Interview Delirium 4 : Richard Corben

Ces premières expériences m’ont montré ce que beaucoup d’autres savaient déjà : qu’il y a de la place pour des éditeurs indépendants, aussi concurrentiel que soit ce secteur.

Et qui dit place pour des éditeurs indépendants, dit aussi place pour des auteurs indépendants.

Ainsi Pat Mills, par exemple, le scénariste de La Grande Guerre de Charlie, dans toutes les plus grosses créations éditoriales britanniques depuis 40 ans, qui commence à peine à être reconnu chez nous ou, bien sûr, l’immense Richard Corben !

Lorsque je me suis renseigné sur la disponibilité de ses titres en 2012 ou 2013, j’ai été estomaqué de voir que plus aucun éditeur en France ne suivait ses créations et que les seuls titres publiés très ponctuellement, étaient ceux plus grands publics faits pour Marvel, DC ou sur des séries comme Hellboy. Mais Corben n’était pas un nom que les éditeurs mettaient en avant, ayant entériné l’idée qu’il ne se vendait pas, raison suffisante pour ne pas le publier en dehors de ces séries déjà connues où il ne faisait que passer. Le dernier à l’avoir publié était en effet un éditeur indépendant, Toth, passionné, qui avait suivi l’auteur entre 1999 et 2006.

A cette même époque, Corben, auteur viscéralement indépendant, payait donc le prix de son indépendance outre-Atlantique : ayant dû cesser de s’auto-publier au sein de sa propre maison d’édition, Fantagor, qui connaissait de grosses difficultés, il s’était enfin, après des décennies, résigné à produire quelques commandes pour les grands éditeurs US, évoquées plus haut… Ces expériences, pas toujours heureuses et plutôt anecdotiques dans son œuvre, ont néanmoins réussi à lui remettre un peu le pied à l’étrier et l’encourager à continuer ses propres explorations créatrices.

De mon côté, c’est un auteur qui, comme pour beaucoup d’autres lecteurs, m’a fait rêver depuis que je suis gamin, lorsque je découvrais ses travaux dans Métal Hurlant, l’Echo des Savanes Spécial USA, ou encore ses albums publiés à l’époque par les Humanoides Associés ou par Fershid Bharucha. Je continuais à suivre ses travaux, comme je le pouvais.

Richard Corben, passionné lui-même de fantastique, science-fiction, horreur, etc, a toujours souhaité rester libre sur le plan artistique, en cherchant à ne jamais tomber sous la coupe de gros éditeurs qui chercheraient à s’approprier ses créations. Il n’a ainsi jamais cessé d’explorer ses univers, remettre en question ses acquis techniques graphiques ou narratifs, en cherchant toujours de nouvelles façons de travailler et n’hésitant pas à revenir sur des thèmes qui lui tenaient à cœur, comme les nouvelles d’Edgar Allan Poe ou de H.P. Lovecraft, qu’il reprend régulièrement (Esprits des Morts, Delirium 2015).

Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, je me souviens qu’il ne croyait plus vraiment en la possibilité de succès de ses titres. Mais cela ne l’empêchait pas de continuer, indépendamment, sur des sujets qui le passionnaient, seul ou avec des amis comme Jan Strnad, scénariste et collaborateur depuis les années 70. Ainsi Ragemoor, premier titre publié par Delirium, qui en est un parfait exemple : réalisé en noir et blanc parce qu’ils étaient convaincus qu’aucun éditeur ne se lancerait dans cette série, trop couteuse si elle devait être publiée en couleurs… Alors que c’est une merveille, du coup travaillée en niveaux de gris, qu’il a travaillés comme de la couleur. Mais c’est typique de sa démarche : il fait ce qu’il souhaite, comme il le souhaite. Ensuite, ça se vend ou pas, tant pis, mais il continue d’avancer dans son œuvre.

Quelle belle surprise et quel bonheur de voir alors le public se remobiliser, la presse le redécouvrir, puis cette reconnaissance, enfin, avec ce grand prix voté par ses pairs, qui l’ont toujours soutenu depuis qu’ils l’ont découvert ici dans les années 70. Il y a cinq ans on me demandait « est-ce qu’il travaille encore ? » ou « ah bon, il est encore vivant ? ». En janvier, à la veille de l’attribution de son Grand Prix à Angoulême que j’ai eu le privilège de recevoir en son nom, on me disait alors « espérons qu’il y aura une justice ! ».

Cette reconnaissance-là, pour une œuvre et un artiste, fait partie de ces raisons pour lesquels on peut vouloir se lancer dans un tel projet éditorial. Une fois de plus, cela montre que l’on peut réaliser de belles choses sans chercher à coller à des normes graphiques ou narratives, ni devoir faire des « études » de marché, d’audience, ou de lectorat.  Si je l’avais fait, Delirium n’existerait pas.

La préface que Moebius avait écrite pour un de ses ouvrages publiés chez Toth, en 1999, salue Richard Corben ainsi : « Richard « Mozart » Corben, s’est posé au milieu de nous comme un pic extraterrestre. Il trône depuis longtemps sur le champ mouvant et bariolé de la BD planétaire, comme la statue du commandeur, monolithe étrange, sublime visiteur, énigme solitaire. »

Voilà. Tout est dit, on est dans la magie, le mystère, l’incompréhension et la fascination.

Suite de la série d’entretien demain même heure 🙂

A propos de Chriscolin

Grand fan de SF, de comics et du Docteur, Chris Colin participe au club depuis 2005 et il ne compte pas s'arrêter là ! Geronimo !

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