Votes pour le match d’écriture Convention Nationale SF 2016 : « Surmourir »

« SURMOURIR »

Comment ? De quoi de qu’est-ce ? Mais ça n’existe pas ce mot ! Où c’est qu’ils vont chercher des thèmes aussi tordus. Y’a plus qu’à espérer que les auteurs soient tout aussi tordus …

  • Les chagrins d’amour ne durent que le jour
  • Neuf vies
Contrainte 1 Un verre à larmes

LES CHAGRINS D’AMOUR NE DURENT QUE LE JOUR

Samedi 9:47

Dans la cuisine, les chiffres rouges de l’horloge lumineuse le regardent et le narguent.

Comme chaque samedi. Il reste encore quelques minutes, mais il est prêt, que peut-il faire de plus ? S’il reprend un café, il sera trop nerveux et il l’est déjà bien assez.

Mais elle ne sortira pas de chez elle avant 10:00. Elle n’est pas du matin. Elle ne sort jamais avant 10:00.

Elle descend jusqu’au marché aux fleurs, dans l’idée de s’acheter un bouquet puisque personne ne lui en offre jamais. C’est là qu’il l’abordera. Sous un prétexte futile. Il en a plein en stock et, au final, s’il change d’un samedi sur l’autre, ce n’est que pour lui puisqu’elle…

Il la bouscule par hasard et il est vraiment désolé. Ou il lui sourit en croisant son regard. Ou…

Il a réalisé que ce n’était au fond pas très important parce qu’il lui plait et elle a envie de se laisser faire. Pour elle, cela fait désormais plusieurs années qu’elle n’a pas eu d’histoires et elle le regrette assez pour être moins farouche.

Alors…

Alors il va l’aborder, il lui offrira les fleurs qu’elle est venue s’acheter, ils prendront un café puis ils se baladeront le long de la mer, tout à côté, sauf l’été car le soleil tape un peu trop fort et elle ne veut pas bronzer.

Vers midi, il l’invitera à déjeuner. Il sait bien sûr ce qu’elle aime, mais il essaie de varier un peu les restos, déjà pour que les serveurs ne s’habituent pas trop à eux. Il s’est d’ailleurs toujours demandé ce qui se passerait si l’un d’eux les interpellait, genre reconnaissait les « amoureux » qu’il voit souvent le samedi midi.

Chaque après-midi ensuite est un peu différente.

Parfois, au printemps par exemple, ils montent la colline du château et s’assoient sur un banc. Ils regardent la mer, les bateaux, la ville qui s’étend et se répand sur les collines alentour.

En décembre, elle doit faire les boutiques car elle a tant de gens à gâter. Elle a si grand cœur. Elle doit trouver le cadeau idéal pour ses deux neveux qu’elle adore, mais aussi pour des oncles et tantes, des copines chéries, des collègues appréciés…

Il aime sa générosité, son sourire quand elle parle des gens qu’elle aime.

Elle se confie très vite, « comme s’ils se connaissaient depuis toujours » et il aime ça, à chaque fois. Il connaît par cœur le nom des membres de sa famille, de la collègue du bureau d’en face, du petit voisin qui sourit tout le temps, des chats du 2e étage…

Il la connaît si bien, mais il l’écoute toujours comme s’il découvrait, il repose les mêmes questions, il rit aux mêmes remarques…

Il l’aime. Chaque samedi un peu plus.

Chaque samedi, il se lève avec cette même anxiété : et si elle se levait plus tôt ? Ou si elle ne se levait pas car elle avait fait la fête la veille au soir et s’était couchée trop tard ? Si elle ne descendait pas au marché aux fleurs ? Si elle ne répondait pas à son sourire ?

Si elle avait rencontré quelqu’un cette semaine-là ?

C’est déjà arrivé, d’ailleurs, qu’elle s’absente de la ville pour quelques jours. Qu’elle ait la grippe et ne sorte pas.

Ces samedis-là, il a compris que ne pas la voir était forcément bien pire que de recommencer. Ne pas la voir. Ne pas savoir si…

Une fois par semaine.

Pas plus.

Le samedi.

Pourquoi le samedi d’ailleurs ?

C’était un samedi, déjà, la première fois.

Il l’avait rencontrée au marché aux fleurs.

Il sortait d’une histoire et, sur le moment, il aurait bien juré que c’était une rupture « difficile » dont « on ne se remet pas ». Il a dû le jurer d’ailleurs.

Il n’a pas dû faire que jurer…

Qui a-t-il offensé ?

Il s’en souvient, le con, on n’oublie pas ce genre de choses.

Qui a-t-il apostrophé ?

« L’amour n’existe pas ! Ca n’est qu’un leurre ! Plus jamais ! »

On est si définitif quand on pleure.

Il était tout juste 10:00, c’était un samedi d’automne et les rideaux métalliques des commerces grinçaient, comme de vieilles dames qui s’étirent d’une nuit trop courte.

La boutique était au bout du marché, la première quand on arrivait, mais il ne l’avait jamais remarquée avant ?

Il est entré parce que, dans la vitrine, on lui promettait des remèdes miracle et des grigris et qu’il était un de ces jours où on doit croire un peu tout et n’importe quoi, et surtout n’importe quoi.

Il a demandé un « truc pour ne plus jamais aimer ».

Le vieux monsieur, derrière son comptoir, lui a vendu cet affreux verre un peu kitch, forcément inoffensif au vu de sa laideur. Un « verre à larmes ».

« Quand il sera vide, vous n’aimerez plus. »

Était-ce le jeu de lumières ? La boutique mal éclairée ?

Le verre semblait effectivement rempli, ce qui était d’autant plus impossible qu’il l’a rapporté chez lui en l’ayant transporté toute la journée dans son sac en bandoulière.

Et il s’est « vidé » (sérieusement ? N’a-t-il abusé de rien?) tout au long de la semaine jusqu’au samedi où…

C’est donc ce samedi même où il a acheté ce stupide et affreux verre qu’il l’a rencontrée la première fois. Plus exactement, ils se sont tamponnés parce qu’il est sorti trop vite de la boutique et…

Le coup de foudre, c’est vraiment un truc qui n’existe pas, absurde, idiot, mais il l’a tamponnée, a bafouillé une excuse et… elle a juste souri.

Elle a juste souri et…

Parce qu’il sortait d’une histoire « dont il ne pouvait pas se remettre » ?

Il l’a invitée à prendre un café, puis a déjeuné, puis…

Ce soir-là, il l’a simplement raccompagnée chez elle. Il n’était pas si tard, mais il n’avait pas besoin de plus car, après un samedi aussi merveilleux, elle allait forcément le rappeler et n’avaient-ils pas tout leur temps ?

La semaine a passé, le verre a commencé à se vider, elle ne l’a pas rappelé.

Elle ne l’a jamais rappelé.

Il n’a pas voulu pleurer parce que « ne te raconte pas d’histoires, tu la connais à peine ! »

Mais quelques larmes ont coulé, au coin des yeux, rapidement, et le verre n’a jamais été vraiment vide.

Puis, un samedi matin, au marché aux fleurs…

Elle ne l’a pas reconnu.

Honte ? Regret ?

Elle ne le connaissait vraiment pas !

Il a commencé à lui parler. Elle se moquait ?

Elle l’avait oublié…

Il l’a laissé là, meurtri, blessé, il est rentré et a beaucoup pleuré.

Puis il a voulu oublier et, le samedi suivant, au marché aux fleurs, il l’a croisée.

Il lui a souri, elle a répondu à son sourire… comme s’ils se rencontraient pour la première fois. Il lui a offert un café, puis ils ont déjeuné…

Ce soir-là, il a conclu, parce que, bon, pas le premier soir ? Et pourquoi pas le premier soir ?

Il n’est reparti de chez elle que dans l’après-midi du dimanche.

Elle ne l’a pas rappelé.

Elle ne l’a jamais rappelé.

Son cœur est mort. Encore. Il a beaucoup pleuré.

Il a laissé passer quelques samedis et, un matin, au marché aux fleurs…

Elle ne l’a pas reconnu. Elle ne se souvient pas de lui.

Elle ne se souvient jamais de lui.

Une maladie ? Un souci de mémoire à court terme ? A long terme ?

Elle n’a aucun souci !

Elle vit heureuse, elle a des amis, une famille aimante, un bon job.

Elle regrette juste d’être célibataire depuis quelques années maintenant, elle ne fait jamais de rencontres.

Le lundi matin, au boulot, quand chacune raconte son week-end autour du premier café, elle parle de ses vendredis soirs, parfois de ses dimanches…

Le samedi ? Honnêtement, elle ne se souvient plus. Elle a forcément dû faire quelques courses et le ménage, car voilà bien ce qu’on fait le samedi, mais elle a oublié, ça ne devait pas être bien important. Ou elle est peut-être allée au ciné ?

Chaque samedi, il la rencontre. Il lui sourit, il la fait rire, il la séduit.

Il lui fait découvrir de nouveaux restos, il lui offre des fleurs, parfois même une petite robe ou…

Ils vont au cinéma, ils font et refont le tour de la ville. Elle se souvient du film qu’ils ont vu, mais… n’était-elle pas seule ?

Parfois, le samedi soir, elle lui ouvre sa porte et… oh… Il a beau la connaître, il a beau savoir tout ce qu’elle aime…

Qu’il reparte le matin, à midi ou le dimanche soir… elle ne rappellera pas. Elle ne le rappelle jamais.

Tous les dimanches soirs, il meurt.

Le chagrin le dévore et lui brise le cœur. Le verre à larmes, posé près du micro-ondes comme s’il avait été oublié lors de la dernière vaisselle, se remplit.

Il meurt. Il ne pourra pas se relever, il a trop mal, comment peut-on survivre à pareil chagrin ? Comment peut-on verser autant de larmes et se relever ?

Lundi 6:00

Le réveil sonne. Il est temps de se préparer pour partir au boulot.

Elle ne te rappellera pas ! Sèche tes larmes et passe à autre chose !

Elle ne peut pas se souvenir de toi !

Samedi 9:47

Dans la cuisine, les chiffres rouges de l’horloge lumineuse le regardent et le narguent.

Comme chaque samedi. Il reste encore quelques minutes, mais il est prêt, que peut-il faire de plus ? S’il reprend un café, il sera trop nerveux et il l’est déjà bien assez.

Mais elle ne sortira pas de chez elle avant 10:00. Elle n’est pas du matin. Elle ne sort jamais avant 10:00.

Elle descend jusqu’au marché aux fleurs, dans l’idée de s’acheter un bouquet puisque personne ne lui en offre jamais. C’est là qu’il l’abordera. Sous un prétexte futile. Il en a plein en stock et, au final, s’il change d’un samedi sur l’autre, ce n’est que pour lui puisqu’elle…

Contrainte 1 L’action se passe de jour

NEUF VIES

La lueur orangée s’insinue sous mes paupières, me tirant d’un sommeil profond dont j’ai du mal à émerger. J’ai la tête lourde, les membres gourds, la bouche pâteuse. Qu’est-ce que j’ai donc bien pu faire hier soir ? Je me suis bituré, ou quoi ? Je cherche brièvement dans mes souvenirs, mais pas moyen de me rappeler. J’ai vraiment dû me déchirer comme jamais !

J’ouvre les yeux sur un plafond vert, sale. La peinture s’écaille. Sans bouger, je balaie la salle du regard, tout ce qui se trouve dans mon champ de vision. Une chambre anonyme, une table de chevet en métal, du lino gris, un lit de fer avec des draps blancs. Pas de fenêtre, juste une porte.

Je m’inquiète lorsque je réalise que j’ignore complètement où je suis. Il m’est déjà arrivé de me saouler jusqu’à en perdre connaissance, mais jamais au point de ne plus savoir où je suis. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire hier soir ? Je fouille frénétiquement dans mes souvenirs, mais je ne me rappelle pas ce que j’ai fait la veille. Ni l’avant-veille. En fait, je ne me souviens de rien, rien de ce qui me concerne. Mon passé est effacé, envolé. Je réalise avec angoisse que j’ignore même mon propre nom.

J’ai dû avoir un accident. C’est la seule explication possible. Je suis tombé dans le coma, et cette pièce est une chambre d’hôpital. Je suis victime d’amnésie post-traumatique. Oui, c’est probablement cela !

Je me relève avec difficulté. Mes bras, mes jambes, mon corps entier est aussi lourd que du plomb. Une douleur intense me cisaille l’avant-bras gauche alors que je rejette les draps qui me couvre, comme une piqûre de guêpe. Je jette un coup d’œil.

Mon bras est tatoué d’un chiffre neuf, noir, simple, banal. Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ? Je déteste les tatouages, et si j’avais dû m’en faire faire un, j’aurais choisi quelque chose de plus esthétique, au moins ! On croirait un tatouage de camp de concentration ! Le pourtour du chiffre est rouge, la douleur encore vive, il doit être tout récent. On a dû le faire pendant mon inconscience. Est-ce la nouvelle manière de référencer les malades à l’hôpital ?

Brusquement, j’en ai assez. Je ne sais pas ce que c’est que cet hôpital, mais ils vont entendre parler du pays ! J’ignore l’engourdissement qui me paralyse les membres et je me redresse, je me lève, je fais quelques pas. Même pas de sonnette pour appeler une infirmière ! En me dirigeant vers la porte, je m’attends presque à ce qu’elle soit verrouillée. Mais non, elle s’ouvre sur un couloir brillamment éclairé de lumière aux néons.

Personne. Je longe le couloir jusqu’aux escaliers, dépassant des dizaines de portes anonymes. Je descends un étage, puis deux sans rencontrer personne. Quand j’arrive au rez-de-chaussée, j’entre dans un hall inondé de soleil. De grandes verrières laissent entrer la lumière. Le soleil est bas dans le ciel, la journée commence à peine. Et les lieux sont toujours déserts.

Bon. On m’a probablement oublié. Je trouverais probablement quelqu’un dans la rue qui pourra me renseigner, me dire au moins dans quelle ville je me trouve, dans quel pays, en quelle année. Je passe les grandes portes vitrées et débouche sur une petite avenue plantée de platanes, très propre. Déserte. Pas une voiture, pas un passant. Les maisons qui longent l’avenue sont silencieuses. Pas âme qui vive.

Là, je commence vraiment m’inquiéter. Que s’est-il passé ? C’est la fin du monde, ou quoi ? Serai-je le dernier survivant de l’apocalypse ? Au point où j’en suis, je me fiche de mon nom, de l’année et même du tatouage ! Je donnerai n’importe quoi pour rencontrer quelqu’un, n’importe qui !

A peine formulai-je cette pensée qu’un mouvement apparut à la limite de mon champ de vision, comme un éclat métallique, au premier étage d’une maison, aussitôt suivi d’une détonation. Une douleur intense me transperce la poitrine et le choc me jette au sol. Ma chemise se colore presque instantanément de rouge. Je n’arrive pas à en croire mes yeux. On m’a tiré dessus, en plein cœur ! Je vais mourir avant même de comprendre ce qui m’arrive !

Le sang continue à s’écouler, imbibe mes vêtements, commence à gouter sur le trottoir. Une terrible faiblesse s’empare de mes membres, mon champ de vision s’obscurcit. J’aurais aimé avoir une dernière pensée pour mes proches. Ai-je de la famille ? Une femme ? Des enfants ? Je ne sais même pas qui je vais abandonner dans ce monde insensé ! Mais il n’est plus le temps d’y penser. Mes bras qui me soutenaient se dérobe sous moi, et je m’écrase face contre terre.

La souffrance dans mon bras vint supplanter celle de ma poitrine, intense, insoutenable. Je hurle de douleur. Elle dure une, deux trois secondes qui me paraissent une éternité, puis disparait aussi brutalement qu’elle est apparue. Je reste prostré sur le trottoir, dans l’attente de la suite. Dans l’attente de ma mort, mais rien ne se passe. Je réalise alors que je n’ai plus mal à la poitrine non plus.

Je me redresse, m’assoit sur le trottoir, soulève ma chemise. Rien : ni blessure, ni même une cicatrice. S’il n’y avait pas tout ce sang, je croirais avoir rêvé. Réalisant avec retard que celui qui veut ma mort est toujours dans la maison en face, et qu’il risque de se rendre compte d’un moment à l’autre qu’il a raté son coup, je me précipite dans l’hôpital – ou quel que soit le bâtiment dont je viens de sortir. Dans l’abri relatif du hall, je me déshabille et cherche en vain une blessure, dans la poitrine ou ailleurs. Mais je suis indemne.

Par contre, le tatouage n’est plus le même. J’aurais juré qu’il affichait un neuf un instant plus tôt. Mais, désormais, c’est un huit qui a été tatoué.

Je ne me sens pas en sécurité derrière ces verrières. Quoi qu’il se passe, je dois quitter cet endroit ! Prenant mon courage à deux mains, je me jette sur la porte vitrée et, avant que le type en face ait le temps de réagir, je remonte le boulevard en courant comme un dératé. J’entends des coups de feu derrière moi. Une fois. Deux fois. La troisième s’accompagne d’une douleur intense dans les reins qui me jette à terre. Malgré la souffrance, je me relève, péniblement. Je dois arriver hors de portée de tir, avant qu’il parvienne à m’achever. Je fais quelques pas, trébuche encore, me relève. A la troisième fois, je n’y arrive plus. La douleur irradie dans tous mon dos, me paralyse les jambes. Je me sens mourir. Encore.

La douleur dans mon bras se réveille, aussi intense que la première fois, m’arrachant un nouveau cri. Je sais confusément ce qui est en train de se passer, même si je n’arrive pas à l’expliquer : le chiffre huit se transforme en sept. La souffrance dans mes reins disparait. Dès que je m’en sens capable, je me remets sur mes pieds et recommence à courir.

Je ne m’arrête que lorsque le point de côté de ma hanche devient insupportable. Haletant, je me réfugie dans une ruelle entre deux petites maisons pour reprendre mon souffle. Sans y penser, je caresse le tatouage sur mon bras. Je n’ose pas le regarder, mais m’y résous pourtant. Sans surprise, c’est bien le chiffre sept.

Je me croyais seul au monde, et je me rends compte que la seule personne à être dans cet enfer avec moi cherche à me tuer. Et elle y est parvenue. Deux fois. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que je suis immortel ? Non, sinon les nombres ne se décompteraient pas de cette manière. J’ai neuf vies ; du moins, j’en avais en me réveillant ce matin. Je n’en ai plus que sept, désormais. L’homme qui me tire dessus le sait-il ? S’arrêtera-t-il lorsque j’arriverai à zéro ? Ou son objectif est-il de découvrir ce qui se passera au-delà ?

Que se passera-t-il au-delà ?

Un bruit métallique retentit au-dessus de moi, et j’ai à peine le temps de lever les yeux que j’aperçois une petite boîte qui tombe du premier étage d’une maison, droit sur moi. Elle rebondit dans la rue, avec une cacophonie qui semble assourdissante dans le silence de cette ville fantôme. Puis, quand enfin elle s’immobilise, j’ai à peine le temps de reconnaitre une grenade que…

La déflagration est monstrueuse. Dans un tonnerre qui me brise les tympans, je sens mon corps brûler, se démanteler. La souffrance est innommable, et je hurle. Ou du moins, j’essaie, mais impossible de savoir si mon cri retentit vraiment dans cette tempête qui se déchaine autour de moi. Je vois ma jambe droite s’arracher de mon corps, juste avant que des éclats fondent sur mon visage, dans mes yeux. Je suis aveugle, sourd, en mille morceaux. Le tatouage me sauvera-t-il, cette fois, ou a-t-il été endommagé par l’explosion. D’ailleurs, est-ce vraiment lui qui me protège de la mort, ou est-ce un simple instrument de décompte ?

J’ouvre les yeux. Le soleil est haut dans le ciel, il ne doit pas être loin de midi. Ai-je perdu connaissance ? Je ne me souviens pas avoir eu mal au bras, comme les dernières fois, mais ma mort a été si douloureuse que cette souffrance est passée inaperçu auprès des autres. A moins que mon bras n’ait pas été relié au reste de mon corps, et donc à mon centre nerveux, au moment de ma résurrection. En tout cas, je ne sais par quel miracle, je suis entier. Indemne. Et mon bras affiche un six.

Je me remets sur mes pieds et je recommence à courir. Il faut que je quitte cet endroit. Je veux échapper à ces hommes, à la mort à répétition, à la souffrance. Je veux échapper à cette ville insensée, retrouver ma vie d’avant, quelle qu’elle soit. C’est une torture psychologique abominable. Je veux que tout s’arrête !

Face à moi, dans la rue, un grondement retentit et je me fige. Les platanes sagement alignés sont proprement décapités, par une lame invisible qui fonce dans ma direction. Je tourne les talons et fonce dans la direction opposée. Voilà que des forces surnaturelles s’y mettent, maintenant, en plus des tueurs fous ! Alors que la vague se trouve juste derrière moi, je me jette à terre, et je sens le vent frôler mon dos, l’arrière de mon crâne. Je n’ai même pas le temps de me réjouir qu’une nouvelle détonation retentit. Balle dans la tète. La mort est instantanée.

La souffrance dans mon bras me réveille et je me relève. Je sens les larmes monter et je ne peux les retenir. C’est plus fort que moi, je craque ! Je suis en train de mourir, encore et encore, et je ne sais même pas pourquoi ni comment ! J’ai à peine le temps d’entendre un craquement dans mon dos, de me retourner et… la souffrance s’empare de mon abdomen. Un coup d’œil vers le bas, et je vois mes jambes se détacher du reste de mon corps, coupées au niveau du ventre. La lame est revenue vers moi, dans l’autre sens. Ce qu’il reste de mon tronc tombe au sol, mes intestins se déversent dans la rue. J’aurais cru que cette mort-là serait quasi-instantanée, mais à ma grande surprise, elle dure plusieurs dizaines de secondes, une petite éternité de souffrance insoutenable. Je crois que de toutes mes morts, celle-ci est la pire !

J’ouvre les yeux, allongé sur le dos, les yeux rivés au ciel. Le soleil commence à descendre sur l’horizon, l’azur rougit légèrement, les nuages s’assombrissent. C’est étrange de trouver encore de la beauté dans un monde comme celui-là. Cette journée n’en finira-t-elle donc jamais ?

Que se passera-t-il la nuit venue ? Devrais-je courir dans l’obscurité ? Echapper à la mort en aveugle ? Non, je n’ose même pas l’envisager. Je n’en peux plus ! Tout doit se finir, d’une manière ou d’une autre, avant le coucher du soleil. Je sais que je devrais me relever, courir, tenter envers et contre tout de survivre. C’est ce qu’on attend de moi. Mais je m’y refuse. Je ne réagis même pas lorsqu’un nouvel éclat métallique apparait à la fenêtre d’une maison. Une détonation. Une balle dans l’épaule. Une autre dans la tête. Je me laisse tomber et j’attends.

Je jette un coup d’œil à mon bras. Où en sommes-nous au niveau de mes vies, j’en ai perdu le compte. Le tatouage affiche un trois. Déjà ? Je sais que l’ennemi est là-haut et je l’attends. J’attends qu’il me tue encore. J’attends de voir s’il continuera de me tuer quand ma vie atteindra le zéro.

Nouvelle balle dans la tête. Au moins, il ne vise pas trop mal, celui-là. Deux. J’attends. D’autres éclats métalliques apparaissent, à d’autres fenêtre. Des mitraillettes retentissent. Des dizaines de balles me transpercent le corps. Je mets néanmoins plus de temps à mourir, mais l’objectif est atteint. Un.

Le soleil est bas et le ciel s’enflamme. Vite, finissons-en avant la nuit ! Une grenade est lancée, un peu trop loin de moi pour me démembrer comme la dernière fois, mais un éclat me transperce l’œil jusqu’au cerveau. Mort instantanée. Le tatouage affiche zéro.

L’heure de vérité. Tout devrait se finir à présent, la nuit va bientôt arriver. Mais, curieusement, tout est calme. J’ai l’impression que mon ennemi se frustre de me voir aussi passif. Tant pis, s’il ne veut pas conclure, je le ferais à sa place. La lame a détruit les platanes, les démantelant en tronçons de bois. J’en prends un particulièrement pointu, le pointe vers ma poitrine. Coup d’œil aux fenêtres. Toujours pas de réaction. La nuit arrive doucement.

Je m’enfonce le bois dans le cœur.

‑ Sale con ! C’est pas juste ! C’est de l’antijeu !

J’ouvre les yeux. Je suis dans une pièce sombre, dans un fauteuil, face à une batterie d’ordinateurs. Des câbles sont fixés sur mon front, reliés aux machines. Et un homme grand, obèse, barbu fonce sur moi avec colère.

Je me souviens de lui. C’est Hervé, mon associé ! On a monté notre propre boîte de jeux vidéo, et on bosse sur les jeux virtuels. C’était le premier test béta. Les décors sont encore un peu simplistes, mais on voulait tester le système de décompte des vies. Avec un peu de temps, on pourrait ajouter des personnages non joueurs, des décors plus travaillés, des…

‑ Pourquoi tu t’es suicidé ! T’aurais au moins pu me laisser te finir !

Je secoue la tête, dépité.

‑ Il y a un dysfonctionnement, Hervé. Le jeu m’a effacé la mémoire, je… je ne savais plus où j’étais…

Il resta un moment figé, me dévisageant avec intensité, réalisant les implications de ce que j’étais en train de lui révéler.

‑ Tu veux dire… Je tu ne savais pas que c’était un jeu. Tu as vraiment cru que t’étais en train de mourir ?

‑ A mon avis, il vaut mieux faire quelques réglages. En tout cas, ne compte plus sur moi pour faire encore le testeur béta !

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