Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2015 : « La planète aux idées perdues »

« LA PLANÈTE AUX IDÉES PERDUES »

Enfin le troisième thème du match d’écriture des Imaginales 2015. Un bien joli thème, plutôt poétique. Cela ne veut pas dire pour autant que les 6 auteurs de cet après-midi ont abordé ce thème sous cet angle.

Alors ? Vous en pensez quoi ? Exprimez-vous après avoir lu les 6 nouvelles grâce au sondage final.

  • Miranda
  • Abyme
  • Shibalba
  • La planète aux idées perdues
  • La pierre des souvenirs
  • Muse à vendre, accepte âmes

MIRANDA

Il existe des coins secrets dans l’univers. On s’y rend en nefs muettes et invisibles. Les boucliers occultants reflètent les photons, ils réverbèrent jusqu’à l’absence de lumière. Le silence règne à bord car tous les passagers dorment du sommeil de brute de la cryo. Nulle pensée ne doit sourdre de ces tombeaux temporaires. On pourrait les surprendre et les poursuivre. Leur destination est connue seule de l’IA pilote, une IA condamnée dès la naissance, et qui n’ira jamais plus loin que l’appontement de retour.

Ce n’est pas ainsi qu’il faut parler de Miranda.

À Miranda, on voyage en longs cortèges scintillants, des théories de navires, éclaboussées de soleils et de lunes, toutes moussues d’étoiles, toutes semées de météorites. Les passagers sont libres de courir les coursives, les jupes ou les pantalons de leurs compagnons. Ils s’abreuvent toute la traversée d’alcools rudes, de soupers fins et de musiques délicates. Ils chantent, dansent, baisent en une journée qui dure au moins trois mois, la plus courte distance d’une planète habitée de l’Houmma Ni Ta à Miranda. Certains voyages prennent plus d’un siècle. Les pilotes sont des consciences fermes, vives et pétillantes qui régalent leurs passagers en narrant les milliers d’années d’aventures spatiales qui ont constitué leur existence.

En écoutant ces voix, sages toujours, ironiques souvent, les clients croient déjà fouler le sol de Miranda.

Puis les vaisseaux alignent le champ gravitationnel de la planète. Ils traversent l’atmosphère en un glissement feutré au fredon suave. Les clients bouclent leurs valises et se pressent devant le sas de sortie presque une heure avant le contact. Les lèvres d’or rouge des portes se séparent tandis qu’un tapis d’incarnat se déroule jusqu’au sol. La foule déverse son écume puis son flot grondant de chemises de soie, de robes de brocard, de pantalons de satin.

Moi, j’étais nu. Comme l’annonce du capitaine m’avait trouvé.

– Miranda, dans une heure.

À ces mots, ma partenaire m’a dégagé d’un coup de rein souple d’anguille, sans un battement de cil. Je suis resté un peu stupide avec mon érection qui s’obstinait, peinant à substituer mon cortex préfrontal à mes gonades, en analyste de la situation.

Ma compagne s’est précipitée jusqu’à sa cabine pour prendre son sac. Comme pratiquement tous ceux et celles avec qui j’ai vomi, pissé, fait l’amour, deux cent cinquante années durant, je n’ai jamais su son nom.

J’ai suivi le mouvement, mollement, au contraire, de ma queue, légèrement déçue.

– Tu n’en avais pas assez, s’pèce d’obsédée ?

Oui, je suis de ceux qui parlent à leur bite, ça me console des vers de mirlitons que je me suis vu obligé de pondre pour gagner ma croûte, toute ma vie. J’avais du succès, je n’ai jamais vraiment compris pourquoi.

Ajoutons que cette partie de ma personne, à mon âge vénérable, commence à prendre des décisions sans moi. Elle me laisse tomber un soir devant une dryade inconnue, aussi merveilleuse que cruche, pour se dresser le lendemain à l’adresse d’une vieille amie à la langue acérée et l’esprit brillant qui me disséquera de sa langue avant de me dévorer tout cru. Moi qui ait toujours aimé dominer au lit.

Je parle à ma queue, parce que la plupart du temps elle est plus intelligente que moi.

Et voilà pourquoi, comme Miranda n’est pas habitée, je ne me suis pas senti obligé de respecter les coutumes standards de pudeur de l’Houma.

Le tapis me débarqua presque en dernier, pourtant, la foule s’était déjà éparpillée. Les bagages abandonnés, épars, témoignaient seuls de leur passage sur la terre déserte jusqu’à l’horizon. Quelques traces s’épanouissaient comme des fleurs ici ou là, aux endroits où la boue remplaçait le sol dur.

– Ce n’était peut-être pas une excellente idée finalement, de venir me ressourcer ici, ai-déclaré à mon unique interlocutrice en vue.

Elle était encore assez raide pour faire un honnête levier.

J’ai marché quelque pas loin du velours du tapis et je me suis assis sur une malle de bois dorée pourvue de petites pattes à la place des roulettes. Elle a plié sous mon poids. De mauvaise grâce, m’a-t-il semblé. J’ai gratté la glaise moite d’un orteil dubitatif, jetant un regard vague à l’entrée béante du vaisseau. Si je voulais, je pouvais repartir aussitôt. Je me suis presque levé.

– C’est débile, a fait une voix grondante. Tout ce chemin, tous ces culs, toutes ces gueules de bois, ces chansons immondes et éculées, pour rien. Tu tiens vraiment à retourner, avec moi entre tes jambes, faire le clown devant tes fans ? Sans la plus petite idée originale ? Sans la moindre création ? Tu veux continuer à te parer de références qui ne t’ont jamais appartenu ? Te draper sur les épaules des autres ?

Là, je l’ai mal pris même si c’était la première fois que mon pénis me répondait depuis toujours. J’étais même assez piqué pour ne pas m’étonner d’un poil.

– Il n’y a rien ici. Tu m’emmerdes.

D’un large mouvement de bras, je lui ai montré la mer de boue et ses îles d’argile verte.

– Je ne suis pas équipé pour, a répliqué l’autre, spirituel. En tout cas, si tu as besoin d’un bon gommage…

– Oh bravo, ça commence bien.

Rien que pour l’ennuyer, je me suis levé et j’ai fait quelques pas. C’est assez désagréable de marcher en érection. Ça ballote douloureusement.

– C’est mesquin, a grommelé l’autre.

Je n’ai pas répondu, c’était mesquin, c’est vrai, mais surtout ça me faisait mal à moi aussi, évidemment. J’ai laissé tomber. Ma queue a semblé prendre la mesure de la situation (environ 30 cm) (non, je me vante) et m’a imité, se nichant à nouveau entre mes cuisses. Bien sage.

Je me suis gardée de la féliciter, mais par reconnaissance j’ai avancé encore d’un ou deux mètres vers l’horizon nu.

– Et donc, ai-je dit rêveusement. C’est ici que nous retrouvons l’inspiration ? Ce truc dont personne ne sait bordel comment ça vient ? Tu as une idée du nombre de fois où on m’a posé cette question de merde. Je dois chercher où d’après toi puisque tu es si maline ?

Ma bite a laissé échapper un long, très long, soupir :

– Dans ton cul.

ABYME

Élu !

Tu parles d’un privilège… Beaucoup d’appelés, peu d’élus, dit-on. Certes, mais notre situation est-elle enviable pour autant ? J’aurais plutôt tendance à voir le poids des responsabilités et la crainte de décevoir tant ceux qui nous ont choisis, que les autres représentant du collège ou les anonymes qui attendent tout de nous. Mais trêve de fausses excuses et d’atermoiements. Je n’ai pas le droit de me plaindre. Après tout, j’étais volontaire. Assumons…

Depuis des décennies, le pragmatisme, la quête du profit, prennent le pas sur les idées élévatrices. L’âge d’or des lumières, des philosophes, des rêveurs, inventeurs est depuis longtemps terminé. Lui avait succédé l’ère de la machine. La mécanique et l’automatisation libératrices du peuple. L’être humain, enfin dégagé des tâches les plus aliénantes. Je me demande si, dans l’Histoire, l’être humain s’était déjà à ce point trompé sur les implications de ses décisions et révolutions. La plume avait été plus forte que l’épée, mais elle n’avait pas résisté au cambouis. La révolution industrielle. Comment transformer l’ouvrier qui suait sang et eau en mineur qui suait sang, eau, et silicose ? Et dire que cette nouvelle ère de la machine n’avait que peu duré. Elle avait très rapidement été supplantée par celle de l’énergie. Houille, Pétrole, Uranium, le monde ne s’articulait plus que sur la domination de ces précieuses ressources autour desquelles tout gravitait. Sauf les idées. Les rêves les plus fous étaient moqués, méprisés ou détournés au profit des idéologies, vague ersatz dégénérés des idées supérieures. L’Homme avait atteint la lune, non pour satisfaire l’antique rêve d’exploration de notre satellite, mais pour démontrer sa supériorité aux partisans du bloc opposé, ennemi.

Comment promouvoir la réflexion et l’accomplissement personnel dans ce monde bassement matériel ? Un sursaut d’espoir nous avait effleurés à l’avènement de la Donnée. Le réseau numérique mondial, la liberté d’expression, et d’échange avait ouvert un formidable terrain en jachère. Enfin, après deux cents ans de tergiversations, l’Homme allait repartir de l’avant et utiliser tous les progrès techniques au service de l’intelligence et de la connaissance. Hélas, ce ne fut qu’une nouvelle désillusion. Une nouvelle race de dominants prit la place des précédents. Les géants de l’automobile, symboles de la réussite individuelle, s’étaient peu à peu retirés, abandonnant leur place aux constructeurs et éditeurs, eux-mêmes vite supplantés par des fournisseurs de … rien.

La mutation est terminée. La planète appartient à ceux qui ne promeuvent rien et se contentent d’occuper l’esprit des individus. L’Idée est aujourd’hui dangereuse, une déviance contre laquelle la communauté lutte, préférant le nivellement collectif à l’émergence de réflexions, peut-être absurdes, utopiques, mais belles et prometteuses.

Une caricature ? Certes. Je le concède mais je ne serai pas étonné que certains, voire la majorité des autres membres du collège, pensent de la même façon. Ils pensent. Tous, et c’est déjà une victoire. Oui, je caricature. Au milieu de cette masse élevée dans la négation de la pensée individuelle un, ou plutôt des, petits villages résistent encore et toujours à l’envahisseur. Chaque jour, au sein de groupes, d’organisations, de collectifs, des penseurs se retrouvent pour inventer et vanter la force de l’esprit et rêver à des demain qui chantent.

La tâche est ardue. Bien que soumis chaque jour au déferlement du néant intellectuel, les membres de notre groupe s’attèlent à la tâche. La tentation de rentrer dans le rang est forte mais elle n’est pas de taille à lutter contre les émanations de la matière grise qui meuble nos têtes. Hommes et femmes de conviction, j’ai confiance en chacun. Aucun ne baissera les bras et nous pourrons passer la main à la génération suivante avec la satisfaction du devoir accompli. Que restera-t-il de tout cela ? Peu importe. Peut-être rien, si ce n’est d’affirmer que les Idées, non pas perdues, sont juste oubliées et délaissées.

Je m’égare. Faire de grandes envolées lyriques sur une planète en pleine décrépitude intellectuel est aisé mais nager à contre-courant l’est moins. Qu’opposer à ceux qui nous reprocherons d’avoir constaté sans rien proposer ? Nous travaillons ensemble. Avec les dix-sept autres membres de notre collège restreint, j’aperçois quelques lueurs qui scintillent dans les pupilles. Le phénomène est en marche. Les cerveaux sont en pleine activité. Je sais que le pari est gagné et que quelque chose sortira de cet engagement. Nous sommes à l’isolement, et nos cinq sens se sont mis au service de l’inventivité. Je réfléchis. La sensation est agréable. De temps à autre, mon regard accroche celui d’un de mes coreligionnaires. J’y lis complicité et bienveillance malgré le temps qui tourne et la nécessité de tenir nos engagements.

Une heure trente-sept. Nous avions une heure et trente-sept minutes pour illustrer, notamment, le thème de « la planète aux idées perdues ».

Je me suis trompé. La planète aux idées perdues, ce n’est pas la nôtre. Tant que, sur une simple demande, des auteurs se lèveront, ou plutôt s’assiéront autour d’une table de bibliothèque, pour créer, les idées continueront de foisonner et de vivre sur notre bonne terre. L’avenir est prometteur…

Contrainte 1 Une forêt prétrifiée

SHIBALBA

Tout est prêt. Chaque pas du rituel ancien a été complété. J’essaie de maîtriser mon excitation, mais chaque instant me rapproche d’un objectif que, pendant tout le début de ma vie, je pensais inatteignable : Shibalba.

Pour certains, Shibalba est le paradis ; pour d’autres, un mythe qui n’existe que pour amuser les enfants. Pour les moines qui m’entourent, c’est une étape, une épreuve à franchir dans leur cheminement vers la dissolution de l’égo. Et pour moi, c’est le reportage de ma vie, celui qui écrira mon nom dans les annales de l’Histoire, aux côtés de Christophe Colomb et de Einstein.

Depuis mon enfance, je suis fasciné par la simple idée de Shibalba. Ce n’est pas une planète ordinaire ; d’ailleurs même s’il y a bien un amas de matière assez lourd pour mériter ce nom (et même pour générer sa propre lune, sur laquelle se trouve le monastère), c’est du gaz gelé sur lequel poser le moindre véhicule humain est inenvisageable. Non. Shibalba reste depuis toujours inaccessible au commun des mortels. Est-il même certain que l’expérience qu’on nomme Shibalba corresponde bien à la planète qui porte ce nom? Toute la mystique construite autour de cet univers est née sur cette lune, dans ce monastère. Peut-être que la planète n’est que décor et seule la lune compte?

Cette pensée me traverse alors que je m’agenouille devant la statue au milieu du temple, une pour fois acteur et non spectateur. L’argent de la puissante société BioReal m’a ouvert les portes du monastère, mais cela ne fait pas de moi un adepte. Les moines rangés autour en cercle autour de la statue et de moi, le supplicant, ne me regardent pas : pour eux je ne suis qu’un fou, ou un imposteur. Mais leur règle leur impose d’aider quiconque demande l’accès à Shibalba et se sent sincèrement prêt au voyage. J’ai fait la preuve de ma détermination hier ; depuis, ils ne m’ont presque plus parlé. Le temps des questions et des avertissements est passé. Mon cœur bat plus fort ; le jeûne aidant (je n’ai rien mangé depuis près de vingt heures), les vapeurs d’encens et le bourdonnement pénétrant des mantras m’hypnotisent. Ma tête tourne ; je lutte pour garder la concentration dont j’ai besoin.

Une succession de mots et de gestes précis sert à lancer l’enregistrement bionique que j’ai prévu, la raison de ma présence ici. Un cheminement de pensée particulier, encapsulé dans des mantras millénaires, doit me permettre le passage vers l’autre monde. Mon corps, agenouillé devant la statue, restera là, mais les capteurs disposés à certains points-clefs de mon cortex vont enregistrer toute l’expérience. Pour la première fois, l’expérience de Shibalba, réputée indicible depuis des siècles, sera portée à toute la galaxie.

Départ – Prêt – Lancement – Feu!

Mes doigts miment la séquence de mots sur un clavier invisible. Un infime bourdonnement, une vibration ténue marque le lancement de l’enregistrement. C’est le moment. Je prends une profonde inspiration, respectant les trois étages comme recommandé par les textes, puis je la relâche. Un autre inspiration, bas-ventre/côtes volantes/poitrine, et expir (poitrine/côtes volantes/bas-ventre). Mon esprit se vide, je retrouve enfin un peu début de calme. Encore bas-ventre/côtes volantes/poitrine – poitrine/côtes volantes/bas-ventre, et dans la pause qui suit l’expir, pour la première fois de ma vie, le silence. En conscience, avec bien moins de cynisme que je ne l’imaginais quand j’ai conçu mon expédition, je plasmodie intérieurement. Om nama shivay shibalba. Om nama shivay shibalba. Om nama shivay shibalba. Les mots perdent le sens que j’ai essayé de comprendre, deviennent juste une succession de sons. Ils se fondent aux vibrations qui emplissent le temple, prennent toute ma conscience et d’un coup – plus rien. Le silence.

J’ouvre des yeux que j’ignorais avoir fermés, et je découvre, émerveillé, une forêt pétrifiée.

Aucun des textes sacrés ne fait la moindre allusion au spectacle que je découvre. J’attendais des sensations, peut-être des personnages, les acteurs de l’Epreuve que passent les moinillons à la fin de leur noviciat, mais tout est figé.

Autour de moi poussent, semblent pousser des arbres de cristal. Il y en a de toutes tailles, certains si hauts que même les premières branches sont loin au-dessus de ma tête, et d’autres m’arrivent à peine à la poitrine. Tous, cependant, ont un tronc énorme, un tronc assez large pour contenir un homme. Je ferme les yeux un instant. La rassurante vibration du capteur m’assure que ce paysage extraordinaire est bien enregistré au fur et à mesure que je le découvre. Je tourne sur moi-même. La forêt s’étend à perte de vue.

Mû par une curiosité irrépressible, j’approche de l’arbre immédiatement à ma droite. A peine plus grand que moi, le tronc lisse comme un miroir, il m’attire par un étrange sentiment de familiarité. Les feuilles sont autant de cristaux colorés, scintillant dans la lumière irréelle qui baigne la forêt. J’en effleure une du doigt, et d’un coup une image m’envahit : le quai d’un aérospace, une femme très brune qui me serre dans ses bras pour la dernière fois. Ma mère.

Je me recule d’un coup : ce souvenir n’est pas à moi. Ma mère était blonde, et mon dernier souvenir d’elle est d’un hôpital dans ma ville natale. Un reflet de jour différent, et je vois d’un coup à travers la surface du tronc : un visage. Un homme, plus jeune que moi, emprisonné.

Mon cœur se met à battre la chamade. Une peur instinctive m’envahit. Je recule d’un pas, ou plutôt, je veux reculer, mais mes jambes sont prises dans une gangue de verre. Des excroissances, débuts de branches, poussent sous mes yeux et s’ornent de feuilles noires comme de l’onyx.

C’est en regardant à nouveau autour de moi que je comprends. Ce que j’ai pris pour de petits arbres sont, en réalité, des embryons au tronc creux, vide, ouvert sur le ciel. Ces hommes-là ont su s’échapper par le haut, cesser de penser assez longtemps pour s’extirper de la gaine que je sens monter inexorablement le long de mes hanches. Je revois le regard voilé de pitié du père supérieur du monastère, hier. Sans doute sait-il que cette forêt contient plus de cadavres que de témoignages de réussite. Avec cette réalisation, le tronc monte le loge mes côtes et m’enserre la poitrine.

Non ! Je me débats, mais en vain : ma volonté même de sortir de ce piège ne fait que le refermer sur moi. Ma vie passe devant mes yeux à toute vitesse : premier flirt, années d’étude, voyage, mariage, expéditions, divorce, prix du journalisme obtenu pour mon reportage sur les hommes-abeilles de Tans, rencontre avec BioReal et pose de mes capteurs. Autant de feuilles colorées qui poussent à l’extérieur, autant d’écorce qui m’écrase la poitrine.

Stop.

Un éclair de lucidité me donne la solution : maîtriser mes pensées, calmer mes émotions. Des moinillons de quinze ans y parviennent et ressortent indemne de cette épreuve. Il faut que je me calme.

L’écorce me serre trop pour que je puisse inspirer profondément. Il ne me reste que les mantras. Plusieurs syllabes défilent dans mon esprit ; je ne me suis jamais tenu à un seul mantra, je n’ai jamais eu la discipline de méditer régulièrement. Avec cette pensée vient un craquement. Quelque chose cède dans ma poitrine : une côte? Désespéré, je me cramponne à la première phrase venue :

Om mani padme hung. Om mani padme hung.

En sourdine, dans les profondeurs de mon esprit, des fantômes s’agitent. La pression augmente encore et je tousse, malgré moi. Une douleur intense me déchire la poitrine. Je tousse encore. Le sang envahit ma bouche.

Om mani padme…

Une vibration ténue s’éteint dans mon cerveau. J’ai le temps de ciller, de comprendre que le capteur s’est éteint, de goutter l’amertume de mon échec, et puis plus rien.

Contrainte 1 Une statue de glace

LA PLANÈTE AUX IDÉES PERDUES

Le choc fut un peu rude. Elle en perdit un bras. Le sol était une prairie verte, le ciel d’un mauve surprenant et un drôle de soleil magenta nimbait l’ensemble d’une sinistre couleur rouge.

Rapidement, Elle vit approcher une nuée de choses et personnages étranges : Des animaux à deux têtes, des individus contrefaits, qui avec une bosse devant et derrière, qui avec une tête allongée et le sommet pointu, une sorte de casserole courant sur deux petites pattes atrophiées et même un coffre de bagage inachevé mais avec des jambes !

Elle qui se pensait sur un socle stable y vit pousser en dessous deux excroissances, à la fois courtes, articulées et robustes.

— Regardez, regardez, une nouvelle s’exclama un drôle de chat à chapeau de feutre.

— Eh ben elle est pas petite, celle-là, lui répondit un énorme scarabée doré dont la carapace s’ornait de toutes sortes de pierres précieuses

— Oh la pauvre, elle a perdu un bras, dit une petite fille aux yeux en boutons, il est tombé par terre !

— Sans doute le choc de l’atterrissage !

— Heu, Bonjour ? Dit-Elle, où suis-je ? que m’est-il arrivé ?

— Bonjour Belle statue, la salua un Leprechaun dont chaque mouvement de bouche laissait échapper une pièce d’or ; Vous voici sur La Planète aux Idées Perdues.

— Bonjour Monsieur. Ce soleil ne risque-t-il pas de me faire fondre ?

— Ma foi, à part ce bras que vous perdîtes en arrivant ici, vous resterez telle que vous fûtes pensée. Ainsi, comme nous tous, vous fûtes abandonnée en cours de projet ?

— Hélas Monsieur, j’étais finie ou presque, sur un concours de sculpture sur glace, aux confins de la Chine et de la Russie, il ne devait certes plus rester longtemps avant la fin du temps imparti, lorsque mon créateur, d’un mouvement maladroit, fit une incision un peu trop profonde au niveau de mon épaule, fragilisant ainsi mon bras, et se disqualifiant par le même coup. Attiré par des sirènes éthyliques, il m’abandonna sans aucun remord pour de sombres plaisirs qui lui semblaient bien plus satisfaisants qu’un éventuel prix de concours dont il ne saurait ensuite quoi faire. Mais vous tous, comment êtes-vous arrivés ici ?

Le coffre de bagage en bois avec des jambes fut le premier à lui répondre :

— Ah Dame, chère dame, moi, voyez-vous, je suis là, tout simplement parce que mon créateur est décédé. Je fus une sorte de personnage annexe dans quelques romans d’un grand écrivain anglais, un véritable Sir, figurez-vous, Mais voilà, il nous a quitté, et comme je n’étais qu’une ébauche, et qu’il avait préféré donner vie à un autre « moi » plus abouti, au moment de sa mort, je fus aspiré sur cette planète ;

— Moi, Madame, dit la petite fille aux yeux en bouton, moi, j’étais entre les mains d’une créatrice de poupée, mais mes yeux en bouton, finalement lui déplurent, et elle m’abandonna et m’oublia dans un coin poussiéreux de grenier, grenier qui flamba quelques années plus tard sans que personne ne pensât à m’en tirer.

— Moi, dit le leprechaun, je naquis dans l’esprit brillant d’une jeune miséreuse, née dans la boue des fossés, et qui rêva de moi, pour aussitôt m’oublier dans le choc que subit sa tête contre le sabot d’un cheval emballé dans une ruelle encombrée d’un village perdu au fin fond de l’Irlande.

— Ze fais fous racontser mon ziztoire raussi, dit le chat au drôle de chapeau. Sssssssssest un pstit nenfant qui m’a dézsiné, avec ssssset improblbleusse ssapeau, et ssssette dixion sssi perturbée. Ma bousse est toute de trasverse et sssse ssttupide ssapeu chsse un énorme trouxe dans ma tête. Il y a quelques sssemainnes, il m’a retrouvssé danzun tiroir desson bureau, et en riant, il a tout froissé le papier et m’a zeté à la poubselle.

— Je comprends que nous sommes tous plus ou moins des idées abandonnées, mais comment avons-nous atterri ici, et pourquoi ne sommes-nous, du coup, pas plus nombreux ?

— Abandonnés, perdus, oui, comment sommes-nous arrivés sur cette planète, personne ici ne sait. Par contre, ce que nous savons tous, c’est qu’au bout d’un certain moment, quelques-uns s’effacent littéralement, tandis que d’autres sont de nouveau aspiré vers un ailleurs que nous ignorons.

— Ah mais je m’inscris en faux, chère enfant, dit un hybride humain/poulpe, je suis bien là pour en témoigner, ceux qui sont aspirés avant qu’ils ne s’effacent retournent dans la tête de quelque créateur, pour moi, généralement littéraire ou plastique, qui s’en sert comme idée de départ, puis font des modifications et moi, je reviens ici, encore et toujours. C’est fou ce que les êtres humains, en tout cas une certaine frange d’entre eux, semblent fascinés par des êtres mi hommes mi octopodidés. Ils ont une sorte de dieu comme ça, où le serviteur d’un dieu, qui parait-il, dormiraient depuis des millénaires au fond de l’océan, et dont les rêves appelleraient certains. Une des façons qu’ils ont d’y répondre est, semble-t-il, de créer, par l’écriture ou toute autre forme d’art, un personnage, un être qui pourrait le représenter.

Quant à ceux qui s’effacent, ma foi, c’est qu’ils ont fait leur temps et sombrent donc dans les abîmes de l’oubli éternel. N’eut été ce bras abimé, très chère, vous ures certainement la possibilité de retourner dans ce monde de création. Hélas pour vous, trois fois hélas, je crains que vous ne soyiez définitivement condamnée aux-dites limbes à plus ou moins long terme.

— Ce me semble profondément injuste, dit la statue, qui s’aperçut au même moment que contrairement à ce qu’avait affirmé le lepréchaun, elle commençait à fondre, goute par goute. L’ébauche de Cthulhu avait raison, elle était apparemment destinée à disparaitre, et ce plus vite qu’elle n’aurait pensé.

— Mon passage sur cette planète aura donc été très bref.

— Ah Madame, vous nous en voyez désolés, d’autant que nous ne pouvons même pas vous affirmer que vous resterez dans nos mémoires, quand nous sommes à nouveau aspirés, nous redevenons en quelque sorte des pages blanches, avec juste la notion du passage sur cette planète, mais sans aucun souvenir de qui nous y avons rencontré ni ce que nous y avons fait, quant à ceux qui disparaissent, eh bien, ma foi, je suppose qu’ils disparaissent.

Un grand silence se fit autour de la statue, tandis que les membres inférieurs qui avaient commencés à lui pousser tombaient en poussières et que le reste de son socle et de son corps retournait à son eau originelle.

C’est ainsi, que, sur La Planète aux Idées Perdues, pour la première fois, une idée ne s’effaça pas mais fondit, apportant à la prairie où elle était arrivée, une humidité bienfaitrice.

LA PIERRE DES SOUVENIRS

La dune s’allongeait dans la nuit, sable blanc découpé au couteau par l’océan. Incongrues dans ce paysage désolé, quelques structures émergeaient, visages aveugles issus des temps anciens, quand les humains avaient eu la planète entière rien que pour eux. Quand, contaient les légendes, des hommes volaient dans le ciel et que même les étoiles étaient à portée de leurs mains.

Laureen stoppa, glissant sur la crête pour s’asseoir et profiter de ce spectacle inconnu, s’octroyant une gorgée d’eau. Les anciennes avaient eu raison : des vestiges des Âges d’Or subsistaient bel et bien. Et elle allait être la première à les toucher, celle qui avait bravé le désert. Elle aurait de quoi raconter, on la respecterait. Et la mère de Stan ne pourrait plus refuser leur union.

Après une descente mêlée de petites avalanches de sable, elle arriva devant une des ouvertures à demi-ensablées qui paraissait l’inviter à entrer. Dans la pièce aux murs effrités, des marques à demi effacées dessinaient sur les murs des arabesques à la signification tombée dans l’oubli. Avec appréhension, elle s’avança dans l’obscurité qui grandissait à chaque pas, seule la clarté vacillante de sa torche repoussant les fantômes oubliés.

Elle touchait à l’indicible, aux souvenirs d’un autre monde, où l’humain régnait sans partage, où il ne devait pas se battre pour trouver un peu d’eau, défendre ses quelques semences contre les nuisibles ou balayer l’omniprésente et mortelle poussière de sable. Tout un univers se cachait dans ces tunnels et ces pièces, toutes les idées qu’avaient portées des générations avant que le temps et l’oubli ne les ensevelissent. Jusqu’à ce jour.

Le lendemain, les yeux gorgés de visions merveilleuses, elle repartit, tournant le dos à l’océan. Il lui restait à retraverser le désert, éviter le territoire des fourmis, contourner les gorges de lave et trouver le passage vers la Vallée Verte. Le chemin du retour lui parut à la fois durer une éternité et passer en un éclair tant son esprit tournait à plein régime.

Rien que le récit du voyage en lui-même pourrait alimenter au moins trois, voire quatre, soirées autour du feu. Quant à ce qu’elle avait vu dans les ruines, cela ne pouvait pas être chiffré. Elle n’aurait pas assez d’une vie pour conter les dessins, les sculptures et les outils qu’elle avait entre-aperçus, souvent hélas trop abîmés pour donner un seul indice sur leur destination originelle. Si peu, alors qu’il restait tant à explorer, à ramasser. À comprendre. Il lui faudrait revenir, monter une expédition avec plusieurs femmes, peut-être même emmener une Ancienne.

Son sac à dos regorgeait de souvenirs, fragments de matériel ou pierres sur laquelle elle avait à la hâte tenté de reproduire certains dessins, certaines explications, sans doute, qui pourraient mener la tribu vers un avenir de bonheur empli de bienfaits, ceux dont elle avait vu les traces dans les ombres de ces huttes de pierre. Si elles arrivaient à les déchiffrer.

Mais le plus précieux de tout, le trésor qui prouverait à toute la tribu qu’elle ne mentait pas, qu’elle avait réellement découvert des traces de l’homme d’autrefois, elle le serrait précieusement contre son cœur. L’objet en lui-même était incroyable, d’une beauté et d’une finesse si précise qu’aucun artisan d’aujourd’hui ne pourrait le reproduire. Il était d’une beauté inégalable, ce qui n’était qu’un aspect mineur de son intérêt. Le plus fou se trouvait dans la magie formidable qu’il contenait, que l’on pouvait activer à volonté. Une magie des Âges d’Or, dont elle aurait aimé réserver la primeur à Stan. Mais elle savait que les anciennes ne la laisseraient pas en paix avant de savoir, avant de décider si ce savoir pouvait être diffusé.

En partant, elle avait juré à son promis de revenir aussi puissante qu’un humain des Âges d’Or, portant un savoir qui ouvrirait de nouvelles portes, d’idées qu’on ne pouvait simplement pas imaginer. Il n’en était rien, mais elle était fière. De ce qu’elle avait accompli, de ce qu’elle pourrait transmettre, même si elle n’avait rien compris à ce qu’elle avait vu.

Avec son trésor, elle savait pouvoir ouvrir les portes du passé, retrouver ce qui avait été perdu, ramener à la vie la flamme qui avait fait un jour de l’humain l’égal des Dieux. Il ne lui restait plus qu’un obstacle, de taille. Il lui fallait convaincre les Anciennes, les amener à accepter ce qu’elle amenait, à changer pour retrouver la sagesse et la puissance qui, seules, assureraient l’avenir de leur race.

Comme elle s’y attendait, elle fut happée par le Conseil Matriarcal dès son arrivée, emportée dans la salle commune sans avoir même avoir le temps de sourire à Stan. Les femmes s’étaient assemblées près du feu, les gardiennes rejetant les autres habitants hors de la hutte. Elles la regardèrent avancer dans le cercle, défaire la couverture qui protégeait la petite dalle de pierre lisse qu’elle avait découverte. Alors, devant tous les yeux, sceptiques ou anxieux, elle pressa la protubérance dissimulée sur l’un des bords et soudain, la salle s’emplit de sons et de lumière.

La pierre s’anima, des images noires et blanches se traçant et se déplaçant sur sa surface tandis qu’une musique céleste sortait de l’objet en le faisant vibrer. Deux hommes discutaient dans une langue inconnue, s’apostrophaient et se mouvaient dans un décor absolument incroyable, le plus souvent seuls, parfois parmi d’autres. Ils parlaient, prenaient des ustensiles, en montraient l’utilisation. Ils s’entretenaient sans que Laureen comprenne pourquoi, mais elle était sûre d’avoir découvert un savoir, des concepts, une réminiscence des Âges d’Or.

À l’observation des séquences qui s’enchaînaient, elle tentait de deviner une structure masquée, des idées qui, pour le moment, restaient incompréhensibles. Ces hommes avaient certainement eu une bonne raison de se mettre ainsi en scène, comme lorsqu’ils se servaient d’une sorte de charrette pour se déplacer à grande vitesse entre des huttes sous les bravos d’autres humains. Elle était certaine qu’il y avait là un testament, un témoignage de leur univers laissé à dessein pour les générations futures.

Laureen tenait la pierre, laissant chacune des Anciennes se pencher sur son contenu. Dans les yeux plissés, la jeune femme voyait une inquiétude, la peur du changement, se dessiner. Elle tenait entre ses mains des idées capables de révolutionner son univers, de faire renaître l’humanité d’autrefois. Arriverait-elle à convaincre le Conseil ? Elle en doutait mais voulait encore y croire. Il le fallait. Tout ce qui avait été perdu, comme la puissance de ce témoignage qu’elle offrait à sa tribu, devait être ramené au jour, assimilé, utilisé. Oui, elles devaient convaincre toutes et tous que ces images ressurgies du passé contenaient les graines du futur !

Les deux hommes, le gros à moustache et le petit à chapeau, se tenaient encore debout l’un face à l’autre, le premier giflant avec un plaisir évident le second qui s’excusait en pleurant d’une voix de fausset, le chapeau à la main, quand soudain la pierre mourut, l’image disparaissant, plongeant la tribu dans un silence effaré seulement percé par les grésillements du foyer.

Contrainte 1 Une télévision satanique
Contrainte 2 L’action se passe de nuit

MUSE A VENDRE, ACCEPTE ÂMES

Une heure de retard. On ne peut pas vraiment dire que mon contact soit ponctuel. La nuit a eu le temps de tomber depuis que je suis là. Il faut dire que le jour dure à peine cinq heures sur ce caillou.

En attendant, je griffonne des phrases. Un vocabulaire élaboré, des accords fluides, une musique entêtante ; l’écriture, je maîtrise. La partie technique, en tout cas. J’aligne les mots, distraite, comme un autre gribouillerait un chaton mignon. Je soupire, pose un point, et jette un énième regard à l’entrée de la cafétéria de la station. Trois jours de vol hypersonique, un billet dont le montant me fait encore pleurer, tout ça pour débusquer un contact sur cette minuscule planète. Il a intérêt d’avoir du juteux. Bon, s’il commençait par se pointer, je serais déjà heureux.

       Je pose une rime des plus délicates quand la porte d’entrée coulisse et s’ouvre sur une grande blonde à la mine pincée. Son expression évoque tout à fait celle que je ferais si on me glissait une bouse fraîche sous le nez. En moins gracieux, je suppose. Je suis loin d’avoir ses atouts, et je m’en passe. Moi, mon créneau, c’est les mots.

       Elle s’approche de moi sans hésiter. Il faut dire qu’avec ma tenue sobre, je contraste avec la mode colorée et froufroutante locale.

       — Leia ?

       J’opine du chef et elle s’assoit, étalant avec soin son ample jupon mordoré. Elle ne s’excuse pas, bien sûr.

       — Vous avez mon paiement ?

       Avec une grimace, j’extrais mon terminal personnel d’une poche. D’un doigt leste, je sélectionne le montant et le lui tends pour qu’elle enregistre ses coordonnées bancaires. Elle sourit jusqu’au molaires. Elle peut, vu le nombre de zéros. Une fois le terminal retourné dans ma poche, elle se penche légèrement vers moi.

       — La personne que vous cherchez pour vous aider est… hors du commun.

       Je lève un sourcil. Qu’il a-t-il de vraiment original de nos jours, nous qui avons conquis la galaxie ? C’est d’ailleurs bien tout le cœur de mon problème.

       — Il n’aime pas se monter en public. Son physique met les gens mal à l’aise.

       Mon interlocutrice ponctue la remarque d’un rire cristallin.

       — Où et quand puis-je le rencontrer ?

       Autant allez à l’essentiel. Elle me tend un papier. Je ne savais pas qu’on en fabriquait encore. Mais je comprends la logique, c’est le seul moyen de communiquer impossible à espionner. Ajouté au paiement, officiellement pour « coaching d’amaigrissement », mes soupçons sur le peu de légalité de la démarche se confirment peu à peu.

       — Suivez les instructions.

       Mon interlocutrice se lève son siège avec grâce et quitte la cafétéria comme si elle participait à un défilé de haute couture.

***

       Une heure que j’attends au fond de cette travée abandonnée de la station. Décidément, tout le monde ici me prend pour un légume. Tiens, je devrais mettre ce jeu de mot dans mon prochain alignement de phrases, il fera bon effet. Peut-être le tourner de façon plus élégante ?

       Le fracas de la grille d’une bouche d’aération qui choit me fait sursauter. Un gamin surgit de l’ouverture, à deux mètres de mes pieds, couvert de poussière et aussi réjouit qu’un chiot. Il me fait signe de le suivre et je m’engouffre sans son sillage. Prise à la gorge par un nuage de poussière, j’éternue violemment. Je parie que tous les lieux desservis par ces colonnes viennent de sursauter à l’écho de mon allergie. Le môme me jette un regard noir, l’index sur les lèvres, et je marmonne des excuses.

       On progresse ainsi vingt bonnes minutes. Je crois qu’on se dirige vers la périphérie de la station, je ne suis pas vraiment sûre. Mon sens de l’orientation n’est pas l’ami le plus fiable qui soit. On finit par déboucher dans un placard, empli de cartons. J’aurais dû prévenir quelqu’un que je suis ici. L’idée vient de me frapper, aussi violente que ma stupidité. Si je meurs aujourd’hui, ma mère n’en saura jamais rien et le monde se verra privé d’une grande écrivaine sans l’avoir réalisé.

       Le gamin m’ouvre la porte et je débouche dans un salon cossu. Sur l’un des canapés rouges trône une télé. Enfin, il me semble. Je n’en ai jamais vu que dans les films d’époque. Une grosse boite brune, avec un écran gris rebondi et deux boutons sur le côté pour changer les chaînes. Ça doit être un des tous premiers modèles de l’histoire. Mon contact est-il un collectionneur ?

       Je me retourne pour poser la question au marmot, mais il a disparu. Suis-je partie pour une nouvelle attente ? Je consulte ma montre : vingt-deux heures. Habituellement, je me dégourdirais les doigts avec quelques palindromes tout en grignotant mon dîner.

       Un grésillement soudain me fait sursauter. Devant moi, la télé vient de s’allumer toute seule. Je cherche autour de moi le coupable, mais la pièce est aussi vide d’être vivant qu’elle déborde de meubles.

       — Vous ne trouverez pas.

       La voix, légèrement moqueuse, semble venue d’outre tombe.

       — Pourtant, elle vient de moi.

       Sous mes yeux ébahis, la télé se soulève du canapé et se dresse sur d’immenses jambes métalliques. Elle tend vers moi une main aussi fine que des pattes d’araignée, dont je me saisi avec circonspection. Je continue aussi à chercher une caméra ou une seconde bouche d’aération qui cacherait l’auteur de ce canular. Quiconque a fabriqué cet étrange objet est forcément en train d’observer mes réactions. J’apprécie moyennement la blague, je ne suis pas là pour m’amuser.

       — Je sais bien, vous cherchez la planète aux idées perdues.

       Ma mâchoire inférieure tombe. Vient-il vraiment…

       — De répondre à vos pensées ? complète-t-il. Oui. Mais je préfère avoir une conversation normale, qui implique des sons provenant de deux personnes différentes.

       En tant qu’auteur, j’aurais dû avoir l’esprit plus souple que cela. Pourtant, je n’arrive pas à me laisser convaincre.

       — Je peux vous raconter l’histoire de ma naissance, si vous voulez. Elle a inspiré un film horrifique en son temps. Très librement, je dois dire. Cette histoire de poltergeist était grandement exagérée.

       — Et quelle est la réalité, alors ?

       Si je l’interroge, je vais bien finir par trouver une faille. Fascinée par ce personnage, j’en oublie la raison de ma venue ici.

       — La vie m’a été insufflée par une entité démoniaque. Les hommes l’appelaient Satan. Pour moi, c’était juste « Papa ». Au début, bien sûr, j’ai tout fait pour lui plaire. Quel enfant ne quête pas la reconnaissance de ses géniteurs ? Alors oui, j’ai détruit nombre de foyers. Un jour, j’ai hypnotisé cette gamine. Pour ma défense, ses parents la laissaient regarder la télé bien trop tard le soir. Et j’ai fini par l’aimer, cette môme. Elle était attachante et surtout, elle n’avait pas peur de moi. Vous imaginez, quelqu’un qui ne vous regarde pas avec horreur ?

       Je hausse les épaules. Je suis un être humain tout ce qu’il y a de plus normal. Si on me regarde, c’est un bon début, alors inspirer un autre sentiment que l’indifférence de mon prochain, voilà qui m’est étranger.

       — Bref, reprend la télé. La gamine aussi m’aimait bien, donc elle m’a demandé de l’absorber, histoire d’être amis pour la vie. Je l’ai fait. Mon coup de trop, j’imagine. Celui qui a été porté sur tous les écrans de façon aussi débridée et qui m’a valu d’être relégué dans un placard. J’y ai moisi des siècles, avant d’arriver à m’extraire de ma condition d’objet inanimé.

       Il agite les bras avec fierté et esquisse un pas de danse.

       — Et après ?

       Malgré moi, il a saisi mon attention. La télé hausse les épaules.

       — L’adolescence, la rébellion contre mon père, la mise à profit de mes dons pour faire le bien, histoire de le faire enrager. Je ne suis pas bien sûr de l’efficacité de ma démarche. Après tout, je ne peux rien faire sans prélever les âmes en son nom et lui, tant qu’il a sa récolte d’âmes, ce que je vends en échange…

       Je hoche la tête en pensant à mes parents. Après tout, j’ai embrassé l’écriture malgré leur avis. J’ai appris à lier les mots au lieu de compter l’argent, ne leur en déplaise. Mais il serait temps que j’atteigne l’âge adulte, que je leur prouve à quel point ils avaient tord, que ma carrière explose à leur visage.

       — Sauf que tu n’es pas capable de pondre la moindre idée.

       La réalité, verbalisée par un autre, me semble soudain ridicule. Qui peut se targuer du titre d’écrivain sans pouvoir inventer des histoires ? Les jolies phrases ne font pas tout, et encore moins sens.

       — Enfin, si, une, corrige-t-il. Celle de partir en quête d’idées venues de l’extérieur à défaut de savoir en faire surgir de l’intérieur.

       La première fois que j’ai lu à propos de la théorie de la conservation de l’esprit, j’ai entrevu un espoir pour remédier à l’aridité de mon imagination. J’ai immédiatement contacté ce théoricien. D’après lui, aucune pensée ne se perd totalement, elle s’en va juste ailleurs. La clef pour moi est donc de trouver cet endroit merveilleux, celui où toutes les idées, inconfortables dans leur cerveau maternel, coulent des jours heureux.

       De recherches en recherches, j’ai trouvé de plus en plus de partisans de ce que j’ai baptisé « La planète aux idées perdues ». Pour eux, les pensées sont une énergie et, comme toute énergie, peuvent être attirée ailleurs. Quelque part, dans le vaste univers, se trouve certainement une planète, véritable aimant à ces vagabondages intellectuels. Mais où ?

       — Je peux t’aider à la trouver.

       Le téléviseur se tient debout face à moi. On doit sembler deux nigauds, plantés ainsi face à face sans bouger.

       — À quel prix ?

       Un léger grésillement surgit de ses hauts parleurs.

       — Tu dois bien le comprendre maintenant : ton âme.

***

       J’ai signé, sans hésiter. Ma vie ne trouvera de toute façon pas de sens tant que je ne saurais pas créer d’histoires. Et puis, après tout, ça sert à quoi, une âme ?

       — Installe-toi ici.

       De ses longs doigts métalliques, la télévision me décale pour me placer au cœur du pentagramme qu’il a tracé au sol.

       — C’est vraiment nécessaire, la mise en scène ?

       — Mes dons me viennent de mon père, mais on est en froid. Donc il ne me surveille pas d’assez près pour savoir quand j’ai besoin qu’il les déclenche. Il faut voir la cérémonie comme une façon de lui dire : « Coucou, papa, j’ai besoin de toi », me répond-il tout en allumant les bougies.

       J’opine du chef. Cela fait sens. J’aurais dû y penser seule, si seulement j’avais une imagination.

       — On ne fait pas ce genre de choses pendant des évènements célestes aussi, normalement ?

       — Si, c’est pour ça que je t’ai fait venir ce soir. Sur terre, c’est la pleine lune.

       — Oh.

       J’aurais juré que le rôle de l’évènement céleste était d’apporter la puissance magique au rituel. En tout cas, c’est ce que j’ai lu dans les bouquins que j’ai compulsé, fut un temps, dans le maigre espoir d’alimenter mon esprit desséché. Comment un évènement aussi lointain peut-il servir ?

       — Si tu suivais ce que je raconte, tu aurais imprimé que la puissance magique vient de mon père, me rabroue la télé.

       — Alors pourquoi la pleine lune ?

       — Parce que le réseau est meilleur. Allez, arrête de gigoter, on va pouvoir commencer.

       La télévision se recule de trois pas, me laissant seule au centre du symbole magique. Sur l’écran apparait la reproduction d’une vieille peinture représentant Satan, cornes et peau rouge à la clef. La télé commence à psalmodier une litanie de mots dont le sens m’échappe.

       — Poivron, riz, lanterne, carrelage, chaton, étoiles,…

       Au bout d’un moment, je décroche. Même mes phrases orphelines d’une histoire ont plus de sens. À la place, je ferme les yeux et je me laisse gagner par le moment. Sous peu, je poserais le pied sur la planète aux idées et mon esprit s’illuminera d’une inspiration qui m’a fait défaut tant d’années. Comme si à ma naissance, ma Muse, préférant batifoler avec un faune plutôt que de jouer son rôle auprès de moi, avait fui.

       Quand la litanie se tarit, je ressens un léger chatouillement dans le nombril et j’ouvre les yeux. Autour de moi, la pièce a disparu, laissant place à une étendue infinie d’herbes hautes. Les brins s’alignent, tous plus verts les uns que les autres, similaires. En face de moi, la télé a aussi fait le voyage. Je lui souris, et puis la migraine me heurte.

       Si on n’était pas seuls, j’aurais juré qu’on venait de me frapper d’un coup de marteau. Je hurle, m’accroupis, la tête entre les mains. Je ferme les yeux, me roule en boule dans l’herbe. C’est si douloureux, plus aucune pensée ne fraye son chemin dans mon esprit engourdi.

       Puis, une idée filtre. Petite, timide, elle pénètre mon esprit, sa voix à peine audible par-dessus la douleur. Bientôt, une autre la rejoint, puis une troisième et soudain, le torrent. Je me noie sous les suggestions de l’esprit, je ne sais où donner de la tête. C’est donc ça, l’ébullition créative ?

       Je tourne lentement la tête vers la télé, un large sourire aux lèvres. Je m’apprête à le remercier, quand une pensée me heurte. Mon cerveau, au fur et à mesure de l’avalanche, a immanquablement trié les idées. Tout le mode le sait, il y a les bonnes, et les mauvaises. Dans mon esprit, le torrent ne n’apporte que du mauvais. Rien de bon, tout à jeter.

       — Tu m’as demandé la planète aux idées, me lance la télé, impitoyable. La voilà.

       — Elles sont toute mauvaises, murmuré-je, en larme.

       — Si tu m’avais posé la question, je t’aurais prévenue.

       Et soudain, je réalise. J’ai fait confiance à un rejeton de Satan. Peut-on vraiment renier un tel lignage ? Il faut croire que non.

Cette planète, ce mythe qui avait alimenté tous mes espoirs d’auteure à moitié finie, une source éternelle d’inspiration sur un plateau d’argent, n’avait en fait rien de ce que j’en attendais. Il semblerait que les idées perdues l’aient été pour une raison. Et que j’aie vendu mon âme à une télé satanique pour aucune. Presque compatissant, mon bourreau me demande :

       — Que vas-tu faire, maintenant ?

       Je me relève, contemple l’étendue herbeuse, songe à mon futur. Du revers de la main, je sèche mes larmes. Inutile de m’appesantir sur ce nouvel échec. Ma mère m’a toujours répété une chose : « Tire le meilleur du peu qui t’es offert. ». Son conseil, dans mon esprit noyé de médiocrité, prend enfin tout son sens.

       — Ma foi, je n’ai plus qu’à écrire une autobiographie.

 

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