Votes pour le match d’écriture Etrange Grande 2024 – « La mort m’en veut »

 

Normalement quand on parle de la mort, c’est une fatalité, un truc qui arrive à tout le monde et, surtout, ça n’a rien de personnel. 
Mais si ça le devient… 
Trois textes sur le thème « La mort m’en veut », à vous de les départager

  • Tombe de haut
  • Ghosté comme jamais
  • La mort des Supers Meufs
Contrainte  temps/lieu/ événement un tombeau grand comme une montagne

 

 

Tombe de haut


Putain, que c’est grand !
Les yeux rivés à ce que je pense être le plafond, je zoome avec ma caméra oculaire pour prendre un cliché. À zoom max, le verdict tombe : ce n’est pas le plafond (la voûte a dit le guide), juste une passerelle intermédiaire entre le… bas (enfin celui des bas sur lequel on marche, parce qu’on nous a dit qu’il y en avait d’autres en dessous) et le haut. Le vrai haut, pour autant qu’on sache parce que les archéologues n’en peuvent plus de trouver des salles et des niveaux.
Le Tombeau des Origines n’est pas la découverte du siècle, c’est celle des derniers millénaires. À une époque où on peut sonder la vie des mollusques des grandes fosses océaniques, comme s’ils étaient des poissons rouges dans un bocal, découvrir un site vierge de toute incursion humaine grand comme les Cévennes c’est…
Bref, la partie ouverte au public depuis cette année fait à peine la hauteur du Mont Blanc et ne compte guère qu’un hectare ou deux de moins. Les dernières technologies permettent de protéger le site tout en conduisant les visites à un rythme de parc d’attraction. Eh oui, la recherche c’est très beau, mais surtout celle de métaux rares. Les archéos ont vite eu besoin de fonds privés pour poursuivre leurs exhumations et pour ça, le chaland qui paye son billet est une manne presque inépuisable. Et comme la curiosité est au rendez-vous…
Faut comprendre, après avoir consciencieusement pollué toutes les antiquités découvertes, l’appel de la nouveauté a drainé le touriste comme la misère pompe le monde.
— S’il vous plaît ! Ne trainez pas, restez bien avec votre groupe, appelle la guide. Vous devez respecter les horaires pour que chacune et chacun puisse profiter de l’ambiance particulière du lieu en toute sérénité.
Pour ne pas prendre de retard dans le roulement sans fin des visites, pour nourrir les scientifiques qui tentent de décrypter cette aberration architecturale en arrière plan.
Je rejoins mon groupe, le nez toujours en l’air, à la recherche d’une voûte qui échappe sauvagement à mon zoom oculaire. Je ne prends pas grand risque, le chemin balisé aux dernières normes attirent les semelles des chaussures fournies à l’entrée. Je voudrais me casser la gueule ou me jeter dans le vide que je ne pourrais pas. Et, honnêtement, je profite bien mieux de « l’ambiance particulière du lieu en toute sérénité » le regard vissé à cette hauteur qui m’échappe qu’en suivant la ligne de petits plots à la lumière tamisée qui balise la voie.
Car l’ambiance particulière n’est pas juste une formule pompeuse, pour le coup. Il y a vraiment un truc, dans la monumentalité vertigineuse de cette « salle d’accueil », dans la roche taillée jusqu’à être lisse comme un miroir, joliment ornée de pilastres sobrement carrés, mais sculptés d’une foultitude de signes dont on s’arrache les cheveux pour savoir s’ils datent de Lascaux ou plus.
— Est-ce que toutes les contraintes de sécurité ont bien été respectées ? s’enquiert soudain un type qui porte sa parka flambant neuve comme un costard cravate.
La guide lui décoche son meilleur sourire « je reste aimable mais dans ma tête, je viens de te refaire le portrait avec mon écran de visite ».
— Toutes les précautions ont été prises, assène-t-elle.
Puis, en se raclant la gorge :
— À présent que vous avez pu admirer tout votre saoûl, quelques chiffres, afin que vous appréciiez le gigantisme de ce complexe dont nous découvrons chaque jour de nouvelles salles : la salle où nous nous trouvons mesure 140 mètres de large sur un peu plus de 200 mètres de long. Soit environ deux stades de foot. On estime que la voûte se trouve à 600 mètres au-dessus de nos têtes, soit deux Tours Eiffel. L’ensemble date…
— Vous estimez ? coupe le type à la parka.
— Les sondes ont montré une hauteur de 600 mètres, dit la guide. Nous n’avons pas été capable de vérifier la hauteur exacte en raison de la brume qui y stagne et a gelé les instruments.
— Vous n’êtes donc pas sûrs que cette voûte ne risque pas de s’écrouler ! Objecte le type.
La guide le fusille placidement du regard.
— Les géologues sont formels. Le complexe a plus de vingt-mille ans, s’il devait…
Je zoome sans écouter l’exposé. J’ai déjà lu tout ça, moi c’est le lieu qui m’intéresse. Ces pierres taillées, ces lieux vides…
Comment vivent les lieux taillés par l’homme quand personne ne les habite ? Qu’est-ce qui survit quand il n’y a plus de vie ?
Le froid particulier des pierres tourne autour de mes jambes, me caresse comme un chat fait de doux courants d’air. Je zoome de nouveau sur la plateforme, aussi fort que je peux… là ! Une forme ! Je vais la voir cette voûte !
Je focalise dessus, entends bien la voix de la guide et son obsession d’avancer, mais je tiens mon truc, un relief, de plus en plus net, rond, visible, de… plus en plus gros ?
J’enlève le bloc oculaire de prise de vue poussé au max, lève les yeux.
Une forme passe devant mes yeux avant de s’écraser à mes pieds, sur le chemin magnétique et sécurisé, tandis qu’à ma droite retentit un cri perçant de surprise.
La voie de visite renvoie l’objet dans les airs, aussi attentive à son intégrité que s’il s’agissait d’un humain qui aurait trébuché.
J’ai un réflexe con de tendre la main, totalement sidéré, du côté du petit morceau de pierre détaché de là-haut, qui vient de manquer me rentrer définitivement la tête dans les épaules.
— Et vous parlez de sécurité ! hurle la voix responsable du cri strident (le type à la parka).
— Mais ce genre de chose n’est jamais arrivé ! Proteste la guide avec un regard assassin à mon encontre.
Notre groupe de cinq s’anime. Mes camarades de visiten’ont pas l’air de s’inquiéter autant que le type. Est-ce qu’ils préfèrent sortir et se faire rembourser, attaquer la société de tourisme pour le défaut de sécurité ? Des yeux mous me fixent. Je ne suis pas mort. Donc la visite peut continuer.
La guide rassemble le troupeau pour une sortie vers une salle plus sécurisée (une dont on voit le plafond).
Je me baisse pour ramasser mon involontaire agresseuse. Je ne crois pas que les archéos apprécieraient mais hé ! c’est mon crâne qu’elle a voulu embrasser.
La petite pièce, à peine abîmée par sa rencontre avec la petite merveille technologique que constitue le chemin de visite ressemble à une clef de voûte, octogonale avec une sculpture grossière de fleur. Mignonne mon agresseuse.

L’heure suivante nous emmène dans deux salles plutôt modestes de la taille d’un seul stade de foot, et qui culminent à deux tiers de Tour Eiffel. Des sculptures zoomorphes sont posées tout autour de la seconde salle, comme sur des étagères.
La guide déblatère son speech qui manque sérieusement d’intérêt. À part la datation, on ne sait absolument pas à quoi pouvait servir un endroit grand comme une capitale situé 1000 mètres sous le niveau de la mer. Même l’appellation de Tombeau est aléatoire. En fait, on n’a pas trouvé un seul corps, le moindre reste funéraire.
Moi je continue de rêvasser de pierre en pierre. Le courant d’air glacé de solitude de cette drôle de tombe énorme et sans occupant me fait presque mal au coeur. À quoi s’occupe la Mort, sans défunts à venir visiter ?
L’étagère près de moi semble soudain agitée d’un sursaut. Je mécarte d’un bond pendant qu’un tout petit bout de pierre se décroche.
— Attentioooooon ! hurle le type à la parka.
Ne me demandez pas pourquoi, peut-être un instinct d’archéo dormant dans mon cerveau, mais au lieu de reculer, je tends les bras… me sens ridiculement soulagé quand une jolie statuette de rat (ou de lapin?) me tombe dans les mains.
— Un instant de plus et il le prenait sur la tête ! s’insurge le type. Nous devrions…
Les autres aussi s’insurgent. Je vais bien ! On ne va pas s’arrêter pour si peu (j’avais qu’à faire attention)
La guide nous consulte pour la forme mais elle non plus ne veut pas bousculer la cadence calibrée des visites. Nous continuons.
Un peu secoué, je garde le lapin-rat dans la main. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être l’envie de montrer à mes presque meurtriers qu’ils ne vont pas m’avoir.
Un courant d’air froid s’engouffre entre mes mollets comme un animal affectueux et maladroit. Heureusement, le chemin de visite anti-chute est là.

*

Ça ne m’a pas vraiment heurté au départ, j’en ai même plutôt rigolé.
Là, je ne ris plus.
Ça fait trois heures qu’on marche, dix-sept salles qu’on visite… douze fois que je manque me faire tuer par ce lieu qui me jette son patrimoine à la tête une fois sur deux.
À croire que la Mort s’emmerde et m’a dans son colimateur.
J’en suis venu à apprécier type à la parka qui joue ma sirène d’alarme. Il n’a quasi plus de voix. Mais à chaque fois, il a vu la pierre, l’obstacle, le pilastre me tomber dessus.
La guide m’en veut. Je gâche la visite. Et clairement, tous ces incidents n’arrivent qu’à moi.
Le courant d’air froid tourne autour de mes jambes, s’enroule d’heure en heure autour de mes membres comme un serpent affectueux. Quand j’ai demandé d’où il venait, on m’a asséné que, faute d’ouverture adéquate, il n’y avait pas de courant d’air.
Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Je n’ai jamais été ni frileux, ni particulièrement maladroit. Ni facilement impressionnable ou superstitieux. Alors pourquoi j’ai l’impression qu’une force se dirige contre moi ? Qu’une puissance obscure me cible dans ce tombeau séculaire ?
Je ne le dis pas mais je commence à avoir peur. Et le froid qui s’accroche uniquement à moi pour me faire un câlin me glace bien plus qu’il ne le devrait. J’ai l’impression que c’est celui de la Mort que je sens et qui me caresse de ses mains.
La guide s’arrête, tout sourire.
— Nous entrons à présent dans la plus belle salle découverte à ce jour, annonce-t-elle. Elle constituera la fin de la visite guidée, vous aurez quelques minutes de plus pour en capturer tous les détails…
Je ne sais pas pourquoi, mais je ne veux pas y entrer. Le froid s’enroule autour de mes épaules, semble me pousser à la suite des autres.
Je n’écoute aucune des platitudes de notre guide qui ne nous en apprends de toutes façon pas plus que Wikipedia.
Mes yeux s’accrochent à un bas relief, au-delà du chemin de visite, dans une pénombre à l’éclairage savamment calibré pour créer l’ambiance. Au fond de l’abside en cul de four, je zoome sur les sculptures, reconnais avec un sourire la fleur qui a failli m’assommer, le lapin-rat que j’ai rattrapé… les motifs sur les objets qui ont failli me tuer.
Je dézoome, fixe l’abside obscure. La forme encapuchonnée à la faux assise devant le bas-relief.
Deux mains très fines sortent des manches sombres et je jappe un rire.
La Mort me fais un coeur avec ses doigts.
— Nous allons repartir, annonce la guide. Monsieur.
J’enlève mes chaussures et sors du chemin de visite.
— Monsieur ! hurle la stridence du type à la parka.
— Allez-y sans moi, je lance sans me retourner. j’ai rencard.

 


Contrainte  temps/lieu/ événement Une voix se tait
Contrainte objet/Personnage Un récipient d’air

 

 


Ghosté comme jamais


La première fois que j’ai croisé la Mort, j’étais encore un jeune homme dans la force de l’âge. Des chaussures à crampons aux pieds, une chasuble dégueulasse sur le torse et des bâtons à la con entre les mains qui me tapaient les cuisses à chaque foulée. C’était mon premier ultra-trail, un défi de taré qui consistait à traverser toute la Réunion à la force des mollets. La Diagonale des Fous, qu’on l’appelait. Cette course n’avait jamais mieux porté son nom que cette fois-là : avec les intempéries, le terrain n’était plus qu’une bouillasse pleine de cailloux et de racines qui écorchait les mains et aucun point de pause n’avait pu être ravitaillé à temps. Résultat : l’eau avait croupi, la bouffe se résumait à quelques noix et fruits grapillés çà et là, et la moitié des coureurs avait la chiasse.
Pas moi. Moi, j’avais préféré carburer au rhum. Porté par le Captain Morgan’s, je cavalais sur les quatre vents comme si j’avais déjà le diable aux fesses. Je m’en foutais de me rétamer dans un ravin, de perdre un œil et une jambe pour finir en Long John Silver ; sur le moment, je n’étais rien d’autre qu’un ingénieur en perdition, un cadre sup’ au bord du burn-out qui avait claqué les mails et les to-do pour l’adrénaline au bout du monde.
J’aurais peut-être dû y réfléchir à deux fois. J’aurais peut-être dû éviter de claquer un mois de salaire chez le Vieux Campeur pour mon matériel dernier cri que je n’avais jamais étrenné. J’aurais peut-être dû me dire que la Réunion, ce n’était pas que les palmiers, le rhum et les filles qui ondulent sous le vent, et que les sucres alcoolisés n’ont jamais porté qui que ce soit vers la ligne d’arrivée. La Diagonale des Fous, ça n’allait pas être la balade du dimanche, le bon bol d’air qu’on prenait en famille entre le pot-au-feu et la belote.
Mais j’étais jeune, un peu con, et la Réunion existait encore.
Excusez-moi, je digresse.
Toujours est-il que j’étais bourré comme un coing, et tout comme les fruits finissent par tomber de l’arbre, j’ai dévissé dans le fossé. Une racine à la con m’a chopé la cheville, j’ai fait trente-six tonneaux entre les bananiers et je me suis fracassé la tête contre un rocher.
C’est là que je l’ai vue. Une silhouette penchée sur moi, livide et dégoulinante de pluie, avec des longs cheveux noirs filasse qui se terminaient en ombres. La Faucheuse en personne. Elle est beaucoup plus sensuelle qu’on le dit, plus Madone que maladive et plus Madonna que Madone. Une bombe atomique pour accompagner les derniers instants.
— Détends-toi, Jérôme, m’a-t-elle susurré. Tu as fait une belle course. 25 kilomètres sur 165, c’est bien plus que tu aurais pu espérer courir dans cet état. Alors laisse-toi aller, viens dans mes bras, et ferme les yeux…
Mais j’étais toujours jeune, toujours con et toujours extrêmement bourré. Très en manque aussi. Alors loin de comprendre ce qui m’arrivait, j’ai cru que c’était une belle âme caliente venue me cueillir dans le ravin, moi le bel éphèbe dans ma tenue à 5000 €.
Alors j’ai voulu la pécho.
Il est peu dire qu’elle ne s’y attendait pas. Ça lui a même coupé la chique. Quand on est habituée à donner le baiser de la mort façon dominatrix, on n’apprécie pas trop que les gentils soumis se prennent pour des Don Juans. Je l’ai galochée comme jamais, prêt à explorer ses amygdales du bout de ma langue. Mes mains s’agitaient déjà sous sa cape pour découvrir sa silhouette ; dans l’état où j’étais, je me serais tapé aussi bien la jeune Perséphone que la vieille Hel ou Charon en personne, avec sa barque, le Styx, et Cerbère en prime.
Je n’en ai pas eu le temps, bien évidemment. La Mort a buggué, elle m’a baffé et m’a ghosté. Au sens propre.
Quand les secours sont venus me chercher, j’étais à côté de mes pompes, toujours très bourré, mais également à côté du reste de mes jambes. J’étais devenu un fantôme.
Mon âme a été séparée de mon corps, mais faute d’avoir laissé la Mort finir ce qu’elle était venue faire, je suis resté entre deux états. Pas tout à fait mort, pas tout à fait vivant. La viande saoule de Schrödinger.
J’ai attendu que la Mort revienne me chercher. Un jour. Un autre. Une semaine. Un mois. Un an. Pourtant, j’ai tout essayé. Tout. Me noyer, m’ébouillanter, m’écrabouiller, et toute autre joyeuseté qui m’aurait ferait frémir à l’époque. Mais j’étais devenu un spectre, un jeune coq qui s’est fait cancel par la vie, et mis à part des petits pics d’adrénaline, ces escapades n’allaient rien me faire de spécial. Alors j’ai fini par chercher la Mort à son travail, comme un vrai mec toxique. J’ai erré dans les hôpitaux, les maternités, les cabanes où râlaient des vieux pêcheurs sans âge. J’ai guetté les accidents domestiques, les départs de feu, et peut être même joué les dames blanches sur la Route du Littoral.
Mais quand ma douce moissonneuse apparaissait pour les autres, elle m’ignorait ostensiblement. Pas un regard. Viens là que je te tourne le dos. Viens là que je galoche le pauvre automobiliste que j’avais mis dans le fossé. Ses cheveux dégoulinaient de mépris à mon égard.
J’étais un peu plus vieux, un peu plus sage et sobre comme un cadavre. Mais je n’ai jamais su résister à une beauté fatale qui jouait les indifférentes. Plus elle m’ignorait, plus elle m’excitait. Et plus elle m’excitait, plus j’allais faire des folies pour attirer son attention.
Je me suis mis à écrire les mots. Des poèmes portés par le vent, des éloges tracés dans l’écume, des compliments gravés dans la roche. Orphée se serait pâmé devant ma prose. J’ai façonné les nuages nimbant la Réunion en une vasque tourbillonnante d’amour, j’ai soulevé des ouragans aussi furieux que ma passion, et jusqu’au plus haut des cieux, j’ai peuplé les courants aériens d’adoration pour le récipiendaire de mon affection. J’ai fait pleuvoir la mort, également. Mais toujours pas de réaction.
Alors j’ai tenté d’autres choses. Je me suis repris en main. J’ai changé de régime alimentaire (je n’ai jamais arrêté de manger, même mort), je me suis mis à soulever de la fonte, j’ai même terminé finaliste de la Diagonale des Fous pour prouver à ma belle que j’étais un bon gars. Un mec fiable, quoi. Légèrement désespéré, terriblement en chien, et parfaitement infréquentable pour toute la gent féminine de l’univers. Mais j’avais très envie de ses lèvres sur les miennes, et par cela même, du baiser final qui m’apporteraient le repos éternel.
J’étais même allé siffler là-haut, sur le piton de la Fournaise, avec un petit bouquet d’églantines et tout le tralala. Mais la Mort n’est jamais venue. Zaï zaï zaï zaï…
En revanche, j’y ai rencontré le Diable.
Les vivants aiment bien cloisonner les choses. Ainsi, je n’aurais jamais cru que le Diable et la Mort se connaissaient, qu’ils cultivaient un agacement mutuel teinté de séduction, et qu’il profitait des sautes d’humeur de ma beauté fatale pour chiper quelques âmes errantes et peupler ses Enfers.
Il a voulu me piéger, bien évidemment. Il m’a proposé un rencart, une petite rencontre avec ma belle au soleil couchant, le champagne dans le seau de glace et Over the rainbow au yukulélé. Il s’occuperait de tout. Il serait mon bro, mon wingman, mon gars sûr. Mais à ce moment-là, j’étais beaucoup plus vieux, beaucoup plus sage, et je venais de m’envoyer une lampée phénoménale de rhum arrangé saveur banane flambée.
Mort ou vivant, on noie son chagrin comme on peut. Heureusement pour moi, la condition de spectre ne m’empêchait pas de siphonner des rhumeries entières et de laisser derrière moi des barriques pleines d’air.
Je n’ai aucun souvenir de cette soirée-là. J’ai dû jouer au con, j’ai certainement fait mon Don Juan du pauvre, et j’ai sans doute dépassé les bornes avec mon Lucifer en pantalon de velours. La seule chose dont je suis sûr, c’est que je n’ai jamais retouché au rhum arrangé. Et depuis ce jour, la Mort ET le Diable me font la gueule.
Persona non grata du monde des morts, blacklisté des Enfers, je suis resté bloqué dans mon état de spectre sur Terre, comme un con. Et c’est toujours mon cas aujourd’hui.
Je ne sais pas quand je finirai par quitter ce monde. Le plus tard possible, sans doute. La Réunion a déjà disparu, comme je l’ai dit, engloutie sous les eaux telle l’Atlantide du bourbon. Les plaques tectoniques ont bougé, les terres se sont rapprochées, et bientôt l’Afrique fusionnera avec l’Amérique et l’Eurasie pour former la Pangée prochaine. Peut-être que je verrai les dinosaures reparaître. Une météorite percutera le monde de nouveau, les continents se remorcèleront et les cafards règneront sur le monde. L’histoire est cyclique.
Quand la Terre aura disparu, que l’univers sera englouti par un trou noir et que chaque atome sera réuni dans une singularité, la Mort et le Diable devront bien s’accommoder de ma présence.
Et peut-être que dans cet espace aussi minuscule qu’une tête d’épingle, ma belle me donnera son bécot mortel, à moi, son gros balourd qui ne manque pas d’air.


Contrainte  temps/lieu/ événement  Quand les cloches sonnent
Contrainte objet/Personnage Un ingrédient manquant

 

 

 


La mort des Supers Meufs


« Société Unipersonnelle Plutonium d’Élaboration et de Recherche sur les Hommes Embellis contre les Raclures d’Origine Sociétale, c’est Vanessa qui vous parle, j’écoute ! »
La voix soigneusement élaborée avait le timbre chaleureux de la « standardiste accueillante numéro 3 ». Lana réprima un soupir lourd de reproches : c’était la quatrième interlocutrice avec laquelle elle échangeait cette semaine qui possédait cette caractéristique. Les deux autres, sans doute plus originales, avaient plutôt choisi la « standardiste accueillante numéro 2 ». Lana préférait croire qu’il s’agissait d’un choix, et non d’une contrainte financière : elle s’était enjointe ce matin-là à une positivité que les différents obstacles de la journée avait déjà mise à mal.
« Bonjour madame, je souhaiterais parler à votre département Élaboration, articula-t-elle lentement.
— Je regrette, mais nous ne sommes pas en mesure de vous mettre en contact avec nos départements opérationnels. Je puis néanmoins sans doute vous aider ? »
Le fidèle stylo de Lana, celui qui avait signé un nombre incalculable de compte rendus d’autopsie, d’autorisations de crémation et d’équarrissage pour les cas les plus extrêmes, explosa entre ses doigts serrés.
« Écoutez, j’ai déjà eu cette discussion avec cinq de vos collègues, qui ont toutes fini par me raccrocher au nez. C’est la Fédé ici, et on a une urgence. Passez-moi le département Élaboration avant que je n’insulte votre maman et tous vos ancêtres, s’il vous plait. »
Elle avait réussi à être polie, à la toute fin. Elle était fière d’elle. Et triste, aussi, un peu, de voir l’encre de son stylo préféré couler sur ses phalanges. Mais fière, surtout, parce que son boss lui avait dit qu’elle devait faire attention à la façon dont elle s’adressait aux autres organismes. La Fédération avait une réputation déjà suffisamment désastreuse sans que les honnêtes gens n’accusent en plus ses employés d’être des grouillots mal dégrossis.
La voix au bout du fil descendit d’une octave.
« Je suis navrée, madame, mais le règlement nous interdit d’importuner les services internes. Pourriez-vous m’indiquer la cause de votre plainte ? Je suis vraiment désolée que mes collègues n’aient pas pu répondre à votre demande, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous être utile. »
L’encre dessinait désormais des formes rondes sur les documents hyper importants de Lana, empilés bien en ordre sur son bureau. Elle y discernait des crânes souriants, ou bien des nuages de poison mortel, comme ceux des dessins animés. Qu’est-ce que Rorschach trouverait à en dire ? Sans doute qu’elle avait l’esprit lavé par son travail. Peut-être qu’elle rêvait secrètement de tuer sa mère et de baiser son père. Ou ptet que ça c’était Freud, elle se rappelait plus bien.
« Vous savez l’heure qu’il est, Vanessa ?
— Dix-sept heures cinquante-deux, madame. »
Mais qui lui avait foutu des imbéciles pareils ? Enfin, oui, certes, bien sûr qu’il était dix-huit heures huit – neuf en fait à la pendule cliquetante qui ornait le mur d’en face – mais ce n’était pas le problème ici !
« Il est surtout bientôt l’heure du glas, Vanessa. Nous devons finir de traiter tous les défunts du jour dans les soixante-huit prochaines minutes, Vanessa. »
Les taches bleues sur ses feuilles devinrent plus sombres. Lana découvrit que son sang s’échappait de sa paume, là où les esquilles en plastique de son stylo préféré s’étaient enfoncées. Il faudrait qu’elle nettoie ça, avant de retourner à l’étage du dessous. Les petits nécrophages adoraient cette odeur métallique, si elle n’y prenait pas garde, ils essaieraient sans doute de lui croquer la main entière. Ce qui l’embêterait un peu. Elle avait besoin des deux, pour mener à bien son travail.
« En quoi puis-je vous aider ? » répliqua la vaillante Vanessa, qui semblait toujours aussi souriante.
Lana l’imaginait souriante en tout cas. Comme toutes les standardistes de la SUP’ qu’elle avait rencontrées jusqu’à présent. Non pas qu’elle en ait déjà vu beaucoup, en réalité, mais les hôtesses d’accueil qu’ils affichaient dans leurs pubs, elles, étaient souriantes. Et belles. Et jeunes. Et si parfaitement exemptes du moindre défaut qu’elles en devenaient un peu flippantes, à vrai dire, comme si elles sortaient tout droit de la vallée de l’étrange. Franchement, elle aurait préféré avoir affaire à des robots – ils ne l’auraient pas plus aidée, mais elle aurait pu les insulter à haute voix sans qu’ils n’en prennent ombrage, eux. Vanessa n’apprécierait sans doute pas qu’elle lui révèle le moindre des charmantes petites appellations que Lana avait déjà concoctées depuis trois heures.
Continue de l’appeler Vanessa, et tout ira bien.
« On a deux de vos Super Meufs à l’étage du dessous, Vanessa. Vous savez, les nouvelles productions que vous avez lancées la semaine dernière, Vanessa.
— J’en suis navrée. Que leur est-il arrivé ?
— L’une s’est fait décapiter par un SV de catégorie 3, ceux avec plein de bras, vous voyez, Vanessa ? On a retrouvé sa tête à quinze mètres de son corps, au bout d’une longue piste de sang rose bonbon et de fragments d’os en sucre d’orge, Vanessa. Vous devriez dire à votre chef qu’il en a fait un peu trop sur le girly, d’ailleurs, ça en devient franchement insultant pour les femmes, Vanessa. »
Seul le silence lui répondit, cette fois. Avait-elle eu le détail de trop ? Lana oubliait parfois que les autres gens avaient le cœur fragile. Aïe, Mortimer n’allait encore pas être content. Il faudrait qu’elle s’excuse, quand elle aurait réglé le problème.
« L’autre, voulant venir en aide à la première, a eu la bonne idée de s’interposer entre un SV de catégorie 8 et le susnommé SV de catégorie 3, Vanessa. Je vais me contenter de vous dire qu’elle n’est pas en état de continuer à exister sereinement, Vanessa. Nos agents ont dû s’y mettre à huit pour retrouver tous les mor… pour récupérer le corps. »
Lana n’avait pas eu envie de l’insulter, à la fin. Elle progressait ! Parler des cadavres la rendait toujours plus douce. Elle avait pour eux une affection presque maternelle – les pauvres, tout le monde les trouvait immondes, il fallait bien que quelqu’un leur accorde l’amour dont on les privait.
« Je ne suis pas sûre de comprendre ce que je peux faire pour vous, madame, intervint enfin Vanessa, dont la voix blanche n’avait plus rien de la « standardiste accueillante numéro 3 ».
— Le problème, voyez-vous, Vanessa, c’est que vos deux Supers Meufs, elle refuse de caner. Elles hurlent depuis trois heures, on a déjà équipé tout le monde de casque anti-bruits, mais j’ai deux/trois thanatopracteurs qui vont pas tarder à péter une durite, Vanessa. Et vous avez pas envie que mes gars pètent une durite, Vanessa. Pas à soixante-et-une minutes du glas. Vanessa. »
Elle avait failli l’oublier celui-là. Il ponctuait pourtant parfaitement sa phrase. La cloche guillerette de la dernière heure avant le glas égraina son joyeux décompte dans toute la ville.
« Soixante minutes, Vanessa.
— Je vous passe monsieur Plutonium. »
Lana se laissa aller en arrière sur son fauteuil, dodelinant de la tête au rythme lancinant de la musique d’attente. Son téléphone portable lui brulait l’oreille, mais elle avait enfin obtenu ce qu’elle désirait. Sa main libre, celle qui saignait, étala l’encre mêlé de fluides humains sur les papiers hyper importants de son bureau. Il y avait le rapport d’autopsie du maire, sauvagement assassiné par un citoyen mécontent de son dernier discours ; le bon de commande d’une quantité astronomique de sel – nécessaire pour éviter la réanimation des SV de catégorie MV qui pullulaient ces dernières semaines ; les heures supplémentaires à approuver pour toute son équipe afin de payer leur prime de fin d’année.
Lana transforma les nuages menaçants en gentils moutons, en leur ajoutant quatre pattes à chacun, du bout de l’index. C’était sympa les moutons, et ça ne faisait peur à personne.
Deviens mouton pour ne pas effrayer Plutonium.
« Plutonium, j’écoute.
— Monsieur Plutonium, ici Lana Bille, la directrice adjointe de la FAUCHEUSE. Vanessa vous a-t-elle fait part de notre problème, monsieur Plutonium ?
— Qu’est-ce que vous voulez, la Fédé, encore ? Je n’ai pas le temps d’écouter vos plaintes.
— Monsieur Plutonium, il s’avère que monsieur Mortimer est très légèrement agacé à votre égard. Il m’a demandé de vous contacter, voilà trois heures déjà, mais je n’ai pas réussi à vous joindre avant, monsieur Plutonium. »
Au même instant, la porte de son bureau s’ouvrit à la volée. Un grand homme à la cravate de travers et aux manches de chemise remontées pénétra à grandes enjambées dans son antre de paix.
« On en est où ? T’as eu l’autre con de Plutonium ?
— L’autre con de Plutonium est présentement à l’autre bout du fil. Souhaitez-vous que je vous le passe ? »
Son boss roula des yeux de manière ostensible. Il n’était jamais content celui-là ! Lana était heureuse qu’il la garde malgré tout. Qui aurait cru que trouver une directrice adjointe à la Fédé soit si difficile ? La paye était pourtant excellente, et les clients toujours satisfaits. Enfin, toujours jusqu’à aujourd’hui.
« Mettez-nous sur haut-parleur ! »
Elle s’exécuta.
« Plutonium, t’as foutu quoi avec tes Supers Meufs ? Elles sont en train de nous retourner la morgue là !
— Qu’est-ce que vous me chantez ? Vous savez plus faire votre boulot, ou quoi ? Achevez-les ! »
Lana décida que le geste obscène que Mortimer lui adressait était destiné à son interlocuteur téléphonique. Le boss était certes un peu soupe-au-lait, mais il avait toujours pris garde à rester professionnel en toutes circonstances. Un tel manque de convenances à son égard ne lui ressemblait absolument pas – il s’agissait donc sans nul doute d’une adresse à l’autre con de Plutonium. Ça roulait bien sur la langue, ça. Il était fort, le boss, quand même.
« Tu nous prends vraiment pour des demeurés. Ça fonctionne pas, figure-toi ! »
Un silence répondit à nouveau. Les gens s’abstenaient souvent de parler quand ils ne savaient pas quoi dire. Lana ne comprenait pas pourquoi. Se taire laissait toute l’occasion à l’autre partie de cogiter sur ce qui venait d’être échangé. Et si elle avait rien d’intelligent à faire valoir, il valait mieux pas trop leur donner le loisir de réfléchir, en face. Valait mieux les noyer sous des conneries. Généralement, ils étaient saoulés, et ils changeaient de sujet.
Au bout d’un temps qui avait permis à Mortimer de se laisser tomber dans le fauteuil en face de son bureau, Plutonium se racla la gorge :
« J’imagine que vous avez essayé les habituels nécrophages, crémation, salaison, désintégration…
— Yep. »
On entendait les clics frénétiques d’une souris de l’autre côté, ainsi que les tapotements énervés sur un pauvre clavier. Ils patientèrent. Ils avaient l’habitude de patienter, à la Fédé.
« Mortimer ? demanda finalement Plutonium.
— Yep ?
— Tu vas rire.
— J’ai comme un doute à ce sujet. »
Son boss n’avait pas l’air d’avoir envie de rigoler. Il avait plutôt l’air de quelqu’un qui vient de se rendre compte que les Supers Meufs qu’il a à l’étage du dessous ne sont pas canées comme elles devraient l’être.
« Je crois que je me suis planté sur le mélange, pour créer les Supers Meufs.
— Je ne peux pas dire que j’en sois surpris.
— Tu vas rire.
— Toujours pas, non. »
Il n’avait toujours pas l’air d’avoir envie de rire. Il avait plutôt l’air de quelqu’un qui, non seulement s’est rendu compte que les Supers Meufs qu’il a à l’étage du dessous ne sont pas canées comme elles devraient l’être, mais qu’en plus leur créateur le prend pour un demeuré.
« J’ai ajouté les bonbons et les sucres d’orge à l’agent X, comme prévu.
— On a vu, oui.
— Mais en fait, il manque un truc. J’ai oublié le sel, y en avait plus. Y a un con qui en a commandé des quantités industrielles. »
Lana étala l’encre sur ses documents hyper importants. Bientôt, plus rien ne fut lisible.


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A propos de Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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