Une remise à neuf c’est toujours à la fois excitant et inquiétant. On attend quelque chose de plus beau, de mieux. Mais on a toujours un peu peur que quelque chose s’abîme en route.
Sept textes, sept remises à neuf différentes. Laquelle préférez-vous?
- Fragilité ?
- Dans les communs
- Décrépitude
- Tout droit dans la poussière
- La Déchéance des dieux
- Mon sorcier bien-aimé
- Pari risqué
Contrainte 1 |
Top chrono |
Contrainte 2 | Un despote incompétent |
FRAGILITÉ ?
— Comaret ? Dis-moi ce qu’il se passe, s’il te plaît… je me sens perdue.
Le regard de la jeune femme se fit plus angoissé encore.
— Je vois bien, mais je ne comprends pas. C’est bon, tu vois, ils ont mangé, maintenant ils dorment. Tu as fait ce qu’il fallait. Je croyais que tu savais tout ça…
Le visage de Ménianthès se ferma. Elle cherchait quelque chose, mais elle avait le sentiment que plus elle tentait de dissiper le brouillard de son esprit, plus sombres étaient les ténèbres qui s’emparaient de ses souvenirs.
— Je crois que j’ai su faire, avant… son ton semblait distant. Je ne sais pas. Depuis qu’ils sont nés… c’est comme si je n’avais pas récupéré mon moi entièrement. Comme si…
— C’est normal, tu sais. L’accouchement fatigue, et puis le transfert des âmes est une épreuve à la fois morale et physique. Surtout que tu as tout fait en double ! Ce disant, elle caressait distraitement le petit pied de l’un des enfants.
— Oui… je ne me souviens plus trop de cette histoire de transfert des âmes… est-ce que c’est pour ça que je me sens si vide, si perdue ?
Comaret tenta de cacher son inquiétude grandissante en gardant le visage tourné vers le petit pied potelé.
— Je peux te rafraîchir la mémoire, mais tu sais tout ça. Ah les hormones… cette vulnérabilité… Il va vraiment falloir que tu te reposes… tu sais, à la naissance, nous recevons tous une moitié d’âme, qui est héritée de nos ancêtres. Et nous avons tous une moi-moitié, cette partie de nous qui nous est intimement personnelle. Et bien tu as donné une part de chacune de ces moitiés à tes adorables petits : une part de toi toute seule, et une part de ton legs familial. C’est un peu difficile, je me souviens quand ma fille est née, cette sensation de passation, de transmission d’une part intime de moi. Je me souviens de m’être sentie un peu perdue, presque dépossédée… et puis tout de suite après, ça a été mieux. Mais moi je me suis bien reposée.
— Je comprends le sous-entendu, Comaret. Mais je travaille pour les enfants du Clan, et tu sais que je n’ai que peu de repos à poser. Si mes petits tombent malades, j’aurai besoin de ces jours. Ça va aller, merci.
Un froid se propagea entre elles. Comaret but un verre d’eau pour se donner une contenance. Elle travaillait pour son propre compte, et le Clan valorisait ces comportements. Elle incarnait le modèle de réussite des elfes : une grande flexibilité, un métier de production tourné vers le commerce avec les humains… Ménianthès l’envia. Le Maître Hydra avait passé les dernières années à lutter de façon plus ou moins assumée contre les métiers qui ne produisaient pas assez. Ses discours parlaient d’avenir éclairé, de futur glorieux, de commerce florissant et de développement… Ménianthès observa une petite bulle se former au coin des lèvres de l’un des deux bébés. N’était-ce pas être tourné vers l’avenir que de s’occuper des apprentissages des jeunes ? Elle ne dit rien. Comaret et elles n’avaient jamais été d’accord là-dessus, et le jour ne se prêtait pas à parler de politique. Inutile de se disputer devant ses bébés endormis à cause d’un despote incompétent. Il eut mieux valu traiter le problème directement à sa source. Son ventre la tira. Bien sûr, un peu de repos aurait été bien…
Le silence se prolongea, jusqu’à ce que Ménianthès reprenne plus doucement :
— Je me demande si quelque chose ne s’est pas passé à ce moment-là… Je ne me sens plus… complète… comme si quelque chose manquait en moi… et en même temps je me sens tellement remplie de l’amour de ces deux-là que j’ai envie de tout faire pour eux… Je me sens libre… C’est étrange. Mais après tout, c’est normal, ma moitié vient d’être mise à neuf !
Comaret haussa les épaules, agacée.
— Mais non. Pas ta moitié. Tu ne changes pas la moitié de qui tu es quand tu as un enfant !
Ménianthès comprit enfin d’où venait le quiproquo.
— Mais moi si, car j’en ai eu deux ! dit-elle d’un air triomphant.
Comaret l’interpella d’un ton professoral :
— Mais ça ne change absolument rien ! Ce n’est pas du tout ainsi que se passe le transfert d’âmes, enfin !
Elle reprit alors d’un air circonspect :
— Ménianthès, qui t’a appris à t’occuper d’un nourrisson ?
— Personne. Ici tout le monde se fout des enfants… ça ne rapporte pas assez, j’imagine… Sans doute que chez les humains on les dresse rapidement à être efficaces…
Comaret crut s’étouffer.
— Ta mère ! C’est ta mère qui t’a appris à t’en occuper ! Et sa mère avant ! L’éducation des siens est un bien matrilinéaire ! C’est un héritage précieux ! Comment peux-tu dire ça !
Elle plissa alors les yeux d’un air circonspect :
— Je me demande si… Ménianthès, tu as perdu le legs de tes ancêtres ! Tu as gardé ta moi-moitié, mais il te manque l’héritage des tiens ! c’est pourquoi tu as oublié une partie de tes savoirs ! Les compétences qu’ils t’ont transmises sont… perdues ?
Le visage de Ménianthès s’assombrit.
— Je vais devoir tout réapprendre ? C’est ça, la flexibilité ?
Comaret sentit une goutte de sueur perler à son front. Le problème était très grave, et son amie semblait ne pas en mesurer toutes les conséquences. Ses parents étaient décédés. Tout ce savoir était-il perdu ?
Ménianthès se leva alors d’un air décidé, mais son ton était devenu lointain.
— Je suis certaine que c’est à cause des nouvelles lois sur l’Acquisition de Comportements Pro-Humains. Les salauds ! Ils ont dû trafiquer les traitements qu’ils m’ont donné pour la délivrance plus rapide… C’est sûr, les coutumes elfiques ne sont plus assez en accord avec le monde ultra-moderne… Accouchement trop lent, trop naturel, trop coûteux, coutumes ancestrales sur lesquelles ils crachent… J’étais sûre qu’on y arriverait… Brader notre héritage, pour devenir plus compétitif, à la mode humaine…
Elle fulminait. Comaret était terrifiée. Son amie mélangeait tout ! Ménianthès avait toujours nourri de la rancœur contre les nouvelles lois d’actualisation du monde elfique, mais de là à accuser les accoucheurs…
Mais Ménianthès reprenait déjà, sans lui laisser le temps de formuler une réponse :
— Les petits dorment, peut-être qu’on peut aller voir le guérisseur pour le prévenir de mon souci. Alors nous avons… elle tenta de compter sur ses doigts – en vain. Sembla se perdre, abandonna.
Comaret doutait que le guérisseur put y changer quoi que ce soit. Mais ne rien faire était plus effrayant encore à imaginer. Jusqu’où la perte de connaissances et de souvenirs de son amie s’étendait-elle ? Et cette confusion expliquait-elle son comportement effronté ?
— Nous avons deux heures, je dirais… je suppose qu’Elmira pourra les surveiller pendant leur sommeil.
Ménianthès battit des deux mains :
— Deux heures top chrono. Ils vont m’entendre ! devant le regard abasourdi de son amie.
Un peu plus d’une heure plus tard, Comaret lui servait d’appui, et la moitié du village suivait les deux femmes qui rencontraient peu à peu les hauts dignitaires du Clan par ordre de statut hiérarchique. Chacun était désolé, interloqué, choqué… mais personne ne savait comment traiter le problème, qui semblait réellement grave. Le pire était que la colère de la principale intéressait enflait avec ses rencontres, et le ton doucereux et rassurant des dignitaires semblait décupler son indignation.
Non seulement Ménianthès avait oublié tout ce que ses ancêtres lui avaient légué, mais elle semblait jouir d’une liberté nouvelle, synonyme d’impertinence. Le ton qu’elle employait pour présenter son cas était de plus en plus accusateur, et Comaret s’inquiétait de plus en plus du sort qu’on réserverait à son amie si elle ne prenait pas davantage de gants en exprimant sa requête aux Puissants du Clan. Le point d’orgue fut atteint quand Ménianthès s’assit dans la cabane du Magistère de la Population Elfique, et déclara d’un ton sans appel :
— Soit. Personne ne peut rien pour moi. Et bien je ne bougerai plus jusqu’à ce que votre Maître Hydra vienne me parler et régler mon problème. Plus un pas. Et quand mes bébés se réveilleront pour leur tétée (l’audience fut horrifiée à ces mots) et bien je les allaiterai ici.
Et elle désigna sans vergogne les seins qu’on devinait gonflés dans son corsage. La foule suspendit son souffle, scandalisée. L’impudente ! La rumeur se répandait déjà dehors comme une traînée de poudre : Ménianthès, la dévouée, l’adorable enseignante, avait perdu tout sens commun, et son comportement était déplorable ! En douce, certains chuchotaient que ses idées avaient toujours été plus ou moins dissidentes, et qu’avec la lutte qu’elle menait contre les grands principes actuels du Très Grand Maître Hydra, une telle attitude s’expliquait peut-être. Avec les hormones…
Comaret était presque en larmes, et elle se demandait comment fausser discrètement compagnie à son amie pour s’extraire de la situation, et ainsi éviter la disgrâce qui en résulterait certainement, quand le Très Grand Maître Hydra apparut à l’entrée de la cabane d’un air vaguement mécontent. Comaret ne l’avait jamais rencontré, et elle fut blessée qu’il puisse l’associer au problème grotesque et à l’audace déplacée de Ménianthès. Elle vit la toge superbe, les bracelets de métaux gravés à ses poignets, la magnificence de sa mise. Un instant trop tard, elle comprit. La peur des Puissants, le respect humble envers la caste dirigeante, était manifestement un legs familial… Trop tard.
Ménianthès, les seins en avant, l’air furieuse d’avoir attendu, se leva en trombe et le pointa du doigt sans aucune inhibition. Comaret ferma les yeux, une main sur le visage, mais elle ne put éviter d’entendre la jeune mère qui vociféra :
— Et bien parfait, Maître Hydra, on fait quoi maintenant ? (Elle désigna sa poitrine) Je suis bien contente de vous voir. Je ne partirai pas avant qu’on ait réglé tout ce bazar !
Le Très Grand Maître Hydra sembla pris de cours. Il chercha dans la salle une aide, un soutien, mais ses magistères fixaient leurs sandales, comme si tout à coup regarder ses pieds était devenu primordial.
Il ouvrit la bouche comme un poisson hors de l’eau, et la referma, contempla l’enseignante dont on lui avait un jour vanté les mérites, tomba sur son ventre encore bombé, sur ses seins qui commençaient à dégoutter sur sa tunique, assez bas pour qu’elle ne le visse pas elle-même. Il jugea la scène cauchemardesque. Aucune des excellentes leçons de pouvoir que ses parents dirigeants lui avaient léguées ne l’avaient préparé à cela.
— Calmez-vous, madame, nous allons..
Ménianthès rugit, la tête en arrière. Sa poitrine devenait douloureuse, et se calmer ne faisait pas du tout partie de ses priorités. Elle le fixa.
— Est-ce que vous voyez où nous mène votre politique court-termiste ?
Que savait-elle de la politique ? Il ouvrit à nouveau la bouche mais elle le devança :
— Nous sommes des elfes. Nous avons nos particularités. Nous avons notre héritage. Les humains dirigent le monde moderne, alors vous avez décidé de leur manger dans la main. Vrai ?
— Heu…
— Ne me coupez pas la parole ! Vous avez décidé que nos traditions étaient un frein à notre assimilation avec eux. N’est-ce pas ?
— …
— Répondez ! Avez-vous décidé de contrecarrer le transfert des âmes pour nous rendre plus malléables ? Est-ce quelque chose qu’on fait à la parturiente à son insu, sans son consentement ?
Comaret était dévastée. Ménianthès était devenue folle. Une furie ! Elle invectivait le Très Haut Maître Hydra devant tous les dignitaires, son corsage s’auréolait et elle n’en avait cure, et c’est ce moment précis que choisit Elmira pour entrer avec les deux jumeaux qui hurlaient dans les bras.
Ménianthès brancha les poupons à sa poitrine, non sans mal.
Hydra s’était laissé tomber sur une chaise, et il détournait les yeux, d’un air à la fois dégoûté et furieux. Le calme revenait enfin sur la cabane à l’atmosphère lourde, comme juste après un orage en suspens, quand la pluie arrive enfin.
— Oui. Il avait lâché la réponse dans un murmure. Oui, c’est une procédure en test. Visiblement elle ne s’est pas passée comme prévu… Nous pensions qu’il serait mieux pour les jeunes mères… Je suis désolé.
Il se tut.
Le regard que lui lança Ménianthès aurait pu le faire fondre sur place. Et il aurait sans nul doute préféré. Elle se leva en vacillant un peu, reine nourricière, alors que ses deux bébés, accrochés à elle, lui donnaient désormais une grâce et une gloire infinie.
— Qui ici va s’occuper de prendre les mesures nécessaires pour réparer cette incurie ?
— Moi.
Un homme s’était levé, puis un autre, bientôt suivi d’Elmira. Puis d’autres encore suivirent. Parmi le groupe de ses disciples, Ménianthès eut soin de remarquer qu’il y avait des personnes de confiance, ainsi que des personnes haut gradées. Alors elle les remercia, et sorti.
Elle put quitter dignement la cabane, mais la fatigue la rattrapait à présent. Elle retrouva le bras bienvenu de Comaret pour se poser au calme non loin. Son amie semblait plus sonnée que jamais. Jamais elle n’aurait pensé cela possible de la part du Très Grand… du Maître Hydra.
Elle regarda Ménianthès en pleurant, désolée.
— Je ne pensais pas… comment as-tu réussi…
— Les hormones.
Et le regard flamboyant que Ménianthès lui renvoya ne montrait aucune vulnérabilité.
Contrainte 1 |
Un verre de joie |
Contrainte 2 | Dans les communs |
DANS LES COMMUNS
La personne devant moi se trouve face à un mur.
Oui, le mur, c’est moi. Comme d’habitude, je n’ai pas réfléchi aux conséquences de mes actes et j’ai agi tête baissée. Pourtant, ce n’est pas faute de multiplier les séances chez la psy, à tenter de comprendre comment retrouver un semblant de capacité réflexive. Je suis en ébullition, toujours dans l’action et incapable de lâcher prise.
Je crois que mon côté féminin est définitivement cassé, défectueux, irréparable.
Après un silence qui en dit long, ma spécialiste des détraqués comme moi prend la parole :
— Ça ne fonctionne pas. Je voudrais essayer une technique nouvelle, inédite et complètement expérimentale. Cela devrait vous plaire, vous qui êtes prête à sauter à pieds joints dans n’importe quelle situation incongrue. Qu’en pensez-vous ?
— Pourquoi pas, au point où on en est.
— Vous ne me demandez pas en quoi consiste cette expérience ?
— Pas la peine, si vous me le proposez, c’est que vous pensez que ça pourra m’apporter du positif. Et comme vous dites, après tout et dans le pire des cas, ce ne sera qu’une aventure de plus.
— Eh bien dans ce cas, allons-y, suivez-moi.
Quoi ? On part vraiment à l’aventure ? Moi qui croyais avoir une psychologue plutôt mystérieuse et rêveuse, elle est pleine de surprises !
La salle adjacente dans laquelle elle me conduit est plus petite, plus sombre mais également plus chaleureuse. C’est une pièce borgne. Un fauteuil, un lit, une lumière tamisée. Accroché au plafond, surplombant le lit, un attrape-rêves. Je la regarde, interloquée.
— Allongez-vous sur le lit, je vais prendre place dans ce fauteuil. Ne soyez pas si inquiète, ajoute-t-elle en souriant, votre moue indique que vous commencez déjà à ressentir des émotions.
Le lit est incroyablement confortable. J’entends au loin une voix, je crois que c’est celle de la docteure. Je me perds, je tombe, je finis par me laisser aller à la langueur qui s’empare de moi si soudainement.
***
Un couloir sombre…
Je ne comprends même pas d’où vient le peu de lumière que je perçois. Mais pourquoi je me préoccupe de ce genre de questions ?
Une odeur subtile…
Ce parfum me rappelle quelque chose. Une personne, un endroit ? Pour quelle raison cela m’importe-t-il autant ?
Un son mélodieux…
Je me souviens de cette chanson que me chantaient mes parents lorsque j’étais enfant. Comment expliquer ce souvenir soudain, pourtant bien ancré dans ma mémoire cellulaire ?
***
Une petite fille surgit devant moi. Où sommes-nous ? Le couloir a disparu. A la place, un cours d’eau et au loin une cascade entourée de rochers. Cette scène ne m’est pas inconnue ; c’était notre lieu de prédilection quand je n’étais encore âgée que de quelques années. Et cette gamine… C’est moi.
Me retrouver face à elle me rend complètement démunie. Je ne sais plus quoi dire, quoi faire, et c’est la première fois depuis bien longtemps que cela n’était pas arrivé.
— Tu m’as oubliée.
Ces mots me vont droit au cœur, cet organe qu’il me semble ne pas avoir ressenti battre dans ma poitrine depuis des années-lumière.
— Je suis là. Je suis toujours là. J’ai été, et je serai.
Quelque chose explose en moi. Quelque chose que je ne savais plus définir… Une émotion. Non. Plusieurs. Les vannes sont ouvertes, je pleure. Je me prends dans mes bras. La fillette et moi, nous ne formons plus qu’Un. Je me sens en harmonie avec moi-même, mon corps et mon esprit. La partie de mon être qui était brisée retrouve sa place à l’intérieur de moi.
Je devine alors où je suis. Où le masculin et le féminin retrouvent leur équilibre : dans les communs.
***
Je me réveille. Il me semble être partie durant un temps indéfiniment long, et en même temps j’ai l’impression que seulement quelques secondes se sont écoulées depuis que je me suis allongée sur ce lit. La manière dont je ressens les choses est tellement puissante. Ma chère psychologue est à mon chevet et me tend un verre ; il est vide. Mais au fond de moi, je comprends… C’est un verre de joie.
Contrainte 1 |
Deux veuves |
DÉCRÉPITUDE
J’ai perdu mon mari il y a quelques années, alors que mes enfants, mes deux garçons étaient encore à l’école primaire.
Aujourd’hui, ils vivent chacun à un bout de la France, l’un pour son travail, l’autre pour ses études.
La retraite ne m’apporte pas le salut que j’espérais. J’avais imaginé un jardin bien taillé, un petit potager, un coin véranda dans lequel je réaliserai des peintures de chats, et un oranger au milieu de tout ça.
Pourquoi un oranger ? Bonne question. Dans mon rêve, ça semblait être une bonne idée.
J’ai emménagé dans cette maison alors que j’étais enceinte de mon aîné. En réalité, ce n’est qu’une moitié de maison. Elle a été divisée en deux pour loger les mineurs, mais depuis que les gisements se sont taris, n’importe qui peut en acquérir une. Ou une demi, pour les petites bourses. Elle était magnifique et lumineuse, pleine de vie alors même qu’aucun bambin n’en foulait encore le sol.
Je rayonnais. Mon amour aussi.
Puis la mort est venue et a tout emporté.
Les années passant, le blanc étincelant des murs a terni, le lustre des luminaires en étain s’est tari, le sol semble avoir vu trop de pieds tourner en rond à la recherche d’un peu de bonheur. La cuisine, autrefois entretenue avec assiduité, voit la vaisselle sale s’accumuler et la graisser stagner. La pièce qui, à l’origine, servait de bureau, n’a pas vu de papier depuis bien longtemps, mais sert de stockage pour toutes les choses amassées au fil des ans. Le salon, lui, passerait pour abandonné si l’empreinte de mes fesses n’était pas imprimée sur la place de droite du canapé.
Et maintenant, je suis seule. Seule au milieu de cette moitié de maison décrépie.
Je soupire, puis me lève de la seule chaise que j’ai laissée dans la cuisine. La table est bien trop grande pour moi, mais pourquoi en changer ? Je ne vais pas jeter celle-ci. Dans ce cas, pourquoi remiser les autres chaises, n’est-ce pas ?
C’est plus pratique pour faire le ménage, voilà tout. Et puis, ce n’est pas comme si je recevais de la visite. Même le facteur ne s’arrête plus prendre un café depuis que mon mari n’est plus.
La mort repousse les gens, que voulez-vous.
Je fouille le petit panier en osier posé dans l’entrée pour mettre la main sur la clé de la boîte aux lettres.
À cette heure, le goujat a dû passer et me laisser sa pile de publicité.
— Bonjour, Madame Martin ! Vous allez bien aujourd’hui ?
Je me retourne vers ma voisine, celle qui vit dans l’autre moitié de notre maison, tout en enfilant mon sourire de façade, prête à jouer mon rôle de veuve guillerette, comme elle.
— Bonjour, Madame Simon, très bien, merci ! J’ai vu que vos rosiers étaient en fleurs !
J’ouvre la boîte aux lettres et récupère, comme je m’y attendais, au moins trois kilos de papiers essayant tous de me vendre des choses dont je n’ai pas besoin.
Pourtant, en coin blanc dépassant du tas capte mon attention.
— Oui ! Ils vont être magnifiques cette année ! Et vous ? Quand allez-vous enfin tailler les vôtres ? Ils en auraient bien besoin !
Mais je ne l’écoute déjà plus.
Mon attention est focalisée sur la lettre que j’ai tirée d’une publicité pour des articles de bricolage.
Je claque la porte derrière moi et m’empresse de retourner dans la cuisine pour attraper un couteau et décacheter l’enveloppe.
Elle m’est adressée, mais surtout, l’expéditeur ne m’est pas inconnu.
Adrien.
La stupeur m’alourdit au point que mes jambes en tremblent.
Je cherche un dossier de chaise sans regarder pour en tirer une à moi, mais ma main ne rencontre que du vide.
Mais pourquoi diable n’y a-t-il qu’une seule chaise dans cette cuisine ?
Je prends place et découpe fébrilement le papier.
Une odeur de lavande me saisit, comme un coup de balai sur la poussière de mes souvenirs.
Je déplie le papier épais et découvre un brin violet dont la couleur et le parfum se sont imprimés au bas de la page, comme une signature vivante.
Chère Alice,
Après toutes ces années, je ne t’ai pas oubliée.
J’ai seulement appris ton malheur et regrette de ne pas avoir été là pour t’aider à traverser cette épreuve.
J’espère que tu as su retrouver le bonheur que tu mérites tant,
Ton dévoué et tendre ami,
Adrien
PS : Te souviens-tu ?
La dernière ligne est sous la lavande, me laissant entendre ce qu’il n’écrit pas.
À la fin de l’adolescence, je vivais avec mes parents au fin fond de la Provence. Les champs de lavande derrière notre maison étaient mon terrain de jeu préféré, et j’y ai rencontré Adrien, alors employé par le propriétaire pour y travailler.
J’en suis tombée amoureuse.
Un amour si fort qu’il en était irréel. Si puissant que quelque part, je savais qu’il ne pourrait durer.
Cela n’a pas raté.
Mon père, militaire, a été muté pour la Lorraine. Alors mineure, j’ai été contrainte de suivre mes parents.
Mon cœur m’a été arraché.
À ma majorité, ma mère m’a présentée au fils du commandant de la caserne. Mon futur mari.
Je ne l’ai pas aimé de la même manière, mais je l’ai aimé. Ce n’était ni dévorant, ni palpitant, ni excitant, mais je l’ai aimé. Et il est mort.
Je me lève et range la chaise à côté de l’autre, puis attrape un verre que je remplis d’eau.
Je le descends d’un trait, sans vraiment y porter attention, mon esprit passant et repassant des images de baisers passionnés au milieu de la lavande.
De ma première fois, aussi.
Je sens mon cœur s’emballer sous l’assaut des souvenirs.
Il y a également cette promesse qu’il m’a faite, celle de me retrouver, tôt ou tard.
Je dépose mon verre au milieu de l’évier vide, efface d’un coup de torchon la goutte d’eau sur le comptoir étincelant et sans avoir besoin d’y réfléchir, me rends dans le bureau.
En passant, je tourne légèrement le vase sur la table basse du salon. Je préfère quand la rose est orientée vers la lumière de la fenêtre.
Je m’installe et sors le papier à lettre.
Une fois ma missive prête, je ressors de la maison dans le but d’aller la poster au plus vite, non sans avoir noté que le mur blanc du couloir mériterait une jolie toile aux teintes bleues pour l’égayer.
— Madame Martin ! Vos rosiers sont si beaux ! Quel est donc votre secret ?
Je lui adresse un sourire en coin, empli de mystère.
— De l’amour, je suppose.
Je passe le portillon et me dépêche.
Plus vite il l’aura, plus vite il viendra, non ?
Contrainte 1 |
Dans un bâtiment désaffecté |
Contrainte 2 | Une lavandière itinérante |
TOUT DROIT DANS LA POUSSIÈRE
Par une poétique et inévitable coïncidence, au moment précis où l’interrupteur du baquet fut actionné, la poussière de l’entrepôt se prit à danser à tous les étages. Soulevée par un courant d’air un peu trop loin de chez lui, elle se répandit en tourbillon dans le vaste espace qui lui était offert, serpentant à travers les cloisons morcelées et les brèches des planchers en décomposition. A mesure qu’elle se hissait vers le troisième et dernier niveau de la blanchisserie à l’abandon, elle amassait avec elle tout ce qui était assez léger pour flotter dans le même élan : plumes, tickets d’attente et autres brins d’aromates desséchés.
Lorsque cette joyeuse tempête se rua sur la machine dépourvue de sa coque pour la frapper en son mince cœur de cuivre, Menthe, en tailleur au beau milieu de la cuve, avait déjà les yeux fermés, le casque solidement fixé sur son épaisse chevelure verdâtre. Les aiguilles des capteurs s’étaient logées dans le rouge des cadrans, signe que le lavage avait déjà commencé ; aussi la déroute de l’engin lui échappa complètement.
En une fraction de seconde, sous l’effet de la bourrasque de poussière vagabonde, le commutateur principal du tableau de commande bascula de gauche à droite, faisant passer la sélection de « DROITE » à « GAUCHE » – une petite inversion qui faisait bien ricaner les concepteurs du système autant qu’elle en faisait enrager les utilisateurs débutants. A juste titre, peut-être, car il s’agissait de ne pas se tromper. Laver la moitié droite, c’était reconfigurer la rigueur du client, sa logique, son discernement, sa capacité de raisonner. Secouer la moitié gauche, en revanche, revenait à remettre à plat tout ce qui paramétrait sa créativité et sa capacité à improviser. Cette distinction, héritée d’une mécompréhension populaire du fonctionnement du cerveau, était malgré tout bonne représentante du champ d’activité des Lavandières : un nettoyage à chaud de l’une, l’autre, ou éventuellement les deux composantes de la personne.
La discipline nécessitait cependant une programmation minutieuse, mais surtout un contrôle permanent du système de lavage et de l’état du client par une blanchisseuse qualifiée. Une dernière règle que Menthe s’employait à balayer en s’appliquant le bain d’esprit à elle-même, sans personne pour surveiller le processus, confiant ainsi les couleurs de son futur à un innocent tas de poussière volante.
***
— Je ne ne m’y intéresse plus, racontait Menthe vingt-trois jours plus tôt. Et le plus problématique là-dedans, ce n’est pas tant que je le vis très bien, mais que je vis très bien le fait que je le vive très bien. Tu me suis ?
— Pas du tout, lui répondit Caram en croquant dans un bout de betterave le regard perdu en contrebas.
Accoudés à la nacelle, les deux anciennes collègues du complexe des Lavandières se livraient à leur moyen d’égarement le plus vertical de tous : dériver en ballon à air chaud sur les collines qui entouraient la vallée. La machine-baquet de Menthe, lestant le vaisseau, était solidement pendue sous la plateforme dans une tornade de câbles. Elle l’avait dérobée au complexe de blanchiment des années auparavant, avec pour ambition d’embrasser une carrière résolument plus indépendante et beaucoup plus risquée. Le temps lui avait pourtant donné raison : la boîte avait coulé, tandis qu’elle exerçait encore. D’une manière peu légale, certes, mais pas moins lucrative, et surtout libre de toute restriction dogmatique, afin d’offrir aux clients ce qu’ils demandaient vraiment : un virage à quatre-vingt dix degrés dans leur triste vie.
En cavale depuis lors, la lavandière nouvellement itinérante s’était frayée un chemin au-delà des océans. Là-bas, la clientèle s’était révélée bien plus demandeuse que prévu.
Un essaim de cargo-deltaplanes traversa le paysage en silence, maculant d’ombres immense les montagnes orangées.
— C’est quand même fou, grogna Caram en les regardant s’engouffrer dans l’horizon. Dés que ça commence à bien se passer, tu trouves une raison de tout foutre en l’air.
— Tu dis ça comme si j’avais le choix ! Je bloque, tu comprends ? Ça ne marche plus, c’est trop technique pour moi. C’est toute mon approche de la discipline qui est à revoir, et j’entends passer un coup d’éponge dessus.
— Tu l’as déjà fait huit fois…
— Alors ça fera neuf, s’obstina Menthe. Ou dix, onze, ou autant de fois qu’il le faudra. Je finirai par trouver la bonne combine.
Caram, jusqu’alors témoin et surveillante de chaque remise à zéro de la moitié droite de Menthe, l’avait suivie dans chacune de ses tentatives.
— Sans moi cette fois-ci, conclut-elle. Débrouille-toi toute seule, j’arrête tout.
Réduite à accepter la pénible démission de son amie en silence, Menthe employa toutes ses forces à se gorger de la belle lumière du couchant, invoquant les souvenirs de la Caram d’avant, celle qui avait traversé la moitié de la planète pour la joindre dans sa folle entreprise volante. C’était probablement leur dernière escapade ensemble.
***
La vapeur retombée, il s’écoula une nuit entière.
En rouvrant les yeux, Menthe absorba l’air moite de la cuve d’un mouvement tranquille, le torse bombé. Rassembler ses souvenirs était plus difficile cette fois-ci.
Ah oui, Caram. La traversée inverse, le retour au pays. Les retrouvailles avec le complexe désaffecté des Lavandières qui avait rouillé jusqu’à l’os. Puisqu’elle n’avait plus personne, quel meilleur endroit pour passer un coup de serpillière ? Probablement n’importe quel autre, mais peu importe, ce bâtiment et les nombreux souvenirs rances qui y vagabondaient l’avaient appelée.
Elle enleva le casque avec prudence, laissa son immense tas de cheveux se déployer le long du dos. Pourtant, au lieu de s’en retourner vers la machine comme les huit fois précédentes, elle entreprit cette fois-ci de prendre quelques précieuses minutes à regarder tout autour d’elle, avant de s’avancer vers une des nombreuses fenêtres brisées de l’étage, avec la prudence d’une convalescente.
La ville s’éveillait tranquillement, bordée de nuages aux formes complexes et agréablement tordues.
Alors, comme la poussière était retombée, elle s’accroupit, et commença à les dessiner dessus.
Contrainte 1 |
Une guerre typographique |
Contrainte 2 | Celui ou celle qui murmurait à l’oreille des humains |
LA DÉCHÉANCE DES DIEUX
La pièce immense dénombrait quarante numéros, chacun figé sur sa feuille en se retenant de suer. Ici, la moindre goutte de sueur était perçue comme une anomalie et équivalait à une mise à mort brutale. La chaleur devenait insupportable malgré le départ du soleil qui se mourrait peu à peu en épousant la ligne de l’horizon, avec une lenteur encore trop prononcée. L’on pourrait croire que le départ de ce bourreau cosmique apporterait une fraîcheur salvatrice, mais le directeur Rikser connaissait son office : le verre des fenêtres était conçu pour capter et emmagasiner la chaleur des rayons solaires. À l’aide d’un système ventilatoire inversé, la structure renvoyait les filets d’air brûlants dans l’enceinte de la pièce. On y suffoquait.Edgard, agent de maintenance des numéros et réserviste de sécurité, s’occupait de toute la partie préventive qui incluait la vérification de l’écriture comme des interrogatoires privés. Il se tenait dans une cellule surélevée climatisée qui servait à superviser l’ensemble de l’opération. Sous lui, dans la fournaise de la zone de test, les numéros attablés grattaient le papier pour parfaire leur calligraphie pendant que d’autres s’attelaient à rédiger une novella en l’espace de cinq heures.
Le directeur Rikser, éminent maître des éditions Les Dieux, participait à la course à l’écriture lancée par l’archonat. Edgard soupira de lassitude. Dans l’empire de l’Archonte, il n’y avait pas de place pour les frivolités. Il fallait tenir les gens éveillés intellectuellement, et pour cela, il organisait son concours littéraire aux proportions démesurées pour s’accaparer une presse positive et contrôlée. Quel enfer ! Les éditions Les Dieux s’étaient immédiatement engouffrées dans la brèche afin de s’attirer les faveurs de l’Archonte. Mais il y avait de la concurrence.
Derrière Edgard, les portes automatiques s’ouvrirent. Il n’avait pas besoin de découvrir le faciès du directeur Rikser pour savoir qu’il s’agissait de lui : les remugles de tabac froid qui lui vrillèrent les sinus suffirent bien assez.
— Alors, Edgard? S’enquit le petit homme ventru d’un ton sec. Qu’est-ce que ça donne, aujourd’hui ?
— Certains numéros ne suivent pas. J’en ai déjà fait retirer quatre qui transpiraient, trois qui étaient visiblement atteint de dyslexie précoce, et cinq qui malheureusement se sont avérés être… différents.
Le visage du directeur Rikser s’assombrit.
— Différents comment ?
— Déficients mentalement. Incapables d’aligner deux mots.
— C’était peut-être juste un défaut de langage. Dans tous les cas, vous avez bien fait de me les jarter. Je ne veux pas d’une débile mentale pour prendre la place d’Emma. Le vrai problème, Edgard, c’est ma contrainte de temps. L’Archonte à fixé l’envoi des textes pour dans trois semaines. J’ai besoin d’obtenir un résultat rapide.
Ses yeux froids fixèrent Edgard comme un rapace prêt à dépecer sa proie.
— Vous avez besoin de me fournir un résultat rapide.
— Naturellement.
Connard, pensa Edgard. Tu t’es engagé dans un concours aux délais intenables, et tu nous mets tous en danger chez Les Dieux.
Mais le premier à être sous les feux des projecteurs ici restait bel et bien Edgard. Du coin de l’œil, il avisa un numéro se frotter l’avant-bras. Un regard discret en direction de Risker confirma sa crainte : il avait intercepté la même chose que lui.
— Faites votre putain de travail, Edgard. Vous devriez avoir l’habitude, maintenant.
Résigné, il quitta la cellule d’observation et descendit les marches jusqu’à la pièce des numéros. Dès qu’il y pénétra, il eut l’impression qu’un dragon ancien lui soufflait son haleine enflammée au visage. Il commença à transpirer au bout de quelques pas dans la pièce. La plupart des numéros étaient génétiquement modifiés pour supporter les températures proches de l’extrême, comme Emma Rikser avant son décès. Il dépassa plusieurs rangées de numéros et s’arrêta devant le vingt-septième. Un visage féminin, fin et délicat encadré de cheveux bruns ouvrit sur lui de grands yeux bleus. Il y lisait à la fois une lueur vacillante de malice mais aussi un soupçon de peur. Elle ne tenta même plus de dissimuler la sueur qui recouvrait son bras. Elle savait. Edgard s’attarda un instant sur le parchemin devant elle, à côté de son ordinateur holographique. Il retrouvait la calligraphie proche de la perfection, toute en déliés et en boucles élégantes qui formaient non pas un banal texte, non, mais une œuvre d’art.
Tout ça gâché par une sudation imprévue.
— C’est mon tour, n’est-ce pas ? fit simplement le vingt-septième clone d’Emma.
— Je suis désolé. Vraiment. Je n’ai pas le choix.
— Je sais.
Elle lui sourit, de manière authentique et belle.
— Vas-y, l’incita-t-elle gentiment.
Edgard parcourut d’un balayage visuel rapide les autres Emma Rikser qui restaient concentrées sur leur rédaction, avant de revenir au numéro vingt-sept. Une telle pureté d’âme, de cœur. Comment avait-elle fait pour épouser une pourriture comme le directeur ? Il dégaina son arme et pointa le canon contre la rétine de la clone.
— Pardonne-moi.
Il ferma les yeux en pressant la détente. Il l’avait déjà assez vue mourir, comme les dizaines de fois précédentes survenues au cours des dernières semaines. Le directeur Risker savait. Il savait qu’Emma était sa meilleure plume, le fer de lance de la maison d’édition Les Dieux. Pourquoi privilégier les autres quand la majeure partie de la renommée lui revenait à elle ? Avec son décès prématuré suite à l’annonce publique du concours de l’Archonte, Risker avait besoin d’une nouvelle Emma. Pour apparaître devant les caméras, s’exprimer devant une audience, dédicacer ses chefs-d’œuvre et converser avec l’Archonte lui-même s’ils étaient sélectionnés à l’issue du concours. Mais l’emprise du directeur était trop forte, il la tenait prisonnière avec ses contrats, avec ses manigances, avec ses menaces. Voilà comment on tenait une personne sous contrôle : en tenant sa vie entre ses doigts, quand d’un claquement on pouvait dissoudre sa réputation, porter préjudice à son intégrité professionnelle, et la répudier ensuite comme une malpropre. Il ignorait comment, mais le directeur l’avait su. Il avait su, d’une façon ou d’une autre, la relation qu’Emma entretenait avec Edgard. Ils avaient été réciproquement la bulle d’oxygène l’un pour l’autre. Car si pour les gens du commun ignorants, Emma Risker était toujours vivante et préparait son texte pour l’Archonte, Edgard avait bien conscience d’une réalité indubitable : Emma était morte. Et cet enfoiré forçait Edgard à la flinguer chaque jour dès qu’un de ses clones faillissait.
Les numéros ne devaient pas transpirer. Les numéros devaient écrire comme l’originelle. Les numéros devaient s’exprimer avec grâce, rallier à eux les foules et écrire des histoires comme personne n’était capable d’en apporter au monde. Et un seul numéro allait être Emma.
Outre celle-ci, Risker allait s’assurer qu’Edgard les tue toutes, pour asseoir sa domination sur lui et se venger. Jamais le directeur ne le laisserait en vie après, mais il y avait encore beaucoup de numéros à traiter durant ces trois semaines.
Quel sursis bienvenu…
En chemin, Edgard s’arrêta brièvement à côté du numéro neuf. Lorsqu’il revint près du directeur, lequel n’avait pas manqué une miette du spectacle, celui-ci l’interrogea comme si tout allait bien :
— Pas trop chaud, là-dedans ?
Edgard acquiesça.
— À en crever, pas vrai ? reprit l’autre.
Sale ordure ! jura-t-il intérieurement en affichant un visage impassible.
Mais à la place, il le gratifia d’un sourire ravi.
— Numéro neuf est celle qu’il vous faut.
— Pardon ?
— Je viens de dire que Numéro neuf est celle qu’il vous faut. Son écriture est parfaite. Dans cette guerre pour l’écriture, sa typographie est la bonne.
— Est-elle ressemblante à celle d’Emma.
Edgard secoua la tête.
— Elle n’est pas ressemblante : elle est identique.
Le directeur le jaugea du regard, les sourcils froncés comme deux arbalètes prêtent à décocher leur carreau.
— Vous ne pouvez m’en proposer qu’une seule, Edgard. Vous n’avez pas le droit à l’erreur, vous en avez conscience, quand même ?
— Celle-ci est la bonne. Je connaissais peu dame Emma, mais son écriture ne m’était pas étrangère. J’ai lu tous ses bouquins parus chez Les Dieux.
— Et ceux parus chez Nuages de Bleu ?
— Ils étaient inférieurs. Qui plus est, Numéro neuf ne transpire pas. Pas une goutte. Elle s’exprime à merveilles et saurait même vous convaincre qu’elle est votre femme.
— Mais elle est ma femme, imbécile. Vous avez donc conversé avec elle.
— Longuement, je l’admets. C’est mon travail de m’occuper de la maintenance des numéros, et celui-ci est celui qu’il vous faut, je peux le certifier. Nous pouvons la tester. Cela prendra quelques jours de plus.
Le directeur se gratta le menton, son air dubitatif laissant place à un intérêt sérieux : il commençait à revêtir l’expression du professionnel qui voyait émerger un profit bien plus immédiat qu’initialement prévu.
— Hors de question d’attendre, déclara-t-il avec fermeté. On l’emmène dans mon bureau. Tout de suite.
Bien que son patron veuille le démolir psychologiquement, il restait avant tout attiré par les résultats, et la nouvelle Emma serait en mesure de les concrétiser. Sans attendre, Edgard descendit dans la pièce et remonta Numéro neuf, laquelle l’accompagna d’un pas posé jusqu’à la cellule. Le directeur avait déjà disparu dans l’ascenseur privé qui reliait cette enclave secrète à son bureau en un trajet direct. Lorsqu’il leur renvoya, ils entrèrent et entamèrent la montée.
— Il va me poser des questions ? demanda le clone d’Emma.
— C’est certain. Il va vouloir vérifier ton écriture, tes capacités oratoires, ta posture.
— J’aurais préféré que ta parole suffise à le convaincre. Il n’a jamais eu ton talent pour l’écoute.
Edgard se sentit rougir sous le compliment. Et peu à peu, il réalisait la chose. Il y était, enfin. Il était si proche ! L’ascenseur s’arrêta en haut et le directeur les accueillit. Edgard se demanda comment Numéro neuf vivait l’entrée dans le bureau. Techniquement, elle n’y était jamais allée, mais son “moi” d’origine, si. Quelle émotion ressentait-elle en découvrant un lieu déjà connu et si familier ? Le directeur Risker leur fit faire le tour du bureau et leur proposa de s’asseoir. Dans son dos, derrière son fauteuil en cuir aux motifs argentés, la porte de l’ascenseur se referma et un faux mur coulissa jusqu’à recouvrir entièrement cette issue cachée.
D’un regard calculateur, Rikser tendit à Numéro neuf un stylo plume ouvragé parcourut de fil d’or. Un tel objet devait coûter trois fois la paie annuelle d’Edgard. Le clone d’Emma s’en saisit, le retourna délicatement.
— Écris, ordonna Risker.
D’un bond, Numéro neuf sauta par-dessus le bureau, prenant le directeur par surprise, et lui enfonça violemment la pointe du stylo plume dans la carotide. Elle s’acharna sur lui tandis qu’il criait, le poignardant partout : sur le visage, dans les yeux, dans la bouche. Finalement, elle se recula, se mit à côté d’Edgard, puis patienta. En cet instant, le mécanicien des numéros explosait de joie. La scène de son patron agonisant par des bulles de sang qui crevait aux commissures de ses lèvres lui procurait un plaisir bestial. Elle avait suivit son plan à la perfection.
— Bravo, Emma ! cria-t-il en se tournant vers elle.
Mais d’un geste rapide, elle attrapa son arme et la pointa sur le buste d’Edgard.
— Pardonne-moi, dit-elle.
Elle était sincère.
Mais elle tira.
Alors qu’il se mourrait, le clone lui murmura à l’oreille :
— Je n’aurais jamais pu y parvenir sans toi. Tu étais la clé pour me débarrasser de lui après mon décès. J’aurais voulu te garder en vie, mais je ne peux pas.
Il la vit du coin de l’œil presser le bouton pour appeler la sécurité.
— Aidez-moi ! Le directeur… il est blessé ! Edgard est armé, je lui ai tiré dessus, mais j’ai besoin d’aide !
Edgard comprit, avant de mourir. C’était la fin de la maison Les Dieux telle qu’il l’avait connue. Elle le ferait passer pour le coupable du meurtre du directeur avant de se présenter comme la sauveuse. Et avec sa plume, identique à celle de la vraie Emma, elle participerait au concours de l’Archonte. Elle murmurerait aux oreilles des puissants.
Contrainte 1 |
Un sentier très escarpé |
Contrainte 2 | Un interprète de rêves |
MON SORCIER BIEN-AIMÉ
Alice ouvrit un œil, puis le second. Du rez-de-chaussée lui parvenaient des effluves de beurre et de café chaud qui firent monter un sourire épanoui sur son visage. Il devait être l’heure de se lever ; elle lança les jambes sur le côté du lit, attrapa un déshabillé de soie, puis s’étira comme un chat qui sort de sa sieste. Avant de descendre, elle prit le temps d’étudier son reflet dans le psyché de sa chambre, de contrôler le développement de la petite bouée qui prenait un malin plaisir à stagner sur ses hanches et de surveiller l’apparition de rides potentielles – à presque quarante-quatre ans, ces gestes n’avaient à ses yeux rien d’anodin ni d’inutile : c’était de la prévention. Et puis, maintenant, elle avait quelqu’un à qui plaire. Elle se devait de donner le meilleur d’elle-même.Du haut des escaliers, elle entendit Brad qui s’affairait dans la cuisine, comme tous les matins. Lorsqu’elle le rejoignit, le teint halé de son époux était encore plus foncé que d’habitude, sans doute un effet de la chaleur du four dans lequel finissaient de cuire de petits croissants dorés.
— Bonjour, mon chéri, roucoula-t-elle en l’enlaçant.
— Bonjour… Alice.
— Je t’ai déjà dit que tu pouvais m’appeler « chérie », mon tout beau. Tu as le droit.
— Oui… chérie.
Alice secoua la tête avec indulgence : Brad avait encore du mal avec la conversation et se comportait encore comme un cyborg de supermarché, entrainé à se comporter comme un esclave plus qu’un partenaire. Mais, en dehors de ces quelques derniers défauts persistants, il jouait son rôle à la perfection : leurs plus proches amis s’y étaient laissés prendre. C’était vraiment un acteur hors pair. Même elle n’était pas loin de s’y tromper, parfois !
Auparavant, Brad se prénommait Patrick, mais elle avait toujours trouvé ce prénom trop cassant, trop strict, sans la moindre forme de sensualité ; alors que Brad… Brad ! Voilà un nom qui la faisait rêver, qui sentait bon le sable fin et les soirées chics à Hollywood. Elle avait abandonné l’ancien patronyme sans une once de regret.
— Un croissant, chérie ?
— Avec plaisir, Brad.
Ce nom était un délice à ses oreilles. Une première gorgée de café chaud coula dans son œsophage comme du miel. Alice soupira d’aise, laissant son regard dériver vers l’horizon qui s’étendait derrière la fenêtre.
Jamais elle n’aurait pu être plus heureuse.
*
Alice se tordait les mains sporadiquement, assise sur son canapé, le dos raide. Ils devaient arriver d’une minute à l’autre : seize heures, c’est ce qu’ils lui avaient dit, et le commercial lui avait assuré qu’ils étaient d’une ponctualité défiant toute logique.
Comme pour appuyez les propos du vendeur, le camion de livraison déboula à toute allure dans son allée, dans un fracas de freins martyrisés. Deux gorilles aux muscles saillants et casquettes assorties en descendirent, hissèrent une longue boîte en bois sur un diable, puis se présentèrent à sa porte. Alice les fit entrer, un peu mal à l’aise. Elle ne savait pas comment se comporter dans cette situation totalement inédite pour elle.
— Où vous voulez qu’on l’installe ?
Elle toussota, prise au dépourvu : elle ne s’attendait pas à ce genre de question.
— Et bien, je ne sais pas… il va bouger, non ? bégaya-t-elle, perdue.
— Ouais, M’dame, se marra un des deux costauds. Si vous lui foutez des roulettes aux pieds, croyez-moi qu’il va même bouger drôl’ment vite ! Mais pour les débuts, vaut mieux éviter les escaliers et les objets tranchants. Y a une p’tite synchronisation à faire, j’vous le cache pas. Tenez, on va vous l’mettre là, dans le coin ! Il vous gênera pas, d’ici.
Aussitôt dit, aussitôt fait : la boîte fut entreposée dans un coin du séjour, loin de la cuisine et de la porte d’entrée, puis attaquée au cutter afin de délivrer son précieux chargement. Alice approcha d’un pas, puis se figea, frappée par la foudre. Le résultat était saisissant de réalisme.
— Est-ce qu’il y a, je ne sais pas… une notice, ou quelque chose ? voulut-elle savoir pour se donner une contenance.
Les livreurs lui jetèrent un regard circonspect sous leurs sourcils fournis :
— Une notice ?
— Oui, des instructions, un truc dans le genre, persista Alice, sentant la transpiration perler sur sa lèvre supérieure.
L’incompréhension s’effaça de la face rougeaude des livreurs, remplacée par un air de commisération amusée qui donna envie à Alice de ramper sous son canapé.
— Surtout, vous inquiétez pas, M’dame ! On va vous l’mettre en route, et z’aurez plus jamais à y toucher… pour le régler, hein !
Les deux balourds partirent sur le champ d’un rire gras – arf, arf – et se donnèrent de viriles tapes dans le dos pour se congratuler mutuellement de leur sens de l’humour. Ils ne tardèrent pas à filer, en saluant Alice avec de grands gestes de leurs poings disproportionnés.
Après leur départ, celle-ci resta un long moment immobile, prostrée devant sa dernière acquisition. Elle avait l’impression de vivre un rêve éveillé. Son mari reposait dans la boîte, debout, la peau rose et pleine de santé. C’était Patrick… et ça ne l’était pas. Ou plutôt, il s’agissait de la meilleure version possible de Patrick qu’il lui soit possible d’imaginer. Le visage plus lisse, l’air plus détendu, plus avenant, et plus beau aussi.
« Incroyable… »
L’humanoïde ouvrit soudain des yeux bleus et innocents, considéra avec étonnement l’humaine qui le dévisageait en retour.
Alice avait les genoux qui tremblaient, mais elle se força à tracer un sourire amical sur ses lèvres. On lui avait bien expliqué que ce serait à elle, de faire le premier pas.
« Imaginez un nourrisson, lui avait soufflé le commercial avec ses dents trop blanches et ses cheveux trop brillants. Un tout petit enfant à qui vous devez tout apprendre ! Bien sûr, il apprendra beaucoup, beaucoup plus vite… mais le premier contact, le plus capital, ce sera à vous de le faire. »
— Je m’appelle Alice, chuchota-t-elle sans savoir si elle parviendrait à prononcer une phrase de plus. Je suis ta femme.
— Je suis Alpha Mâle numéro 8.9.732.
— A partir de maintenant, tu es mon époux, expliqua Alice en détachant chaque syllabe. D’accord ?
— Je suis Époux Alpha Mâle numéro 8.9.732.
Alice soupira. L’éducation n’allait pas être de tout repos.
— D’abord, il va falloir te nommer… Réfléchissons, décida-t-elle, rassurée de se raccrocher à un problème qu’elle pouvait résoudre. J’ai toujours détesté le prénom de mon mari. Comment je vais bien pouvoir t’appeler ?
*
— Alice, ma chère Alice, croyez bien que je suis désolé d’avoir à vous apprendre une mauvaise nouvelle, à vous qui avez déjà tant souffert…
Le médecin fit mine de relire ses notes, gonfla les joues et poussa un barrissement à faire voler les fenêtres de son cabinet en éclats. La femme qui se tenait devant lui paraissait déjà avoir un pied dans le monde des morts : pâle comme une revenante et en tenue de deuil, elle serrait un mouchoir dans ses mains rêches de n’êtres plus caressées. Elle n’avait pas prononcé plus de trois mots depuis son arrivée.
Alice aurait voulu pleurer, mais les larmes s’étaient taries dans son corps ; elle se sentait sèche, vidée. Elle n’avait plus de quoi entretenir de tristesse ou de rancœur en elle – elle priait simplement pour que cette comédie se termine au plus vite, et qu’elle puisse rentrer chez elle.
— Il ne se réveillera pas, compléta-t-elle à la place du médecin. Je le sais.
— A l’heure actuelle, son réveil tiendrait du miracle, confirma ce dernier d’un air grave. Mais la médecine fait de tels progrès, de nos jours ! Il faut garder espoir. Monsieur votre mari a demandé à ne pas être débranché, s’il devait lui arriver… ce qu’il lui est arrivé. C’était une précaution intelligente de sa part : qui sait ce que nous aurons découvert, dans cinq ans ? Les avancées dans notre branche sont incroyables, vraiment incroyables ! S’il existe un moyen de le ramener parmi nous, nous le trouverons, et ce avant…
Il se lança dans une démonstration théorique compliquée, mais Alice ne l’écoutait plus.
« Cinq ans… »
Elle fut prise de l’envie aussi soudaine qu’impérieuse de repousser ce docteur poussif et prétentieux qui s’adressait à elle de son ton condescendant pour se jeter par la fenêtre de son antre aseptisée.
« Cinq ans. Cinq ans sans mourir ni vivre… »
— Une si belle femme, rendue veuve si tôt dans la vie, c’est une pitié, poursuivait son interlocuteur. Ca, le destin n’est pas toujours tendre avec nous, pauvres mortels ! La technologie nous sauvera, c’est ce que je dis toujours. A ce propos, j’ai justement un ami qui pourrait vous aider à régler ce problème, si jamais…
— Quel problème ? Un mari sous respirateur artificiel qui n’ouvrira plus jamais les yeux, ni ne parlera plus jamais ?
Le spécialiste tiqua comme s’il venait de recevoir une décharge électrique.
— Et bien… le coup du sort qui vous enchaine bien malgré vous à un mari qui ne peut, si l’on peut dire… remplir ses devoirs conjugaux envers vous, s’entêta-t-il. Selon la loi, vous ne pouvez pas vous remarier tant que nous sommes en mesure de promouvoir à Monsieur votre époux une vie sans douleur. Il se trouve que des gens de ma connaissance – des chercheurs incroyables, révolutionnaires ! – ont mis au point une solution qui vous permettrait de, hum… contourner ce point légal, sans avoir à trahir votre mari.
— Ces problèmes-là ne regardent que moi !
— Évidemment, évidemment ! Je ne veux pas vous brusquer… tenez, je vous donne la carte du laboratoire, au cas où ! Si vous êtes intéressée – n’importe quand – repassez me voir : je vous arrangerai un rendez-vous, et vous bénéficierez du tarif réduit si je vous parraine.
Alice jeta un regard dégoûté au carton laminé que lui tendait ce toubib de pacotille. Des lettres s’alignaient pour former des mots, qui eux-mêmes formaient une phrase. Une phrase qui commençait comme le plus doux des rêves :
« Et si vous pouviez… »
Pour la première fois depuis des semaines, un sourire se peignit sur la figure sèche d’Alice.
*
Bip. Bip. Bip.
Alice suivait, l’œil torve, les variations sur le moniteur qui enregistrait les battements du cœur de son mari, vertes sur fond noir. Ces oscillations incessantes lui donnaient envie de vomir. Pour la centième fois, elle essuya ses mains moites sur le tissu de sa blouse boutonnée à la va-vite.
De Patrick, elle ne discernait plus que le visage, immobile et froid. Le reste de son pauvre corps brisé reposait sous les draps blancs de l’hôpital qui lui collaient à la peau comme un linceul. Alice le trouva soudain laid, bien plus laid qu’elle n’avait jamais voulu se l’avouer : ces joues pendantes, ce teint cireux, ces veines violettes qui parsemaient les arrêtes de son nez… Quelles fautes de goût !
Des pas précipités dans le couloir la firent sursauter. Était-ce pour elle qu’on venait ? Mais non, la cavalcade s’éloigna vers un autre service, une autre urgence, une autre âme en peine. Personne ne faisait attention à elle, ni à son mari ; on les avait remisés l’un et l’autre dans le placard poussiéreux des causes perdues.
Patrick n’était pas mort grâce à la technologie moderne et à l’amas de tuyaux qui lui sortaient par tous les orifices, lui délivrant l’oxygène et les nutriments dont il avait besoin pour survivre. Car il ne s’agissait plus que de cela : de la survie pure et simple. Le dernier sursaut de la chair flétrie et périssable face à l’appel de la Mort insatiable. Patrick n’était pas mort, ça non ; mais il n’aurait pas pu être plus éloigné de la vie qu’il ne l’était en ce moment.
Un hurlement de bête blessée s’échappa de la gorge d’Alice, amplifié par l’acoustique de la chambre nue :
— Pourquoi ? Pourquoi ?
Une infirmière surgit du couloir, affolée par les cris innommables qui résonnaient maintenant sur tout l’étage.
— Madame, tout va bien ? Qu’est-ce qu’il vous arrive ?
— Pourquoi ?
*
— Pourquoi as-tu voulu qu’on vienne ici, mon ange ?
— La vue est superbe, rétorqua-t-elle avec humeur.
— C’est vrai, mais pouf ! ahana Patrick, les bajoues écarlates. La galère, pour monter jusqu’ici ! Le sentier est si étroit… j’ai cru y passer plus d’une fois ! Et chargé comme un mulet, en plus ! Tu avais vraiment envie de ce petit pique-nique romantique, rien que nous deux face au coucher de soleil, hein ?
— Ca oui, mon chéri, répondit Alice, les yeux fixés sur le vide qui s’ouvrait sous ses pieds. J’en mourais d’envie.
Elle laissa à Patrick le soin de déplier la nape à même le sol et de sortir les provisions qu’elle lui avait fait préparer. Toute son attention était tournée vers le paysage tourmenté qui s’étalait loin sous ses pieds.
— Un toast ! réclama-t-elle, soudain sortie de sa torpeur. Toi et moi, devant le coucher de soleil. Viens porter un toast avec moi !
Patrick était d’un naturel obéissant ; il ne se fit pas prier. Un « pop » marqua l’ouverture de la bouteille, puis des « glou glou » retentirent au fond des verres. Mari et femme se rejoignirent dans les derniers rayons du soleil.
— A l’avenir, souhaita Alice en laissant négligemment tomber sa coupe de champagne dans le ravin.
Patrick ouvrit des yeux ronds.
— Alice, qu’est-ce que…
Ce furent les derniers mots qu’il eut le temps de prononcer avant que son épouse ne lui assène un solide coup de poing dans l’estomac, le propulsant dans le vide. Patrick disparut, happé sans un bruit par le gouffre.
Restée sur la falaise, Alice froissa dans sa main un papier sur lequel on pouvait discerner un mot honni des amoureux : Divorce. Ensuite, elle retourna d’un pas tranquille à son sac installé sur une souche, en exhuma son téléphone dernier cri ; elle aurait sans doute le temps de boire une ou deux coupes, avant l’arrivée des secours.
Contrainte 1 |
Une réserve d’eau |
Contrainte 2 | Un pont large de 1 km |
PARI RISQUÉ
Joffrey jura dans sa barbe qu’après sa rupture de fiançailles, il ne miserait jamais plus une dot. Marié aux cartes, voilà ce qui lui conviendrait. Il essuya son front couvert de sueur, resserra la dernière vis et vérifia la jauge de pression. Dix-huit. Parfait. Il remonta l’échelle pour toquer à la plaque supérieure. Ce fut Leslie qui lui ouvrit. Elle s’impatientait, comme d’habitude. La jeune femme était une pile électrique qu’il se coltinait malgré lui, avec un plaisir pour le moins grandissant. Il se gardait bien de le lui avouer, évidemment.— Salut, Lesl. T’as fini ton télégramme ?
— Of course, chef ! J’ai même eu le temps de repasser ma redingote pendant que vous vous la couliez douce, en bas.
— Déconne pas.
Mais Leslie déconnait toujours, peu importe la difficulté du boulot. Il appréciait ça chez elle. Ça rendait leur travail une touche moins pénible. Leslie tira sur son bras et, ahanant, Joffrey s’extirpa des tuyauteries principales. Il inspira l’air frais du dehors avec délice. Lui avait toujours aimé la largesse du barrage. L’eau retenue, presque un lac, calme et profonde. Le pont massif qui l’entourait comme les bras de sa défunte mère. On ne voyait pas la cité, d’ici. Il fallait marcher au moins un bon kilomètre pour apercevoir les tuiles des toits verdâtres de Vertigo. Étrange nom, d’ailleurs, pour une ville enclavée d’une platitude affligeante.
Joffrey retira son tablier qu’il échangea contre la veste que Leslie lui tendit avec affection.
— J’ai lissé la vôtre, aussi.
Elle exprimait rarement sa douceur. Joffrey hocha la tête, reconnaissant.
— T’as raison, faut que je m’habille correctement pour recevoir notre invitée. C’est un jour spécial.
— Tous les jours sont spéciaux, avec vous, chef. Spéciaux dans le sens de bizarres, bien sûr.
— Tiens donc.
— Je vous rappelle l’incident des bas-quartiers avec le canard à quatre becs et demi ? Je sais qu’on s’occupe de réguler les créatures aquatiques, mais ça.
— Laisse tomber, Leslie, notre chef n’a aucune notion du risque !
Le titre prononcé dans la bouche du nouvel arrivant sonna comme une insulte. Fréderic les salua de la main, sa propre redingote aussi mal attifée que la tignasse courte qui lui servait de chevelure. Joffrey souffla par le nez à son approche.
— Bordemiel, Fred. Fais un effort pour une fois.
— Tu rêves, le vioque. Tu t’habilles pour recevoir ton ex-jamais-vraiment-femme en grande pompe si tu veux, mais me compte pas dans tes plans foireux. Je suis libre ou rien.
— Tu es venu, pourtant, releva Leslie avec malice. Mon télégramme n’a même pas eu le temps d’arriver chez toi.
— Et Ofre n’a pas encore signé les papiers de rupture.
— Me comptez pas dans cette partie de ses plans foireux. Le reste, j’adhère.
Leslie éclata de rire. Le sourire de Fréderic s’élargit à ce son, fier de pouvoir détendre son amie même en des heures si graves. Joffrey observa ses deux enfants avec une affection bourrue, silencieuse. Ils ne partageaient aucun lien de sang et il les avait connus petiots, garçon et fille de cuisine dans le tripot où Ofre et lui s’en mettaient plein les manches. Assez littéralement. Plusieurs salles dans leurs jeunes années avaient interdit aux véhéments tricheurs qu’ils étaient de revenir.
Il suffisait a priori de ne plus se faire prendre.
Du moins Joffrey l’avait-il cru.
Ofre avait offert elle-même de miser sa dot, un soir. Leurs fiançailles n’était qu’un coup de tête, une lubie après un soir trop arrosé et une discussion sur les enfants et leur potentielle drôle de famille. Joffrey avait peut-être un peu trop adhéré à cette image, Ofre accepté trop vite d’approfondir l’illusion. Ils avaient engagé leurs sentiments sur cette pente glissante.
Car malgré les plans dont il n’avait été qu’un bouc émissaire, Joffrey admirait sincèrement son ex-fiancée. Surtout la force de son calcul. Lui qui s’en remettait toujours au hasard.
Comme si l’ordre avait rencontré le chaos.
Et, un instant, s’était plu à le côtoyer.
Joffrey sortit de la poche de sa redingote la broche en forme de neuf de trèfle qu’il affectionnait. En retour, Leslie accrocha la sienne, un neuf de pique. Fréderic, malgré ses fanfaronnades, arborait déjà fièrement son neuf de carreaux.
Ils étaient une famille.
Peut-être.
Ils patientèrent un moment sur le pont, dans la douceur du soir tombant. Les lampadaires s’allumèrent un à un. Leur éclairage donnait à la réserve d’eau un aspect brumeux, presque fantôme. Et c’est sous l’un d’eux qu’Ofre se matérialisa, comme le magicien fait apparaître la colombe. Excepté que celle-ci portait un corset qui exprimait à peu près tout sauf l’innocence. Joffrey toussa dans son poing fermé.
— Bonsoir, madame.
— Épargne-moi ton numéro, Joff. J’ai la machine, j’ai une organisation et je suis pressée. Laisse-moi dérégler ton barrage et qu’on en finisse.
— Elle t’a côtoyé trop longtemps ! hurla Fréderic, hilare mais tendu. Voilà que la vieille parle de dérégler des choses. Elle qui inspecte sa montre comme sonne une horloge à coucou.
— Ça suffit, Fred. Sois poli.
— Parier sa propre dot pour récupérer la machine que miss convoitait sur des paris illégaux, c’était malin, darling, chuchota Leslie. Par contre, nous rejeter et nous trahir, ça craint.
— Ne m’en voulez pas trop, les enfants. J’ai demandé votre chef en fiançailles par pur intérêt, parce qu’il travaille dans le secteur de la créature que je convoite. N’y voyez rien de personnel.
— Je t’ai confié mes secrets, réagit soudain Joffrey avec émotion, s’abandonnant à la transparence. Je t’ai parlé du phénix qui vivait sous ces eaux, prisonnier pour la sécurité de Vertigo. Cet oiseau en stase que j’entendais parfois vibrer en réparant sa tuyauterie, en maintenant sa jauge de pression à dix-huit. Je t’ai aimé, Ofre. Ta renaissance vaut-elle vraiment la peine de nous abandonner ?
L’espace d’une seconde, le mot frappa la femme comme un coup de poing à l’estomac. Toutefois, elle reprit rapidement sa contenance. Joffrey ne put s’empêcher de contempler la broche de l’As de cœur, toujours accrochée à son bustier. Avait-elle vraiment renoncé à eux ? Elle, la magicienne orpheline ? Et comment lui en vouloir de tenir son objectif, de serrer les mâchoires face à l’adversité, même si cette adversité, c’était eux ?
— Tu ne réveilleras pas l’apocalypse, Ofre. Ma moitié.
Car peu importe à quel point il affectionnait d’avoir un As dans sa main. Joffrey avait toujours aimé miser à neuf.
N’ouvrir très originale et surtout très bien écrite. Un plaisir à la lecture.
Pardon nouvelle très originaleet surtout très bien rédigée.