Autant « la foire humaine » était vague, autant ce sujet vous laisse avec de grands yeux écarquillés. Donc 1H45 pour traiter ça … bon courage 🙂 Et vous auriez écrit quoi vous, dans les mêmes conditions ?
- Pour un bocal de souvenirs
- Le pouvoir de l’oubli
- La machine à inconscience
- C’est la vie
- RISHUKO NO KOKA
- Eclipse de conscience
Contrainte 1 |
Après-demain |
Contrainte 2 |
Une brochette de licornes |
POUR UN BOCAL DE SOUVENIRS
Jamais l’appartement ne lui a paru aussi vide et désolé. Il n’a pas changé pourtant. Toujours Fany, la chienne, qui l’accueille en jappant quand Céline franchit le seuil, heureuse de la voir. Toujours ces velours rouges sur les fauteuils et canapés, la télévision qui crie ses informations en bruit de fond. La cuisine dégage cette odeur de propre et de javel irritante, mais rassurante. Et là, assis dans le fauteuil près du mur, il est assis, immobile, les yeux dans le vague, déjà absent.
Chaque fois qu’elle passe la porte du salon, son cœur se brise un peu plus. Elle n’ose plus parler, les mots coincés dans sa gorge et les larmes menaçants de tout emporter. Il est là ! Il est là pourtant, présent physiquement, dégageant une chaleur bienveillante si tant est que l’on s’approche de lui. Parfois, d’une main discrète il caresse la chienne qui vient le voir en quête de son maître. Un geste infime, intime, qui lui redonne cette lueur d’espoir pénible refusant de s’éteindre. L’espace d’une seconde, elle y croit. Une seconde de trop, à chaque fois.
Elle s’éclipse à nouveau, ressort de la pièce pour prendre un peu d’air, ouvrir une fenêtre avant de s’asphyxier dans les souvenirs qui remontent, de se noyer dans cette mémoire qui lui fait tellement défaut. Il sait pourtant. Il a conscience de son état, c’est bien la seule chose qu’il comprend. Malade oui. Handicapé, aussi. Mais c’est surtout cette apathie qui la tue à petit feu. Ce secret espoir qu’il ait un éclair d’illumination qu’il se souvienne d’elle comme elle se souvient de lui. Son grand-père, celui qui l’a élevé lorsque papa est parti et que maman s’est retrouvée trop malade pour s’occuper de Céline. Lui qui a veillé sur elle, lui racontant des histoires rocambolesques et lui apprenant à nager. Le géant contre les fantômes sous le lit. Aujourd’hui, il est devenu ce fantôme, cette ombre de lui-même qui erre sans but dans le grand appartement vide.
Tous les deux jours, Céline vient. Elle s’occupe de lui, reste des heures assises sur le canapé, la télé allumée sans la regarder, à attendre que l’éclipse de sa mémoire passe, qu’il lui reparle un peu.
– Céline ?
Son cœur explose dans sa poitrine en entendant le timbre éraillé de sa voix. Céline se précipite, s’explose un orteil contre le chambranle de la porte. La douleur irradie son pied, remonte à la cheville et jusqu’au genou. Elle a envie de hurler. Mais elle ne fait que serrer des dents, de peur de faire s’enfuir cette bête sauvage et peureuse qu’est sa conscience. Sa mémoire.
Dans ses yeux brillent cette petite flamme qu’elle connait et adore. Il lui sourit, se lève à demi pour venir vers elle avant de renoncer et de se laisser retomber dans le fauteuil. Il n’en a plus la force. Pour bien faire, il faudrait que Céline sorte le fauteuil roulant, qu’elle le glisse à l’intérieur tout en faisant une blague ou deux pour dédramatiser la situation. Mais elle n’en a pas le courage.
– Oui papi ?
Sa voix se casse à la fin du mot, trop difficile à prononcer. Elle s’attend à la réponse de ces derniers jours, ce « qui ? » qui lui brule les entrailles comme à chaque fois qu’il faut qu’elle lui explique à nouveau qui elle est. Ce qu’elle fait là.
– Chérie, tu dois aller dans la petite chambre. Derrière l’armoire.
– Il y a quoi derrière l’armoire ?
Trop tard. Déjà son regard s’éteint, son esprit s’échappe.
– Quelle armoire ? Et… je vous connais ?
– Oui, papi. C’est moi, c’est Céline, je lui réponds avec un sourire crispé.
– Ah. Bon. Vous savez, je suis désolé. Je suis malade. Handicapé. Du coup, je sais pas qui vous êtes. Vous êtes l’infirmière ?
– Non. Désolée.
Céline s’enfuit de la pièce, le laissant là, les yeux dans le vague et l’esprit en vrille. Il continue à parler comme si elle était toujours là, comme si elle pouvait encore répondre malgré la boule dans sa gorge, la bile acide qui lui remonte dans la bouche. Son ventre hurle une protestation. Elle ferme les yeux, de peur de laisser le torrent de larmes qui menace de briser les digues. Inspirer, expirer, ne surtout pas repenser à tous ces instants qu’ils ont partagé, ne pas repenser à qui est dans la pièce derrière elle. Ce n’est rien. Ca va passer.
Il lui a parlé de la petite chambre, la chambre d’ami, celle où elle a de si nombreuses fois dormi. Son refuge. Sans même s’en rendre compte, elle en franchit le seuil, Fany sur mes talons. Le caniche semble très attentif à ses gestes, sa langue pendante et sa respiration haletante ajoutant à l’empressement qu’elle met à explorer les lieux. Comme si elle ne les connaissait pas déjà par cœur !
Elle n’est pourtant pas bien grande cette pièce. Un petit lit une place est collé contre le mur de gauche, une grande armoire contre celui de droite. Un petit meuble avec une antique télévision cathodique dans l’angle vient clore un décor spartiate, certes, mais ornés de multiples bibelots et cadres accrochés un peu partout.
L’armoire donc.
Assise devant la porte, Fany observe un bien drôle de manège. Céline fouille, observe, déplace. Constate avec abattement que la poussière s’est beaucoup trop accumulée ici, qu’il faudra sans doute remplacer quelques verres des cadres. Ou encore que le lit n’a pas été fait ni défait depuis des lustres. Cette chambre est coincée dans le temps, sans espoir de renaître, sinon celui de périr une bonne fois pour toute. Fany observe, attentive ou non, Céline ne saurait dire. Après tout, elle ne sait pas décrypter les messages codés des chiens.
Non sans lui avoir prodigué quelques caresses, la jeune femme s’attaque à l’armoire. La déplacer donc. Tenter de bouger cette masse imposante, toute en bois et remplie de souvenirs qu’elle n’ose déloger. Des vêtements usées, certains neufs et jamais porté, quelques livres et beaucoup d’albums photo. Une penderie de regrets, de mémoire perdue et d’instants volés au temps lui-même. A peu près tout ce qu’il reste réellement de la vie de son aïeul.
Petit à petit, c’est autre chose qui se dessine. Une ligne noire semble s’échapper et serpenter sur le mur, puis une seconde. Une rune étrange glisse et se déplace, jusqu’à briller d’un éclat orangé aussi étrange que fascinant. Céline n’a jamais vu le dessin. Pourtant quelque chose l’attire, la pousse à poser une main fébrile dessus.
Tout explose dans un éclat coloré, la poussant à fermer les paupières.
– Papi ?
Pas de réponses, évidemment. Est-ce de la curiosité ou juste l’envie de fuir ?
Lorsqu’elle ouvre les yeux, des points dansent dans son regard. Elle n’est plus dans l’appartement. Autour d’elle, tout n’est qu’une étrange bibliothèque de bocaux, de récipients de toute taille et de toute contenance renfermant différents objets.
Curieuse, Céline s’approche d’un bocal. A l’intérieur, un pinceau industriel ancien, recouvert d’un reliquat de peinture couleur rouille. Elle le déplace avec précaution, l’entrouvre. Une odeur entêtante de térébenthine envahit rapidement ses narines, la forçant à plisser les yeux et à se reculer prestement.
Une bourrasque de vent menace de la déséquilibrer. Là, debout sur une charpente en métal, à des mètres au-dessus du sol, elle a l’impression de voler. Qu’est-ce qu’elle fait ici ?! Derrière elle, Céline entend des rires, des conversations.
– Au secours !
Elle tente de crier, mais le vertige l’en empêche. Ce n’est qu’un petit filet de voix qui s’échappe de ses lèvres. Apparemment trop peu pour se faire entendre. Le groupe continue à rire, assis les jambes dans le vide, des pots de peinture et des petites boites pleine de nourriture à proximité.
– N’empêche, on est bien là, non ?
Cette voix. Elle lui perce le cœur sans qu’elle n’ose regarder qui a prononcé ces mots.
– Ouais, Maurice. On pouvait pas rêver mieux. On est sur le toit du monde !
Elle se retrouve à côté de son grand-père, plus jeune d’une grosse cinquantaine d’année. Fringuant, le regard taquin et le sourire aux lèvres, il croque goulument dans un morceau de sandwich en regardant en haut. De la peinture tâche son bleu de travail, quelques bleus constellent ses mains. Ses yeux la traversent sans la voir. Ils sont là, en face de moi, et Céline peine à s’en détourner. Depuis combien de temps ne les a-t-elle pas vu comme cela, vifs et conscients de lui ?
A son tour, elle suit son regard. Là-haut, bicolore à cause des travaux encore non-finis, pointe le sommeil si caractéristique de la tour Eiffel. Un rire vient à nouveau briser le silence. Il emplit l’espace, menace de faire vaciller sa raison. Son corps réagit instinctivement, s’ébranle et elle ne peut retenir un pas en arrière. Dans le vide.
Sa bouche s’ouvre pour crier mais rien ne sort. Céline atterrit mollement sur les fesses dans l’étrange petite pièce. Alors, elle voit tomber une étiquette, parcheminée et manuscrite, allant apparemment avec le bocal : « Peintre sur tour Eiffel – 1959 ». Mais à l’intérieur, tout n’est plus que cendre. Un petit tas noir et triste, d’où s’échappe une petite fumée.
D’autres bocaux, d’autres souvenirs. Ceux de Céline enfant se mêlent à ceux de son grand-père, les regards se croisent et s’entre-mêlent. Ici, une tétine la montre dans les bras de son papi, lui souriant à pleine bouche, jouant avec elle, tandis que le bébé qu’elle était lui accroche le doigt. Plus loin, c’est au mariage de ses grands-parents qu’elle assiste. De belles robes sous un ciel éclatant, le plaisir et le bonheur irradiant les visages de tous les participants.
Elle voyage dans sa mémoire à un rythme quasi frénétique, Céline voulant tout voir, tout apprendre. S’abreuver et retrouver enfin ce grand-père qu’elle aime temps et dont la conscience s’éclipse et se fracasse à chaque moment de lucidité. Derrière elle, les bocaux s’emplissent de cendre, se désagrège petit à petit jusqu’à disparaitre. Sur les étiquettes arrachées, l’encre disparait petit à petit, le papier s’étiole et se fendille. Bientôt, il n’y aura plus grand-chose.
Alors, Céline avise une petite table de travail. Accroché au-dessus, un certificat. De l’académie de magie et sorcellerie des Limbes. Au nom de son grand-père. La surprise la cueille autant que les larmes, lorsqu’elles roulent enfin sur ses joues. Le surplus d’émotions déborde, envahit tout son être et la laisse proscrite dans un coin, sans oser lever les yeux. Pourquoi ne lui a-t-il jamais raconté ? Pourquoi ne lui a-t-il jamais dit ce qu’il était ? Devait-elle vraiment découvrir ses talents dans des boules de verres recelant la mémoire qu’il lui manque ?
Devant elle, ne reste que deux fioles. La première contient une plume. L’autre une brochette de bonbons colorées. Céline attrape les deux et retourne près du mur vierge. Là encore, le symbole étrange semble pulser. Doit-elle mettre la main dessus pour retourner à l’appartement ?
Apparemment oui.
Elle se rue dans le salon, pour y retrouver son grand-père. Le petit corps frêle git dans le grand fauteuil. Sa poitrine se soulève doucement. Il s’est endormi. Alors, Céline tente le tout pour le tout. Elle lui glisse le bocal entre les mains, presse doucement son épaule et alors qu’il papillonne des yeux, incertain, elle débouche le bocal. Cette fois, ce n’est pas une odeur mais une caresse qui les enveloppe. La douceur d’une plume, presque comme dans un nuage, les transporte ailleurs. Mais Céline ignore où. Elle n’a pas accès à ce souvenir, juste à quelques sensations, ce bien-être qui l’envahit, et le plaisir de voir un doux sourire affleurer sur les lèvres de son aïeul. Il a l’air heureux, plus heureux qu’il ne l’a jamais été ces dernières semaines.
Puis le miracle s’évanouit. Il ouvre les yeux, où perce quelques lambeaux de sa conscience froissée.
– Qui êtes-vous ? L’infirmière ?
Les larmes perlent à nouveau. Les sanglots compriment la poitrine de Céline, son cœur se déchire en milliers de morceaux. Entre ses mains, le bocal restant la brûle presque, devient insupportable de lourdeur. Les yeux obstrués par les larmes, le corps tremblant, le verre glisse entre ses mains.
Céline n’entend pas le choc. Elle ne voit que les éclats, comme ceux de son cœur, exploser enfin en une myriade de perles et de couleurs.
Céline est debout dans la cuisine. Elle sourit de toute ses dents, ne tient pas en place et sautille partout en criant de plaisir. A côté d’elle, Maurice enfourne un gâteau au chocolat. Le gouter !
La jeune femme assiste au souvenir depuis la porte. Le souvenir est brûlant, douloureux, parce que trop heureux et joyeux pour elle.
L’enfant tend une main vers les paquets de bonbons sur la table. Elle en prend des pleines poignées qu’elle gobe presque.
– Doucement, chérie, la gronde gentiment Papi. Tu vas avoir mal au ventre après.
– Oui mais c’est bon !
– Tu veux qu’on fasse des brochettes ?
La fillette s’arrête, interrogative. Alors, il lui montre. Un pic en bois, quelques bonbons qu’il enfile comme des perles. La Céline enfant est émerveillée. Elle rit, trépigne. Elle aussi elle veut en faire ! Alors, elle attrape un bout de bois à son tour. Elle les mélange savamment, avec concentration. D’abord une fraise Tagada, pour le rose-rouge acidulé. Puis un marshmallow crème pour un peu de douceur. La petite fille adore sa texture toute molle qui rebondit presque entre ses doigts et laisse un peu de tout-doux sur sa peau. Ensuite, elle a planté une banane. Pour le jaune, le soleil qui se lèvera demain, parce que ça donne de la force. Après encore un blanc, puis un Schtroumph bleu. Céline était un peu déçue, incapable de trouver un autre bonbon de cette teinte. Alors elle a passé le pic en travers du ventre de la petite créature inerte, avec une grimace tandis que le bois lacérait la sucrerie en deux. Encore du blanc. Et du rose. Pour bien faire, elle dispose la brochette dans une grande assiette multicolore. Céline aurait bien voulu ajouter des paillettes et peut-être même des papillons en sucre, mais la fillette ne savait pas faire.
– Une brochette de licornes ! hurle-t-elle en riant. Parce que les licornes ce sont des arc-en-ciel !!
La Céline adulte soupire. Les fameuses brochettes. Celle-ci était la première d’une longue liste. Elle avait l’habitude d’en faire, les après-midi pluvieux, même ceux ensoleillés, parce que ça donnait tout pleins de bonnes choses. Du courage, de la joie, ça effaçait la tristesse et calmait les bobos. C’était le remède magique à tous les problèmes. L’ultime et la seule réponse, la seule solution. L’universelle licorne magique guérisseuse sous forme de brochette de bonbons à dévorer.
Céline est de nouveau dans le salon. Entre ses mains, la vieille brochette ne se désagrège pas. Elle est toujours là, alors Céline croque dedans. Dans un mouvement désespéré, pleurant les dernières larmes qu’il lui reste encore. Elle croque, mâche le marshmallow un peu dur, lèche le Schtroumph et se laisse envahir par son acidité. Elle ferme les yeux un instant. Et elle fait un dernier vœu. Celui qui peut tout sauver, au moins sa santé. Qu’après-demain, quand elle reviendra voir son grand-père, qu’il soit à nouveau comme avant. Elle ne demande pas grand-chose. Juste une journée. Un ultime après-midi à faire des brochettes de licornes, à rire et à regarder des dessins animés. Un moment magique, figé dans le temps.
Après tout, si son grand-père était magicien, peut-elle l’être aussi, elle ?
Elle espère et mange, laisse le bonbon descendre dans son estomac et lui comprimer les entrailles. Le sucre lui redonne un peu de baume au cœur. Après tous les prodiges qu’elle a vu, elle peut espérer.
– Après-demain, murmure-t-elle entre deux bouchées.
– Après-demain, on en refera si tu veux, entend-elle répondre doucement.
Contrainte 1 | Dans une maison close |
Contrainte 2 | Une dague trop petite |
LE POUVOIR DE L’OUBLI
Léthé, Voici mon nom, quel humour ont eu mes parents de me donner ce prénom de mythologie grec qui signifie « Oubli ». Un humour des plus déplaisants, puisque qu’une fois née et nommée ils m’ont déposée au porte d’une grande maison qui leur semblaient, je le suppose, fort belle de l’extérieur. Savaient-ils seulement ce qui s’y déroulait à l’intérieur ? Heureuse fut la patronne des lieux de m’accueillir parmi eux. J’ai sans doute dû être un poids au départ. Quoi que. Les filles me racontent souvent que j’étais une bouffé d’oxygène, qu’elles se seraient presque battues entre elles pour s’occuper de moi et avoir quelques moments de répit, elles avaient alors créé un tableau de tour « de garde ».
Ha oui je ne vous ai pas dit ou j’avais vingt ans plus tôt. Dans une maison close. Et oui hélas de nos jours cela existe encore mais elles sont bien masquées. Etant enfant j’étais cachée aux yeux de tous, personne hormis les personnes qui vivaient ici ne me connaissaient. J’ai vu tant de choses, entendu beaucoup de rumeurs, mais jamais au grand jamais je n’ai donné mon avis ni même parlé.
Manon qui est la femme la plus gentille que je connaisse est comme une mère pour moi. Elles le sont toutes mais elle en particulier. Sans doute parce que c’était la plus jeune a mon arrivé et que j’ai passé la plus grande partie de mon temps avec elle. Elle a une voix douce qui m’apaise lors de mes peurs et de mes cauchemars. Je n’ai jamais quitté pour le moment la partie « vie » de la maison, la partie « travail » m’est complètement interdite, et elle me faire peur, j’entends certaine fille crier et revenir en pleurant.
Et je me demande pourquoi sans cesse elles retournent de l’autre côté. Il y a quoi de l’autre côté. Manon ne me dit rien pour ne pas m’effrayer j’en suis sûre.
G’Yane, est arrivé en pleurs, les mains rouges de sang. Je me suis occupé d’elle lui lavant les mains, le visage, la déshabillant pour lui retirer ses vêtements tout déchirés et lui remettre une tenue plus convenable. Durant tout ce temps elle sanglotait et n’a pas dit un mot. Je la pris dans mes bras un certain temps, elle finit par me raconter son entretien. Son rendez-vous avait lieu dans le bureau jaune me dit-elle celui avec la grande bibliothèque et les fauteuils club couvert de housse jaune, (d’où l’appellation du bureau jaune). La femme qui est venue la voir et dont elle se tait le nom avait un souhait à exaucer. Enfin pensait-elle surement juste pouvoir défouler son esprit auprès de mon amie. G’Yane est de trois ans mon ainée. Cela fait deux ans qu’elle travaille. Moi je commencerai dans quelques jours.
Donc me dit-elle cette femme se plaint de son mari, toujours absent, qui n’a plus d’égard ni de regard pour elle. Hors cette femme semble être aux petits soins pour son mari, elle a d’abord cru qu’il avait une maitresse, et l’avait suivie des jours durant. Elle lui raconta également qu’elle l’avait dernièrement suivie jusqu’ici de ce fait pensant effectivement qu’il venait s’accoquiner. Ce n’est hélas pas le genre de la maison lui avait répondu notre patronne.
Mais si vous le souhaiter vous pouvez discuter avec G’Yane. C’est elle qu’il est venu voir.
Prenant une grande inspiration, G’Yane lui révéla.
-en effet j’ai vu votre mari. Je ne parle normalement jamais de mes clients. Mais pour vous je vais faire une exception.
-ha je le savais que mon mari venait voir une putain.
Sans se laisser distraire G’Yane lui répondit.
-Ha non, je ne vous permets pas. Votre mari est venu pour les mêmes raisons que vous. Il se plaint, de sa femme qui certes fait tout à la maison, de bons petits plats, un logis propre et ranger, une femme qui fait tout pour attirer son regard, il a même peur qu’un homme souhaite vous voler à lui, mais hélas aucun enfant ne git.
La femme en restât bouche bée.
-pourquoi ne m’en parle-t-il pas ? demanda-t-elle les larmes aux yeux.
-Les hommes ont peur. Ils n’osent pas le dire car ils n’aiment pas montrer leur faiblesse.
Au bout d’un moment la tension s’est apaisée, G’Yane proposa une infusion à cette femme devenu si faible et si fragile alors qu’elle pensait en découdre.
Léthé, je me tenais près du bureau à servir deux tasses de thé lorsque je l’ai senti arriver vers moi. Elle a commencé par me traiter de menteuse et de tous les noms possibles et inimaginables. Puis elle m’a sauté à la gorge, je n’arrivais presque plus à respirer. Je n’ai eu d’autre choix que de prendre le coupe papier à portée de main avec un grand geste j’ai planté son ventre.
G’Yane se remit à pleurer et à sangloter de tout part.
-Mais cette femme n’est pas morte ? avec un coupe papier tu l’as juste repoussé.
-Oui je l’ai juste repoussé. Mais je n’avais pas eu le temps de lui dire, de lui dire que son mari était venu me voir pour un vœu. Celui de les aider à concevoir un enfant. Le charme avait déjà opéré. C’est l’enfant qui est mort, l’enfant issu de ma magie est mort de ma main. Plus jamais je ne pourrai aider les gens.
Que vais-je devenir Léthé. Je ne pourrais sans doute plus travailler ici si je ne puis exercer mon pouvoir.
Et là je vous vois avec vos grand yeux. C’est quoi ce lieu, c’est quoi comme maison close.
Ici aucune fille ou homme car des hommes y travaillent aussi et vivent ici aussi de ce prostituent.
Nous sommes une communauté un peu particulière nous avons tous des dons que nous utilisons pour aider la population. G’Yane aide les couple à avoir des enfants par son don de fécondité. Manon de sa voix mélodieuse calme les plus anxieux, cela peut durer plusieurs semaines voir plusieurs mois avant qu’une personne ne revienne la voir, c’est le meilleur antidépresseur qui existe. Sacha et Paul des jumeaux de naissance ont les mêmes dons. Ils réalisent les fantasmes les plus fous de chacun et ceux en toute sécurité.
Je leur ai demandé un jour comment cela fonctionnait. Paul m’a gentiment expliqué.
-Imagine que tu souhaites sortir d’ici.
-ho ça c’est pas compliqué lui dis-je du tac au tac. A part ces murs je ne vois rien, je ne vais même pas faire le marché.
-C’est normale me répondit doucement Sacha, nous ne connaissons pas encore ton pouvoir, ni même si tu en possèdes un. Dans un cas comme dans l’autre cela est trop dangereux pour toi.
Je précise que j’avais douze ans lorsque Paul me montra son don.
– Installe-toi-la. Me dit-il en me montrant le fauteuil mauve a côté de moi.
-et à présent ?
Ferme les yeux et pense à ce que tu souhaites.
Pour une enfant de douze ans jamais sortie de chez elle, ce n’était pas bien compliqué. Les yeux fermé je me mis à voir, à sentirai et ressentir la nature. C’était comme si je me promenais en plein milieux d’un foret. La brise qui soufflait à travers les long cheveux roux, et refroidissait mes joues. L’odeur de l’herbe fraichement coupé de la prairie avoisinante, les oiseaux chantant dans les arbres. Sans oublier ce petit écureuil, sans doute le plus beau souvenir dans ma mémoire à ce jour. Cette petite boule de poile rousses est descendu de sa branche, c’est avancer vers moi. Je me suis accroupie j’ai tendu ma main et il est monté dessus. J’ai guidé ma main portant l’animal près de mon visage, il ma reniflé, fais une petite « léchette » sur le bout du nez. S’en ai ensuite retourné et d’un bon repartie. Lorsque je rouvris les Yeux Paul me souris.
-Voilà à présent tu sais comment cela fonctionne.
-ho c’était formidable. Nous pourrons recommencer un jour.
-Bien sur ma petite Léthé nous le pourrons.
-Et moi quel sera mon pouvoir. ?
-Nous ne le savons pas encore, pour cela il te faudra attendre tes 21 ans.
Depuis ce jours je trépigne d’impatience de savoir comme je pourrais aider les gens mais j’angoisse également d’être une sans pouvoir et de ne rien faire. Enfin rien faire non je sais de cuisine et de ménage. En attendant je profité des enseignements culturels. Ecriture calculs histoire actualité. Bref pas forcement passionnant.
La veille de mes 21 ans la mère Pauline la Patronne est venue me voir dans ma chambre.
-Tien c’est à toi.
-Qu’est-ce c’est ? lui demandais-je.
-Ce collier était dans ton berceau lorsque tu es arrivé chez nous, il est donc normale que tu le récupère. Il peut sans doute être utile à ton pouvoir.
Puis elle sortit de la chambre.
J’observais l’objet. Ce médaillon est assez grand avec un visage féminin dessus. Un camé, j’en ai vue beaucoup dans les livres d’histoire. En y regardant de plus près une étrange petite poigné semble orner le bas du pendentif. Curieuse comme je suis-je tire dessus. J’entends un petit clic. Ce trouve alors dans ma mains gauche le médaillon ouvert et dans ma mains droite, je découvre une toute petite mais alors vraiment toute petite dague. Ce que je n’avais pas vue de suite c’est le petit rouleau ce situant à l’intérieur du médaillon.
Je pose délicatement les objets sur mon lit et prend ce rouleaux. Le déroule et y découvre un petit mot d’une très belle écriture féminine semble-t-il.
Je commence à lire et je vois avec surprise qu’il m’est directement adressé.
Léthé.
Ho ma toute petite puce, tu viens juste de naitre et je ne vais pouvoir te garder auprès de moi. J’en suis vraiment et très sincèrement attristé. Mais je ne peux te garder auprès de moi. Tu as hérité du don de ta grand-mère, et nous ne pouvons donc vivre sous le même toit. Je ne peux en aucun cas avoir de contact avec toi sous peine d’oublier ton existence. Tu trouveras sans doute cela égoïste de ma parts mais je préféré vivre avec le souvenir de toi bébé. De des premier sourire lorsque je te portais te massais jouais avec toi. Plutôt que de vivre avec une enfant qui me sera inconnu au jour le jour. Ce médaillon te revient donc de droit ainsi que cette dague. Oui me dira tu elle est trop petite pour te défendre. Mais ce n’est pas son rôle.
Ho Léthé, ma tendre enfant, enfin je pense que tu dois être une belle jeune femme à l’heure où tu lis ces mots. Tu vas devoir faire des choix difficiles dans la vie. Vois-tu ton prénom Léthé signifie Oubli.
Oubli voici ton pouvoir. Tu peux aider les gens autour de toi hommes femmes enfants à oublier des événements Pour cela la personne face à toi te raconte ce qu’elle a vécu, souvent très souvent ce sera des événements traumatisants, en piquant cette personne après son récit de la dague elle oublie. Elle oublie même pourquoi elle était venue te voir. Cette dague est faite d’un alliage particulier composer de différents métaux et d’une potion d’oubli. Mais prend garde, ne fais pas usage de ton pouvoir sur tous, certaine personne ne mérite pas d’oublier leur actes, ou ce qu’il ont vue et vécu. Il te faudra faire la part des choses.
Prend soins de toi ma petite Léthé,
Ta maman qui t’aime.
J’ai lu et relu cette lettre toute la nuit. Ne comprenant ce qui ce passe. Et avec une certaine compréhension à présent je n’en veux plus à mes parents inconnus. Je vais porter avec fierté mon prénom et ce camé ne quittera jamais le tour de mon cou.
Après une nuit de réflexion, je me suis dit qu’il fallait que je teste ce pouvoir, que je puisse à mon tour enfin aider quelqu’un. Je me suis clisser dans la chambre de G’Yane, lui demandant de me raconter encore son histoire de la veille.
Encore sous le choc, elle me répète qu’a pressent elle ne pourra plus aider personne maintenant qu’elle sait que son dons est corrompue par la mort Je lui demande qui est au courants de cette histoire hormis nous deux. Seule a Patronne me confie-t-elle. Je la serre dans mes bras, je prends la petite dague dissimulée dans le bijou et la pique à l’épaule.
Lorsque je la relâche elle me sourit.
-Joyeux anniversaire Léthé. C’est vraiment un beau présent que ce camé. Il te va fort bien.
-Merci
G’Yane repartie avec le sourire pour aider un nouveau couple qui venais prendre rendez-vous avec elle.
De mon côté une première journée de travail s’annonce.
Contrainte 1 | En salle des maitres |
Contrainte 2 | Une pompe à bonheur |
LA MACHINE A INCONSCIENCE
Les disciples avancent par deux, en rangs serrés pour se réchauffer sous la pluie battante qui frappe la terre battue de la salle de méditation ouverte à tous les vents. Les maîtres les observent, goguenards, prennent des paris sur celui qui craquera le premier. Comme à l’accoutumée, les étudiants plus âgés s’installent au centre, les plus jeunes à la périphérie, profitant ainsi de l’abri sommaire offert par l’avant-toit du patio. Ils s’agenouillent, s’asseyent en tailleur, dans le silence requis et tournent les yeux vers les prêtres, attendent les consignes du jour.
Le bodhisattva de la sagesse se lève et annonce le mantra choisi.
– Répétez après moi, mes petits, le bonheur n’est pas une fin, le bonheur n’est pas le chemin du néant conscient.
Les adolescents baissent la tête et articulent sans bruit les termes indiqués, sans vraiment y réfléchir. Inlassablement, ils réaffirment la doctrine, se vident l’esprit pour n’être plus que mots, abandonnent leurs pensées pour se consacrer entièrement à la prière.
L’un d’eux, encore un enfant, conserve la bouche fermée, regarde ses maîtres d’un air interrogateur, perdu. Les adultes l’ignorent ou froncent les sourcils devant cette insolence. Le plus âgé s’approche, s’accroupit près du gamin et chuchote :
– Tu n’es pas là pour bailler aux corneilles, petit, laisse toi-aller à la parole, laisse-toi bercer par la répétition, tu n’atteindras jamais la conscience à te poser tant de questions.
– Mais, maître, je ne peux dire ce que je ne comprends pas !
– Tu n’es pas là pour comprendre. Soumets-toi au mantra, la conscience s’emparera de toi.
– Mais dire sans comprendre, maître, n’est-ce pas faire preuve d’inconscience ?
– Tu comprendras petit, fais ce qu’on te dit et tu comprendras.
L’enfant baisse la tête et obéit malgré lui, entonne le mantra pour lui impropre à la conscience, répète les mots comme s’ils avaient un sens, se perd dans le silence de sa propre voix. Autour de lui, les élèves oscillent au rythme du dogme, se balancent de verbe en verbe, les yeux fermés, concentrés sur leur souffle. Le petit fait de son mieux mais ne parvient pas à trouver le tempo, n’arrive pas à régler sa respiration sur la prière.
Il ouvre les yeux, regarde autour de lui. On lui répète depuis toujours qu’il faut écouter et obéir, se soumettre, ne poser aucune question. Il ne peut s’empêcher de penser qu’apprendre sans comprendre est inatteignable. Mais l’école des maîtres ne tolère pas son attitude, ses rêves, ses interrogations.
Il remarque la maigreur des disciples, ils sont hâves, cernés de noir et d’épuisement, d’une tristesse infinie. Lui a encore les rondeurs de l’enfance, le regard plein d’espoir et de curiosité, le ventre tendu vers la joie.
Pourtant, il fait de son mieux, il essaie de toutes ses forces de dépasser l’angoisse qui le prend à chaque répétition, à chaque phrase pour lui vide de sens. « Pourquoi refuser le bonheur ? Pourquoi se fermer au monde ? Pourquoi rechercher le néant ? Comment la conscience pourrait-elle naître du vide de l’esprit ? »
Une fois de plus, il fait taire ses pensées, se concentre sur les mots, au-delà de leur sens, sur leur son, sur leur phrasé, la scansion nécessaire. Il inspire profondément, se ferme au reste du monde mais rien n’y fait. Les questions tournent dans sa tête, inlassablement, l’empêchent d’entrer dans la transe. Les larmes piquent ses yeux, il serre les paupières, fait de son mieux pour les retenir mais elles coulent sur ses joues, remplacent la pluie sur sa peau. Un gémissement de frustration lui échappe.
Le bodhisattva de l’éveil se lève, furieux, traverse la cours jusqu’à lui, l’attrape par les cheveux et le traîne loin des autres. L’enfant s’accroche à sa volonté pour ne pas crier, pour ne pas réagir. Cela au moins il sait le faire. Le maître le tire avec force, la douleur déchire l’âme du petit, l’injustice le révolte. Il ne peut rien faire. Il ne doit rien faire. Il se rappelle une fois de plus qu’il doit se taire, qu’il doit faire ce qu’on lui dit, ne jamais résister. Il aimerait tant appeler à l’aide, trouver un peu de compassion dans la maison de la sagesse. Il sait toutefois que c’est vain, qu’il restera seul, que sa solitude est la voie qu’on a choisi pour lui.
Le professeur est sans pitié, sa piété est implacable. L’élève doit se soumettre pour parvenir à l’élévation, se débarrasser de toute émotion, oublier les sensations pour ouvrir la porte de son esprit, qu’il le veuille ou non.
Il est conscient de la souffrance qu’il inflige, il sait à quel point elle est nécessaire, à quel point elle forgera le sage en devenir. Il a vécu cela en son temps, il est passé par chaque étape, dans la joie et l’obéissance. Chaque génération a son mouton noir, celui qui ne se laisse pas aller, celui qui refuse, qui questionne, qui remet le monde en question. Et chaque génération de prêtre doit le forger, le transfigurer.
Arrivé à la salle des maîtres, le sage a un mouvement de recul. Il connaît la marche à suivre, tout disciple l’a vécue. Ce n’est jamais facile. Ce n’est jamais tendre. Mais l’enfant qu’il tient ne peut être abandonné à cet état s’il veut intégrer le temple. Même s’il ne le veut pas. S’il a été choisi, il a le devoir de subir cette manipulation. Il ne connaîtra jamais son destin s’il ne le fait pas. C’est inhumain et il le sait. Mais c’est tellement plus facile que les années d’apprentissage, que la discipline et la connaissance. Tellement plus efficace.
Alors il attache l’enfant à la machine. Il le sangle bien serré dans le fauteuil, le coiffe d’un casque. Son regard sur le petit est empli de pitié, la torture va commencer. Le professeur fait le tour de l’engin, la branche, l’actionne. La pompe vrombit, tremble et l’élève se tend, tous ses muscles se tétanisent, sa bouche s’ouvre sur un hurlement silencieux. Et la machine aspire, impitoyable, se nourrit de tout le bonheur passé, de tout le bonheur à venir.
Le visage de l’enfant perd ses couleurs, perd ses rondeurs. Ses yeux s’écarquillent d’horreur et de douleur. Tout espoir quitte son esprit.
À l’orée de son regard il aperçoit les moulins à prière qui tournent, tournent au rythme de sa perte, et il comprend. La pompe à félicité s’abreuve de son âme, le vide de tous ses espoirs.
Il comprend d’où vient la pâleur de ses condisciples, le néant de leur regard. Pour atteindre la conscience des maîtres, pour connaître le néant divin, il faut perdre son identité.
Contrainte 1 | Un petit animal trop mignon |
C’EST LA VIE
Moustache n’avait pas mérité ça, Jordan en était sûr.
Ses petits yeux expressifs de lapin micro-nain, sa frimousse qui appelait les caresses aussi sûrement qu’un faisan appelle la chevrotine, et même ses pattes velues qui lui chatouillaient le ventre quand il le laissait monter sur lui, gisaient dans un amas gluant d’os et de cervelle, sous un gros caillou maculé.
S’il n’avait pas su dire d’où venait le rocher, l’enfant était sûr, ce jour-là, dans la relative conscience atteinte du haut de ses six ans, que celui qui avait fait ça était un vilain, comme ceux des dessins-animés qu’il regardait mais en pire. Pire que l’affreux renard qui dérobait toujours des choses, pire que le méchant coyote qui courait après l’oiseau bleu, pire, enfin, que le traître qui cassait les toupies de ses amis. Celui qu’il appellerait plus tard « l’Ennemi », « le Méchant » ou plus simplement « Lui », et qui ne l’avait jamais lâché depuis ce jour, entrait alors dans le panthéon des ennemis de l’enfance, et en très bonne place.
L’image du corps désarticulé de cet animal, autrefois si mignon, lui faisait toutefois aujourd’hui, à quinze ans, moins d’effet. De fait, il ne comptait plus le nombre de chiens éviscérés et de chats égorgés que l’Ennemi avait pu semer sur sa route. Quant aux lapins, ses parents n’en achetaient plus : le Méchant les retrouvait tout de suite et ils ne passaient jamais la semaine. Pour résumer, Jordan ne s’attachait plus aux animaux depuis bien longtemps, et la vue du sang le laissait souvent de marbre.
Néanmoins, observer le corps si piteusement broyé de son meilleur ami faisait à Jordan un petit quelque chose.
Quelle idée de se jeter sous un train ?
***
Coupole n’avait pas mérité ça, Kamara en était certaine.
Ce grand regard bête de cochon stellaire, sa gueule grondante qui aimantait les torgnoles aussi sûrement que les ennemis de Mym méritaient de mourir, et même ce corps difforme qui l’incommodait souvent par son odeur, étaient partis, ne laissant qu’une fine pellicule de duvet sur sa paillasse.
Si elle n’avait pas su dire qui l’avait libéré, la contrebandière était sûre, ce jour-là, dans la pleine conscience de sa vie d’adulte, que le type qui avait fait ça allait le payer. Il allait le payer comme tous ceux qui l’avaient emmerdée avant lui. Il allait le payer comme le gars du marché qui lui avait mis une main aux orifices nasaux, comme la fermière d’à-côté qui lui avait reproché de faire trop de bruit, comme, enfin, le questeur zélé qui lui avait demandé de payer ses arriérés. Celui qu’elle appellerait plus tard « l’Emmerdeur », « le Connard » ou, plus simplement, « Machin », et qui ne l’avait jamais lâchée depuis ce jour, entrait alors dans son top 10 des empêcheurs de tourner en rond, à une place plutôt haute en plus.
L’image de ce portail ouvert lui paraissait toutefois aujourd’hui un moindre mal. De fait, elle ne comptait plus les butins que l’Emmerdeur libérait à tours de bras. Quant aux cochons stellaires, elle avait même arrêté d’en capturer, il les faisait évader en moins d’une semaine. Pour résumer, l’activité de Kamara périclitait et elle ne s’émouvait même plus de la libération sauvage de ses prises.
Néanmoins, observer cette sphère intacte après avoir voulu y foutre le feu lui faisait un petit quelque chose.
Quelle idée de sauver une planète ?
***
A trente ans, Jordan, que la nature n’avait pas exactement gâté intellectuellement, s’était aperçu que la théorie de l’Ennemi n’était pas incroyablement logique.
Les cadavres qui s’amoncelaient sur son passage portaient la marque de ses propres agissements (de même, bien souvent, que ses vêtements et ses mains), et malgré l’évidente mauvaise volonté qu’il avait pu mettre à le réaliser, une fois devant le fait accompli ses choix demeuraient restreints.
Entre une vie de cavale et une vie de prison, il avait donc pris la seule décision qui lui paraissait sensée : le suicide. Il était parti loin, très loin dans les bois, armé de la carabine de son père, convaincu qu’une dernière pression – consciente cette fois – sur la gâchette lui permettrait d’en finir avec cette vie de vices involontaires dont il regrettait chaque minute.
Les jambes flageolantes, il s’était assis contre une souche, le canon de l’arme pointé sur sa mâchoire et le doigt prêt sur la détente. Il avait fermé les yeux et avait entrepris de compter jusqu’à dix pour se donner du courage. Toutefois, à deux sa résolution avait commencé à vaciller, à trois, il n’avait plus été si sûr de son choix, et à quatre, il avait même complètement laissé tomber.
Il avait entrepris de se relever en prenant appui sur la carabine, doigt toujours crispé sur la gâchette. La détonation l’avait cueilli d’autant plus violemment qu’il ne s’y attendait pas. Ses muscles s’étaient figés sous la violence du choc et il s’était laissé retomber contre l’arbre qu’il n’avait jamais vraiment quitté.
A trente ans, Jordan, que la nature n’avait pas exactement gâté intellectuellement, s’aperçut en mourant que la nature ne l’avait pas exactement gâté intellectuellement.
***
Dès le lendemain de son acte héroïque, Kamara, que la nature avait dotée d’un cerveau, s’était rendue compte que l’Emmerdeur, c’était elle.
Les pièges et les caméras qu’elle avait placés pour surprendre le Connard ne s’étaient pas déclenchés, elle était seule à pouvoir sauver la planète Miror, et malgré les évidentes difficultés que représentait son problème pour son business, une fois devant le fait accompli ses choix demeuraient restreints.
Entre une vie d’héroïne et une vie passée à capturer des prises qu’elle libérerait aussitôt, elle avait donc pris la seule décision qui lui paraissait sensée : la reconversion dans le meurtre. Elle s’était donc rendue pas très loin, dans une auberge, armée du fusil à éons de sa mère, convaincue qu’une pression – blonde ou brune – lui permettrait d’y voir plus clair dans cette vie de plus en plus dénue de vices, dont elle commençait à regretter les minutes.
Les jambes flageolantes, biturée jusqu’à l’os, elle était sortie du bar, le canon de l’arme tapotant sur son appendice dorsal, la main prête à retenir la bile qui ne manquerait pas de s’échapper d’elle si elle tanguait de trop. Elle avait fermé les yeux et avait entrepris de compter jusqu’à dix pour reprendre ses esprits. Toutefois, à deux son estomac commença à gronder, à trois, elle n’était plus si sûre que son idée soit bonne, et à quatre, elle heurta même violemment le bitume.
La détonation la cueillit d’autant plus violemment qu’elle ne s’y attendait pas. Le coup était parti avec le choc, et son corps se contorsionna contre le goudron d’une planète qu’elle n’avait jamais vraiment quitté.
Dès le soir du lendemain de son acte héroïque, Kamara, que la nature avait dotée d’un cerveau, venait de le griller.
***
Jordan en était sûr, il voyait la fameuse lumière : celle du bout du tunnel.
A ses côtés, il ne s’étonnait pas de voir d’autres hommes, femmes et… créatures, qui se frayaient un chemin en rampant en direction de l’astre iridescent qui semblait vouloir les accueillir. De temps à autre, lorsque l’un des corps parvenait à destination, une sorte d’abat-jour cosmique s’abattait sur l’ouverture et une autre lumière jaillissait, plus loin. Le cortège de cadavres reprenait alors sa route dans une autre direction. Le tout était fastidieux, mais l’un dans l’autre ça passait le temps.
Jordan, dont le corps était bien moins abîmé que celui de ses pseudo-concurrents, prit de vitesse l’essentiel de la cohorte et arriva dans la lumière en même temps qu’un dauphin-mutant qui dégageait une épaisse fumée verdâtre. Ils entrèrent ensemble et aboutirent dans une vaste salle blanche où les attendait une sphère parfaitement noire, flottant dans le vide environnant.
Alors qu’il s’apprêtait à communiquer avec son homologue sidéral, une série d’images s’imposèrent à son esprit d’humain. Il y vit tour à tour des images d’ordinateurs, de drapeaux pirates et lorsqu’il formula interrogativement le mot bug, les images changèrent.
Il jouait aux devinettes avec un démiurge et pour le moment, il s’en sortait plutôt bien.
D’images en images, Jordan recomposa une petite histoire : lui et la créature étrange étant entrés en même temps à cause d’un bug, ils partageraient désormais un destin commun. Dans le cycle de réincarnation qui s’ensuivrait, ils intervertiraient donc régulièrement leurs pulsions.
Jordan voulut objecter que ce truc de réincarnation tournait en boucle et qu’ipso facto, sans la réincarnation, il ne serait pas mort. Néanmoins, le tout était très confus, son cerveau plus très irrigué, et la sphère-machine-chose en face d’eux ne prêta pas cas de ses doutes.
Dans un ignoble bruit de succion, deux trous béants s’ouvrèrent sous les pieds des deux êtres qui disparurent sans un bruit.
***
Lothil en était sûr, il voyait le bout : celui de la journée de boulot.
Seul dans son office, il voyait défiler mâles et femelles de toutes les espèces qui, après s’être laborieusement traîné jusqu’à son bureau, semblaient vouloir bénéficier d’un accueil personnalisé. Chaque fois que la porte quantique se refermait sur eux et qu’on les redirigeait vers un autre guichet, cela signifiait que le temps passait et que le week-end approchait.
Lothil vit donc arriver avec plaisir deux êtres, un mâle et une femelle, qui contemplèrent médusés les contours inexistants de son bureau. Manifestement, ils faisaient partie des organiques de second niveau. Pas très intéressants mais rapides à traiter. Comme ils étaient deux, et pour éviter qu’ils ne souffrent éternellement, il décida de les réincarner avec une petite contrainte.
Pour ne pas perdre de temps en palabres inutiles, il téléversa les images directement dans leurs cervelles primitives et lorsqu’il fut sûr qu’ils eurent compris ce qui allait arriver, il activa mentalement la commande de réincarnation.
Dans un agréable tintement, les poches à réincarnation s’ouvrirent sous les annexes pédestres de ses clients.
Le week-end approchait.
***
Lothil reprit ses esprits.
Il avait souvent des absences ces derniers temps et il commençait à se demander s’il ne vaudrait pas mieux consulter un mécanicien.
Il consulta le journal et vit qu’il venait d’activer la commande de réincarnation. Fait étrange, il ne s’en rappelait pas. Son boulot aux Enfers était épuisant, mais tout cela allait finir par l’inquiéter…
Dans un rire binairement sépulcral, il songea que les prochains êtres allaient souffrir plus encore que d’habitude.
Contrainte 1 | Plein de plumes |
Contrainte 2 | Toutes les 30 minutes |
RISHUKO NO KOKA
La descente du général
MIl était une fois, dans des temps anciens, bien avant l’ère des shoguns, des clans et des samouraïs, un petit village paisible. Situé loin des tourments de la ville et des caprices de la mer, la vie s’y résumait en un bol de riz et une tasse de thé. Aucun ne profitait ou s’esquivait, tous travaillaient et partageaient.
Encaissé dans une vallée venteuse, l’air y était agréable et, de temps en temps, quelques voyageurs hasardeux, suivant les alizés, visitaient ce havre de paix. Aussi, les villageois ne furent pas surpris quand une femme arriva les pieds en sang et vint s’asseoir devant l’arbre sacré : Goshiki kotohime.
—
La femme ne bougea pas de la journée, ni de la suivante, ni celle d’après… Elle méditait, ceinte dans ses haillons de voyages. Les villageois, respectueux la laissèrent en paix et lui apportait à manger, mais jamais elle ne toucha ni au bol de riz ni à la moindre tasse de thé.
Sa seule activité, qui intrigua longuement les villageois, était ses mantras réguliers. Toutes les moitiés d’heures environ, elle récitait ses phrases qu’elle seule devait comprendre. Ce marmonnement dérangea les habitants dans un premier temps, mais au fil des mois, cette mélopée régulière leur servit de repère dans la journée. Au bout d’un moment, ils l’appelèrent Jikan-Josei : la Femme-temps.
—
Les mois passèrent et l’étrangère ne bougeait pas. Elle semblait hors de la réalité, hors des prises des besoins des mortels. Bien vite le village la considéra de nature divine : elle devait être envoyée par les Kamis pour une raison qu’ils ne comprenaient pas. Mais après tout, qui peut comprendre la volonté des Kamis ?
Un jour, un signe apparu pour confirmer cette croyance qui montait. Une plume, portée par le vent, vint se ficher entre ses doigts croisés pour ne plus s’en déloger. Une plume d’or, scintillante comme la foudre, portant la marque des espoirs pieux du village.
—
Dès lors, les gens renforcèrent leur pratique. Les Kamis essayaient de leur parler alors ils s’accorderaient avec eux. La plume coincée évoquait à tous une lame d’or rayonnante, et les plus instruits y virent là la manifestation du dieu des lames de tonnerre et général d’Amateratsu : Futsu-nushi.
En hommage à ce geste divin, un rituel s’instaura parmi les habitants. Tous les mois, chacun porta devant Jikan-Josei une plume d’un blanc éclatant, symbole de la pureté de leur foi. Le duvet d’offrandes était à chaque fois immense, mais les vents le balayaient en quelques jours pour ne laisser que la penne d’or dans les mains de l’étrangère.
—
Un jour, alors que tous s’affairaient dans les champs, le soleil s’obscurcit. De tous temps, les Hommes craignaient les extinctions d’Amateratsu, mais ce jour-ci, dans ce petit village, les gens quittèrent leurs tâches pour se rassembler devant Jikan-Josei. La peur avait laissé place à une joie intense : les Kamis leur parlaient.
Les villageois s’agenouillèrent devant l’étrangère et entonnèrent le mantra qu’elle avait si souvent récité. Au fur et à mesure que leurs voix s’élevaient, des roulements de tonnerre raisonnèrent dans la vallée, le vent siffla entre les rocher, évoquant les épées de Fustsu-nushi ; et soudain ils surent.
Quand le soleil revint et que les habitants se relevèrent, tous les regards se portèrent sur la femme qui méditait. Elle n’avait pas bougé, mais quand un soufle brusque lui retira le pétale d’or des mains, Jikan-Josei cessa d’exister dans une envolée merveilleuse de plumes blanches. Là où elle s’était tenue se trouvait maintenant un miroir sacré orné de fleurs, d’insectes et d’animaux.
Les plus instruits expliquèrent aux autres qu’Amaterastu avait disparue, cachée par l’ombre de son général qui était descendu leur transmettre son savoir et son trésor : le miroir sacré, Kaiju Budo Kagami.
Les villageois changèrent, leurs habitudes et construisirent un lieu de culte dédié à Fustsu-nushi. Ils lui donnèrent le nom de leur village, un nom qui deviendrait un lieu de transmission philosophique et martiale : le temple Katori.
Contrainte 1 | Pendant une canicule |
Contrainte 2 | Un sablier qui étire le temps |
ECLIPSE DE CONSCIENCE
Admenta contempla une énième fois le paysage qui s’offrait à sa vue à travers le filtre teinté qui recouvrait la fenêtre de sa chambre. Comme toujours, le sable ocre qui s’étendait à perte de vue semblait défier le ciel d’azur pâle au sein duquel deux astres solaires régnaient en maîtres. Rares, très rares étaient les nuages qui osaient les seigneurs, à la grande tristesse de la petite fille et de sa sœur ainée, laquelle scrutait inlassablement la moindre trace de blanc dans l’espoir de voir chasser un temps la morosité qui mangeait chaque année un peu plus le regard de sa chère Ada.
La fillette soupira, les yeux dans le vague. Il y a bien longtemps de cela, au cours de l’une de ses rares et très courtes permissions, leur mère leur avait expliqué qu’il n’y avait pas une maison à moins de trente dunes aux alentours. Naturellement, pour elle qui ne quittait jamais les proches environs de leur habitat, cela lui avait semblé obscur, elle n’arrivait pas à imaginer la distance que cela pouvait représenter. Pas plus qu’aujourd’hui d’ailleurs, des années et des années plus tard alors elle s’en tenait à ce que lui avait répondu son père lorsqu’elle lui avait posé la question plus tard, une fois sa mère repartie dans les cieux à bord d’un quelconque vaisseau et lui redescendu : tu vois la ligne plate, là-bas ? C’est l’horizon. Imagine une distance qui fait plein, plein de fois celle-ci. Mais c’est immense, lui avait-elle répondu. Oui. Pour toi, plus particulièrement que pour beaucoup d’autres. Mais le monde, l’univers est grand, Admenta, avait-il ajouté, une pointe de tristesse dans la voix. À l’époque, elle était encore trop jeune pour mesurer combien cette immensité lui demeurerait inconnu. À présent, plus le temps passait et plus elle mesurait combien elle était limitée, combien elle demeurait confinée à proximité de sa maison, piégée par les rayons qui lui brûlaient la peau, à la différence de ses parents et de sa grande sœur qui, eux, pouvaient aller et venir à leur guise. Enfin à leur guise… Persiphée n’était pas aussi libre qu’elle aurait du l’être, cela Adamenta en était consciente malgré son jeune âge. Constamment elle veillait sur elle, en l’absence de leurs parents. C’était elle qui lui préparer à manger, qui la faisait apprendre, qui jouait avec elle, la bordait quand il fallait dormir. Mais par-dessus tout, c’était elle qui vérifiait l’étanchéité de sa combinaison, l’aidait à l’enfiler lorsqu’elle s’autorisait une brève excursion en journée, elle encore qui vérifiait le taux d’UV ambiant et inspectait son corps sur toute les coutures une fois revenues de leurs brèves incartades. Sans aucune possibilité de secours aux alentours, une lourde responsabilité reposait sur ses épaules, responsabilité qui l’empêchait de vivre sa vie, lui donnait des cernes et vieillissait prématurément son visage de jeune femme de dix-neuf ans, mais dont jamais elle ne reportait le poids sur Adamenta.
‒ Ada ! Ada ! Viens ! C’est aujourd’hui, tu te souviens ?
La voix étouffée par les murs semblait venir du fin fond de la cuisine, à en juger par les bruits de casserole qui l’accompagnaient.
‒ J’arrive, répondit la fillette, délaissant sa contemplation, toute mélancolie oubliée.
Aujourd’hui était un grand jour, un jour spécial, un jour probablement unique dans sa vie. Il y a quelque temps, elles avaient reçu un message de leur mère les prévenant qu’un phénomène rarissime allait se produire. L’obscurité allait se répandre dehors, enfin. Jamais cela n’avait eu lieu au cours de leurs existences, et pour cause : le jour régnait en permanence dans leur vie, à des intensités variables. Quand ce n’était pas un soleil qui dardait ses impitoyables rayons sur eux, c’en était deux, comme en ce moment. Et lorsqu’elles voulaient dormir, il leur fallait masquer les fenêtres. Les joies d’avoir trois étoiles de feu, comme disait souvent Persi, le plus souvent lorsqu’elle se croyait seule dans une pièce.
Adamenta écrasa une goutte de sueur sur sa tempe – les périodes à deux astres rendaient la chaleur permanente véritablement insupportable – et se rua hors de sa chambre. Quelques instants plus tard, elle enfilait prestement son casque également teinté ainsi que sa combinaison blanche et se préparait à sortir sous le regard attendri de sa sœur.
*
‒ N’oublie pas, hein. On a pas entendu le message de maman jusqu’au bout alors tu ne restes pas trop longtemps.
– Oui, oui, t’en fais pas, j’te jure que je fais attention comme d’habitude, je ne vais pas plus loin, promis !
Persiphée la regarda un instant droit dans les yeux, un air implacable peint sur son visage fatigué.
– Tu as intérêt, lui répondit-elle des accents de sévérité plein la voix.
– Promiiiiiiiiiis.
En réponse, sa sœur soupira et lui fourra un sablier dans la main.
– Tiens, je te donne quand même ça. Quand le sable est passé du premier triangle au second, c’est qu’il est temps de rentrer, je ne peux pas venir avec toi, j’ai quelque chose qui cuit, et je ne veux pas que tu restes trop longtemps dehors quand même. On a jamais vu ça, on ne sait pas ce qu’il pourrait se passer ajouta-t-elle. Toute à son excitation, Adamenta ne remarqua pas que son timbre volait dans les aigus sur la toute fin de la phrase. Celle-ci ne pensait qu’à sortir et découvrir son petit monde sous un autre jour, celui des déclinaisons d’ombres. Tu as compris ? Je te dessine une croix sur le deuxième triangle, comme ça, tu ne pourras pas confondre les deux.
– D’accord. Je peux y aller maintenant ?!
Persiphorée passa trois fois le scan détecteur de fuites sur toutes les coutures de la combinaison avant de s’autoriser enfin à répondre :
– Vas-y. Ça ne devrait pas tarder maintenant. Sois prudente, s’il te plaît.
Adamenta ne se le fit pas répéter, ouvrit le sas d’entrée et fila sans plus tarder sur le sable, laissant sa sœur derrière elle, partagée entre la fierté de voir sa cadette grandir et prendre des responsabilités en dépit du handicap certain qu’elle portait sur cette planète, et l’inquiétude malgré tout.
*
La fillette, gênée par son attirail, gambada comme elle le peut pendant ce qui lui parut une éternité sous l’intense lumière. Si ce n’est la chaleur suffocante qu’elle détestait, rien ne lui semblait différer de l’ordinaire. Alors qu’elle jouait à faire couler le sable entre ses doigts, et à essayer de faire des dessins dedans, son ombre perdit progressivement en intensité à mesure que l’ocre s’obscurcissait. Elle leva le nez en direction du ciel et en resta béate. Deux tâches noires rognaient petit à petit les disques jaunes. Pour elle qui n’avait jamais rien vu de tel, cela lui semblait magnifique et terrifiant à la fois. Elle ne put détacher son regard du spectacle, jusqu’à ce que les astres se transforment en deux ronds cerclés de lumière. Hypnotisée, elle relâcha le sablier qu’elle tenait dans sa main gauche. Elle ne le vit pas percuter une petite pierre avant d’aller se ficher sur le sable, incliné. Tout autour d’elle, l’ocre se paraît d’une couleur plus sombre, plus terne, tout prenait une dimension fascinante et mystérieuse. Elle avait chaud, très chaud. Et les astres avait disparus. Après tout… elle ne risquait rien à enlever sa combinaison, non ? Elle avait tellement envie de sentir le sable sous ses doigts, sa texture, de toucher cette fleur là-bas, qui semblait si fragile, desséchée, presque morte… tellement envie de sentir la très légère brise du dehors pour la première fois sur sa peau… elle tourna la tête en direction de la maison. Pas très loin, mais suffisamment pour que Persi ne la voit pas désobéir à son ordre implicite de rester sage et prudente. Que disait le sablier ? Tiens, il restait encore plein de sable dans le triangle du haut, tant mieux.
Elle commença par ôter le casque, tout doucement, tout en fixant les astres si beaux ainsi parés de noir. Ce fut une délivrance, un soulagement indicible. Puis, quand elle vit que rien ne se passait, que le monde ne s’écroulait pas sur elle à la vue de cette infraction, elle retira bien vite sa combinaison, avide de nouvelles sensations. Se jeta sur le sable, fit l’ange, savourant sa caresse rêche sur sa peau, s’infiltrant sous ses vêtements. Le temps perdait de sa consistance pour elle, aussi elle jetait de temps en temps des coups d’œil au sablier pour sa rassurer tout en continuant à jouer. Jusqu’à ce que la première cloque ne lui mordit le visage. Affolée, elle s’empara de l’objet tandis qu’une seconde morsure lui arrachait un morceau de son avant-bras droit. Un trou. Le sable du sol s’était infiltré en lui et elle ne l’avait pas vu. Elle leva les yeux vers les astres noirs, et se mit à pleurer sous l’effet de la douleur et de la peur. Eux aussi la maudissaient.
Elle qui était loin de sa maison, livrée à elle-même.
Perdue.