Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2022 : « Ma moitié vient d’être remise à neuf »

Une remise à neuf c’est toujours à la fois excitant et inquiétant. On attend quelque chose de plus beau, de mieux. Mais on a toujours un peu peur que quelque chose s’abîme en route. 

Sept textes, sept remises à neuf différentes. Laquelle préférez-vous?

  • Fragilité ?
  • Dans les communs
  • Décrépitude
  • Tout droit dans la poussière
  • La Déchéance des dieux
  • Mon sorcier bien-aimé
  • Pari risqué
Contrainte 1
Top chrono
Contrainte 2 Un despote incompétent

FRAGILITÉ ?

Ménianthès se pencha sur les bouilles de ses bébés. Ils avaient visiblement bien mangé, et dormaient maintenant tous deux comme des bienheureux. Elle soupira, et jeta un regard interrogateur à Comaret, son amie de toujours. Celle-ci lui rendit un regard inquiet.
— Comaret ? Dis-moi ce qu’il se passe, s’il te plaît… je me sens perdue.
Le regard de la jeune femme se fit plus angoissé encore.

— Je vois bien, mais je ne comprends pas. C’est bon, tu vois, ils ont mangé, maintenant ils dorment. Tu as fait ce qu’il fallait. Je croyais que tu savais tout ça…
Le visage de Ménianthès se ferma. Elle cherchait quelque chose, mais elle avait le sentiment que plus elle tentait de dissiper le brouillard de son esprit, plus sombres étaient les ténèbres qui s’emparaient de ses souvenirs.

— Je crois que j’ai su faire, avant… son ton semblait distant. Je ne sais pas. Depuis qu’ils sont nés… c’est comme si je n’avais pas récupéré mon moi entièrement. Comme si…

— C’est normal, tu sais. L’accouchement fatigue, et puis le transfert des âmes est une épreuve à la fois morale et physique. Surtout que tu as tout fait en double ! Ce disant, elle caressait distraitement le petit pied de l’un des enfants.

— Oui… je ne me souviens plus trop de cette histoire de transfert des âmes… est-ce que c’est pour ça que je me sens si vide, si perdue ?

Comaret tenta de cacher son inquiétude grandissante en gardant le visage tourné vers le petit pied potelé.

— Je peux te rafraîchir la mémoire, mais tu sais tout ça. Ah les hormones… cette vulnérabilité… Il va vraiment falloir que tu te reposes… tu sais, à la naissance, nous recevons tous une moitié d’âme, qui est héritée de nos ancêtres. Et nous avons tous une moi-moitié, cette partie de nous qui nous est intimement personnelle. Et bien tu as donné une part de chacune de ces moitiés à tes adorables petits : une part de toi toute seule, et une part de ton legs familial. C’est un peu difficile, je me souviens quand ma fille est née, cette sensation de passation, de transmission d’une part intime de moi. Je me souviens de m’être sentie un peu perdue, presque dépossédée… et puis tout de suite après, ça a été mieux. Mais moi je me suis bien reposée.

— Je comprends le sous-entendu, Comaret. Mais je travaille pour les enfants du Clan, et tu sais que je n’ai que peu de repos à poser. Si mes petits tombent malades, j’aurai besoin de ces jours. Ça va aller, merci.

Un froid se propagea entre elles. Comaret but un verre d’eau pour se donner une contenance. Elle travaillait pour son propre compte, et le Clan valorisait ces comportements. Elle incarnait le modèle de réussite des elfes : une grande flexibilité, un métier de production tourné vers le commerce avec les humains… Ménianthès l’envia. Le Maître Hydra avait passé les dernières années à lutter de façon plus ou moins assumée contre les métiers qui ne produisaient pas assez. Ses discours parlaient d’avenir éclairé, de futur glorieux, de commerce florissant et de développement… Ménianthès observa une petite bulle se former au coin des lèvres de l’un des deux bébés. N’était-ce pas être tourné vers l’avenir que de s’occuper des apprentissages des jeunes ?  Elle ne dit rien. Comaret et elles n’avaient jamais été d’accord là-dessus, et le jour ne se prêtait pas à parler de politique. Inutile de se disputer devant ses bébés endormis à cause d’un despote incompétent. Il eut mieux valu traiter le problème directement à sa source. Son ventre la tira. Bien sûr, un peu de repos aurait été bien…

Le silence se prolongea, jusqu’à ce que Ménianthès reprenne plus doucement :
— Je me demande si quelque chose ne s’est pas passé à ce moment-là… Je ne me sens plus… complète… comme si quelque chose manquait en moi… et en même temps je me sens tellement remplie de l’amour de ces deux-là que j’ai envie de tout faire pour eux… Je me sens libre… C’est étrange. Mais après tout, c’est normal, ma moitié vient d’être mise à neuf !

Comaret haussa les épaules, agacée.

— Mais non. Pas ta moitié. Tu ne changes pas la moitié de qui tu es quand tu as un enfant !
Ménianthès comprit enfin d’où venait le quiproquo.

— Mais moi si, car j’en ai eu deux ! dit-elle d’un air triomphant.
Comaret l’interpella d’un ton professoral :

— Mais ça ne change absolument rien ! Ce n’est pas du tout ainsi que se passe le transfert d’âmes, enfin !

Elle reprit alors d’un air circonspect :

— Ménianthès, qui t’a appris à t’occuper d’un nourrisson ?

— Personne. Ici tout le monde se fout des enfants… ça ne rapporte pas assez, j’imagine… Sans doute que chez les humains on les dresse rapidement à être efficaces…

Comaret crut s’étouffer.

— Ta mère ! C’est ta mère qui t’a appris à t’en occuper ! Et sa mère avant ! L’éducation des siens est un bien matrilinéaire ! C’est un héritage précieux ! Comment peux-tu dire ça !
Elle plissa alors les yeux d’un air circonspect :

— Je me demande si… Ménianthès, tu as perdu le legs de tes ancêtres ! Tu as gardé ta moi-moitié, mais il te manque l’héritage des tiens ! c’est pourquoi tu as oublié une partie de tes savoirs ! Les compétences qu’ils t’ont transmises sont… perdues ?

Le visage de Ménianthès s’assombrit.

— Je vais devoir tout réapprendre ? C’est ça, la flexibilité ?

Comaret sentit une goutte de sueur perler à son front. Le problème était très grave, et son amie semblait ne pas en mesurer toutes les conséquences. Ses parents étaient décédés. Tout ce savoir était-il perdu ?

Ménianthès se leva alors d’un air décidé, mais son ton était devenu lointain.
— Je suis certaine que c’est à cause des nouvelles lois sur l’Acquisition de Comportements Pro-Humains. Les salauds ! Ils ont dû trafiquer les traitements qu’ils m’ont donné pour la délivrance plus rapide… C’est sûr, les coutumes elfiques ne sont plus assez en accord avec le monde ultra-moderne… Accouchement trop lent, trop naturel, trop coûteux, coutumes ancestrales sur lesquelles ils crachent… J’étais sûre qu’on y arriverait… Brader notre héritage, pour devenir plus compétitif, à la mode humaine…

Elle fulminait. Comaret était terrifiée. Son amie mélangeait tout ! Ménianthès avait toujours nourri de la rancœur contre les nouvelles lois d’actualisation du monde elfique, mais de là à accuser les accoucheurs…

Mais Ménianthès reprenait déjà, sans lui laisser le temps de formuler une réponse :

— Les petits dorment, peut-être qu’on peut aller voir le guérisseur pour le prévenir de mon souci. Alors nous avons… elle tenta de compter sur ses doigts – en vain. Sembla se perdre, abandonna.
Comaret doutait que le guérisseur put y changer quoi que ce soit. Mais ne rien faire était plus effrayant encore à imaginer. Jusqu’où la perte de connaissances et de souvenirs de son amie s’étendait-elle ? Et cette confusion expliquait-elle son comportement effronté ?
— Nous avons deux heures, je dirais… je suppose qu’Elmira pourra les surveiller pendant leur sommeil.
Ménianthès battit des deux mains :

— Deux heures top chrono. Ils vont m’entendre ! devant le regard abasourdi de son amie.


Un peu plus d’une heure plus tard, Comaret lui servait d’appui, et la moitié du village suivait les deux femmes qui rencontraient peu à peu les hauts dignitaires du Clan par ordre de statut hiérarchique. Chacun était désolé, interloqué, choqué… mais personne ne savait comment traiter le problème, qui semblait réellement grave. Le pire était que la colère de la principale intéressait enflait avec ses rencontres, et le ton doucereux et rassurant des dignitaires semblait décupler son indignation.

Non seulement Ménianthès avait oublié tout ce que ses ancêtres lui avaient légué, mais elle semblait jouir d’une liberté nouvelle, synonyme d’impertinence. Le ton qu’elle employait pour présenter son cas était de plus en plus accusateur, et Comaret s’inquiétait de plus en plus du sort qu’on réserverait à son amie si elle ne prenait pas davantage de gants en exprimant sa requête aux Puissants du Clan. Le point d’orgue fut atteint quand Ménianthès s’assit dans la cabane du Magistère de la Population Elfique, et déclara d’un ton sans appel :
— Soit. Personne ne peut rien pour moi. Et bien je ne bougerai plus jusqu’à ce que votre Maître Hydra vienne me parler et régler mon problème. Plus un pas. Et quand mes bébés se réveilleront pour leur tétée (l’audience fut horrifiée à ces mots) et bien je les allaiterai ici.
Et elle désigna sans vergogne les seins qu’on devinait gonflés dans son corsage. La foule suspendit son souffle, scandalisée. L’impudente ! La rumeur se répandait déjà dehors comme une traînée de poudre : Ménianthès, la dévouée, l’adorable enseignante, avait perdu tout sens commun, et son comportement était déplorable ! En douce, certains chuchotaient que ses idées avaient toujours été plus ou moins dissidentes, et qu’avec la lutte qu’elle menait contre les grands principes actuels du Très Grand Maître Hydra, une telle attitude s’expliquait peut-être. Avec les hormones…

Comaret était presque en larmes, et elle se demandait comment fausser discrètement compagnie à son amie pour s’extraire de la situation, et ainsi éviter la disgrâce qui en résulterait certainement, quand le Très Grand Maître Hydra apparut à l’entrée de la cabane d’un air vaguement mécontent. Comaret ne l’avait jamais rencontré, et elle fut blessée qu’il puisse l’associer au problème grotesque et à l’audace déplacée de Ménianthès. Elle vit la toge superbe, les bracelets de métaux gravés à ses poignets, la magnificence de sa mise. Un instant trop tard, elle comprit. La peur des Puissants, le respect humble envers la caste dirigeante, était manifestement un legs familial… Trop tard.

Ménianthès, les seins en avant, l’air furieuse d’avoir attendu, se leva en trombe et le pointa du doigt sans aucune inhibition. Comaret ferma les yeux, une main sur le visage, mais elle ne put éviter d’entendre la jeune mère qui vociféra :

— Et bien parfait, Maître Hydra, on fait quoi maintenant ? (Elle désigna sa poitrine) Je suis bien contente de vous voir. Je ne partirai pas avant qu’on ait réglé tout ce bazar !
Le Très Grand Maître Hydra sembla pris de cours. Il chercha dans la salle une aide, un soutien, mais ses magistères fixaient leurs sandales, comme si tout à coup regarder ses pieds était devenu primordial.

Il ouvrit la bouche comme un poisson hors de l’eau, et la referma, contempla l’enseignante dont on lui avait un jour vanté les mérites, tomba sur son ventre encore bombé, sur ses seins qui commençaient à dégoutter sur sa tunique, assez bas pour qu’elle ne le visse pas elle-même. Il jugea la scène cauchemardesque. Aucune des excellentes leçons de pouvoir que ses parents dirigeants lui avaient léguées ne l’avaient préparé à cela.

— Calmez-vous, madame, nous allons..

Ménianthès rugit, la tête en arrière. Sa poitrine devenait douloureuse, et se calmer ne faisait pas du tout partie de ses priorités. Elle le fixa.

— Est-ce que vous voyez où nous mène votre politique court-termiste ?
Que savait-elle de la politique ? Il ouvrit à nouveau la bouche mais elle le devança :
— Nous sommes des elfes. Nous avons nos particularités. Nous avons notre héritage. Les humains dirigent le monde moderne, alors vous avez décidé de leur manger dans la main. Vrai ?
— Heu…

— Ne me coupez pas la parole ! Vous avez décidé que nos traditions étaient un frein à notre assimilation avec eux. N’est-ce pas ?

— …

— Répondez ! Avez-vous décidé de contrecarrer le transfert des âmes pour nous rendre plus malléables ? Est-ce quelque chose qu’on fait à la parturiente à son insu, sans son consentement ?

Comaret était dévastée. Ménianthès était devenue folle. Une furie ! Elle invectivait le Très Haut Maître Hydra devant tous les dignitaires, son corsage s’auréolait et elle n’en avait cure, et c’est ce moment précis que choisit Elmira pour entrer avec les deux jumeaux qui hurlaient dans les bras.

Ménianthès brancha les poupons à sa poitrine, non sans mal.

Hydra s’était laissé tomber sur une chaise, et il détournait les yeux, d’un air à la fois dégoûté et furieux. Le calme revenait enfin sur la cabane à l’atmosphère lourde, comme juste après un orage en suspens, quand la pluie arrive enfin.

— Oui. Il avait lâché la réponse dans un murmure. Oui, c’est une procédure en test. Visiblement elle ne s’est pas passée comme prévu… Nous pensions qu’il serait mieux pour les jeunes mères… Je suis désolé.

Il se tut.

Le regard que lui lança Ménianthès aurait pu le faire fondre sur place. Et il aurait sans nul doute préféré. Elle se leva en vacillant un peu, reine nourricière, alors que ses deux bébés, accrochés à elle, lui donnaient désormais une grâce et une gloire infinie.
— Qui ici va s’occuper de prendre les mesures nécessaires pour réparer cette incurie ?
— Moi.

Un homme s’était levé, puis un autre, bientôt suivi d’Elmira. Puis d’autres encore suivirent. Parmi le groupe de ses disciples, Ménianthès eut soin de remarquer qu’il y avait des personnes de confiance, ainsi que des personnes haut gradées. Alors elle les remercia, et sorti.
Elle put quitter dignement la cabane, mais la fatigue la rattrapait à présent. Elle retrouva le bras bienvenu de Comaret pour se poser au calme non loin. Son amie semblait plus sonnée que jamais. Jamais elle n’aurait pensé cela possible de la part du Très Grand… du Maître Hydra.
Elle regarda Ménianthès en pleurant, désolée.

— Je ne pensais pas… comment as-tu réussi…

— Les hormones.

Et le regard flamboyant que Ménianthès lui renvoya ne montrait aucune vulnérabilité.

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  • Mon sorcier bien-aimé33.87%
  • Tout droit dans la poussière25.81%
  • Décrépitude20.97%
  • La Déchéance des dieux11.29%
  • Fragilité ?4.84%
  • Pari risqué3.23%
  • Dans les communs0%

About Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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2 comments

  1. N’ouvrir très originale et surtout très bien écrite. Un plaisir à la lecture.

  2. Pardon nouvelle très originaleet surtout très bien rédigée.

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