Votes pour le match d’écriture Utopiales 2024 – « Un nouveau sens et tout est foutu »

Voici un thème qui peut se prêter au double sens, au contre-sens, voire tomber pour le sens. Les candidats auront-il fait preuve de sens pratique, ou leur sixième sens leur aura-t-elle soufflé une approche originale? A mon sens en tous cas, cela présage de belles lectures.

 

 

 

 

  • Si l’homme est un loup pour l’homme, qu’en est-il du loup aujourd’hui?
  • Pris à son propre jeu.
  • Kate 328
  • La machine mythique
  • Le Voyageur à la Rose
  • Perfection sensorielle.

Contrainte :



Si l’homme est un loup pour l’homme, qu’en est-il du loup aujourd’hui?

Tout commença par de simples boutons, une expérience linguistique par laquelle des enfants sur le spectre du trouble autistique utilisèrent de boutons pour donner une voix à leur pensée. Fort de ce succès, une orthophoniste américaine utilisa ces mêmes boutons pour son chien, Bunny. A chaque phrase utilisée, l’orthophoniste utilisait les boutons pour mettre des sons sur des actions et des contextes. Un jour, Bunny appuya sur son premier bouton pour simplement demander à sortir. Quelques mois plus tard, Bunny exprima ses premiers rêves sur Instagram. C’était le premier exemple qui fit réellement germer dans l’esprit de l’humanité la complexité de la pensée animale et insuffla l’espoir de l’égalité des espèces et du mouvement spéciste.

Bunny fut l’un des premiers militants des espèces animales. Son exo-cortex, développé par Neuralink, lui permit alors d ‘exprimer une pensée complexe dans laquelle l’incompréhension humaine grandissante était supplantée par l’adhésion exponentielle des animaux. Les animaux, plus nombreux, plus spécialisés, plus engagés, plus idéalistes, menaient petit à petit les idées.

Avez-vous déjà ressentit ce moment où un mot vous échappe, quand le sens du mot que vous vouliez partager n’est pas exact ? Imaginiez-vous un jour qu’un mot n’aurait plus cette ambiguïté, que votre pensée serait toujours transmise parfaitement. L’humain n’y est jamais arrivé, son cerveau était devenu trop inadapté pour que Neuralink puisse y ajouter un cervo-cortex. Les animaux communiquaient de façon limpide, chaque mot avait un nouveau sens, précis, désambigüisé compris de tous sauf des humains. La terre pouvait alors avancer et élire un gouvernement dans lequel les cerv-animaux solutionnaient les problèmes que les humains avaient créés. Les mots nous échappaient, leur sens avec. Nous étions de plus en plus écartés des enjeux. Nous ne pouvions plus participer au débat, ne comprenant pas les subtilités langagières partagées de tous.

L’égalité des espèces alors utopie humaine devint alors clairement une dystopie dans laquelle nous n’avions plus une place de choix. Les cerv-animaux passaient un temps infini à éclairer l’humain qui n’avait jamais pu sortir de sa caverne. Le temps était à l’action animale et à l’inaction humaine. L’humain était devenu l’incompréhension, nous resterions les derniers représentants de ce concept par ce mot. Le réchauffement climatique fut réglé par l’anthroposophie. La communication et la philosophie animale ont permis de sauver le monde là où l’humanité a failli.

J’écris aujourd’hui mon dernier texte. Le parti spéciste (comprenez anti-humain) et son représentant le président Loup, viennent d’interdire l’ambiguïté. Les textes humains seront dès demain interdits et je comprends malheureusement que je resterai humain.

Contrainte :

Pris à son propre jeu.

Tout est calme. L’eau, les hommes, les machines. Peut-être un peu trop calme. L’adage ne dit-il pas que le calme précède la tempête ? 

Une cinquantaine de navires de guerre, tout en métal noir, fendent les eaux obscures du monde. Presque mille soldats sont partis en mission militaire pour leur royaume, Attar. Attar était autrefois une grande puissance industrielle, aujourd’hui ne restent plus que leurs machines de guerre, redoutables et impardonnables, seules témoins de leur gloire passée. Le peu de puissance qu’il reste au royaume, celui-ci l’utilise pour défaire l’invasion de son ennemi historique : l’empire du Soleil. 

Plus qu’une nécessité de survie – un royaume comme celui d’Attar, sur le déclin, finit inévitablement par être annexé sinon envahi par un royaume voisin – cette démonstration de puissance militaire représente pour le royaume sa dernière chance de défendre son honneur avant de voir sa fin arrivée. 

En effet, l’empereur du Soleil, glorieux et arrogant, a bien connu dans sa jeunesse le roi d’Attar, tous deux sont en réalité cousins éloignés au second degré du côté paternel pour le roi et maternel pour l’empereur. Il a toujours été observé dans leur grande famille que l’empereur du Soleil avait et aurait toujours ce je ne sais quoi qui attire les femmes, je ne sais quoi qui lui a valu d’épouser la très belle et convoitée Aphrodite ; quand le roi avait lui une intelligence qui lui permettrait de naviguer sans peine sur l’essor industriel et économique du monde. Le roi d’Attar a, depuis le mariage de l’empereur et d’Aphrodite, entretenu une haine irrationnelle à l’égard de son cousin éloigné sans que celui-ci ne comprenne pourquoi. 

 

Un navire de guerre, plus imposant que ceux qui le précèdent, guide l’opération militaire d’Attar. Le Chef de l’opération ainsi que la cartologue royale sont en discussion dans la salle de réunion de ce navire. Ils sont penchés sur des cartes anciennes qui s’étalent sur plusieurs mètres.

“Oui, oui c’est bien ça, si on en croit la boussole et le compas alors nous sommes au bon endroit. Non mieux, je suis formelle, nous sommes sur la bonne voie. Ces outils ne mentent pas, jamais ! Ils sont la fierté du royaume d’Attar, nous sommes après tout bien connus pour nos compétences industrielles, dont je suis extrêmement fière et…” Mme A. Lenvers, la cartologue royale, fut interrompue brusquement par le Chef de l’opération.

“C’est très bien tout ça, mais vous auriez pu vous en tenir à ”oui nous sommes sur la bonne voie” et j’en aurais été tout aussi heureux Mme Lanver.” Soupira le Chef.

“Mais tout de même Chef, n’êtes vous pas reconnaissant de faire partie d’un royaume aussi glorieux que le nôtre ? Nous sommes tellement avant-gardistes, tenez pas un royaume aux alentours ne possède nos outils de mesures avancés. D’ailleurs la plupart des autres royaumes n’oseraient s’aventurer comme nous le faisons sur les eaux inexplorées, ils auraient trop peur de se perdre. Mais nous, à Attar, nous n’avons pas peur de l’inconnu car nous le domptons grâce à l’innovation technologique, nous…” La cartologue royale fut une fois de plus interrompue par le Chef.

“Oui oui j’ai compris, vous adorez votre royaume…” Commença le Chef déjà ennuyé par la réunion.

“Notre royaume vous voulez dire, c’est aussi le vôtre !” L’interrompit la femme avec enthousiasme.

Le Chef lui jeta un regard noir.

“Pardon Chef, je ne voulais pas vous interrompre.” Se reprit Mme Lenvers en baissant la tête.

“Oui bon, à quelle distance sommes nous des frontières de l’empire du Soleil ? Cela va faire vingt jours que nous naviguons et si les cartes et vos outils si fabuleux disent la vérité nous devrions atteindre les frontières aujourd’hui. J’aimerais quand même pouvoir rentrer chez moi et je suis sûr que vous aussi.” Demanda le Chef.

La cartologue se mit à fouiller entre les cartes, à déplacer les outils jusqu’à trouver un vieux carnet en cuir sur lequel elle tient des notes. Elle ajusta ses lunettes aux verres épais sur son nez et se pencha sur les lignes noirs du carnet en marmonnant. Le Chef se mit à faire les cent pas dans la cabine en regardant nerveusement les cartes et ne rêvant que de son chez-lui, sur la terre ferme avec un bon repas, pas une bouillie infâme de celle qu’on sert sur ces navires.

“Ah voilà ! Alors oui vous avez raison Chef, c’est aujourd’hui que nous arrivons aux frontières de l’empire du Soleil, après avoir contourné notre royaume et le royaume voisin Eris.” Affirma la Cartologue.

Au même moment le téléphone de la cabine sonna. Le Chef se dirigea vers le combiné et décrocha.

“Soldat Havauz Ordre au rapport.” Une voix masculine et solennelle sortie du combiné.

“Chef, je vous écoute”

“L’équipe de patrouille du navire B6 affirme avoir vu des côtes terrestres droit devant nous. Nous avons vérifié, les côtes sont à portée de tirs de missiles.”

“Bien reçu, attendez un ordre de ma part avant de tirer, je vais en informer le roi Sa Majesté.” Indiqua le Chef.

Il remit le téléphone en place et se tourna vers la cartologue royale avec un grand sourire, peut-être même le premier sourire qu’il offrit à la Mme Lenvers depuis le début de leur expédition.

“Nous voilà arrivés !” Annonça-t-il “Et je vous demanderais de ne pas commencer un autre de vos monologues, je vais contacter immédiatement le roi Sa Majesté.”

La cartologue ravala ses mots et se replia sur son carnet, gribouillant ce qu’elle ne pouvait pas dire.

Les touches du téléphones résonnèrent dans le silence pendant que le Chef composait le numéro de la ligne royale. Le roi d’Attar était resté sur les terres de son royaume afin de continuer à diriger royalement son peuple.

“Ligne royale pour le roi d’Attar j’écoute.” Une voix féminine s’échappa du combiné.

“Ici le Chef de l’opération militaire maritime visant à attaquer les frontières de l’empire du Soleil au rapport.” Annonça solennellement le Chef.

“Je vous transfère immédiatement sur la ligne privée du roi.”

Un moment de silence entrecoupé de bips sonores résonna dans la cabine du navire.

“Ici le roi d’Attar.” Annonça une voix puissante et bourrue.

“Bonjour Votre Majesté, ici Chef au rapport concernant l’opération à l’encontre de l’empire du Soleil…” Commença le Chef.

“L’empire du Soleil” S’emporta le roi “qu’ils sombrent avec leur vanité et leur orgueil ! Lui et sa femme qu’ils ne me demandent pas de les épargner. Si je ne peux pas l’avoir personne ne l’aura !”.

Le Chef surpris par cet élan de colère royal ne sut que répondre.

“J’espère que l’opération se déroule comme prévu, d’ailleurs où en sommes nous dans cette opération ?” Reprit le roi comme s’il ne s’était rien passé.

“Euh” Bégaya le Chef face au comportement lunatique de son souverain “Alors oui, nous en sommes arrivés, enfin je veux dire nous sommes arrivés face aux frontières de l’empire et les navires sont à distance de tirs de missiles. Devons-nous démarrer les hostilités Votre Majesté ?”

“Avez-vous leur palais en ligne de mir ? Vous savez cette affreuse création architecturale soi-disant moderne pour son époque. J’ai entendu dire que l’empereur et sa femme, la très prétentieuse Aphrodite, était tous deux en train de séjourner dans le palais. J’aimerais beaucoup m’endormir ce soir en sachant qu’ils ne font plus partis de mon quotidien.”

Une fois de plus, le Chef ne sut que répondre. Comme le roi ne reprenait pas la discussion, il en déduit qu’il attendait réellement une réponse.

“Nous n’avons pas le palais précisément en ligne de mire mais je peux vous assurer que le dégâts que nous leur infligerons depuis notre position seront irrécupérables pour leur empire.” Tenta aussi sérieusement que possible le Chef.

“Alors vous avez ma bénédiction ! Mais essayez quand même de viser le palais si jamais vous arrivez à le voir.” Sur ces derniers mots le roi raccrocha.

Le Chef, toujours étonné par la personnalité versatile de son souverain, se mit à composer la ligne de communication des navires.

“A tous les navires, ici votre Chef, nous sommes aux frontières de l’empire du Soleil. Le roi Sa Majesté vient de nous donner sa permission pour attaquer l’empire. Parez les missiles et ouvrez le feu !” Ordonna le Chef.

 

Caché dans son château, le roi Attar dégustait copieusement de gourmandes pâtisseries quand un tremblement de terre soudain secoua la région tout entière.

“Sire, nous sommes attaqués ! Et par nos propres navires !” Hurla la secrétaire royale.

“Non ! Les imbéciles ils ont dû se tromper de route. Je savais qu’il était trop tôt pour commercialiser cette boussole, comme tout le reste. Ils vont rire de moi. Je ne veux pas finir ainsi. Aphrodite pourquoi aimes-tu celui que je ne suis pas !”.

Pendant qu’il parlait son personnel s’était précipité en dehors du château. Un dernier missile sifflait, visant le château du roi, qui lui était pris à son propre jeu.

Contrainte :

Kate 328

Le néon synthésolaire s’éclaire graduellement dans la chambre et Kate 328 finit par ouvrir les yeux. Encore une nuit compliquée, torturée de ruminations et de cauchemars la laisse, à nouveau, au matin transi d’une désagréable sensation d’acidité.

Une main sur les yeux dans un soupir, l’autre enfoncée dans le tissu rêche du matelas elle écoute distraitement les annonces diffusées dans son appartement comme, d’ailleurs, dans chaque foyer de la ville.

La voix monotone déclame en boucle les formulations habituelles de sa litanie sempiternelle :

« L’Ordre prime. Le désordre est dangereux. L’harmonie est collective. Le bonheur c’est le Nous. Nous sommes Ensemble … »

Voilà plusieurs semaines qu’elle ne prend plus les NTPilz. Les pilules de Nuit tranquille, soi-disant, permettant à chacun de s’éveiller pleinement reposé. C’est en tout cas ce que chaque module d’école assène aux citoyens d’Ions dès la plus tendre enfance.

A vrai dire pour l’instant, Kate 328 regrette assez d’avoir suivi ce conseil chuchoté par son ancienne collègue Marie 420. Son sommeil s’est progressivement détérioré depuis et il devient de plus en plus dur de cacher la fatigue et l’éternelle fébrilité anxieuse qui ne semble plus la quitter.

Il faut dire qu’elle l’entend à présent sans cesse et surtout sans répit, cette voix qui psalmonie de jour comme de nuit.

« Ordre…Harmonie…collective…Bonheur…. Nous… Ensemble… »

C’est à rendre folle. Ces phrases, ces mots, ils rythment la vie d’Ions depuis toujours mais auparavant c’est comme si elle ne les entendait pas vraiment. Comme un bruit de fond permanent auquel on ne fait plus attention. Maintenant, et surtout la nuit, ils semblent omniprésents, presque tangibles, ils l’envahissent, ils grouillent. Au moindre relâchement de son esprit, ils s’engouffrent et s’agrippent, empêchant la moindre autre pensée vagabonde de s’installer.

Avec un grognement rageur, Kate 328 s’arrache finalement aux draps pour poursuivre son rituel matinal. La douche chaude arrive à peine à l’apaiser mais les sachets Nutritifs arome café lui donnent suffisamment d’énergie pour affronter l’extérieur.

Une fois le masque et la combinaison des citoyens d’Ions enfilés, elle s’aventure dans la rue, pressant le pas vers le Collectif A-12.

Elle y a été rattachée à maturité après le module formation, soit vers 15ans. Elle y exerce une activité de triage des données. Des données sur quoi et pour quoi ? Elle ne le sait pas vraiment. On ne lui a jamais expliqué et elle n’a jamais demandé. Elle ne sait que ce que chacun sait à Ions : Elle travaille pour le Collectif. Le travail est collectif. Chacun n’est qu’un membre d’un Tout. Ions fonctionne ainsi.

Mais voilà qu’elle manque de se cogner dans la personne marchant devant elle dans la rue. Ses pensées sont dangereuses, se morigène t’elle.

Alors qu’elle se laisse aller à réfléchir sur le sens de son travail, elle se désynchronise du rythme de la marche étrangement partagée par chaque anonyme masqué par les combinaisons de citoyens d’Ions.

Elle accueille d’ailleurs comme un soulagement d’arriver enfin au Collectif A-12. Ici le son de la voix ininterrompue est moins fort. De plus, son travail lui est presque reposant tant il est fait machinalement et lui permet d’occuper suffisamment son esprit pour ne plus laisser la voix s’agripper à ses pensées.

Kate 328 s’installe rapidement à un espace de triage collectif et allume l’interface comme répété chaque jour ces 20 dernières années. Elle s’absorbe alors très rapidement dans sa tâche, oubliant le temps, la voix et tout ce qui l’entoure. Soudain une main se pose sur la sienne l’espace d’une seconde et la sort de sa transe dans un sursaut.

Le contact physique n’est pas autorisé. C’est l’un des interdits les plus importants de la société d’Ions et c’est d’autant plus vrai et dangereux au travail. Kate 328, encore sous le choc de cette agression, relève la tête rapidement pour voir qui est la personne qui prend ce risque. Mais elle n’aperçoit alors que la silhouette d’un anonyme en combinaison de citoyen qui s’éloigne déjà d’un pas neutre vers les portes.

Un rapide regard effaré aux alentours, la rassérène quelques peu en découvrant que personne ne semble s’être aperçue de rien. Pourtant sa fébrilité l’envahie à nouveau alors qu’elle découvre dans sa main un mot unique, griffonné sur un morceau de papier.

« Fuis »

Le mot est signé d’un M. Marie ! Marie 420 ! Cela ne peut être qu’elle. Et si Marie dit de fuir, c’est qu’il faut fuir. Qui ? Quand ? Où ou même pourquoi ? Kate 328 n’en a pas la moindre idée. Pourtant elle se redresse et se dirige vers la porte d’un pas qu’elle souhaite suffisamment neutre pour ne pas attirer l’attention.

Elle franchit le seuil et commence à remonter la longue rue, la seule qu’elle arpente matin et soir. Le cœur battant à tout rompre, l’esprit en feu. La voix diffusée dans la rue semble plus omniprésente que jamais. Plus forte.

D’ailleurs, le ton semble même avoir changé et les paroles…

« L’Ordre prime. Le désordre sera écrasé. Le Collectif est Harmonie. Le bonheur c’est le Nous. Nous sommes Ensemble. Aujourd’hui, plus que jamais. Le Tout débute aujourd’hui le Collectif en Nous. »

Un éclair de douleur vrilla soudain la tête de Kate 328, stoppant nette sa marche comme celle de chaque anonyme dans la rue. Une fois celle-ci estompée aussi rapidement qu’elle était apparue, une étrange sensation s’empara d’elle… Comme si ses pensées étaient extirpées de son esprit et éparpillées aux vents, emportées par la voix redevenue lancinante et omniprésente.

« L’Ordre prime. Le désordre sera écrasé. Le Collectif est Harmonie. Le bonheur c’est le Nous. Nous sommes Ensemble. »

Son effarement et son angoisse se firent croissants tandis qu’elle s’aperçu que toutes les autres personnes de la rue semblaient se tourner vers elle et la regarder. Son plus proche voisin se mit à tenter de l’agripper brisant le taboo du contact :

« Pourquoi vous pensez si fort ? Arrêtez de créer du désordre ! »

La foule anonyme et menaçante se mit alors à s’approcher, gagnant en densité et en vocifération.

« Le désordre sera écrasé ! L’Ordre prime ! »

Sans parvenir à réagir, Kate se fit alors engloutir par la foule humaine tandis qu’elle découvrit avec un éclair de lucidité que les vociférations l’avaient frappées également dans son esprit dans un espace de pensée à présent aussi public que la rue.

Contrainte 1 :

Une gare nomade

Contrainte 2 :  La machine à dessaler le beurre



 

 

La machine mythique

Prune regardait son assiette avec désespoir. Comme chaque repas depuis sa plus tendre enfance, elle se trouvait prise en étau entre deux options : manger ou mourir de faim. Et, là où d’autres trouveraient la réponse des plus évidentes, elle se trouvait à songer que peut-être la mort par inanition était préférable.

Rien, et elle pesait ses mots en le disant, rien n’était dépourvu de sel. Pas même les fruits. D’ailleurs son prénom, Prune, tenait de l’exotique, le seul aliment dépourvu de sel qui avait jamais été consommé dans le royaume. Un fruit un jour arrivé par un voyageur égaré là, qui avait vite pris la poudre d’escampette en découvrant la gastronomie locale.

— Mange, où je te le ressers froid au prochain repas, et ça sera très mauvais.

Prune soupira. La menace avait tout de vide pour elle qui trouvait déjà son repas guère appétissant chaud. Enfin, ce serait probablement pire froid, on sentirait encore plus le sel.

Du bout des lèvres, elle porta une fourchette à sa bouche. La première sensation fut l’agression du sel sur ses lèvres gercées.

Un boom assourdissant lui fit reposer sa fourchette et se retourner sur sa mère. Elle était là, couchée au sol, les mains crispées sur son cœur. Terrorisée, probablement un peu soulagée aussi d’avoir une bonne excuse d’abandonner son assiette, Prune se précipita au chevet de sa mère.

— Prune, souffla sa mère. La prophétie.

Cette dernière lui attrapa le poignet, le visage soudain grave. Légèrement bleui, aussi, par le manque d’oxygène qui se faisait croissant.

— La machine à dessaler.

— Michelle !

Le père de Prune entra dans la pièce, se précipita auprès de sa mère et la redressa en lui tapant dans le dos. Cette dernière cracha un morceau de pain qui vola à travers la pièce et cette dernière retrouva son rose naturel.

Prune cligna des yeux, ne comprenant pas ce qu’il venait de se passer. Enfin, si, de toute évidence sa mère n’était pas morte dans d’atroces souffrances. Mais… Elle avait parlé d’une prophétie, et d’une machine à dessaler ? Voilà qui avait définitivement piqué son intérêt.

— Tu as parlé de quelque chose, maman, quand tu étouffais, tenta-t-elle.

Cette dernière secoua la tête.

— Oh, ce n’est rien, juste de la panique. J’ai bien cru que j’allais y passer. Allez, va dans ta chambre, va.

Prune ne se fit pas prier, abandonnant là le repas.

Ses parents étaient de ceux qui aimaient encore plus le sel que la moyenne. C’est à dire qu’il ne leur suffisait pas que tout ce que la terre et les animaux produisaient en ce royaume soit naturellement salé, allant même jusqu’à l’eau. Non, il fallait rajouter une quantité notable de sel à chaque assiette.

Prune se retrancha dans sa chambre où elle attrapa une des pommes de sa réserve pour les repas particulièrement difficiles. Elle avait mis du temps à identifier l’arbre le moins salé du village et prenait soin d’en récolter le plus de pommes possibles quand elles arrivaient à maturité. Le goût était suffisamment subtil pour qu’elle arrive à en faire abstraction et les manger.

Tandis qu’elle croquait distraitement dans sa pomme, elle repensa à ce que sa mère avait dit. Hors de question de laisser tomber alors qu’on avait évoqué une machine à dessaler.

— Si maman ne veut pas en parler, je dois bien pouvoir trouver ça à la bibliothèque.

Après un coup d’œil par la fenêtre pour confirmer qu’il faisait encore jour, Prune enfila une capeline et fila de la maison après un bisous à sa mère. Elle rejoignit le cœur du village d’un bon pas, légère pour la première fois de sa vie. Une machine à dessaler. Si cela pouvait vraiment exister, cela changerait tout. Elle pourrait enfin manger ! Et puis, l’on disait que tout ce sel rendait le sang trop épais et difficile à pomper. Que cela faisait mourir les habitants du royaume jeunes, toujours de crises cardiaques. Mais personne n’y avait jamais rien fait. C’est comme ça, qu’on disait, la terre était riche en sel et tout ce qui vivait là devait en dire autant. Les vaches aussi avait le sang plein de sel, comme leur lait. La viande de cochon était salée à souhait et les chiens de berger ne vivaient jamais bien longtemps. Il n’y avait pas une seule source d’eau sans sel dans tout le royaume, alors le moindre légume ou fruit en était tout autant gorgé.

Prune n’aurait pas pu naitre dans pire endroit, pour quelqu’un qui détestait le sel.

En arrivant à la bibliothèque, elle salua joyeusement la responsable des lieux.

— Dites-moi, j’ai entendu parler d’un truc, j’aimerais bien savoir s’il y a quelque chose dessus. Ça serait une prophétie, à propos d’une machine à dessaler…

— La terre, oui ! compléta la bibliothécaire. Bien sûr que j’ai, la prophétie la plus débattue du royaume. Je suis étonnée que tu ne la connaisses pas d’ailleurs, je crois bien qu’ils l’enseignent en classe, normalement.

— Je rate souvent l’école, souffla Prune.

Quand on ne mange presque pas, cela vient avec quelques effets secondaires…

— Oh, bichette. Viens, je te montre.

La bibliothécaire s’engagea joyeusement dans ses rayonnages où elle attrapa un ouvrage épais qu’elle posa sur une table.

— Tu vas voir, la prophétie, c’est vite vu, le reste c’est juste des discussions philosophiques autour de son sens.

Prune fixa la bibliothécaire avec perplexité.

— Lis, tu comprendras.

Avec déférence, la jeune fille ouvrit l’ouvrage à la première page où s’étalait un court paragraphe, posé-là en plein milieu :

Un jour naitra un enfant qui n’aime pas le sel. Cet enfant grandira dans le désamour de la nourriture dans un royaume où le sel coule à flots. Mais cet enfant deviendra un héros. Car quand l’hypertension commencera à clamer des vies, il lui faudra trouver la machine à dessaler la terre. Lui seul saura localiser la gare nomade et emprunter le train vers un paradis béni où des divinités molles et hypotendues lui offriront la machine avec bonheur.

Prune resta un long moment à fixer la page et ces quelques lignes. Une enfant qui n’aime pas le sel, c’était elle, non ? Pourtant, les prophéties, ce n’était pas censé être un truc super flou et difficile à interpréter ? Et où on n’était jamais vraiment sûr à cent pour cent de qui était l’élu tant qu’il n’avait pas sauvé le royaume ?

Elle secoua la tête, tourna la page. Et compris le débat.

Forcément, un royaume d’adorateurs du sel serait perplexe à l’idée qu’il faille les en sauver. Ou que l’on puisse vivre plus longtemps ailleurs. Ils vivaient cernés de montagnes, grises et minérales, personne ne partait jamais et rares étaient les voyageurs qui s’aventuraient chez eux, avant de décamper aussi sec une fois goutée la cuisine locale.

Alors les philosophes discutaient. Quel était ce supposé péril dont on devait les sauver ? Quel sens caché les mots à l’apparence aussi évidente pouvaient-ils camoufler ? Des pages et des pages d’interprétations possibles. Enfin, surtout sur ce que dessaler la terre pouvait vouloir dire, plus que de questionner quelque chose d’aussi atypique qu’une gare nomade. Ou un train. Prune n’avait pas la moindre idée de ce que ces deux choses pouvaient être.

Elle se lassa bien vite de ces débats stériles et referma le livre.

Elle salua la bibliothécaire et reprit le chemin de la maison, songeuse. Sa mère, dans un instant de peur, lui avait évoqué la prophétie. Et soudain, certaines choses s’éclairaient de sa petite enfance. Comme le fait que ses parents lui avaient appris, dès le plus jeune âge, à cacher son dégoût du sel. Elle pensait que c’était un secret honteux du fait que ça la mettrait à part de ses pairs. Mais, à la lumière de la prophétie, cela prenait soudain un tout autre sens. De même que les encouragements de sa mère à rester à la maison plutôt qu’aller à l’école certains jours de l’année quand, la plupart du temps, elle la forçait à y aller peu importe son niveau de fatigue, arguant que cela venait du fait de son choix de ne pas se nourrir.

Prune stoppa net en plein milieu du chemin.

Pourquoi rentrer chez elle ? Elle savait ce qu’elle devait faire, où aller. Enfin, plus ou moins. En tout cas, elle savait qu’elle devait trouver cette gare mystérieuse.

C’était le printemps, après tout.

Oui, voilà.

Elle était presque adulte, il était temps de faire son propre chemin dans le monde. Et de le sauver.

 

Dix ans.

Elle avait consulté, dans toutes les bibliothèques de tous les villages du royaume tous les ouvrages qui parlaient de la prophétie dans une quête désespérée de trouver une variation, une nuance, quelque chose qui lui permette de localiser la gare nomade. Ou ne serait-ce que de comprendre ce qu’était une gare. Vaguement. Un peu. Car, dix ans après son départ pour tenter de réaliser la prophétie et sauver le royaume de l’excès de sel, elle n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’elle cherchait. Elle soupçonnait que c’était gros, pour contenir un train. Un autre objet dont elle ne savait pas ce que c’était. Mais au-delà de ça…

Elle dormait à la belle étoile, en pleine campagne, songeant qu’elle venait de perdre dix ans de sa vie dans cette chasse d’une chimère. Normalement, les élus avaient un coup de pouce des dieux, tout de même. Un pouvoir, des prémonitions, ne serait-ce qu’une intuition. Quelque chose, n’importe quoi, qui la mette sur la piste de ce qu’elle cherchait. Et qu’on ne lui dise pas que son dégoût du sel était le don des dieux, car à part lui rendre la vie compliquée depuis sa naissance et lui donner envie de trouver la machine à dessaler la terre, elle ne voyait pas trop en quoi cela l’aidait le moins du monde.

— Si vous vouliez vraiment aider les miens, vous m’enverriez un signe ! cria-t-elle au ciel, rituel quotidien depuis dix ans.

Qui n’avait jamais rien donné. À la place, elle finissait par s’endormir en regardant le ciel et en comptant les étoiles.

Enfin…

Prune se redressa soudain.

— Mais je suis bête.

Elle se leva, observant le ciel avec intensité, s’efforçant de trouver quelque part dans son esprit cette image du ciel qu’elle admirait quotidiennement depuis tant d’année.

— Mais vraiment stupide, en fait, pourquoi je me suis barrée sans faire d’études ?

Il y avait là-haut une étoile qui brillait plus que les autres. Elle l’aimait bien, elle lui trouvait un air sympathique sans bien s’expliquer pourquoi. Plusieurs fois, au cours des années, elle s’était laissée prendre à croire que cette étoile scintillait un peu plus fort quand elle criait aux dieux de lui faire un signe. Mais elle n’avait jamais pensé plus loin, c’était juste une étoile.

— Abrutie qui pense que le ciel sert juste à décorer, ronchonna-t-elle en rassemblant ses affaires. Ils doivent bien se foutre de moi, là où ils sont.

C’était une chose, de demander une intervention divine. C’en était une autre d’être capable de la remarquer quand elle arrivait. Dix ans perdus à bêtement croire que l’étoile avait tout de naturel. Mais plus elle y pensait, et plus cela brillait dans son esprit aussi certainement que le ciel : cette étoile n’était jamais au même endroit.

C’était forcément un signe du chemin à suivre.

— C’est parti pour une virée nocturne, souffla-t-elle en emboitant le pas à l’étoile dans le ciel.

Cela lui pris trois jours de marche, qui lui parurent presque plus long que ses dix années d’errances.

Et, enfin, elle finit par arriver devant un bâtiment, tout ce qu’il y avait de plus normal, à vrai dire. Si on excluait qu’il se trouvait au beau milieu d’une forêt, à des kilomètres du village le plus proche. Il était haut, rectangulaire, avec une horloge qui couronnait les doubles portes massives.

— C’est donc ça, une gare ? Rien de folichon, commenta-t-elle en s’approchant du bâtiment.

Dix ans de solitude peuvent avoir cet effet sur une personne d’avoir une tendance excessive à parler seul, ne serait-ce que pour se souvenir du son de sa propre voix.

Elle entra, accueillie par un sol lisse et des plafonds vertigineux. À l’intérieur, il n’y avait rien, si ce n’était ce qu’elle supposait être le train de la prophétie. Il était noir et rouge, monté sur de grandes roues de métal, couronné d’une petite cheminée. Il y avait des fenêtres et des portes et Prune emprunta l’une d’entre elle pour s’installer sur les bancs en bois qui meublaient l’intérieur.

Elle fut à peine assise qu’un drôle de sifflement s’éleva dans les airs et que le train se mit en mouvement. Autour d’elle, le paysage se brouilla tandis qu’un léger tremblement se mettait à agiter le train. Autant pour l’admiration du paysage. Les dieux devaient se montrer pudique.

Épuisée par ses nuits de marches, Prune sombra rapidement dans le sommeil, bercée par le roulis de son moyen de voyage divin.

— Mademoiselle !

Prune sursauta, ouvrit les yeux, et hurla.

Il était grand, élancé, dépourvu de cheveux et avec des yeux qui semblaient voir à travers vous. Si on lui avait demandé d’imaginer les dieux, elle ne les aurait certainement pas décrits ainsi.

— Vous venez de quelle gare ? Que je sache à quelle divinité vous présenter.

Prune cligna des yeux.

— Euh, la gare nomade ?

L’inconnu roula des yeux.

— Elles le sont toutes. Dans quel royaume ?

— Promiscu.

— Oh, les adorateurs de sel ! s’exclama-t-il. Vos divinités désespéraient de vous voir. Ça fait dix ans qu’on vous envoie des signes tous les soirs. À votre demande.

Prune soupira.

— Je sais… Ils n’avaient qu’à prendre une élue plus maligne. Bref, ils sont où mes dieux ?

— Suivez-moi.

L’inconnu la guida à travers les nuages. Un instant, Prune se demanda quel genre de nourriture l’on mangeait ici. Elle n’avait pas avalé grand-chose ces derniers jours et songeait qu’un repas digne des dieux vaudrait peut-être le détour. Mais ce n’était pas la priorité, bien sûr. Elle poserait la question après, une fois son royaume sauvé.

Ils arrivèrent sur une place nuageuse où trois dieux s’agitaient. Ils débattaient entre eux… du menu du déjeuner. Prune tendit l’oreille, alertée par des noms de fruits qu’elle n’avait jamais entendus. Et qu’elle imaginait sucrés à souhait.

— Divinités, je vous présente votre élue, l’introduisit l’inconnu.

Prune se redressa tandis que trois paires d’yeux se posaient sur elle. Ils étaient tous aussi élancés, dégarnis et pales que l’inconnu qui l’avait accueillie. La seule nuance était dans leur tenue, chacune d’une nuance pastel de violet différente. Un moment, Prune se demanda si c’était en l’honneur de leur élue qu’ils portaient cette couleur, ou s’il y avait un code vestimentaire pour différencier les divinités de chaque royaume.

— Bienvenue, élue, la salua le dieu à la tenue la moins pastel, ou la plus foncée selon le point de vue. Nous sommes heureux de te rencontrer, enfin. Cela fait de nombreuses années que nous tenons prête pour toi la machine à dessaler le beurre.

Il s’écarta théâtralement, dévoilant derrière-lui un appareil de métal gros comme un porcelet. En d’autres circonstances, Prune aurait pris le temps d’étudier la machine, elle qui avait toujours été curieuse.

Mais là, elle avait entendu quelque chose qui lui déplaisait et qu’elle se devait de creuser.

— Comment ça, une machine à dessaler le beurre ? Mais ça ne suffit pas, de dessaler le beurre, j’ai besoin de dessaler tout le royaume, moi ! La prophétie parlait d’une machine à dessaler la terre ! Tout est salé chez moi, la terre en déborde. Les vaches font du lait salé, l’eau est salée, les fruits et légumes sont salés. Les miens ont y tellement pris gout qu’ils rajoutent même du sel en plus. Et tout le monde meurt. Ils tombent comme des mouches, jeunes, très jeunes, parce que leurs corps ne supportent pas tout ce sel.

Les dieux se regardèrent, perplexes.

— Je ne comprends pas de quoi tu parles, jeune fille, s’étonna celui à la robe au pastel le plus clair. Je l’ai écrite moi-même, cette prophétie, elle parlait d’une machine à dessaler le beurre, pas la terre. C’est impossible de dessaler le sol de tout un royaume. Tu sais combien de mètres cubes de terre il faudrait retraiter ? Et puis, c’est un éternel recommencement, en plus, il y a toujours du sodium qui débarque d’une façon ou d’une autre, vous vivez littéralement au fond d’une cuvette constamment alimentée par l’eau d’érosion de la montagne la plus minérale du monde entier… C’est déjà un exploit de dessaler le beurre. Je… Je ne sais pas ce qui s’est passé, il y a dû y avoir une erreur de traduction.

— Mais ça n’a pas du tout le même sens, terre et beurre ! Comment on peut se tromper ?

Il haussa les épaules.

— Peut-être une tâche ? Je ne sais pas. En tout cas, c’est tout ce que j’ai à t’offrir, désolé.

Prune se laissa tomber à genoux. Elle venait sauver son royaume. Elle avait passé des années à errer en recherche de cette fichue gare nomade, tout ça pour ça.

— Du coup, euh, tu veux quand même la machine ?

Prune soupira. Elle ne pouvait pas revenir les mains vides.

— Ouais, donnez toujours. Ça me fera au moins ça de comestible à la maison.

À défaut du monde, elle avait au moins sauvé le beurre…

— Je peux au moins manger avec vous, avant de repartir ?

Contrainte 1:

Contrainte 2: 

 


Contrainte 2 : 

Le Voyageur à la Rose

Il est vieux, laid et affreux, ce voyageur, et si son visage est aussi sombre, c’est car il a passé toutes ses journées collées à ses lunettes oranges.

Je le sais car je le connais bien, le vieillard, pétri d’orgueil, rafistolé de part en part, traînant ferraille comme vêtements.

Son visage est grisâtre, tracés par de longues cernes, comme s’il était tombé dans l’abîme. Pourtant, il en revient chaque fois, du vieil abîme. C’est ainsi que l’on appel l’endroit où il voyage, aux fins fonds de l’esprit. Grâce à ses lunettes oranges, comme je les appelles, qui son en réalité des lentilles spatio-temporelles de reflect onirique, il peut voir des multitudes de passés, des souvenirs sauvegardés à l’intérieure de capsules oniriques.

Son équipement sur sa tête, c’est ce que j’appelle le crabe blanc. Car de ses pinces, il s’enlève une capsule dans le crâne, revenu dans un long souvenir.

— Archos ! As tu finis de rêvasser ? Viens donc me retirer tout ce métal !

— Excusez moi, Sire, je planifiait la représentation de la semaine prochaine.

— Sur clavier ? Ne me fais pas rire, je suis sûre que ce serait instantané par l’écriture cérébrale ! Tes implants sont ils périmés ? Me demanda-t-il alors, tout en passant sa main dans sa barbe aux couleurs de la neige…enfin, de ce que je me souviens. Cela fait vingt ans qu’il n’a plus neigé dans le continent.

— Non ! Simple récurrence…

— Les habitudes sont pour les vieillards et les automates, jeune homme. Bon, détache moi du siège sensoriel.

Je le fis de ce pas, avec l’appréhension d’une nouvelle faille, d’un nouveau virus. Le voyageur utilisait de capsules de plus en plus vieilles, qui étaient rarement compatibles avec le « crabe blanc ». Il avait beau être le technocrate le plus ingénieux de l’Observatoire, il n’était plus qu’un vieillard faiblard sans tout ces câbles. Les bruits tonitruants des machines, n’avaient d’égale que les sifflements d’un aéromoteur à bout de souffle. Sans son équipement, mon maître descendit fébrile du siège sensoriel, tout en s’appuyant sur moi, et pendant le temps de quelques secondes, on aurait cru à une belle preuve d’amour père et fils.

C’est ce qu’il est pour moi, lui qui m’a sauvé de la précarité à mes douze ans, emmené étudier à l’Observatoire à mes quinze, et fait de moi son successeur à ma vingtaine. Toujours aussi froid et sérieux, il montrait son affection par des récompenses, des travaux supplémentaires. Toutefois je le vis sourire lorsque je le rattrapai de sa chute, lui qui s’était empêtré dans un câble.

Je ne lui demandais pas ce qu’il voyait, dans le vieil abîme. C’était nôtre règle fondamentale. S’il désirait que je le voie, il activerait la conservation extra-abissymale. Cette technologie dont lui seul avait le secret, promettait de changer le monde. Je me doutais simplement de quoi il s’agissait. Disons qu’il ne faisait confiance en personne d’autre. Il était vulnérable lors de ses voyages, et je me portais garant de son intégrité physique, pour l’aller et le retour.

— Penses tu que la conservation extra-abissymale est prête ? M’interrogea-t-il, tout en mettant une fausse couche d’épiderme sur son crâne, là où était situés les canaux d’insertions cérébraux. Il redevenait humain, si le mot avait encore un sens de nos jours.

— Eh bien, si vous m’aviez demandé, j’aurais pu le tester…

— Pas sur cette capsule, teste donc cela sur le jour de ton entrée à l’observatoire. Interrompit-il sèchement avant de mordre sur de la nourriture en sachet, de la pâte d’insecte.

— Bien, cela sera fait avant la représentation. Nous serons la gloire de l’Observatoire, lorsqu’ils apprendront cette percée scientifique. Le monde entier sera là…

— En effet, Archos. Je te suis reconnaissant, cela n’aurait pas été possible sans ton aide…remarqua t’il avec une telle sincérité que je ne pus qu’être touché. J’adore cet homme, comme le père que je n’ai jamais eu.

Enfilant sa veste bleue, tout en prenant soin de garder sa rose, il s’en alla. Qu’elle était belle cette rose, suspendue dans le temps. Produit du reflet dans nôtre monde d’une rose d’un souvenir sauvegardé. La conservation extra-abyssimale existe, et cette fleur en est la preuve. Je ne lui ai jamais demandé de quel souvenir elle provenait, tout ce que je sais de son passé, c’est qu’il avait un fils, mort dans un accident il y a une quarantaine d’années. Le voyageur est un homme sérieux, froid. Je ne m’imagine pas capable de le voir commettre une erreur, et pourtant. Rangeant la capsule utilisée dans les archives, je ne peux m’empêcher d’être surpris de l’artefact. Vieux, quasi-désuet, il date d’une cinquantaine d’années, et ne provient d’aucune grande marque de sauvegarde mémorielle.

La mémoire extraite du cerveau du voyageur a du être sauvegardée par des moyens illégaux, sur le marché noir. L’idée me glaçait le sang, tous savent à quel point les grandes firmes répriment les trafiquants. Un homme du calibre du voyageur ne devrait pas avoir cette capsule. Cet ancien modèle, avant la grande mise à jour de protection des données, rend la capsule facile à modifier, et surtout, peut être porteuse d’un virus, létal. Mon cœur hésita à demander à Sophie, nôtre Elec-tricker de régler ce problème, mais je doutais fortement qu’une Elec-tricker moderne puisse opérer sur des outils antérieurs à la mise à jour. Elle me dirait sans doute de détruire la capsule, pour nous éviter des troubles lors d’une inspection…cependant une envie en moi me poussa à voir ce qui ne devait être observer. A plonger dans des abîmes où seul les souvenirs vivent.

Le Voyageur m’avait formellement interdit de le faire, il disait que l’accident qui tua son fils fut sur un siège sensoriel, il ne retourna jamais de l’abîme. La pensée m’angoissait. Toutefois si je voulais être le digne successeur du voyageur, qui m’avait tout appris, je devais essayer d’entrer dans l’abîme, ne serait-ce qu’une fois. Et puis cette capsule, A2407-B, que contenait t’elle ?

Paré de rien d’autre que de ma stupidité et de la capsule, je m’approchai du siège sensoriel, tout en activant vocalement la procédure automatique. Dans quelques minutes, la procédure commencerait, et je voyagerais dans le vieil abîme. Je m’attendais à entendre le bruit des machines, mais elles furent dépassées dans le casque, le « crabe blanc » par le bruit de mon cœur. Tambourinant dans ma poitrine, je fermai les yeux, et m’allongeai, tout en me demandant si je pouvais encore faire marche arrière.

Mon esprit se tournait vers la rose du voyageur. Elle était figée dans l’espace-temps. Une parfaite représentation immatérielle mais visible d’une rose issu d’un lointain souvenir. Elle avait la même taille, couleur prétendait le voyageur. Je ne le savais point, bien sûr, puisque je n’avais jamais navigué dans ce souvenir. Il prit soin d’insister que la conservation extra-abisymmale était son chef d’œuvre. A l’Auditaurium, aux couleurs bleues et dorées, des centaines de noms, issus de l’Observatoire seront là pour assister à nôtre triomphe. Il leur montrerait, disait-il, à tout ces crasseux et pédants, qui osaient le douter. Après l’accident qui tua son fils, beaucoup pensèrent qu’il était devenu fou. Il resta des années dans son laboratoire, brassant de l’électricité certains se moquaient. Mais non, un projet pharamineux, de plusieurs décennies venait d’aboutir. Dans l’abîme, je tombe comme en chute libre. Je déambulais, tombais d’une tour, marchant inévitablement vers le vide, malgré ce que je dictais à mon corps. Mon âme hurle, mais ma bouche n’émet aucun son. Je veux pleurer, mais aucune larme ne sort.

Lorsque j’atterris, c’est en douceur. J’incline ma tête pour trouver un petit garçon, apeuré. Il est devant les portes de l’Observatoire. Malgré une certaine ressemblance, je me rends compte qu’il ne s’agit pas de moi. Non, j’étais heureux ce jour là, il s’agissait du plus beau jour de ma vie. Toutefois pour ce garçon…

Un faux sourire esquissa son visage, lorsqu’il remarqua que son père posait les yeux sur lui. Alors je le vis, mon cher voyageur. Il était heureux comme si c’était la première fois qu’il se rendait là. Comme s’il s’agissait de sa journée. Le petit garçon enlaça son père, paraissant tout fier de lui, et lui donnant une rose. Lorsqu’il partit, hors du point de vue du voyageur, un air terrifié traversa son visage. Je le sais car je l’ai déjà ressenti, lorsque je mendiais dans les rues, avant qu’il me sauve.

Je sortis peiné de se souvenir, avant de courir dans les archives pour en retrouver d’autres du genre. Pour comprendre. Je vis une dizaine, mais toutes paraissaient…faussées. Lorsque je me mettais hors du point de vue du voyageur, une image bien différente pouvait être vue, de telle sorte à ce qu’il m’en fallait plus. Au final, je me décidai à voler la clé de Sophia, qui avait les données des capsules. Je découvris les modifications, les artifices qui avaient construit ces souvenirs. Plus, je retrouvais la capsule sur le premier jour du fils du voyageur, sans aucune édition. Après avoir téléchargé les données sur la capsule, je la relisais pleinement.

Je fut alors témoin de toute l’horreur du mensonge. J’enlevai au mensonge son si beau voile, et qu’est ce que la vérité était laide !

Le pauvre gamin ne prenait aucun plaisir dans ces études, lui qui trichait en s’insérant des informations auditives pendant les examens, à s’en bousiller le crâne. Il se droguait pour compenser la douleur, et était harcelé par des camarades jaloux de ses résultats. Un élève-modèle, qu’on disait…

Lors des derniers souvenirs, tout paraissait faux, chaque sourire, chaque regard, chaque émotion. Il paraissait absent lors des récompenses. Tout mon opposé…

Puis je vis la mémoire d’un homme condamné, le jour où il flanche. Il pirata lui même la capsule. Il empoisonna lui même le rêve qui l’assassinat.

Je confrontai directement Sophie lorsque j’appris cela. Ses paroles étaient sèches, orgueilleuses.

— Pourquoi alimentes tu ce mensonge ?

— Alors c’était toi l’intrus qui à fouillé dans mon système ?

— Répond moi !

— Il mérite d’être heureux voilà tout…lorsque je l’ai rencontré il m’a demandé une chose : Que les souvenirs de son fils soient beaux.

— Sait t-il, que c’est un mensonge ?

— Ce n’est pas un mensonge, juste une mémoire défaillante. Cela fait si longtemps, et il devient si vieux. Laisse le croire cela, jusqu’à ses derniers jours.

— Tu es horrible. C’est cette pression et ces mensonges qui eurent raison de son fils !

— Non…c’est toi l’égoiste…lâcha-t-elle, tout en partant, au bord des larmes.

Le jour tant attendu s’approcha, alors je dus lui éviter l’embarras de découvrir. Je présentai la vérité par la conservation extra-abissymale.

Tout paraissait reluisant, jusqu’à ce que le souvenir à l’Observatoire continue. Sur scène, comme si cela se passait devant nous, il comprit. Tout ce qu’il avait oublié. Il vit le suicide de son fils. Et alors il se mit à retirer ses lunettes, et à pleurer.

— Comment aurais-je pu oublier cela ? Il brillait comme une rose dans ma mémoire…

— Et pourtant ce n’était que dans vôtre mémoire, père. Il mérite que vous compreniez…

— Annulons la représentation, je n’en ai rien à faire de leur approbation. Cette technologie n’est qu’un beau mensonge, mais rien n’est plus beau que la réalité, conclut alors le voyageur à la rose, tout en lâchant la fleur, la laissant redevenir un rêve.

Contrainte 1 :  Un cratère
Contrainte 2 :  Un vampire masochiste

Perfection sensorielle.

TTout flambait, le cratère du volcan Inouit déversait sa lave sur la lande.

J’étais assis sur l’autre versant regardants perplexe la vie disparaître.

Depuis longtemps je savais que c’était inéluctable pourtant dans un sens il y avait plusieurs possibilités que cela arrive.

Lélian me rejoint, il m’a trouvé je ne sais comment. Il est haletant, ses ailes ne fonctionnent plus depuis son arrestation. Son regard m’interroge.

Je hausse les épaules.

– Regarde Sabian, me dit-il.

– Je vois très bien, lui répondis-je, je suis de la même espèce que toi.

Notre espèce pensais-je, des hybrides d’Oméga, mi vampire mi-humains, seul moyens de coloniser la planète Jiria et de récupérer ces précieuses ressources.

Sans ce minerai hautement luminescent, la Terre ne serait qu’une nuit sans fin.

Il a fallu des années aux scientifiques pour créer le parfait dosage génétique, grâce à la découverte

d’une protéine prélevée sur un vampire, animal présent sur terre. Vivant dans des grottes et se nourrissant de sang il est parfaitement adapté aux conditions de vie sur Jiria.

Cette planète n’est que cratères et les seules nourritures sont des animaux dont seul le sang est comestible.

Nous sommes arrivés en tribus de plusieurs familles, sans chef ni dirigeant nous fonctionnons de manière inclusive.

– Combien en restent -ils, demandais-je à Lélian qui c’est assis sur une roche.

– Je dirais une centaine.

Les Varps sont arrivés après nous. Une race de vampire plus près des origines, se déplaçant et communiquant par ultra-sons. Alors que nous les Verpiens avons une vue super développés, notre ouïe est faible.

Ce changement de sens nous paraissait anodin et nous n’avons vu aucune menace pour nos tribus.

Cependant ils se sont révélés plus performants. Allant dans des profondeurs toujours plus vastes cherchant le minerai, en parfaite connexion avec lui par leurs vibrations.

Les Varps fonctionnent en hiérarchie. Syrpiriens est leurs chef, un vampire masochiste aimant avant tout la douleur et la souffrance pour lui même. Après avoir torturés et condamnés ses propres enfants et parents lui créant douleurs culpabilisantes et jouissives à la fois.

Plus rien ne l’attachait à sa propre espèce qu’il considérait comme des vulgaires animaux.

Il lui fallait de nouveaux cobayes. Sept de nos tribus sur trois ont été décimées.

Nous n’avions pas compris également que le gouvernement Terriens, trop content de leurs nouvelles espèces supra-performantes n’avait plus besoins des Verpiens.

Je secoues mes ailes des cendres crachées par le cratère.

Celui-ci est notre salut.

Mia la source mère avait raison. Dans sa prophétie, le volcan entrerait en éruption ce jour des deuxième lunes noires. Il me suffisait d’attirer les Varps sur celui-ci pour les détruire.

Après de nombreuses années de luttes enfin ces combats inutiles allaient cesser.

Je m’assois moi aussi, ma blessure me tiraille sur le flan. Je sais qu’il ne me reste plus longtemps, mes ailes passent du rouge aux bleu, elles deviendront transparentes à mon dernier souffle.

Je fais confiance à Lélian pour accueillir les centaines d’individus de notre espèce qui survivront.

La Terre enverra autre chose ou comme le minerais devenant rare, ils les laisseront en paix.

Une lumière irradie à l’est, signal d’un temps révolu.

La vision à triomphé sur l’écoute. Une métaphore qui a son sens.

Mes ailes transparentes m’enveloppent, Lélian me rejoint, ses ailes deviennent écarlates, il prendra mon énergie qu’il transmettra à ces descendants.

Je m’éteins apaisé dans le regard de Leilan.

 

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A propos de Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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Un commentaire

  1. J’ai bien aimé, le texte est clair et la tension diffuse. Il respecte bien le thème, avec un nouveau sens et une fin malheureuse

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