Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2021 : « Cette montre ne donne jamais la bonne heure… et c’est normal. »

Franchement, on ne peut pas faire plus bateau que le thème du temps. C’est vu, revu, ça sent bon les poncifs poussifs de la SF. Vraiment ? Si vous avez quelques dizaines de minutes devant vous, jetez un coup d’œil aux créations de nos auteurs du jour. Peut-être qu’ils feront changer d’avis 🙂


  • Cette montre ne donne jamais la bonne heure (1)
  • L’heure venue
  • L’heure a changé
  • Cette montre ne donne jamais la bonne heure (2)
  • Hors du temps
  • Le cadran interstellaire
Contrainte 1
Un bourreau bourré
Contrainte 2 A l’heure de la sieste

CETTE MONTRE NE DONNE JAMAIS LA BONNE HEURE (1)

Le carillon délicat de la sonnette d’entrée berce mes rêves d’une mélodie enfantine, pas désagréable. Quoique. A la longue, la ritournelle métallique prend des allures de mauvais slogan publicitaire, de ceux qui ricoche à l’intérieur de votre crâne comme un oiseau paniqué dans une cage de verre, incapable de trouver la sortie. Je me retourne sur le divan, agacé, comme si ce mouvement pouvait faire déguerpir l’importun couplet. Aussitôt, une douleur vive me transperce la tête, de l’occiput au front. La bouche pâteuse, je ronchonne en portant la main sur mes yeux. Mon réveil n’a pas sonné, je peux finir ma sieste.

Mes souvenirs affluent alors que je tente de replonger dans le sommeil, m’arrachant un sourire. Quelle sacrée soirée on a eu hier ! On l’a bien fêtée, la millième. Flash mob géant, alcool en cascades, déhanchés simiesques… Comme dit le patron, de temps en temps, faut s’avoir s’amuser. Non pas que le métier soit difficile. C’est juste qu’il faut rester en permanence professionnel. Propre. Rassurant. Alors, ça fait du bien de faire tomber la cravate une fois de temps en temps.

La douleur revient au galop, chasse mes souvenirs. Le carillon reprend de plus belle, insistant par ses répétitions infinies. Jamais je n’aurais pensé que ces trois notes choisies pour que le client se sente tout de suite apaisé selon Victorine, notre coach en sérénité, puissent être agaçantes à ce point. Leur insistance martèle mon crâne en concert avec la migraine. Je grommelle, conscient que ma voix grave porte jusqu’à l’importun de la pièce d’à côté.

— J’arrive, j’arrive !

Je lève le bras, jette un œil à ma montre. Trois heures moins le quart. Mon cœur manque un battement, avant que je me rappelle. Ma montre ne donne jamais la bonne heure. Pas question d’être en retard dans ma profession, alors je l’avance d’un quart d’heure. Donc normalement, le gus qui appuie sur la sonnette à l’entrée ne devrait pas. Il est marqué « ouverture à quinze heures » sur le panneau de l’entrée.

Il ne doit pas savoir lire, parce que la sonnette continue de me rabâcher de me lever. Pourtant, on a une clientèle assez haut de gamme. Il devrait pouvoir lire, bon dieu !

Je m’assois, respire un instant pour lutter contre les coups de marteau qui résonnent sous mon crâne, puis me lève en chancelant. Je me dirige vers le coin qui nous sert de cuisine dans l’entreprise. Là, sur le placard haut, les boîtes de doliprane de Victorine. Je m’évertue un moment pour en extraire un cachet – mes énormes pognes ne sont pas faites pour ces minuscules boîtes. Je sors une gélule, l’avale d’un coup. Pas besoin d’eau.

La sonnette continue sa ritournelle, insistante et désagréable au possible. Je crois que je ne pourrais plus jamais l’entendre sans que mes poils ne se hérissent. Va falloir que Victorine nous trouve une autre de ces mélodies apaisantes.

— J’arrive !

Je me retiens de prononcer un juron. Pas de ça devant la clientèle, même bourré. Je traverse la pièce de repos, un chouille plus ferme sur mes pieds. A peine. Le ménage est fait, impeccable. On dirait pas qu’on a eu la fête la plus décadente de la décennie ici même, la nuit dernière. Les femmes de ménage m’impressionnent.

Je m’arrête un instant face au miroir pour tenter de me refaire une mine, comme dirait Victorine. Je passe les mains sur mon costard plissé par la sieste. Sans succès. Malgré sa couleur beige, ton sur ton avec mon pull blanc, je ressemble à une armoire à glace. J’esquisse un sourire, découvre mes dents en une mimique carnassière. Victorine déploie des trésors d’inventivité pour tenter de me rendre plus rassurant. Paraît que c’est mieux pour les clients, alors moi, j’essaie. Je veux bien faire mon travail.

Je suis pas vraiment rassuré sur ma cool attitude, mais j’entre quand même dans le hall de la société. On accueille le public dans une pièce aux teintes naturelles, panneaux de bois aux murs et moquettes taupe au sol. Que des divans à coussins moelleux et des tables basses avec eau minérale et boîtes à mouchoirs. Pour un peu, on se croirait chez un psy.

Derrière la vitre de la porte d’entrée, une femme en talons s’est haussée sur la pointe des orteils pour parvenir à glisser un œil au-dessus du panneau indiquant les horaires de la boîte. M’apercevant, elle me fait un signe de la main. Je ronchonne. Elle a les horaires juste sous les yeux, bordel !

J’ouvre un peu brusquement l’entrée. Je ne suis pas d’humeur à mettre les petits plats dans les grands, alors j’enquille direct :

— C’est pourquoi ?

La femme qui me fait face a une quarantaine d’année, tout au plus. Elancée malgré un ventre qui dépasse un peu du tailleur, des traits communs mais pas désagréable. Pas du tout le genre de mes clients habituels, et pourtant. D’une voix décidée, elle me demande :

— Je viens pour une prestation.

— Revenez dans vingt-trois minutes. Nous sommes fermés.

Je vais pour refermer la porte, mais elle la retient d’une main, insistante.

— C’est une urgence !

Je tique. Une urgence ? On me l’avait jamais faite, celle-là. Vu les délais pour avoir les jugements, les clients ne sont plus à trois jours près. Je demande, circonspect :

— Ça ne peut pas attendre vingt-trois minutes ?

— Non. Je paie comptant.

La fermeté du ton me désarçonne. Puis la femme a trente ans de moins que mes plus jeunes clients. C’est bizarre… et j’ai envie d’en savoir plus. Je sais, la curiosité, c’est pas bien. Honnêteté, discrétion, intégrité. Mais je vais rien lui demander, je vais juste répondre à ses questions.

Reléguant le marteau qui me fracasse toujours le crâne à l’arrière-plan, je lui ouvre la porte et lui fait signe d’entrer. Elle ne prend même pas la peine de choisir son divan, elle s’assoit sur le premier venu. Tant mieux. Moins je fais de pas, moins elle verra que je titube. Je m’asseois face à elle, tente de sourire. En général, c’est plutôt Victorine qui accueille les clients. Mais là, c’est l’heure de la sieste. Y’a plus que moi dans la boîte, alors je vais faire avec. Je tente de me rappeler la procédure. Faut commencer par présenter le catalogue, avec tact mais sans chichi. Jamais demander au client s’il va bien – grossière erreur. Pourtant, j’aimerai bien savoir ce qui amène cette femme ici. Tant pis, je suis le protocole, et commence :

— Connaissez-vous notre prestation ? Souhaitez-vous que je vous présente le catalogue ?

La femme secoue la tête.

— Non, non, j’ai bien étudié votre site internet. Je veux la Marie-Antoinette.

D’un coup, mon mal de tête s’arrête, gelé. Je manque de m’étouffer. J’ai dû mal entendre.

— Vous… vous être sûre ?

— Oui oui, la Marie-Antoinette. Le geste traditionnel transmis de génération en génération, j’ai bien lu votre plaquette.

Oui, enfin bon, la plaquette… encore une idée de Victorine. Du marketing. La Marie-Antoinette, c’est la caution artisanale de la boîte, c’est là pour faire joli sur le catalogue. Pas vraiment le produit que les clients demandent.

— Heu…

— Vous proposez bien la Marie-Antoinette ?

Le ton devient presque agressif. La voix de Victorine résonne dans ma tête.  Ne pas contrarier les clients, la vie est déjà bien assez difficile pour eux. Je reprends contenance. Après tout, il n’y a qu’à suivre le protocole. Je fais les papiers, on verra après. Je sors le terminal informatique.

— Tout à fait. Nous allons commencer par les formalités… si vous voulez bien me transmettre votre dossier judiciaire.

Elle pose son empreinte digitale sur l’interface. Tous les fichiers se déversent dans mon ordinateur – confidentiel, bien entendu. Je me mords la lèvre. Faut jamais poser de questions aux clients, mais quand même. Je tente d’obtenir des informations, l’air de rien.

— Comment nous avez-vous connu ?

— Vous êtes les seuls à proposer encore une prestation artisanale.

Non pas qu’elle soit sèche, mais je sens bien qu’elle a pas envie de discuter. Je me mords la lèvre, laisse un silence de plomb envahir l’espace. D’habitude, les clients parlent. Un peu trop même.

L’interface vire enfin au vert. Tout est en ordre. Je lui tends le devis : elle le valide sans une hésitation. Je clique sur l’agenda de la société.

— Tout est en règle. Quand souhaitez-vous convenir d’un rendez-vous ?

— Maintenant.

Je manque de m’étouffer avec ma propre salive.

— Maintenant ?

— Maintenant. C’est possible, non ? Vous n’avez personne, vous êtes encore fermés.

Je la dévisage longuement. Son visage est un masque impassible. Pas une trace de peur dans ses prunelles, pas un tremblement de main qui trahirait l’angoisse. Elle a vraiment l’air de venir chez nous comme chez son boulanger, exigeant avec l’assurance du client qui connaît ses droits la baguette la plus croustillante du lot.

J’hésite. La confidentialité, c’est sacré – tout autant que le respect. Chaque client a le droit de faire ses propres choix. Croyances, religions, coutumes, nous n’avons pas notre mot à dire. Mais quand même… d’habitude, les clients, ils s’épanchent sur leurs malheurs. Ils nous disent pourquoi ils sont là. Ils attendent notre confirmation, notre accompagnement. Ils nous demandent notre avis sur leur rituel, ils nous incluent dans leur histoire. C’est pour ça que Victorine passe du temps avec nous, pour que nous puissions les aider, les rassurer. Il n’y a pas que le geste professionnel qui compte dans notre métier : l’accompagnement aussi.

La cliente s’impatiente face à mes hésitations. Elle insiste :

 — Vous pouvez le faire, vous, n’est-ce pas ? J’ai lu que tous les employés de Bourreau&Bourreau avaient la formation artisanale. Je veux le faire de suite.

Je déglutis. Oui, j’ai la formation, mais quand même… ça fait trois ans que j’ai pas manié la hache. Et puis, je titube encore un peu.

De toute façon, les papiers sont faits, la cliente est décidée. C’est pas à moi de choisir pour elle. Je me lève, plus raide qu’elle.

— Suivez-moi.

Nous descendons dans les escaliers. La salle de l’échafaud est prête – un peu poussiéreuse, mais prête. La cliente n’a même pas un frisson en entrant. Elle monte sur l’estrade de bois, pose sa tête sur le billot. Pour le coup, c’est moi qui serais stressé. Si je me loupe… je sais, les clients viennent jamais porter réclamation. Mais le patron, il aime le propre. La femme de ménage va râler si y’a trop de sang sur les murs.

Je respire un grand coup, enfile une blouse et empoigne la hache. La soupèse entre mes mains. Ca va le faire – c’est plus technique que les classiques injections, mais ça revient au même. On coupe toutes les connexions entre le cerveau et le corps. Mort cérébrale dans la minute. Y’en a qui aiment le grandiose, c’est tout.

Je respire un grand coup. La femme ne bronche pas. Je soulève la hache.

Dans un sifflement, j’abats l’instrument sur la nuque. Ça craque, mais la lame était bien effilée. Elle rentre dans les vertèbres comme dans du beurre.

Je regarde mon travail. Maintenant que c’est fait, j’éprouve une petite fierté. Même bourré, j’ai pas manqué ma cible. Le sang s’écoule gentiment dans la rigole prévue à cet effet. La femme de ménage sera contente.

Une nouvelle sonnerie. Je soupire – pas moyen d’avoir un après-midi à cuver tranquille !

Je remonte, jette un coup d’œil à ma montre. Quinze heures dix – soit quatorze heure cinquante-cinq. Mon prochain client va bientôt arriver. Un vieux, bien comme il faut. Je l’ai déjà vu la semaine dernière. Il venait d’avoir son jugement – insulte à un gardien de la paix, l’astuce classique. L’euthanasie n’est accessible qu’aux condamnés, alors les vieux qui n’en peuvent plus de souffrir, ils font une connerie puis ils viennent nous voir, tout heureux de pouvoir enfin mettre fin à leurs jours. La médecine va trop loin aujourd’hui : on vit vieux, mais on vit mal. Alors les bourreaux sont devenus les meilleurs amis des grabataires.

A la porte, je découvre un homme en robe d’avocat, le teint rougeaud. Lui aussi s’escrime sur la sonnette. A peine ais-je ouvert la porte qu’il me saute dessus, hystérique.

— Madame Antoinette, vous l’avez vue ? Où est-elle ?

Je hausse les épaules, fataliste. Il comprend de suite. Blanc comme un linge, il tombe sur un des divans.

— Marie Antoinette a truqué nos fichiers. Elle a été reconnue coupable et était condamnée à la prison à vie.

Je me mords la lèvre. Soudain, je comprends la femme. Mieux vaut mourir tout de suite que décrépir dans une cellule pour les cent ans à venir. La vieillesse, de nos jours, est la pire des condamnations.

L’HEURE VENUE

Il était midi.

L’heure de l’appel qui lui avait appris la mort de sa tante Lizzy. L’étrange Lady Liz.

Nathanaël avait été surpris. Sa vieille tante lui avait toujours semblé indestructible. Elle avait tout vécu, et avait survécu à tant de malheurs que rien ne semblait pouvoir arrêter sa course contre la mort. Mais les humains ne sont immortels que dans les mémoires, pas dans leurs enveloppes.

Son neveu était son seul héritier et, à ce titre, tout le manoir de Lady Liz lui revenait. Tout le manoir et tous les secrets qu’il abritait.

La lourde porte grinçait, comme elle l’avait toujours fait, et une odeur de tabac froid mêlé de poussière agressa les narines de Nathanaël. Le parquet ciré craquait du même son inquiétant depuis… depuis quand exactement ?  Nathanaël n’aurait su le dire. Il observa les multiples tableaux et objets accrochés aux murs, les étagères chargées de bric-à-brac qui jonchaient la multitude d’étagères du hall et du salon. Des crânes, des bocaux, des bibelots tous plus farfelus les uns que les autres.

Sa tante se plaisait autrefois à lui raconter des histoires extraordinaires dans lesquelles elle se mettait en scène dans des aventures abracadabrantesques. Nathanaël se remémorait ces récits, et soudain, un parmi d’autres s’imposa à lui. Celle de la montre qui ne donne jamais la bonne heure.

Sa tante ne lui avait jamais laissé approcher de cet objet, mais elle soutenait que, quelque part, dans son manoir, elle gardait un artefact précieux, exceptionnel.

Alors, Nathanaël tendit l’oreille. C’était idiot. Le manoir était immense. Qu’espérait-il entendre ?

Tic – Tac

Non. Impossible…

Tic – Tac

Son cœur manqua un battement. Se pouvait-il qu’un tel objet existe et qu’il ait entendu que les pensées de son nouveau propriétaire se dirigeaient vers lui ?

Tic – Tac

Nathanaël gravit les escaliers de chêne brun jusqu’à la chambrée de Lady Liz. L’odeur caractéristique des vieilles tapisseries lui rappela celle qui flottait en permanence autour des vêtements de sa pauvre tante. Arrivé dans la pièce, tout était là. Bien rangé. L’espace d’un instant, il se remémora ces moments où, enfant, il y pénétrait en cachette et venait fouiller dans les énormes malles de sa tante. L’espace d’un instant, il crut entendre la jambe de bois de la Lady heurter les marches puis le parquet du couloir.

Tic –Tac

Elle était tout près : la montre qui ne donne jamais la bonne heure.

Pourquoi cet intérêt soudain pour cet objet qu’il avait à peine entre-aperçu, un soir d’automne, au poignet de sa tante ?

Tic – Tac

Nathanaël ouvrit les tiroirs, les placards, les malles, mais rien. Il regarda sous le lit, sous les oreillers, sous les draps, en vain. Sous les tapis, derrière les tableaux… Ici ! Derrière le portrait de son défunt oncle, une brique apparente n’avait pas été scellée. Le cœur de Nathanaël accéléra. La montre se trouvait ici. Avec beaucoup de patience, il parvint à extraire la brique de la paroi, et, derrière elle, il aperçut un petit coffret d’ébène.

Tic – Tac

Les doigts tremblants, il s’en saisit. Il sentit sa respiration se troubler lorsqu’il s’apprêta à ouvrir le coffret. Il allait enfin pouvoir observer cette étrange montre de plus près. Il souleva le couvercle et il posa enfin les yeux sur ce trésor.

Elle ne possédait ni chaînette, ni bracelet. Son cadrant mordoré laissait apparaître de complexes mécanismes, et Nathanaël fut surpris de constater que les rouages semblaient fonctionner parfaitement malgré l’âge apparent de ce bijou d’horlogerie.

La montre indiquait midi, ou minuit. Mais il faisait à peine jour, dehors, et le soleil n’atteindrait pas le zénith avant quelques heures.

Il l’inspecta avec plus de minutie. Aucune couronne ne permettait de régler l’heure. Aucune pièce ne permettait remonter le dispositif ou d’y insérer une quelconque pile. Nathanaël retourna maintes fois la montre entre ses doigts, la secoua, l’observa à la lumière, puis  dans le noir.

Cet objet ne pouvait être une simple montre défectueuse. Lady Liz lui attribuait parfois le nom d’artefact. Il devait donc forcément cacher un trouble secret.

Tic – Tac

Les jours qui suivirent, Nathanaël n’eût guère le temps de s’interroger outre mesure sur les particularités de son précieux ; il devait effectuer l’inventaire exhaustif des biens de sa tante. Ce soir-là, alors qu’il classait les ouvrages contenus dans une des bibliothèques du second étage, l’un des volumes lui échappa. Le livre s’ouvrit sur un page ou un croquis attira son attention. Une sorte de calendrier antique annoté de jours, de mois, de chiffres qui ne correspondaient en rien à la réalité connue. Une légende griffonnée à la main indiquait « l’année dans l’Autre Monde ».

Tic – Tac

Nathanaël parcourut les lignes de l’ouvrage. Régulièrement, l’écriture reconnaissable de sa tante venait préciser des éléments ou les contredire. N’importe quel esprit sain aurait refermé le volume et conclu qu’il ne s’agissait-là que d’élucubrations venant d’une vieille dame à l’imagination débordante. Mais Nathanaël savait que sa tante n’était pas folle. Elle avait été bien des choses, mais pas folle. Si elle avait pris le temps d’écrire sur cet autre monde, c’est bien qu’il en existait un.

Tic – Tac

 

Le lendemain matin, au fond du domaine, Nathanaël parcourait les sous-bois à la recherche d’un symbole, gravé sur une pierre supposait-il : un triangle superposé à trois cercles qui se chevauchaient.  Il avait arraché une page du livre et scrutait le sol, balayant du pied les épines de pins qui le tapissaient.

Tic – Tac

Les heures passaient, mais il n’abandonnerait pas. Nathanaël savait. Il savait qu’il ne cherchait pas en vain. Le soleil suivait sa course, et il déclinait déjà. Bientôt, la nuit tomberait et Nathanaël devrait arrêter ses recherches. De dépit, il frappa du pied un caillou qui atterrit un peu plus loin avec un bruit métallique. 

Tic – Tac

Nathanaël si précipita au point de chute. Comme un forcené, il dégagea les épines qui s’y trouvaient jusqu’à la découvrir : une plaque du même métal mordoré que la montre, et gravé du symbole du livre : le triangle superposé à trois cercles qui se chevauchaient.

Comme la page de l’ouvrage l’indiquait, Nathanaël suivit du doigt le triangle. Mais rien. Il recommença, dans l’autre sens. Mais rien.

Tic – Tac

Epuisé, il tomba assis sur la plaque métallique. Il sortit la montre de sa poche et l’observa. Alors, il se sentit chuter. Il tombait à une vitesse folle. Ombres et lumières se mêlaient autour de lui. Il ferma les yeux. Puis, il s’arrêta. Il n’y eût pas d’impact. Il se retrouva simplement assis. Comme si rien ne s’était produit.

Nathanaël rouvrit ses paupières. Il ne se trouvait plus dans les sous-bois de son domaine. Il se trouvait à flanc d’une colline aux arbres fleuris. Il leva les yeux sur un ciel indigo : un soleil doré brillait en son zénith.

Tic – Tac

Il observa la montre.

Elle indiquait midi.

 

Contrainte 1
Au fond de son lit
Contrainte 2 Du vin de mensonge

L’HEURE A CHANGÉ

« Saphira, mon heure a changé. »

Rien que prononcer ces mots à haute voix faillit provoquer de nouveaux vomissements à Damian. Au bout du fil, un moment de silence incrédule précéda la réponse de son amie.

« Comment ça, ton heure a changé ? Mais tu es sûr ? Tu étais salement bourré hier soir, tu n’as pas juste les yeux à l’ouest ? »

Si seulement. Si seulement il était juste en pleine gueule de bois standard, si seulement c’était l’alcool qui l’avait fait passer sa matinée au-dessus de sa cuvette, et non la peur qui lui tordait les boyaux depuis qu’il avait ouvert les yeux et, machinalement, regardé sa Montre.

Il se força à baisser les yeux, et à étudier une nouvelle fois à son poignet les aiguilles argentées qui indiquaient obstinément six heures dix-huit. Les larmes lui montèrent aux yeux, sa voix s’enroua.

« Non, Saphira. Mon heure a changé. Six heures dix-huit. »

Une tempête se déclencha dans son oreillette. Au milieu de l’agitation, il distingua des bruits de fermeture éclair, des bruits de clefs, et Saphira qui lui criait de loin : « Ok, ne bouge pas, j’arrive. »

Damian jeta un œil à son horloge murale.

« Tu es sûre ? Il est dix heures trente, c’est bientôt ton heure… »

Immédiatement, Saphira, de nouveau proche du combiné, le tchipa vertement. Il pouvait d’ici la voir lever les yeux au ciel en secouant la tête.

« Il me reste presque une demi-heure, je suis large. Tu me prêteras ton lit, et ensuite on essaiera de comprendre ton affaire. Tout ira bien. A tout de suite. »

Se sentant à la fois coupable et soulagé, Damian se renfonça au creux de son lit, et laissa les modules massants essayer de détendre ses muscles crispés.

Vingt minutes plus tard, Damian avait de nouveau les nerfs en pelote, même si son inquiétude du jour était passée temporairement au second plan. Il sursauta quand son interphone sonna, puis se précipita à sa porte et traina presque Saphira jusqu’à son lit.

« Trois minutes de marge, mais ça ne va pas dans ta tête… »

Saphira lui sourit. L’inconsciente.

« Mon petit grognon. Tu attends avec moi ? On ne sait jamais, que ce soit une erreur de ta Montre… »

Damian haussa les épaules, mais se glissa aux côtés de Saphira, qui s’enfonça au fond du lit. Il ferma le dôme, et ils restèrent là, en silence, isolés du reste du monde dans un cocon de confort. Tout était molletonné autour d’eux, et une légère musique relaxante s’éleva, tandis que les lignes de surveillance de leurs signes vitaux s’apaisaient.

Il était rare que des amitiés fortes se créent entre deux personnes aux heures aussi proches que lui et Saphira – à peine douze minutes les séparaient ; les premières années d’utilisation des Montres, plusieurs tragédies avaient marqué la société, des couples ou des groupes d’amis entiers morts dans des accidents, et très vite les heures étaient devenues le premier critère pour nouer des relations durables. Damian comprenait la logique, mais à ses yeux, partager son heure permettait une proximité que bien des couples ne connaîtraient jamais, une communion dans une bulle de calme et de sérénité qu’il n’aurait troquée pour rien au monde – quand bien même il aurait été prêt à se séparer de Saphira. Quinze ans qu’ils se connaissaient, et l’usage constant n’avait pas élimé le tissu de leur amitié. Ils partageaient presque toutes leurs heures – et nombre de leurs soirées. Dont celle de la veille. Subitement ramené à sa réalité, Damian rouvrit les yeux, rouvrit le dôme, et se redressa.

Saphira s’étira, et s’assit en tailleur sur le lit.

« Bon, j’ai regardé vite fait, et en fait, ça arrive ton truc. C’est assez rare, mais dans certaines circonstances, type maladies étranges ou événements intenses, on a des témoignages d’heures qui changent. Mais dans tout ce que j’ai vu, c’est des trucs vraiment extrêmes, et les gens avaient l’air de savoir qu’ils avaient fait une connerie et que ça avait amoindri leur durée de vie. J’ai aussi trouvé un cas où plein de gens avaient tout d’un coup changé d’heure, a priori dans le bon sens, il y a une trentaine d’années quand le vaccin contre le Sida a été trouvé, mais je doute que ta situation soit similaire… Du coup, franchement, je ne sais pas trop… »

D’un geste délicat, elle attrapa son poignet, et caressa du pouce le cadran de sa Montre.

« En tout cas, ça n’est pas forcément mauvais signe. Et puis, six heures dix-huit, c’est quand même vachement mieux que onze heures sept. Tu vas pouvoir commencer tes soirées plus tôt. 

— Sans toi ? Quel intérêt ? »

Il lui sourit. Elle essayait de dédramatiser la situation, de le détendre, et il lui en était reconnaissant, mais un nœud restait au fond de son estomac. Il hésita quelques instants, avant de relever la tête.

« Tu irais me chercher du Visionnac ?

— Du vin de mensonge ? Tu sais très bien que ça ne marche pas…

— Pas forcément. La tante de Livia en avait pris, et elle avait vu des oiseaux et des nuages. Elle a arrêté de prendre des avions toute sa vie, et a fini par glisser d’une falaise. Comme quoi…

— C’était une vieille folle, la tante de Livia. Encore pire que tous ces maniaques des sports extrêmes qui font n’importe quoi tout le temps parce que « ça n’est pas leur heure ». Je veux bien aller t’en chercher, mais si tu me promets de ne pas y accorder de crédit et de ne pas te mettre à agir n’importe comment parce que soi-disant « tu l’aurais vu ». On n’a pas besoin de plus de tarés en ville.

— Promis. Et je compte sur toi pour me cadrer de toute façon. »

Il lui adressa son plus beau sourire angélique, auquel elle répondit d’un regard noir, mais elle se leva et attrapa son sac.

« Merciiiiii ! »

 

Deux heures plus tard, Saphira était de retour, assise au pied de son lit. Damian n’avait pas quitté sa couette. Son heure n’avait pas re-bougé.

« C’est l’enfer ton truc, ils n’en vendent plus en centre-ville, puisque les gens sains ont fini par comprendre que c’était une mode absurde et que ça ne servait à rien. J’ai été obligée de rappeler Alt, tu sais, celle qui nous fournissait quand on était au lycée. Je ne sais pas ce que ça va valoir, mais elle m’a assuré que c’était vraiment du Visionnac, et pas une imitation. »

Elle sortit une bouteille opaque d’un sac en papier kraft, et le servit. Le liquide était blanc trouble, et dégageait une forte odeur âcre.

« Tu le prends maintenant ? Tu veux que je reste ? »

Damian acquiesça, la bouche sèche. Ne se laissant pas le temps de changer d’avis, il avala d’une traite son verre, et se renfonça dans ses oreillers, les yeux fermés.

Un flash.

Des bruits soudains, forts, des lumières, fortes ; Damian entend ses propres pleurs, il ressent sa propre incompréhension, son indignation à être si violemment propulsé hors de sa bulle chaleureuse. Il voit le regard aimant de son père, le regard fatigué de sa mère.

Un flash.

Damian se tient seul dans une salle austère. Un vieil homme lui mesure le poignet, et part fouiller dans une pile de bracelets en cuir. Il a six ans, tous les muscles noués, et il a conscience que lorsque l’attache métallique se refermera, sa vie changera pour toujours.

Un flash.

Damian se tient seul dans un coin de la cour de récréation, les larmes lui coulant sur les joues. Au loin, une fille, solaire, rit avec un groupe d’autres enfants. Quelques instants auparavant, elle lui a expliqué qu’ils ne pouvaient pas être amis, car leurs heures étaient bien trop proches.

Un flash.

Damian, dix-huit ans, passe son examen de qualification. Une migraine lui tord le cerveau, faisant fuir toutes les formules qu’il lui avait inculquées de force. Son futur se joue là, sur cette page blanche.

Un flash.

Damian danse, danse, danse encore. Il a bu en express avant de rejoindre le club, maudissant une nouvelle fois son heure qui lui fait toujours louper les meilleures heures de soirées. Au loin se tient Karst, grand, blond, bronzé, adossé négligemment au comptoir, un cocktail à la main. Damian ne le quitte pas des yeux, sous les lumières stroboscopiques ; il s’approche, attrape un verre qui traîne et le vide ; la sueur lui coule dans le dos, le stress lui tétanise la langue.

Un flash.

Damian rouvrit les yeux. Ses draps étaient poisseux, entortillés autour de son torse. A ses côtés, Saphira lui tenait la main, l’air soucieux.

« Quelle heure il est ? 

— Six heures dix-sept. Tu as vu quelque chose ? »

Son regard se posa sur l’horloge, au-dessus de son lit. La trotteuse avançait gaiement, inconsciente des émois qu’elle pouvait provoquer chez ses spectateurs. Damian se redressa légèrement, enfin détendu, et sourit béatement à son amie.

« Rien d’utile sur ma mort. Par contre, j’ai pécho… »

Saphira ne put retenir un éclat de rire. Souriant à son tour, elle ébouriffa la tignasse de Damian, et ils restèrent là, main dans la main, à regarder la fine aiguille parcourir les dernières secondes.

Contrainte 1
Un chat à neuf queues
Contrainte 2 Dans le corps d’un animal fabuleux

CETTE MONTRE NE DONNE JAMAIS LA BONNE HEURE (2)

Se réveiller sous une douche glacée. Quelle ironie pour un chat ! Black abattit sa patte sur le robinet pour faire cesser cette torture. Derrière lui, la serviette chaude l’attendait. Maigre réconfort pour cette journée qui débutait mal. Comme celles d’avant.

Un coup d’œil dans le miroir fit le point sur sa condition : deux bras, deux jambes, une rangée de crocs acérées et quasi complète, un mètre quatre-vingts de muscles et de poils au service d’un destin à l’humour douteux.

Jusque-là, rien de choquant s’il ne devait se risquer à regarder derrière lui.

Neuf queues.

Enfin, disons plutôt deux vu qu’il ne subsistait que de ridicules moignons des sept autres, douloureuses cicatrices des évènements des jours précédents.

Plus que deux chances et ce serait la fin de la partie pour lui.

— Tes méninges, sale matou ! Fais bosser tes méninges !

Si Black passait bien souvent pour une brute épaisse, on ne devenait cependant pas le meilleur privé de Cat Town en ne se servant que de ses poings.

Déboulant dans le salon, il enfila un pantalon presque propre, une chemise passable et s’approcha de sa table de chevet pour connaître le verdict. Il attrapa la vieille montre qui y trônait et la passa à son poignet comme chaque matin depuis une semaine.

— Tu parles d’un héritage…, marmonna le détective.

Ses pupilles verticales se posèrent sur le vieux cadran dont la trotteuse demeurait figée.

« 9h42 »

De l’autre côté du lit, le radioréveil corrigea le tir d’une heure d’avance. Cette montre ne donnait jamais la bonne heure, ni jamais la même. Et chaque jour depuis une semaine, le temps imparti ne cessait de se raccourcir. La veille, elle indiquait « 11h38 », le jour d’avant « 13h25 », celui encore d’avant « 15h12 ». Et chaque fois, malgré tous ses efforts, chacun de ses jours, il n’avait jamais survécu une seconde de plus que l’heure indiquée par cette maudite breloque.

Donc s’il ne faisait rien, dans une heure, Black serait mort.

Ses moustaches frétillèrent nerveusement.

Une stratégie et vite.

Non.

Avant tout : un café.

Black attrapa la boite métallique situé à côté de la vieille cafetière et en fit sauter le couvercle d’un coup de griffe.

Vide.

Le matou soupira mais ne put retenir son amusement. Ce n’était vraiment pas la journée à aller faire des courses. Rien que le trajet aller et les embouteillages sous la pluie battante lui prendraient une heure. Il ne se risquerait pas être dehors quand le gong résonnerait. Les premiers jours l’avaient vacciné : le chauffeur de poids lourd perdant le contrôle de son véhicule, la balle perdue de la fusillade près de la banque, l’explosion de gaz liée aux travaux de voirie sur la 55e.

Non. Sortir n’était pas une option.

Et puis, l’intérieur lui réservait suffisamment de surprises pour cela.

­— Lâche cette fichue boite, le chat ! Si tu veux pas crever devant !

Retrouvant subitement son instinct de chasseur, Black se mit en action et s’attaqua à la cuisine. Il débrancha méthodiquement chaque appareil électrique autour de lui et posa un regard revanchard sur le broyeur défectueux qui lui avait couté sa quatrième vie. Couteaux, fourchettes, même une cuillère un peu pointue. Tout passa à la poubelle, qui termina elle-même sur la terrasse. Black se garda bien d’approcher de la rambarde branlante. Comme la douleur d’un membre fantôme, le moignon de sa cinquième queue le démangea. Il verrouilla la baie vitrée derrière lui et passa à la suite. L’électronique du petit salon subit le même sort que celui de la cuisine, les ampoules dévissées, les prises murales calfeutrées, le canapé glissa devant la porte d’entrée, l’armoire devant la lucarne donnant sur le palier.

Black se figea devant le tapis qui gisait seul au centre de la pièce, l’un de ses coins dangereusement relevé. Son regard dériva vers l’angle droit de la table basse un mètre plus loin, là où sa nuque s’était brisée lors du septième round. Il roula la carpette, repoussa la table et contempla d’un air satisfait son œuvre. Le plus dur était fait.

Concentré, le chat s’approcha à pas de velours de la salle de bains mais n’y posa pas une griffe. L’odeur du poil cramé de la veille revint lui chatouiller le museau. Le pire dans le fait de finir électrocuté sous la douche, c’est l’attente. Les longues secondes d’agonie avant que le cœur ne finisse par lâcher. Lui qui se vantait toujours de sa bonne condition physique avait amèrement regretté un cœur de vieux chien obèse sur ce coup-là. Les crocs sortis, il claqua la porte, tourna la clé dans la serrure et glissa celle-ci dans sa poche.

L’affaire bouclé, Black se dirigea vers sa chambre et se jeta dans son lit. Le radioréveil, seul survivant des appareils de l’appartement, indiqua « 9h39 ».

Black croisa ses pattes derrière sa tête et fixa le plafond. Il avait fait son maximum. Allongé là, il ne pouvait rien lui arriver.

Une goutte d’eau tomba subitement sur son front velu et ses sourcils broussailleux se froncèrent. Une autre suivit et ses yeux remarquèrent l’auréole tachant la vieille peinture au-dessus de lui.

« 9h41 »

La vieille du dessus avait encore fait déborder l’eau de sa baignoire. Trois fois qu’il avait demandé au proprio de refaire l’isolation. Sans réponse.

Une fissure apparut au centre de la tâche sombre et la gorge de Black se noua.

— Nom d’un chi…

La douche glacée. Une fois de plus. Black se releva et palpa son front. Mourir écrasé par la baignoire du dessus, il devait se l’avouer, il ne l’avait pas vu venir.

Le détective se redressa rageusement, passa la main derrière lui et constata la disparition de l’avant-dernière queue. Sans prendre le temps de se sécher, il déboula dans le salon, nu comme un chaton, arracha la vieille montre de la table et la plaça à quelques centimètres de ses yeux.

« 8h50 »

Cinq minutes. C’était foutu.

Pas le temps pour une quelconque stratégie à deux balles.

Black se dirigea à grands enjambées vers la terrasse, serra le sombre héritage dans ses griffes et comme un joueur de baseball en finale de ligue, lança l’objet maudit le plus loin possible.

Il posa ses pattes sur la rambarde chancelante, grogna pour la faire taire et chercha du regard le point de chute de l’objet.

— Que le destin aille se faire…

Un bruit assourdissant couvrit son injure quand le pied du pont où avait atterrit la montre céda, et plongea une rame entière du métro au milieu du boulevard.

Sidéré et nu, Black se frappa la tête.

­— La montre, sale matou. Fallait te débarrasser de la montre, sombre idiot.

Contrainte 1
Un maître du protocole

HORS DU TEMPS

À minuit – à peu près –, un cab noir déboula dans la rue des horlogers en dérapant sur les pavés humides. Des étincelles jaillirent des sabots ferrés des chevaux de l’attelage illuminant brièvement les façades tassées de part et d’autre de ce qui n’était pas – il faut bien le dire – vraiment une rue, mais plutôt une venelle étroite et délabrée. Juché sur une plateforme à l’arrière, le cocher, engoncé dans un manteau à haut col qui masquait le bas de son visage, eut toutes les peines du monde à faire stopper les deux hongres à la robe aussi noire que le cab, comme s’il était inconvenant pour eux de s’arrêter à cet endroit. Quelques instants plus tard, le cab pencha à droite à mesure qu’un homme grand et particulièrement maigre, portant queue de pie et haut de forme, s’extrayait de l’habitacle et mettait précautionneusement un pied à terre, comme le pavement présentait un danger mortel. Le cocher s’empressa de le rejoindre avec une lanterne allumée.

Ils se tinrent côte à côte un moment en silence devant une maison de deux étages qui ne payait pas de mine.

— C’est là ? demanda son passager avec une certaine répugnance.

— Oui, oui Protokolker.

Le cocher fourragea dans la poche de son manteau pour en sortir un papier chiffonné qu’il déplia et approcha de la lanterne pour le lire.

— Simon Kopecky, horloger asser… re… menté, lut-il avec difficulté.

Son interlocuteur haussa un sourcil sceptique. Le détail inquiéta le cocher qui se précipita vers le perron du bâtiment, cherchant un indice qui le sauverait. La lanterne éclaira une vieille plaque de marbre fendue où se distinguait encore une inscription en lettres dorées : Sim… ecky, Horlo…formé à …aris. Le cocher se retourna vers son passager avec un sourire triomphal.

— Et bien, sonnez donc ! s’impatienta l’homme maigre.

Le cocher attrapa une petite chaîne qui pendait et se mit à l’actionner frénétiquement. Le son de la clochette perça le silence nocturne. Un chat miaula non loin. Lorsqu’une lumière s’alluma au premier étage, le cocher cessa son concert.

— Vous voyez, il est là… il arrive, se rassura-t-il avec un ricanement.

Effectivement, des pas approchèrent et la porte s’entrouvrit sur un petit homme méfiant en chemise de nuit qui leva son bougeoir pour éclairer ceux qui le réveillaient en pleine nuit.

— Simon Kopecky ? demanda d’une voix impérieuse l’homme maigre.

— Lui-même, qui le demande au milieu de la nuit ?

— Je suis le Protokolker Dvorak. J’ai là un mandat urgent pour vous.

Simon eut un mouvement de recul involontaire. Le cocher eut un temps de retard avant de comprendre qu’il devait remettre une enveloppe. L’horloger prit la missive et écarquilla les yeux devant le sceau imprimé dans la cire du cachet : un aigle bicéphale tenant des roues dentées dans ses becs.

— C’est impossible. Vous savez bien que je ne peux plus exercer. La loi 45-6…

— Sauf… si le camarade dirigeant le réclame, répondit l’homme maigre. Rendez-vous demain à huit heures – à peu près – au palais des mesures vertueuses. Aucune excuse ne sera tolérée.

Le regard de l’horloger allait du mandat qu’il tenait en tremblant au Protokolker qui remontait à présent dans le cab. Le cocher eut un dernier sourire gêné pour lui et grimpa sur sa plateforme avant de faire claquer son fouet. Quelques instants après le calme reprenait ses droits dans la rue, mais une tempête se déchainait dans le crâne de Simon Kopecky.

***

Dix ans – à peu près – que Simon n’avait pas exercé. Il avait été l’horloger le plus fameux d’Horograd en son temps. On s’arrachait ses mécanismes astucieux dont les plus fameux étaient ceux des montres à l’envers dont les aiguilles changeaient de sens à chaque heure. Et en ce temps-là, c’était de véritables heures.

Simon n’avait pas pu se rendormir. Après avoir retrouvé sa trousse à outils qu’il avait remisée au grenier lorsque la loi 45-6 était passée, il avait attendu l’aube et habillé d’un costume élimé avait fait le trajet à pied jusqu’à l’imposant palais des mesures vertueuses. Il s’arrêta un instant au pied des marches, intimidé par l’écrasante construction tout en arrêtes et en angles droits. Une statue monumentale du camarade dirigeant l’accueillait bras ouverts, d’un air bonhomme. Simon retira son chapeau et s’approcha d’un des gardes en faction pour lui tendre le mandat que lui avait remis le Protokolker quelques heures auparavant.

— Je… je suis convoqué, bafouilla Simon.

Le garde eut un regard suspicieux pour le convoqué comme pour le mandat et aboya :

— Ton relevé de temps !

Simon lui présenta un petit carnet gris et usé que le garde ouvrit à une page sur laquelle était un imprimé plusieurs colonnes listant des dates et des heures.

— Quel est ton jour ? demanda le garde.

— 16 425, répondit machinalement Simon.

— Ta classe ?

— Sans travail.

Le doigt du soldat descendit laborieusement tout en bas d’une des colonnes puis il se tourna vers l’énorme horloge qui ornait le fronton du palais. La conscience de Simon se crispa à la vue de l’appareil. Cette horloge ne donne jamais la bonne heure… et c’est normal, se répéta-t-il pour la millionième fois. Quand la grande aiguille arriva à quelques centimètres de la graduation correspondant à sa classe, le soldat lui intima l’ordre de passer de l’air de celui qui a accompli son travail. Simon baissa la tête et commença à gravir les marches.

***

En haut de l’escalier, fait exceptionnel, le Prokolker Dvorak l’attendait en personne. Simon salua le représentant du camarade dirigeant et le Protokolker lui demanda de le suivre. Ils parcoururent au pas de course les halls gigantesques et sans fenêtre du palais où des fonctionnaires se pressaient en silence sur le sol de béton lisse. Personne ne les regarda ni ne leur adressa la parole. Simon avait l’impression que sa trousse à outils faisait un raffut du diable en battant son flanc.

— Monsieur Kopecky, vous aurez à traiter une affaire de la plus haute importance et strictement confidentielle.

Le Protokolker laissa placer la menace dans un silence, puis reprit :

— À chaque citoyen son temps…

Le Protokolker jeta un œil à Simon.

— … car le temps du camarade dirigeant n’est pas celui des sans-travail, répondit précipitamment Simon en complétant la maxime officielle qui régissait à présent leur vie à tous.

— Exactement ! s’enthousiasma le Protokolker.

Le haut fonctionnaire s’arrêta devant une petite porte anonyme et se retourna vers son invité.

— Prendre le temps d’une autre classe est un crime odieux dans la société du camarade dirigeant !

Simon était perdu. Il se demanda ce qu’il faisait là. Qu’attendait-on de lui dont le métier était considéré comme celui d’un faussaire et d’un voleur.

— Je… je ne comprends pas. Je me suis amendé, Protokolker.

L’homme maigre eut un sourire paternaliste assez effrayant.

— Je sais bien, mon ami. Mais voilà, aujourd’hui nous devons faire appel à vos talents… hum particuliers.

Le Protokolker Dvorak ouvrir la petite et fit entrer Simon. La pièce, éclairée par un plafonnier jaunâtre, ne contenait qu’une table et deux chaises. L’une d’elles était occupée par une jeune femme coiffée d’un fichu gris.

— Je vous en prie prenez place, invita le Protokolker.

Simon s’assit en face de la jeune femme et remarque à ce moment-là qu’une montre était posée sur la table. Son capot était ouvert et lassait voir le délicat mécanisme qui l’animait. C’était une montre personnelle de troisième classe.

— Mademoiselle Chinsky, ici présente, se livre à des activités hors classe, comme se promener seule dix minutes – à peu près, rendez-vous compte, dix minutes ! Nous avons fini par la surprendre, mais il reste à éclaircir comment elle a pu voler du temps hors classe et cette montre ne donne pas la bonne heure ! Vous allez donc l’examiner et nous dire pourquoi.

La jeune femme regardait à présent Simon avec des yeux rougis où la peur brillait d’un éclat affolé

Sous le regard glacé du Protokolker, Simon déballa ses outils en tremblant. Il chaussa ses binocles grossissants et commença à ausculter les entrailles de la montre. Le temps passait dans un silence pesant, alimentant l’angoisse de l’horloger. Il pouvait sentir le désespoir de la jeune femme. Le destin des voleurs de temps hors classe était la suppression totale du temps. Ils ne s’appartenaient plus jusqu’à leur mort, entièrement au service du camarade dirigeant. À mesure qu’il plongeait dans les rouages, Simon se remémorait le jour où la loi 46-5 avait été promulguée et les années suivantes faites de misère, où chaque moment était compté par d’autres, où sa vie s’était réduite à des heures étrangères. Enfin, il trouva. La jeune fille avait trouvé une échappatoire. Elle avait détourné un soupçon de liberté en faussant légèrement le mécanisme. Il tenait son destin entre ses mains. Il ôta ses lunettes, se massa l’arête du nez et regarda la jeune fille, droit dans les yeux.

— Cette montre ne donne pas la bonne heure…

— Oui, s’enquit le Protokolker d’un ton avide.

— … et c’est normal, conclut Simon avec un sourire chaleureux à l’égard de la jeune fille.

L’horloger n’entendit le Protokolker tempêter et lui promettre les pires châtiments. Il profita simplement du moment hors du temps où la jeune fille et lui purent échanger ce regard plein d’humanité.

Contrainte 1
Encore, encore et encore
Contrainte 2 Trente tonnes de pâtée pour chat

LE CADRAN INTERSTELLAIRE

 Une folie. Anna est persuadée d’avoir compris ce mécanisme infernal. Si sa grand-mère l’entendait penser, elle dirait que cela n’a rien à voir avec le Diable. Ce sont des créatures de simili-chair et de d’ersatz d’os qui en sont à l’origine.

Cette montre xénofacturée qui obsède tous les esprits depuis qu’elle fût placée sur la tête de la plus grande statue de la ville. Ses dizaines et dizaines d’aiguilles qui s’enchevêtrent, se croisent et parfois s’arrêtent, donnent des sueurs froides à tous les esprits scientifiques. Ainsi que des cauchemars, à toute la population. Car quand une aiguille – mais laquelle ? –  cesse sa course face à l’artefact, une catastrophe advient. Jamais la même, jamais au même endroit.

Drôle de façon de donner l’heure. Est-ce une succession de hasards ? Ou bien la montre pressent-elle ? Ou bien, pire encore, fait-elle advenir ces catastrophes ? Les questions tournent depuis des années dans l’esprit d’Anna.

 Elle en est persuadée, c’est vraiment le terme. Elle a chopé le truc. Elle s’imagine déjà se pavaner devant tous les adultes l’ayant condamnée à la bêtise.

Elle fixe l’aiguille qu’elle a désignée comme la déclencheuse. La nuit est profonde et quasiment tout le monde dort.

 C’est le moment, l’aiguille s’est figée face à l’artefact. Anna tourne la tête dans tous les sens, tend ses oreilles autant que possible. Rien. Rien ne semble suspect. Pas d’explosion. Pas de hurlement.

L’artefact glisse sur le pourtour jusqu’à se figer à nouveau, pour un prochain arrêt, pour une nouvelle funeste surprise à venir.

Anna est terriblement déçue. Elle repart en sautillant, n’ayant pas encore réalisé qu’elle n’avait plus qu’une seule jambe.

 ***

 Myrth’yl vint se poser devant le cadran de Radam’hy. Elle aimait bien venir ici sous les traits d’une vieille grand-mère humaine rabougrie, mais aujourd’hui elle avait un devoir. Bientôt la trente-septième aiguille allait s’aligner avec le Kral, l’artefact comme disaient les humains.

Ces simplets lui trouvaient des airs de montre, et après tout pourquoi pas, mais c’est une montre qui ne donne pas l’heure, plutôt elle déroule le plan. La dernière fois le cadrant avait pris un membre à chaque humain, son déguisement était d’ailleurs bien moins pratique depuis. Et là il était temps que toute cette matière organique soit utilisée.

Un jeune homme manchot vint vers elle, une tablette à la main, et l’interpella avec douceur.

« Bonjour madame, c’est vous qui avez commandé trente tonnes de pâtée pour chat ?

— Oui mon bon monsieur, où dois-je signer.

— Là. Par contre où voulez-vous que je les dépose ?

— Ici même, je m’occupe de la suite. »

Le jeune homme parut surpris, mais vida sa benne sur le trottoir devant les regards ahuris des passants.

Myrth’yl leva les yeux vers le cadran, la montre, et enfin l’artefact s’aligna.

Un immense cube de métal s’écrasa sur le sol, libérant des centaines de petits Ryk’ky, qui ressemblaient fortement à des chats terriens, mais avec deux queues.

« Bon appétit mes petits… »

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A propos de Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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Un commentaire

  1. Comme diraient certains: « Si tu veux vivre, libère toi de tout bien matériel ! »

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