistolet qu’il gardait sous son oreiller. Comme un dément, il se mit à tirer sur les silhouettes vêtues de capes sombres et qui portaient toutes un masque vaudou. Trois s’effondrèrent et Alan retrouva un peu de bon sens pour tenter d’arrêter la quatrième personne. Celle-ci reculait, en recherche d’une échappatoire. Alan se jeta dans ses jambes, qu’il verrouilla à l’aide de ses deux bras, et la fit basculer sur le dos.

– Qui es-tu ?

– …

– Tu ne veux rien dire ? Et tes compagnons ?

Alan jeta un regard en arrière vers les trois silhouettes et n’en crut pas ses yeux. Elles étaient comme volatilisées. Il ne restait plus que des capes et des masques vaudou.

– Je n’ai rien fait de mal, dit-alors l’adolescent.

Alan grommela et mit l’adolescent sur ses pieds. Il ne pesait presque rien. Toute cette histoire prenait des tournures de plus en plus étranges. Il devrait placer ce gamin en garde à vue, mais il voulait surtout des réponses – et maintenant.

– Petit, si tu ne veux pas aggraver ton cas, parle.

L’adolescent resta silencieux, émit des borborygmes et des mots monosyllabiques. Alan savait percer les gens et il comprit bien vite que ce gamin-là était paumé et s’était laissé embarquer dans une histoire qu’il ne comprenait manifestement pas.

Tout ce qu’il réussit à en tirer, c’était que le tueur au masque vaudou était à priori un type bien. Qu’en offrant aux victimes cette mort qui survenait au cours d’une mise en scène dans un rêve, c’était le début d’une nouvelle vie.

Alan eut donc la conviction de sa première théorie : il avait affaire à un fou. Comment s’y prenait-il ? Le gamin était incapable de répondre. En revanche il put lui fournir une nouvelle carte de visite.

Alan baissa les yeux sur la carte au masque vaudou, et la retourna. Rien, elle était vierge. Il inscrivit au verso : 1:15, salon d’Alan, revolver. Il tendit la carte de visite au gamin et le laissa repartir.

Pour la deuxième fois de la soirée, il ouvrit une bouteille de bière et s’installa dans son canapé.

À l’heure exacte quelqu’un frappa à la porte. C’était le tueur au masque vaudou. Le même que dans son rêve un peu plus tôt. Même tenue, mais il n’était pas armé.

Alan braqua son pistolet sur lui. Il avait en tête les mots marqués sur la carte de visite, comme en lettres de feu. La gâchette le démangeait ; une volonté machiavélique était à l’œuvre.

– Je dois me réveiller, dit le tueur d’une voix qui lui semblait étrangement familière.

Alan voulut s’avancer pour arrêter le tueur, mais là encore une force invisible semblait l’en empêcher, rendre chaque mouvement difficile.

– Je dois me réveiller, répéta le tueur au masque vaudou.

Je dois me réveiller, songea Alan.

Il ferma les yeux et les rouvrit de toutes ses forces. Des voix se mélangeaient dans sa tête. Des voix de ses collègues, de son ex-femme, du tueur… Il secoua la tête pour essayer de conserver un peu de lucidité. Il cligna des yeux et se retrouva à nouveau dans la forêt de son dernier rêve. S’était-il endormi ? Il n’avait aucune sensation physique indiquant qu’il était conscient ou non. Il se pinça. Rien. Il ferma fort les yeux, secoua la tête, puis les rouvrit. Il était à nouveau dans son salon, face au tueur qui ouvrait en grand les bras. Comme s’il attendait, comme s’il n’avait absolument pas peur.

De frustration et d’angoisse, Alan jeta son revolver au loin. Il cligna des yeux une fois. La forêt. Il cligna des yeux une deuxième fois. Le salon. Et à chaque fois, la silhouette du tueur au masque vaudou s’avançait un peu plus.

Quel était le rêve, quelle était la réalité ?

Il alternait ainsi inlassablement ces deux lieux, ces deux dimensions. Il en perdait la raison. Le tueur s’approchait encore et avait cette fois ramassé le revolver qu’il pointait sur lui. Alan se mit à prier pour que tout s’arrête, qu’on le libère enfin de ce cercle infernal.

Il entendit la détonation, puis sentit le choc lorsque la balle perfora sa poitrine.

La forêt. Le salon.

À nouveau il sentit son corps devenir léger, dépourvu de la moindre sensation.

Le noir. Et puis autre chose…

 

Contrainte 1 C’était dans les cartes
Contrainte 2
Au septième cierge

LE PREMIER CIERGE

Au premier cierge, Laurence redécouvrit son environnement. A la lumière vacillante, tout lui semblait différent, comme si l’obscurité hésitait à lui laisser de la place.

 Au deuxième cierge, Laurence se sentit mieux et l’obscurité était moins oppressante. Mais quelle contrainte de venir ici de nuit ! En journée, la bibliothèque était bien plus agréable, les livres rangés sagement dégageaient une impression de paix. Mais la nuit dans les réserves, le rayon littératures de l’imaginaire avait un air menaçant, comme si ce qu’il racontait pouvait être réel. Les sept piliers de la sagesse était posé là, comme à son habitude, avec ses amis imaginaires, L’appel de la forêt, Le Seigneur des Anneaux, Si c’était un homme. Les sept piliers de la sagesse était là depuis toujours, avec ses rêves étranges de voyages désertiques. Elle pensait parfois à Lawrence d’Arabie, qui avait réinventé sa vie. Il avait eu une imagination débordante, avec des idées absurdes comme cette course de chevaux à travers le « désert » jusqu’à la « mer ». Peut-être avait-il juste extrapolé autour du Grand Lac Central et sa plage. 

Il lui fallut allumer un troisième cierge pour affronter la littérature d’horreur. Si c’était un homme lui donnait encore la nausée même si elle admirait le talent de l’auteur à rendre ça si réaliste. Même l’archipel du goulag ne l’avait pas autant impressionné même si elle reconnaissait à l’auteur d’avoir construit une dystopie très cohérente, allant même jusqu’à inclure des cartes dans son ouvrage.

Laurence avait toujours admiré ce genre de détails et regardait toujours les cartes. Certains auteurs avaient même poussé le soin jusqu’à les rendre cohérentes entres elles. Un professeur lui avait dit un jour que c’est parce qu’ils appartenaient à la même confrérie littéraire, jouant à écrire dans le même univers étrange. Ils poussaient même le vice jusqu’à emprunter des détails à d’autres auteurs fantastiques plus anciens tels que Zola ou Balzac. Des noms de villes tels que Paris ou Berlin étaient sans cesse réutilisés, dans une volonté de cohérence parfois poussée jusqu’au cliché. Le « Parisianisme » était d’ailleurs devenu synonyme de cliché et les littératures de l’imaginaire étaient de moins en moins lues, le grand public préférant les ouvrages plus réalistes.

Mais Laurence était l’une de celles qui continuaient à les apprécier. Les cartes, notamment, l’avaient toujours fascinée. Dans le monde réel, les lieux étaient figés et il n’y avait plus rien à explorer depuis bien longtemps. Même à pied, le tour du Monde ne prenait pas plus d’une semaine alors Le Tour du Monde en Quatre-Vingts Jours ne pouvait amuser que les enfants et les fous.

C’était d’ailleurs cet ouvrage qui lui avait mis la puce à l’oreille. Dedans, bien que ce fut un ouvrage qui semblait plus ancien que les autres, Jules Verne avait inventé plein de lieux que des auteurs postérieurs reprenaient. Depuis, Laurence notait tous les noms de lieux et recopiait toutes les cartes de fiction qui lui tombaient sous la main. Ce n’était pas très évident puisque ces livres n’étaient plus réimprimés et seuls quelques bouquinistes et les réserves de bibliothèques lui permettait de continuer ses recherches. 

La nuit était bien avancée, quand elle alluma un quatrième cierge. L’aurore arrivait et elle devait faire vite pour ne pas tomber sur les bibliothécaires. Laurence n’avait d’ailleurs parlé à personne de son projet nocturne, de peur que l’on se moque d’elle. Il y avait des choses bien plus importantes à faire que d’étudier des cartes fantaisistes ! Le bibliothécaire en chef s’était d’ailleurs moqué d’elle lorsqu’elle avait une demande pour accéder aux réserves. 

La jeune femme avait terminé ses recherches lorsqu’elle alluma le cinquième cierge. Il lui restait une petite heure avant de devoir s’en aller et elle voulait en profiter pour explorer les autres rayons. Elle se promena entre les allées durant un moment, quand soudain son cierge s’éteignit. 

Un courant d’air léger était à l’origine du phénomène et ce fut avec précaution qu’elle alluma son sixième cierge. Il provenait d’un léger interstice situé à côté du rayon géographie. Laurence passa son doigt sur la fissure, essayant de comprendre l’intérêt d’une telle absurdité architecturale dans une réserve de bibliothèque isolée de l’extérieur. Soudain, elle entendit un cliquetis et sentit le mur bouger sous ses doigts. Avec précaution, elle ouvrit le panneau. 

Derrière lui, se trouvait toute une annexe de la bibliothèque. Au septième cierge allumé, Laurence comprit qu’elle se trouvait dans un endroit abandonné depuis longtemps. D’immenses rayonnages s’étendaient devant elles. Sur chaque étagère, Laurence pouvait discerner des mots qui, comme dans le reste de la bibliothèque, indiquaient les catégories. Mais ici, elles n’avaient aucun sens. Europe, Asie, Amérique, tous ces lieux imaginaires étaient répertoriés avec soin et disposaient même d’un classement interne : France, Allemagne, Royaume-Uni, Russie… Ainsi, d’autres personnes avaient fait les mêmes recherches littéraires qu’elle ! Mais alors, pourquoi les regrouper par lieu plutôt que par auteur ? Pourquoi le bibliothécaire s’était-il moqué d’elle ?

C’est alors qu’elle vit le système de côtes. Les étiquettes se décollaient, l’encre s’était presque effacée, mais elle connaissait assez bien le système de classement pour se rappeler que tous les ouvrages étaient répertoriés dans la catégorie Géographie. Géographie, pas fiction. Laurence se mit à trembler et pris un livre au hasard sur l’une des étagères. En dégageant la poussière, elle vit que c’était un atlas.

Mais à la différence de celui qu’elle avait chez elle, ce dernier était bien plus épais.

 

Contrainte 1 Un.e jardinier.e
Contrainte 2
Au cours d’une chasse

AU CŒUR DES FLAMMES

Caché dans les brises mouvantes de la grande étendue de sable, Apis observait les aller-venues des êtres qui peuplaient le village. L’enfant courant derrière les chèvres maigrelettes, les hommes enturbannés de retour du désert avec leurs dromadaires, les cueilleuses travaillant le fruit de leurs recherches sur les versants de la montagne qui les alimentaient en vie.

Tout était sec, trop sec. Combien de temps depuis que l’eau bienfaisante n’avait pas abreuvé leur terre ? Dans un sourire bienveillant, Apis tira une carte de sa besace. Iel n’avait pas besoin de la regarder. L’énergie porteuse de vie dansait au bout de ses doigts, fraiche, porteuse de vie. La carte de l’eau. Apis souffla dessus, envoya l’énergie de la carte primordiale vers les cieux.

Aussitôt, le ciel, si clair qu’il en paraissait blanc sous le soleil brûlant, se chargea de lourds nuages d’orages. Et les habitants sortirent de leurs tentes, levèrent les yeux, acclamèrent l’offrande de rires et de danses alors que la pluie tombait. Goutte à goutte, puis plus drue, remplissant leurs outres, les abreuvoirs, aspirés par le sol trop sec, les racines des plantes.

L’esprit des cartes leva son visage vers les cieux, s’incarna assez pour sentir la danse de l’eau fraiche sur sa peau. Un sourire aux lèvres, les yeux fermés, iel savoura la sensation, rit de bonheur avec les humains qui dansaient à quelques pas sans le voir. Le grondement du tonnerre roulait doucement, sans parvenir à couvrir les percussions de l’eau qui tombait drue.

Un craquement sonore résonna, lui tira un sursaut. Des cris s’élevèrent aussitôt, loin de l’allégresse précédente. Des cris qu’il connaissait trop bien, qu’il avait trop de fois entendus au travers des âges. Iel rouvrit les yeux, furieux.

Un nouveau craquement embrassa l’horizon alors que la foudre s’abattait encore, incendiant une nouvelle habitation. Puis un rire résonna, désincarné, fou… les hommes signèrent le geste de protection instinctif. Apis savait qu’ils ne pouvaient les protéger. Pas de lui… l’esprit dérangé qui régnait sur le désert, porteur de feu et de mort.

Deux cartes se matérialisèrent entre ses doigts. La carte de l’absence neutralisa celle de l’air, fit retomber les rafales de vent qui propageaient les flammes. Plus d’eau, il lui fallait plus d’eau. Apis déchaina la pluie, lui enjoignant d’éteindre les flammes, de sauver les vies qui se débattaient. Puis ce fut trop. Trop d’eau sur la terre trop sèche. Le grondement du tonnerre couvrit celui plus sourd de la crue qui remplissait l’oued. Trop tard. La vague passa, rafla les tentes, les hommes et les bêtes. Détruisit ce petit ilot de monde en paix sans qu’Apis ne puisse l’arrêter.

Puis le silence. Les nuages disparurent, l’eau déchainée se calma jusqu’à ne plus laisser qu’une rivière paisible porteuse de vie. Mais combien de corps entraînés vers l’aval ? Combien d’existences fauchées ?

L’esprit des cartes reprit corps, déambula dans les ruines dont s’élevaient des odeurs de chair carbonisée, et celle presque choquante de la terre humide. Iel serra les dents, regarda derrière lui. Là-bas… loin au nord, vers le cœur du désert, une silhouette le narguait : tantôt fennec au pelage crépitant de flammes, tantôt homme accroupit couvert d’un épais manteau à capuchon.

—  Pourquoi ?

Le cri d’Apis résonna dans le silence pesant. Sans obtenir de réponse. L’autre se redressa, s’éloigna sans un mot, juste un étirement de lèvres formant un sourire de défi qui cristallisa la colère d’Apis. C’était assez, trop à vrai dire. Il avait trop longtemps toléré la présence de cet être dans ses pas. Il refusait que Fink continue à le suivre, à moissonner les vies qu’Apis cultivait avec soin. Il avait espéré que l’esprit désert ne finisse par se lasser, ne s’éloigne pour porter ailleurs, là où Aspis ne le verrait pas. Egoïste, sans doute. Illusoire, aussi.

Avec un soupir, l’esprit se laissa tomber au milieu des ruines et tira ses cartes de sa besace. Il les étala devant lui, retournées. Effectua le tirage. Cinq cartes, toujours les mêmes depuis des centaines d’années. Le jardinier, le feu, le soleil, le chasseur et l’amoureux. Et comme toujours, le tirage lui serra le cœur.

D’un geste, iel fit s’évaporer les cartes. Iel marcherait, puisque c’était son destin trop longtemps repoussé. Iel connaissait le chemin qui menait au cœur du territoire du maudit. Et il ne doutait pas que Fink l’y attendrait.

***

Apis marcha, des heures, des jours, sans repos. Le soleil brûlant ne l’atteignait pas, traversant son corps à demi-incarné. Autour de lui, la nature se mourrait, disparaissait sous la chaleur de plomb, lui tirant des larmes amères. Il haïssait ces lieux si vides, si secs, presque sans vie. Voilà deux nuits qu’il n’avait croisé ni fennec, ni serpent. Restait le sable et quelques scorpions moribonds.

Tout en marchant, iel tira les cartes à nouveau. Le même tirage, encore et toujours. Le jardinier, le feu, le soleil, le chasseur et l’amoureux. Signes d’un Destin qu’iel avait repoussé encore et encore. Alors iel marcha, ses pas parfois rythmés par un rire fou, indécent, qui résonnait tout autour d’iel sans provenir d’aucun endroit. Dans ces instants, iel s’arrêtait, appelait son ennemi. Mais seul ce rire dément lui répondait, reprit en écho par le sable et le ciel infini. Alors, iel reprenait sa route.

Puis le sable disparut à son tour, fit place à un sol dur, égal, au sein duquel plus rien ne vivait. Iel marcha encore. Alors que le jour était au plus fort, la haute silhouette drapée d’un manteau de feu et de suie se dressa enfin face à lui.

***

Enfin. Après des siècles d’attente, iel avait répondu à son défi. Fink laissa échapper un sourire éclatant, bouffant des yeux l’être qui se dressait là, au cœur de son royaume. Apis, l’esprit aux deux visages…

—  Pourquoi ?

La voix d’Apis résonna, étrangement forte et claire au milieu de l’immensité brûlante qui lui avait pourtant toujours été si étrangère. Sans répondre, Fink plongea dans les iris d’un bleu plus pur que celui du ciel, caressa une joue lisse, imberbe, dorée comme le sable de son royaume, des lèvres charnues plissées de mécontentement, les longs cheveux ondulés d’un gris argent. Un corps trop beau, trop parfait. Un corps qu’il aurait dû haïr. Et pourtant…

Des rides de colère plissèrent le visage trop lisse et sa voix s’éleva à nouveau, rauque et puissante.

—  Pourquoi ?

—  Parce que je le peux.

L’esprit ne répondit rien, figé. Un rire moqueur échappa à Fink. Pas de combat ? Vraiment ? Aspis s’était-il rendu si pur qu’il se refusait désormais à combattre ? Une carte se matérialise entre les doigts fin.

—  Qu’est-ce que tu crois faire de ton bout de papier ?

D’un claquement de doigts, Fink embrasa le sol autour d’Aspis. Les flammes montèrent d’un coup, mais deux-visages avait disparu. Amusé, Fink tourna sur lui-même. Sa proie n’aurait pas déjà pris la fuite, tout de même ?

Sans avertissement, une pointe acérée jaillit du sol à ses pieds. Fink n’eut que le temps de se désincarner dans un souffle chaud. Mêlé aux vents tourbillonnants, il regarda autour de lui, un rire brûlant quittant ses lèvres. Vraiment… iel croyait-il l’avoir si facilement ?

***

Apis se réincarna, ses pieds effleurant le sol aride. Une onde brulante l’avertit de l’attaque. La carte de l’air se matérialisé entre ses doigts, dressa un bouclier de vent qui éteignit la flamme dirigée vers ellui. Iel inversa la carte, y ajouta la terre. L’air explosa autour de lui, projetant des roches à la ronde.

Un rire bas derrière lui, chaud et en même temps… presque trop doux. Apis fit volte-face, se figea face au visage qui le fixait. Le capuchon était retombé vers l’arrière, dévoilant deux yeux rouges, perçant au milieu du visage ravagé à la peau brûlée de soleil, mêlant une carnation presque noire à des régions trop pâles. Mais surtout, à la ligne écarlate qui coulait le long de la joue, glissa sur la barbe noire jusqu’à goûter au sol. Le sang versé… pourtant, il n’y avait ni colère ni rancœur dans le regard de braise. Juste… un intérêt, malicieux, pétillant.

—  Pourquoi ce combat, Fink ?

La voix d’Apis s’éleva, douce à son tour. La lèvre inférieure coincée entre ses dents blanches, Fink lui adressa un sourire amusé.

—  A toi de le dire. Après tout, n’est-ce pas toi qui m’a traqué jusqu’ici ? Après tout ce temps ?

Apis sentit sa gorge se serrer. Est-ce que… non ! Il avait pris sa décision il y avait bien longtemps et ne l’avait jamais regrettée. Jamais ! Il était créateur, jardinier… pas pourvoyeur de mort.

—  J’ai changé.

—  On ne change pas, jamais. Tu es toujours aussi beau, mon amour.

Soudain, la chaleur dans la voix de l’esprit du désert ne lui parut plus aussi brûlante. Elle était… douce, chaude comme la caresse du soleil qui animait les êtres. Une chaleur qui lui avait cruellement manquée.

—  Non… tu es un destructeur, un meurtrier. Je ne peux pas…

Sa voix s’éteignit, sa gorge trop serrée, les yeux humides malgré l’atmosphère surchauffée.  Fink disparut. Le souffle brûlant avertit Apis, mais il ne parvint pas à reculer. Il n’avait pas bougé lors que les doigts trop chauds effleurèrent sa joue, à la limite de la brûlure. On ne ressortait pas indemne lorsque l’on se frottait à l’esprit désert, jamais. Ni dans son corps, ni dans son âme.

—  Je détruisais, et tu recréais derrière. Je ne peux pas cesser d’être ce que je suis, même pour toi.

Apis avança d’un pas, se coula dans l’étreinte qui l’entoura comme une fournaise ardente. Iel respira l’air brûlant, savoura le goût de feu, l’odeur de bois brûlé, la douceur de cendres qui émanaient de Fink. Les yeux fermés, iel glissa ses paumes sous le lourd manteau, conscient qu’iel le payerait de brulures sur ses paumes. Mais ça en valait la peine, toujours.

—  Comment puis-je te haïr et t’aimer à la fois ?

—  Parce que tu es l’esprit aux deux visages.

Le chasseur et l’amoureux. Le jardinier trop fasciné par le feu. Apis se dressa sur la pointe des pieds, et une bouche brûlante se referma sur la sienne, embrasa sa peau et ses sens comme un rayon de ciel après une nuit de plusieurs siècles.

—  Tu m’as tellement manqué.

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Un commentaire

  1. Alexandra Bertrand

    Top ! J’ai hésité entre deux, mais j’ai finalement voté pour un petit coup de cœur. Chouette sujet en tout cas !

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