Réalisé par François Manson lors des Utopiales 2024
Présences d’Esprits : Est-ce que tu peux nous dire comment tu perçois la place de Mnémos dans le paysage de la science-fiction, du fantastique et de la fantasy en France ?
Frédéric Weil : Je dirais que Mnémos est un acteur historique du secteur, puisque nous avons été parmi les premières maisons indépendantes, aux côtés de L’Atalante, à exister et à promouvoir des écrivains francophones.
Aujourd’hui, je caractériserais notre maison d’édition selon quatre piliers fondamentaux, qui constituent les axes majeurs de notre politique éditoriale. Le premier, immuable depuis nos débuts, est la découverte de nouveaux talents. Mnémos a été conçu autour de cette ambition. Nous avons toujours été convaincus du potentiel de la France à offrir des auteurs remarquables en science-fiction, en fantasy et en fantastique. Notre mission consiste ainsi à les repérer, à les révéler et à les accompagner dans leur développement.
Le deuxième pilier repose sur le patrimoine que nous avons bâti au fil des années. Il s’agit de proposer des rééditions en somptueuses intégrales de grandes œuvres de la science-fiction, celles qui m’ont personnellement marqué, ému et donné l’envie de me consacrer à ce métier.
Le troisième pilier, que nous développons depuis quelques années, concerne la littérature jeunesse, ce que l’on nomme aujourd’hui le Young Adult, mais avec une véritable ambition littéraire. Cette orientation est portée par Bleuenn Guillou, qui dirige la collection Naos au sein de notre maison.
Enfin, le quatrième pilier réside dans la publication d’ouvrages d’exception, avec la collection « Ourobores », qui existe depuis maintenant quinze ans. Il s’agit d’éditions remarquables par leur qualité et leur singularité. Nous avons, par exemple, publié l’Intégrale Lovecraft, qui a rencontré un grand succès public et continue d’attirer de nombreux lecteurs en librairie. Nous proposons ainsi régulièrement des éditions numérotées ainsi que de somptueux ouvrages encyclopédiques ou des atlas dédiés aux voyages dans des mondes imaginaires. Ces explorations au sein d’univers fictionnels constituent, à mon sens, l’une des spécificités majeures de la littérature de l’imaginaire. Bien sûr, la littérature générale s’y est aussi aventurée. On pense notamment à Gabriel García Márquez avec Cent ans de solitude, ou encore à Balzac et Zola, qui ont élaboré de vastes fresques romanesques au fil de leurs œuvres. Mais ce qui distingue fondamentalement la littérature de l’imaginaire, c’est que ses univers ne reposent ni sur le réel, ni sur l’Histoire. Tout y est à inventer. Tolkien fut l’un des premiers à se lancer dans cette entreprise, ouvrant la voie à de nombreux écrivains après lui. C’est, selon moi, l’une des signatures essentielles de ce genre littéraire : la capacité à bâtir un monde de toutes pièces, à y faire évoluer des histoires captivantes et à offrir aux lecteurs une invitation au voyage vers l’inconnu. Les ouvrages de la collection « Ourobores » rendent hommage à cette particularité du domaine.
Ils accordent également une place essentielle aux illustrations, notamment celles de Nicolas Fructus, dont le travail est magnifique. Nous collaborons étroitement sur cet aspect, car il possède une vision macro de constructeur d’univers. Lorsqu’on voit une carte de Nicolas Fructus, d’un monde qui n’existe pas, et qu’il dessine un bâtiment, on le retrouve sur la carte. Il y a une cohérence extraordinaire entre son travail de cartographe et son travail d’illustrateur. Ça donne aux lecteurs une épaisseur, une capacité renforcée de pouvoir croire à des univers qui n’ont pas d’existence dans les dimensions que l’on connaît.
PdE : Ma question suivante concerne les collections spécifiques. Alors, on a vu « Ourobores » et tu as parlé de « Naos » pour le Young Adult… Quoi d’autre ?
W. : Nous avons plusieurs autres collections. Par exemple, la collection « Stellaire », qui s’inscrit dans une démarche patrimoniale. Elle nous permet de republier des textes que je considère comme des jalons majeurs dans l’histoire de la science-fiction. Ces œuvres peuvent correspondre soit à un moment charnière où la science-fiction a changé de visage, soit à une innovation narrative ou thématique qui a ouvert une voie jusqu’alors inexplorée. Je pense, par exemple, à Babel-17, qui constitue à mes yeux une véritable révolution dans la manière d’écrire un space opera.

Nous y intégrons également des textes dont la pertinence et la résonance se sont accrues au fil du temps, en raison des mutations du monde contemporain. C’est devenu un truisme de l’affirmer, mais chaque matin, nous nous éveillons dans une réalité qui, il y a vingt ans, aurait pu fournir la trame d’un excellent roman de science-fiction. Nous vivons littéralement dans un univers de science-fiction. Qui aurait cru, hier encore, à un champ de bataille où s’affronteraient des milliers de drones ? Ce type de scénario, qui relevait autrefois de l’imaginaire, est aujourd’hui une réalité. Et les exemples sont innombrables. Ce monde qui semble précipité dans la science-fiction, de nombreux écrivains l’avaient déjà anticipé, en avaient entrevu les conséquences et avaient bâti des récits autour de ces possibles devenus tangibles.
C’est d’ailleurs là l’un des grands défis auxquels la science-fiction contemporaine est confrontée : comment écrire de la science-fiction aujourd’hui ? S’agit-il, au fond, de décrire le monde réel ? La tentation du visionnaire est une impasse, car les écrivains de science-fiction sont désormais très rapidement rattrapés – et parfois contredits – par le réel, bien plus vite qu’auparavant. En revanche, il leur est encore possible d’élaborer des récits qui s’ancrent dans ces bouleversements constants : qu’il s’agisse des mutations climatiques, des transformations politiques ou des avancées technologiques qui redéfinissent en permanence notre rapport au monde. C’est, en somme, ce que propose Alain Damasio : adapter ses histoires à ces évolutions perpétuelles. Il est passionnant d’observer comment la narration est désormais dépassée, voire rattrapée, par la réalité, et comment l’écrivain – qu’il soit de science-fiction ou non – se saisit de ces métamorphoses du réel pour façonner des récits, susciter de nouvelles émotions et nourrir des réflexions inédites.
Nous avons également le label Mu. Ce label propose une littérature située à la croisée des chemins entre la littérature générale et la littérature dite de genre. Les auteurs qui y sont publiés font preuve d’une exigence stylistique et formelle élevée, tout en construisant des récits qui constituent, en réalité, des reflets de notre monde en perpétuelle mutation.
Nous avons en outre la collection « Intégrale de SF », où sont réunis les grands cycles du genre, publiés en un volume, écrits par des figures incontournables telles que Philip José Farmer ou Robert Silverberg – parmi tant d’autres. Ces textes sont proposés dans de magnifiques éditions cartonnées, enrichies d’un appareil critique, d’une préfaces et d’une postfaces, afin d’apporter un éclairage approfondi sur ces œuvres et de les mettre en perspective.
Enfin, nous publions également une collection dédiée aux romans, dans laquelle nous ne faisons aucune distinction de genre : on y trouve aussi bien de la science-fiction que de la fantasy ou du fantastique. Cette collection est ainsi devenue le foyer des romans de l’imaginaire au sein des éditions Mnémos.
Voilà, dans les grandes lignes, comment se structure notre politique éditoriale en matière de collections.
PdE : Si on en revient à ce qui t’a amené à travailler dans ce domaine, toi, personnellement, Frédéric Weil…
W. : Le jeu de rôles, en réalité. C’est l’ADN originel de Mnémos : transposer en romans des scénarios de jeux de rôles, aux côtés de Mathieu Gaborit et Fabrice Colin, en 1995 pour être précis. D’ailleurs, nous célébrerons les trente ans de la maison l’année prochaine [en 2025 donc, NdlR], et nous avons prévu de nombreuses surprises à cette occasion. Vous verrez ! Ainsi, nos origines sont en partie ancrées dans l’univers du jeu, mais aussi dans un amour profond pour la littérature en général.
J’ai eu la chance de grandir dans une famille passionnée par les livres, qui m’a transmis très tôt le goût de la lecture. Dès mon plus jeune âge, j’ai plongé dans l’univers de Jules Verne : à sept ou huit ans, j’achetais mes petits Jules Verne dans des librairies d’occasion, en économisant mon argent de poche. C’est ainsi que j’ai découvert la science-fiction – et, plus largement, la littérature. En parallèle, je lisais aussi bien de la science-fiction – avec Tolkien dès mes douze ans – que des auteurs aujourd’hui considérés comme des classiques, tels que Stendhal ou Balzac. Sans jamais établir de distinction entre ces genres.
Puis, avec le jeu de rôles, j’ai découvert le plaisir inouï de bâtir des mondes imaginaires et de dérouler des scénarios. J’y ai retrouvé Tolkien. Comme j’aime à le dire, Tolkien est l’écrivain qui a donné envie d’aller voir ce qui se cachait derrière la colline. Grâce à son œuvre, chacun pouvait franchir ce seuil, alors que d’autres romans classiques rendaient cette exploration plus ardue.
Le jeu de rôles fut la première paralittérature interactive, un espace où un groupe, réuni autour d’une table, pouvait tisser ensemble un monde, créer une histoire et partir, unis, à la découverte de l’inconnu. Lorsque nous publions des œuvres de l’imaginaire, nous avons, je crois, cette même aspiration en tête.
Bien entendu, la science-fiction porte en elle une dimension politique, tandis que la fantasy se distingue par son ambition artistique et esthétique.
Pourquoi avons-nous choisi ce métier ? Parce que nous étions convaincus qu’il existait, dans l’imaginaire francophone, des écrivains de grand talent capables de produire des œuvres singulières, marquées par une identité stylistique proprement francophone. Dès ses premiers jeux de rôles, Mathieu Gaborit révélait une plume d’une qualité exceptionnelle et un imaginaire d’une richesse incomparable. Cette découverte nous a profondément motivés.
Nous nous sommes donc lancés avec passion, prêts à relever tous les défis. Nous avons bâti cette maison d’édition contre vents et marées, en faisant tout à rebours des usages établis. Nous avons débuté avec une collection de livres de poche auto-distribuée – une entreprise qui semblait vouée à l’échec. Et pourtant, nous avons eu la chance de rencontrer un succès immédiat et significatif, preuve qu’il existait une véritable demande pour ce type de littérature.
Par la suite, nous avons rejoint un premier diffuseur, qui malheureusement a fait faillite deux ans plus tard. Nous nous sommes alors tournés vers Harmonia Mundi, et c’est à ce moment-là que notre structure a gagné en stabilité.
PdE : Et tu avais fait des études de lettres ?
W. : Pas du tout. J’ai suivi des études en histoire et en sciences politiques, ce qui, a priori, n’avait que peu de lien avec l’édition.
PdE : Du coup, tu n’étais pas forcément prédestiné à devenir éditeur…
W. : Non, nous avons tout appris sur le terrain. Et, d’une certaine manière, le jeu de rôles nous a aussi initiés aux rouages de la fabrication d’un livre.
PdE : Mais à quel moment tu te dis, alors que tu es en train de faire des études de Sciences Po et que tu joues aux jeux de rôle, comme ça, avec tes potes, tiens, on va monter notre maison d’édition ?
W. : En réalité, Multisim – c’était le nom de cette maison d’édition – a été fondée avec Fabrice Lamidey. Nous nous connaissions depuis l’âge de seize ans et avions partagé de nombreuses parties de jeux de rôles. Nous avions même commencé par créer des fanzines. Fabrice poursuivait alors des études scientifiques, en biologie, tandis que je me consacrais à l’histoire et aux sciences politiques. Rien ne nous prédestinait donc à l’édition.
Il y a deux moments clés dont je me souviens.
Le premier fut un stage que j’ai effectué dans une administration, un conseil général. L’ennui y était tel que je me suis fait cette promesse : « Jamais je ne ferai cela de ma vie ! »
Le second, c’est la décision prise avec Fabrice de créer notre propre jeu de rôles. Nous avions la conviction – certes prétentieuse – que nous pouvions apporter quelque chose de nouveau au milieu ludique français.
Ainsi est né Nephilim, un jeu de rôles inspiré du Pendule de Foucault d’Umberto Eco. Nous avons eu la chance de rencontrer rapidement notre public, et ce succès a permis de lancer notre maison d’édition, Multisim. Or, ce jeu s’appuyait sur un vaste corpus littéraire – incluant des auteurs comme Tim Powers, entre autres –, ce qui a attiré un lectorat d’écrivains et de joueurs partageant cette culture littéraire.
Cinq ans plus tard, nous avons ressenti le besoin de créer une maison d’édition spécifiquement dédiée à la littérature, en complément du jeu de rôles. Un véritable spin-off, pour reprendre un terme d’aujourd’hui : une extension purement littéraire de la maison d’édition ludique. Nous l’avons d’abord incubée au sein de Multisim pendant un an, en 1995, avant de fonder officiellement notre maison d’édition en 1996, en tant qu’entreprise indépendante. D’ailleurs pour l’anecdote, notre nom de maison d’édition – plutôt difficile à prononcer pour un Français ! – vient d’un des éléments structurant des personnages que l’on peut incarner dans le jeu de rôle Nephilim, appelé un Effet Mnémos, c’est-à-dire une sorte de flashback mémoriel durant lequel, ces fameux Nephilim revivent de manière intense une période passée, fragmentée et souvent oubliée de vies situées dans des époques antérieures. Déjà tout un programme !
PdE : Pour revenir dans le présent, combien de personnes collaborent avec toi ?
W. : Aujourd’hui, notre équipe compte sept collaborateurs réguliers, soit l’équivalent de cinq à six emplois à temps plein. Si l’on inclut l’ensemble des personnes qui travaillent régulièrement avec nous – producteurs, correctrices, graphistes, etc. –, nous atteignons une quinzaine de collaborateurs.
PdE : Comment sélectionnez-vous vos titres : uniquement des auteurs francophones ou est-ce que vous considérez aussi des textes traduits ?
W. : Pour les textes traduits, nous faisons appel à des scouts, des lecteurs qui repèrent pour nous des œuvres et nous signalent : « Ce livre pourrait vous intéresser. » Nous collaborons également avec des agents – représentants des auteurs – qui nous contactent pour nous proposer des ouvrages. Par ailleurs, nous sommes en lien avec la plupart des agences anglo-saxonnes et européennes, qui nous envoient des manuscrits en nous plaçant en concurrence avec d’autres éditeurs français. C’est le fonctionnement classique du marché des agents littéraires.
En complément, nous effectuons aussi nos propres recherches. Nous passons ainsi beaucoup de temps à explorer les publications étrangères. Nous traduisons peu, car la traduction est aujourd’hui un investissement risqué et de plus en plus coûteux, et ce n’est pas l’ADN historique de la maison. Toutefois, certains textes nous paraissent suffisamment passionnants pour mériter une édition française, et nous restons attentifs à ces opportunités.
Il y a aussi une part de goût personnel dans nos choix. Certains textes résonnent particulièrement en moi. Par exemple, j’ai récemment découvert un ouvrage qui n’a pas encore été traduit en France, bien qu’il l’ait été dans plusieurs autres pays. Séduit par son univers, j’ai soumis cette lecture à Olivier Béranval, qui m’accompagne dans la direction de la collection « Stellaire » et qui est également auteur. Il a été tout aussi enthousiaste. Si le livre est encore disponible, nous en acquerrons les droits pour le traduire et le publier.
Concernant la collection patrimoniale, notre approche est différente. Nous identifions des auteurs dont les œuvres ne sont plus accessibles en France, soit parce qu’elles sont épuisées, soit parce qu’elles ne sont plus exploitées. Nous entreprenons alors des démarches auprès des éditeurs français qui détenaient ces droits, afin de les racheter et de conclure de nouveaux accords.
Dans certains cas, nous rachetons également les traductions existantes. Lorsque l’auteur n’est plus publié en France ou que ses ouvrages ne sont disponibles que dans des collections de poche désormais inactives, nous nous adressons directement aux agents littéraires pour acquérir les droits et proposer une réédition sous forme d’intégrale.

PdE : Combien de manuscrits recevez-vous en moyenne par an ?
W. : Nous refusons tout envoi de manuscrits par voie postale. Chaque année, nous recevons plus de 2 000 manuscrits en ligne, ce qui représente une charge colossale. Il nous faudrait être six personnes à plein temps rien que pour traiter ces soumissions !
Sur ces 2 000 manuscrits, environ 1 000 ne correspondent pas à notre ligne éditoriale. Parmi les 1 000 restants, près de 500 ne sont pas exploitables. Le véritable enjeu concerne donc les 500 manuscrits restants. Cela représente en moyenne deux textes à examiner par jour, ce qui est extrêmement complexe à gérer. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons suspendu notre appel à textes il y a deux ans : nous ne parvenions plus à absorber ce volume. Toutefois, nous prévoyons de le rouvrir l’année prochaine, en 2025.
PdE : Allez-vous faire comme beaucoup d’éditeurs, n’en accepter que sur une période courte ?
W. : Oui, cette sélection plus stricte constitue un filtre supplémentaire. Il faut également garder à l’esprit qu’en dehors de la collection « Naos », Mnémos ne publie qu’un ou deux nouveaux textes en littérature adulte par an, sur un total d’une quarantaine de titres. Nous sommes bien loin de l’époque où Fabrice et Mathieu écrivaient un livre par mois !
PdE : Comment se passe la sélection ?
W. : Nous disposons d’un comité de lecture informel. Plusieurs personnes de confiance, dont les goûts sont proches de ceux que nous défendons, reçoivent les manuscrits que je sélectionne en premier lieu, avec cette simple recommandation : « Regarde ce que j’ai repéré. » Parfois, le processus se déroule dans l’autre sens : un membre du comité signale un manuscrit intéressant et me suggère de l’examiner.
PdE : Sur les 2 000 manuscrits que vous recevez, comment faites-vous pour réduire à 500 ?
W. : L’équipe se charge ensuite d’un premier tri, qui s’effectue très rapidement. En quelques mots, nous savons si un texte est susceptible de correspondre à notre ligne éditoriale. Certains manuscrits relèvent du polar – un genre que nous ne publions pas –, d’autres de la littérature érotique. Il y a un peu de tout.
Chaque mois, nous organisons des réunions de lecture. Nous analysons les lettres de motivation des auteurs, nous examinons les thématiques, nous parcourons quelques pages pour évaluer rapidement s’il y a une idée forte, une singularité dans le pitch, une réelle conviction de l’auteur dans son projet. Il s’agit aussi de s’assurer que l’on ne se trouve pas face à une énième saga calquée sur « Harry Potter » ou « Le Seigneur des Anneaux ».
Nous recherchons avant tout un véritable travail littéraire, un engagement de l’auteur envers son texte. Cela se perçoit généralement assez vite. Bien sûr, nous pouvons avoir de bonnes comme de mauvaises surprises. Il arrive qu’un texte débute admirablement bien, puis s’essouffle et perde de sa puissance. À l’inverse, certains manuscrits démarrent laborieusement, mais gagnent en intensité et deviennent extraordinaires sur la fin. Dans ce cas, nous demandons à l’auteur de retravailler son début, ce qui nous permet d’obtenir, au final, un très bon livre.
PdE : Justement, est-ce que vous choisissez aussi les manuscrits en fonction du travail éditorial que vous allez devoir effectuer derrière ?
W. : Si un projet nous semble encore trop inabouti, nous ne l’acceptons pas. Toutefois, lorsque nous détectons un véritable potentiel – qu’il s’agisse d’un univers, d’une thématique forte ou de personnages marquants –, nous contactons l’auteur en lui indiquant notre intérêt, tout en soulignant la nécessité de retravailler son texte. Nous lui donnons alors quelques conseils et lui demandons d’affiner son manuscrit, de peaufiner ses dialogues, d’ajuster ses phrases. En somme, nous l’encourageons à poursuivre son travail.
Nous devons souvent enseigner aux auteurs un deuxième métier : celui de relecteur.
Un roman ne se construit pas seulement en l’écrivant, mais aussi en le révisant. Il est essentiel de prendre du recul sur son propre texte, ce qui est une tâche ardue. C’est pourtant une composante essentielle du métier d’écrivain.
J’insiste souvent sur ce point auprès des nouveaux auteurs : « Ton texte doit avoir, au minimum, trois rédactions successives. » Certains parviennent à produire d’emblée un manuscrit exceptionnel, mais la plupart des écrivains savent qu’ils devront passer par trois, quatre, voire cinq réécritures avant d’atteindre une version aboutie.
L’une des leçons fondamentales que nous essayons de transmettre aux auteurs est celle de la patience. Car la patience est indispensable à toutes les étapes du processus : pour écrire, pour réécrire, pour soumettre un texte, pour attendre des retours et, enfin, pour retravailler son manuscrit jusqu’à sa version définitive. Mais le voyage en vaut la peine. Les auteurs constatent par eux-mêmes l’évolution de leur travail et ressentent une véritable satisfaction en voyant leur texte aboutir.
PdE : Comment se passe le processus de re-travail avec les auteurs ?
W. : Nous travaillons avec des éditrices attitrées. Nous leur soumettons les manuscrits sélectionnés, et parfois, c’est elles qui nous apportent des textes. Une fois un manuscrit retenu, l’éditrice en charge procède à sa lecture approfondie. Il y a alors trois niveaux de correction.
PdE : Vous êtes combien à être éditeurs ?
W. : Certains éditeurs travaillent de manière plus ponctuelle, intervenant sur une mission ou un livre en particulier. Globalement, je distingue trois grandes étapes dans le processus éditorial.
La première correspond aux modifications structurelles majeures. « Ce chapitre est inutile. Ce personnage doit disparaître. Ce passage devrait être inversé. » Il s’agit de repenser en profondeur l’organisation et l’équilibre du récit.
La deuxième étape consiste en une lecture plus détaillée, chapitre par chapitre. « La fin de ce chapitre mériterait d’être développée… Ce paragraphe gagnerait à être allégé… »
Enfin, la troisième étape est une relecture minutieuse, au mot près. À ce stade, on affine le style : « Cette phrase sonne étrangement. Il y a trop de répétitions. D’où vient ce terme ? Attention au champ lexical : ici, un mot d’origine anglaise apparaît alors que tout le lexique repose sur des racines gréco-latines. What the fuck ? Explique-moi… » Voilà les trois niveaux d’intervention.
PdE : Et cela prend combien de temps ?
W. : Tout dépend des auteurs. Lorsqu’il faut reconstruire une partie du texte, cela peut prendre jusqu’à un an. En ce moment, nous travaillons sur un manuscrit qui ne nécessite presque aucune modification structurelle. Dans ce cas, si l’auteur est d’accord avec les ajustements proposés, trois à quatre mois suffisent. Mais si l’auteur refuse certaines modifications, notamment sur la structure, alors nous ne publions pas. C’est aussi simple que cela. Nous avons une ligne éditoriale précise et nous devons nous assurer que les textes correspondent à notre vision.
PdE : Peut-être qu’il y aurait une anecdote à nous raconter sur ce processus éditorial, ou sur la manière dont vous fonctionnez ?
W. : Une anecdote qui me touche particulièrement est liée à ma découverte d’After, d’Auriane Velten. Je l’ai lu en deux jours et j’ai immédiatement appelé l’autrice, ce qui est rare. En général, lorsqu’un livre me bouleverse, je laisse passer une semaine avant de recontacter son auteur. J’ai besoin de vérifier si le texte continue de résonner en moi, si une forme de rémanence persiste. J’accorde une grande importance à cette notion de rémanence littéraire.
Je suis convaincu que les grandes œuvres sont celles qui laissent une empreinte durable, celles dont on se souvient longtemps après les avoir lues. On peut passer un très bon moment avec un livre agréable et bien écrit, mais si, quelques mois plus tard, il s’est effacé de notre mémoire, c’est qu’il relevait davantage d’une lecture-plaisir. Or, je crois que la littérature peut et doit offrir bien plus que cela.
Avec After, l’impact a été si immédiat que je n’ai pas attendu. J’ai contacté Auriane dans la foulée. Mais elle ne m’a pas cru.
— Vous êtes vraiment Frédéric Weil ?
— Oui, oui, c’est bien moi.
— Non, ce n’est pas possible. Vous me faites une blague.
Pendant un quart d’heure, elle a refusé d’y croire. Cela m’a beaucoup amusé.
— C’est vraiment moi. Je veux publier votre livre. J’ai adoré. Ce que vous avez fait est incroyable. C’est nouveau, ça change, c’est exactement le genre de textes que j’ai envie de défendre.
Mais elle était persuadée que c’était une plaisanterie. J’ai dû insister ! [Rires]
PdE : Et concernant votre politique de diffusion ?
W. : Chez Mnémos, nous publions entre 30 et 40 livres par an, avec une moyenne de 35. Si l’on inclut la collection « Naos », cela représente environ six nouveautés annuelles. Sans compter les inédits anglo-saxons, qui s’élèvent à trois par an. En tout, nous sortons une dizaine de nouveautés. C’est un rythme soutenu.
PdE : Vous externalisez beaucoup de choses ?
W. : La maquette est réalisée en interne, à l’exception des corrections et des illustrations. Quant à la direction artistique et à la charte graphique, c’est principalement moi qui m’en charge. Seule exception : la littérature jeunesse, domaine où je suis moins expert, bien que je conserve un droit de regard sur les choix visuels.
PdE : Quelles sont les stratégies de diffusion que ce soit en salon, en ligne, en librairie ? J’imagine que vous avez un diffuseur…
W. : Oui, bien sûr. Nous sommes désormais diffusés par la DIFF, qui est l’une des composantes du groupe Hachette. La DIFF assure notre diffusion, tandis que Hachette s’occupe de la distribution. Ce partenariat est bénéfique, car la DIFF possède un portefeuille d’éditeurs spécialisés dans l’imaginaire, couvrant aussi bien la bande dessinée, les comics, les mangas que les romans. Cela correspond parfaitement à notre ligne éditoriale.
Auparavant, nous étions diffusés par Média Diffusion (MDS). Cependant, lorsque MDS a racheté Le Seuil, nous avons été intégrés à leur réseau, où l’imaginaire n’occupait pas une place prépondérante. Il était donc plus difficile pour nous de nous imposer.
Le choix de notre diffuseur est aussi une question d’appétence. À la DIFF, ils aiment véritablement ce que nous publions. Ils sont passionnés par ces mots étranges, ces univers peuplés d’aliens, ces châteaux forts hors du commun, ces cultures inédites que nous développons. Cet enthousiasme est essentiel pour porter nos livres auprès du public. Bien entendu, l’aspect commercial reste primordial : un livre doit avoir un potentiel et rencontrer son lectorat, mais il est appréciable de travailler avec des partenaires qui comprennent et partagent notre passion.
PdE : Allez-vous dans des salons et festivals ?
W. : Oui, nous participons à la plupart des festivals consacrés à l’imaginaire. Nous sommes partenaires des Imaginales depuis presque leurs débuts. Nathalie, qui est notre gérante, organise toute la logistique de la maison d’édition : elle gère son fonctionnement quotidien, son administration, ses finances et l’organisation des salons. Nous sommes présents dans quasiment tous les salons majeurs du domaine.
Ces événements revêtent plusieurs intérêts. D’abord, ils nous permettent de nous retrouver en équipe. Comme nous travaillons en télétravail et que nous sommes dispersés aux quatre coins de la France, ces salons offrent une précieuse occasion de nous réunir physiquement. Ensuite, ils permettent aux auteurs de rencontrer leurs lecteurs, qui sont de plus en plus demandeurs d’échanges directs. C’est également l’opportunité, pour les éditeurs, de recevoir un retour immédiat sur leur travail et de mieux comprendre les attentes du public.
PdE : Les ventes en ligne ?
W. : Les ventes en ligne ne représentent pas une part significative de notre chiffre d’affaires. La librairie demeure et demeurera toujours le pilier fondamental de notre maison d’édition. Notre relation avec les libraires est primordiale : ce sont eux qui portent les romans, qui ont des coups de cœur et qui les défendent avec enthousiasme.
En France, le marché du livre numérique représente environ 7 % des ventes. C’est un chiffre qui compte, mais qui reste modeste. Aux États-Unis, le numérique répond à un véritable besoin, notamment en raison des grandes distances à parcourir et de l’essor des audiobooks pour accompagner les trajets. En Chine, la lecture sur mobile s’est largement développée, notamment parce que le mandarin se prête particulièrement bien à ce format.
PdE : Des informations exclusives ?
W. : L’année prochaine, en 2025, nous célébrerons les trente ans de Mnémos. Pour marquer cet anniversaire, nous allons publier sept volumes de luxe, en édition numérotée à 2 000 exemplaires, retraçant l’histoire de la maison. Parmi ces ouvrages, nous proposerons notamment les deux premiers romans de Justine Niogret, ainsi qu’une intégrale réunissant tous les romans de Mathieu Gaborit en un seul volume.
Par ailleurs, nous lancerons un grand concours de nouvelles en lien avec les deux piliers de notre maison d’édition : la découverte de nouveaux talents et la préservation du patrimoine littéraire. Nous avons longtemps édité les anthologies des Imaginales, et ce concours s’inscrit dans cette continuité.
Le thème retenu sera celui de la mémoire, en référence à Mnémos. Trois recueils seront publiés à cette occasion : l’un consacré à la fantasy (Memoria), un autre à la science-fiction (Mne/Sys), et un dernier dédié au Young Adult (Memories). Chacun de ces ouvrages contiendra cinq nouvelles et sera proposé à un prix abordable en librairie, afin de toucher un large public.
Les éditions Mnémos sont situées dans le Rhône à Saint Laurent d’Oingt Mnémos – Éditeur d’imaginaires depuis 1996