Votes pour le match d’écriture Imaginales 2016: « Un instant, je branche ma 2ème personnalité »

« UN INSTANT, JE BRANCHE MA 2ème PERSONNALITÉ »

Un thème pas très évident. Et comment ne pas tomber dans le piège de la gémellité ? Ou bien le détourner avec talent ?

  • Réparer ses erreurs … ou pas
  • Prise de contrôle
  • SuperBleu, le sauveur
  • Erreur de frappe
  • Un instant, j’branche ma deuxième personnalité
Contrainte 1 Le jour où tout le verre s’est mis à fondre
Contrainte 2 Quelqu’un sur des échasses

RÉPARER SES ERREURS…OU PAS

En regardant par la fenêtre, nous voyons arriver un intrus. Pèlerin ou casse noisette ? Je ne suis pas vraiment d’humeur à découvrir la réponse. Moi non plus. Faisons comme si nous ne l’avions pas vu.

Avec un soupir, nous baissons la tête sur le carnet de notes. Les tentatives d’hier n’ont pas été très productives. Il faut dire que nous sommes devenus timides ces dernières années. Tout remonte à la fusion.

Il pensait que c’était une bonne idée, moi non et comme je manquais de caractère, je l’ai écouté. Tu veux dire que j’avais raison ? Reste que c’est moi qui ai le dessus, au final, j’ai eu le caractère le plus fort. Il fallait bien compenser que ce ne soit pas toi le plus mignon.

La fusion a amélioré notre réflexion, abimé notre physique et nous a rendus frileux. Dix ans que nous ne tentons plus rien d’envergure. À ce rythme, nous mourrons sans réparer notre bêtise.

Première année d’école de magie et il avait fallu se chamailler pour une fille. Comme tous les idiots de notre âge. Nous avons poussé la stupidité à un duel de magie. Le genre de choses interdites pour une bonne raison.

Le résultat : un trou dans le tissu du réel. Nous avons réussi à le recoudre à temps pour éviter la disparition totale, mais pas mal de lois de la physique ont pris la fuite avant. Le monde est devenu chaotique. Tout ça pour une femme.

Je l’ai toujours dit, deux idiots. Ça, c’est vrai.

Depuis, nous avons consacré nos vies à essayer de réparer notre bêtise, toujours avec la même audace inconsciente de jeunes hommes pleins de morgue et de confiance en leurs dons. Après tout, nous avions déchiré le réel une fois, pourquoi ne pourrions-nous pas repêcher les lois de la physique perdues au passage ?

Ça, c’était les vingt premières années. Les dix suivantes, nous avons commencé à déchanter. Probablement pour ça que nous avons poussé le bouchon trop loin. Et fusionné.

Depuis, nous sommes des mauviettes. Un visage, deux esprits connectés. Nous devrions tout déchirer. À la place, nous nous terrons.

Le toc-toc à la porte nous fait sursauter. Trop occupés à se lamenter sur notre vie ratée pour prêter attention au visiteur. En tout cas, ça répond à la question : c’est un casse-noisette. Les pèlerins n’oseraient jamais déranger nos divines personnes.

— S’il vous plait ! J’ai besoin de votre aide ! J’ai des tentacules qui poussent à la place des pieds.

Un idiot, par-dessus le reste. Il aurait dû se renseigner, avant de venir nous embêter. Il aurait su que le lieu de l’apocalypse magique est envahi d’un lourd brouillard magique dans lequel il vaut mieux éviter de tremper. Nous ne sortons jamais sans nos échasses, enfin, quand nous mettons le pied dehors.

Je crois qu’il faudrait lui ouvrir. Non, il ne va jamais repartir et nous casser les pieds toute la journée, nous n’arriverons pas à accomplir le moindre travail. Comme si nous avancions quoi que ce soit ces derniers temps. Et puis, imagine s’il tombe dans les pommes et qu’il se transforme en monstre marin tentaculaire pour de bon ? On aura l’air fin. Moi je dis qu’on aura la paix.

Nous luttons pour le contrôle du corps. Quelques instants. Puis nous nous mettons d’accord. Nous le laissons entrer, juste pour lui filer des échasses et nous le mettons dehors dès que possible.

Nous ouvrons la porte à la volée et le visiteur inopportun bascule en avant sur le plancher de notre cabanon. Tout est en bois chez nous, il n’y a guère que ce matériau qui ne se laisse pas faire par la magie et reste à peu près cohérent.

Étalé sur notre sol, le gus a en effet deux beaux tentacules verts à la place des pieds. Pas étonnant qu’il se soit étalé. D’ailleurs, vu l’état de son manteau en cuir, déchiré en tous sens, le brouillard magique ne doit pas être le seul obstacle qu’il a rencontré pour venir nous voir. Un curieux très casse-bonbon. Il faut bien ça, pour venir chez nous.

L’école de magie a été abandonnée juste après nos exploits. Il faut dire que nous l’avions pas mal amochée avec nos bêtises. Depuis, nous avons monté ce petit cabanon en bois, juste au cœur des choses. Là où nous avons foutu le bazar, c’est là que nous réparerons nos bêtises. Hors de question qu’on ne se souvienne de nous que pour avoir tout bouleversé.

— Un peu d’aide ? cracha la visiteuse qui s’était retournée sur le dos.

Elle nous tendait le bras, dans l’intention évidente que nous nous en saisissions pour l’aider à se remettre sur pied. Mais quels pieds ?

— Autant rester par terre tant que ça n’aura pas repris une anatomie adaptée à la marche.

Nous lui tournons le dos. À travers la porte, sa voix nous avait paru plus grave.

Je ne t’aurais pas convaincu de la laisser entrer si j’avais su que c’était une femme. Je sais.

Nous avions au moins appris une chose de nos erreurs de jeunesse : nous ne pouvions pas nous faire confiance autour du sexe féminin. Nous en perdions toute capacité de réflexion, comme si le cerveau se mettait en pause au profit d’autres organes.

Je lui ai trouvé la mine moche. Ne ment pas, j’ai senti notre cœur bondir.

Nous nous plongeons dans nos souvenirs, ceux d’une époque insouciante où seules les filles et notre joie de découvrir l’école de magie comptaient.

Sous la poussière, elle lui ressemble. Je sais.

— Il est où le deuxième ? demande la visiteuse qui s’est redressée sur son séant.

Nous sommes obligés de la regarder. Ses lèvres, son air hautain, la chevelure brune et ce teint latin, tout nous la rappelle. Pourquoi le destin est-il si cruel ?

— Nous sommes là.

Comment expliquer aux gens ? Nous sommes deux, mais un.

— Je ne vois qu’une personne, insiste la visiteuse. Ma mère m’a dit que vous étiez deux. Un brun et un blond, aussi stupide l’un que l’autre.

Nous levons un sourcil.

— Votre mère ?

Elle nous fixe, l’air narquois. Nous comprenons.

— Vous lui ressemblez. Beaucoup.

— Je sais, tout le monde me le dit.

Au bout de ses jambes, les effets du brouillard magique se dissipent. À la place réapparaissent des pieds, fins et délicats. Enfin, sous la boue séchée et les ongles cornés.

— La magie a mangé les chaussures, on dirait, remarquons-nous, pour cacher notre malaise.

Elle se relève d’un bond leste.

— Je n’en avais pas. Depuis que le goudron est vivant, de plus en plus de gens ont arrêté de porter des chaussures, ça leur permet de communiquer plus facilement avec.

Si nous pouvions, nous nous regarderions avec perplexité. Notre dernière sortie dans le monde remonte à bien longtemps. Quarante ans, en réalité. Quand nous avons voulu évaluer l’ampleur des dégâts, tenter de recenser les lois de la physique égarées dans le vide. L’humanité semblait perdue, inapte à comprendre comment vivre dans ce monde sans dessus-dessous. C’était probablement sous-estimer l’adaptabilité de l’espèce.

— Bon, votre réponse de normand, là, elle ne m’avance pas. Il est où, le second ? Je déteste me répéter, alors autant que vous soyez tous les deux là quand je vous dirai pourquoi ma mère m’a envoyé dans votre trou paumé. Faut vraiment que je l’aime, ma vieille, parce que j’ai failli crever une ou deux fois pour vous trouver.

— Nous sommes tous deux là.

Elle nous fixe, perplexe. Nous croit-elle sénile ? Nous pourrions, cela dit. Peut-être que ce jour maudit, nous n’avons pas fusionné. Peut-être que l’un de nous est mort et que l’autre est devenu complètement fou, à se croire mélangé à l’autre. Pourrait-on imaginer une telle situation ?

Je ne t’aime pas assez pour vouloir partager ma tête avec toi. Moi non plus. Mais je t’aime bien quand même. Après quarante ans, j’espère. Moi aussi, tu me manquerais, un peu. Pas si sûr.

— Un accident de magie, expliquons-nous. Un peu trop d’audace et hop, un corps pour deux. D’ailleurs, si vous nous aviez connus avant, vous verriez que ce visage est une fusion des deux nôtres.

Elle nous fixe, la mine évaluatrice.

— Bah ça ne vous a pas réussi.

Soulagement instantané. Elle est définitivement de la catégorie casse-bonbon que nous allons mettre dehors fissa. En fait, tout le genre féminin ne représente pas un risque pour nous. Pas les désagréables dans son genre.

— Tu nous veux quoi ?

L’agacement nous a ôté toute courtoisie, mais elle ne relève pas.

— Moi, rien. Ma mère, par contre, elle a des remords. Paraît que c’est un peu de sa faute, tout ça. Moi, je ne vois pas comment. Elle n’est pas responsable de vos âneries et n’a certainement pas demandé à ce qu’on se batte en duel pour elle. Elle aurait choisi toute seule comme une grande. Si tant est que l’un de vous deux lui ait plu. Bref. Elle veut que je vous ramène. Une sorte de lubie de vieille femme, vous voyez. Elle a envie d’un truc à pouponner, pour occuper ses vieux jours, mais elle n’aime pas les chiens. Alors elle a pensé aux deux abrutis qui ont provoqué l’apocalypse magique et qui échouent lamentablement à réparer les dégâts depuis.

Notre opinion sur cette jeune femme passe instantanément d’agacement à détestation pleine et entière. Puis nous nous souvenons. Nous avons été aussi idiots et pleins de morgue qu’elle.

Pas tout à fait. Si, sinon on n’aurait pas provoqué une apocalypse. Bon, j’admets.

Malgré tout, nous ne l’aimons pas.

— Nous ne sommes pas impotents, nos pouvoirs magiques sont toujours à leur sommet, ils sont même bien plus aisément associables à présent. Nous n’avons pas besoin qu’une vieillarde prenne soin de nous.

Notre visiteuse leva les yeux au ciel. Soudain, nous réalisons qu’elle n’a même pas pris la peine de se présenter.

— Nous sommes peut-être vieux, mais au moins nous avons la présence d’esprit de ne pas nous promener pieds-nus dans le brouillard magique, ajoutons-nous dans un élan de mesquinerie.

Aussitôt, elle arbore un air boudeur.

— Je pensais mes dons à la hauteur.

— D’un brouillard de pure magie ? Tu es bien plus orgueilleuse que nous ne l’avons jamais été de toute notre vie. Même le jour de l’apocalypse magique, il a fallu les encouragements de nos professeurs pour nous sentir capables de réparer le tissu du réel que nous avions déchiré.

Mais peut-être est-ce ce qui nous manque ? L’audace issue de l’orgueil le plus ultime, celui qui nous convainc d’être capables de tout. Nous, nous sommes devenus trop timide, mais elle… Nous lui demanderions d’essayer de voler qu’elle s’en croirait capable. Pourrait-elle être la réponse ?

— Nous ne pouvons pas partir d’ici tant que nous n’avons pas accompli l’œuvre de notre vie.

Elle soupira. Bruyamment. Encore plus qu’un enfant qui s’ennuie en classe. Vraiment plus fort.

Moi, je soupirais comme ça à son âge. Pas moi. Normal, tu étais un éternel premier de la classe, chouchou du prof. Mais pas des filles. Sauf avec la seule qu’il aurait fallu laisser filer.

— Ma mère m’avait prévenu que vous diriez un truc comme ça. C’est pour ça qu’elle m’a envoyée. Je suis bien plus forte en magie qu’elle. Je vais vous aider, je suis sûre que tout cela sera réglé en un clin d’œil. Par contre, on peut choisir quelles lois nous gardons ?

Nous haussons les épaules. Pourquoi pas ? Si le monde, après son intervention, ne convient pas à l’humanité, ce ne sera pas de notre ressort, mais du sien.

— Comment souhaites-tu procéder ?

Il est temps de nous montrer ouverts. Après tout, rien de ce que nous avons tenté en quarante ans n’a fonctionné. Peut-être que cette jeune orgueilleuse sera porteuse d’idées nouvelles ?

— Comment vous avez tout détruit ? Et réparé le réel ? Comment les lois ont filé ?

Trois questions fondamentales, auxquelles nous avons tant répondu, au début. Quand nous parlions encore de notre travail, avant de devenir des ermites perdus au milieu du brouillard.

— En donnant au réel deux ordres magiques exactement opposés. Il n’a pas su lequel suivre et s’est déchiré. Par cette perforation ont fui les lois. Nul ne sait ce qu’il y a de l’autre côté, alors elles sont peut-être perdues à jamais. En tout cas, nous avons refermé l’ouverture, par la combinaison de nos esprits.

— Maintenant que vous êtes deux en un, vous devriez arriver à faire ça en dormant. Qu’est-ce qui bloque ?

Nous levons les yeux au ciel.

— Le réel n’est pas si fragile. Et nous voulons procéder avec délicatesse, autant ne pas créer de nouvelle apocalypse qui aggraverait considérablement la situation. En l’état, le monde est vivable. Le resterait-il si nous perdions, par exemple, la gravité ?

Elle hausse les épaules. Elle ne nous a toujours pas dit son nom. Mais plus nous la détestons et moins cela nous gêne. Elle ne vaut pas qu’on lui prête tant d’intérêt.

— Vous savez palper le réel ?

Nous opinons du chef.

— Eh bien, allons le tripoter. Je sais projeter mon esprit, peut-être saurais-je percevoir les lois de l’autre côté de la trame ? Vous pourrez alors faire une petite ouverture et youpla boum.

Nous haussons les épaules. Son plan est tellement plein de trous qu’il est plus léger que le réel lui-même, mais cela n’aurait aucun sens de le lui dire. Elle est jeune. Elle ne saurait pas l’entendre. Et peut-être que cette incapacité même à comprendre ce qui est impossible lui permettra de le réaliser ?

Alors nous nous installons sans cérémonie dans le canapé. Nous nous mettons face à face, les mains dans les mains.

— Même les doigts ne sont pas correctement fondus, le résultat est moche, marmonna-t-elle.

Les jeunes, de nos jours…

— Ferme les yeux et concentre-toi pour rejoindre notre esprit, nous te guiderons vers la trame.

Nous plongeons. En un clin d’œil, nous la trouvons. Malgré toute la confiance qu’elle exprime, son esprit est une petite lueur fragile, mal assurée. Nous la saisissons par la main spirituelle et la guidons à proximité de la trame du réel et sur les lieux de nos méfaits. Bien sûr, la couture s’est solidifiée avec le temps. Mais un petit nœud interrompt la douceur du réel à l’endroit où nous l’avons blessé. Nous connaissons sa rugosité par cœur. Tant de fois nous l’avons caressé, contemplant l’idée de le dénouer, juste un instant, pour plonger la main.

— Oh, je les entends ! Les lois ! Elles sont là, elles ne demandent qu’à revenir !

Si nos esprits avaient des sourcils, nous les aurions haussés. La sénilité est peut-être du camp de la fille plutôt que de la mère.

— Je sais ce que je dis ! s’agace-t-elle. Il suffit de rouvrir et elles reviendront en bon ordre de bataille. Défaites le nœud et je ferais le videur de la physique, histoire de laisser à la porte les lois qui ne manquent pas.

Avec appréhension, un peu de réticence aussi, nous décidons d’obtempérer. Après tout, notre timidité ne nous a menés à rien. Et puis, la demande vient d’elle, si les choses se passent mal, il suffira de l’accuser.

Lentement, nous opposons nos esprits. Nous retrouvons l’antagonisme du commencement, les ordres que nous avons donné ce jour fatidique.

De concert, nous ordonnons le mouvement au réel, moi dans un sens, moi dans l’autre.

Le nœud se tord, il essaie de résister, mais nous insistons. Nous sentons la rupture un instant avant que l’ouverture.

Aussitôt, l’aspiration se fait sentir.

— Laisse-les entrer ! hurlons-nous.

— Elles ne sont pas là ! répond-elle, la voix pleine de détresse.

Nous sentons passer une loi entre le réel et l’oubli, la rattrapons de justesse.

— Fait barrage, nous refermons.

En un clin d’œil, nos esprits s’accordent. Il est vrai que mêlés en un corps, nous sommes plus efficaces. Nous avons à peine besoin d’y penser que nous renouons avec la magie qui nous a permis à l’époque de refermer la trame. Nous renouons le réel. Nous vérifions son imperméabilité, puis nous lâchons les mains de la jeune femme, la projetant violemment dans son corps.

Quand nous rouvrons les yeux, rien n’a changé. Dehors, le brouillard magique continue de flotter, plus épais encore si cela est possible. Sur la table, le verre d’eau que nous avons abandonné là avant notre incursion magique est en train de fondre. Nous savons ce que cela signifie. Nous avons certes retenu une loi de la physique qui s’apprêtait à disparaître, mais nous l’avons de toute évidence perturbée. Comment ?

Par curiosité, nous attrapons le magma informe qu’est devenu le verre. Mou comme si on l’avait chauffé à blanc, il est pourtant à température ambiante. Par curiosité, nous en jetons une fraction dans le feu de cheminée qui réchauffe notre cabane et en plaçons un autre dans notre congélateur.

Au milieu du feu, le verre reprend contenance et se durcit. Nos soupçons se forment. Confirmés par le morceau laissé au froid, qui semble encore plus liquide.

Nous avons inversé l’échelle de fusion/évaporation du verre. Il faudra à présent le chauffer pour le durcir, le refroidir pour l’amollir et oublier toute idée de s’en servir comme matériau solide à température ambiante.

— Tu as cru que tu pouvais choisir ce que tu pouvais garder ou non ? Tu as pensé que tu serais plus forte que l’univers ? Voilà ce que cela donne. Nous avons vécu bien longtemps avec notre propre erreur, nous avons appris la leçon. Aujourd’hui, nous en avons appris une nouvelle. Bon courage pour vivre avec cette découverte.

Non, décidemment, l’orgueil de la jeunesse ne peut pas tout. Et ce qui est perdu ne peut pas être retrouvé. La seule chose que nous pouvons faire, c’est aggraver la situation.

Sans un mot pour la visiteuse désagréable, nous enfilons nos échasses et nous partons. Qu’elle se débrouille à courir après les lois de la physique perdue. Il est temps de prendre notre retraite.

Contrainte 1 Une décharge privée
Contrainte 2 Un dragon mélomane

PRISE DE CONTRÔLE ?

Le vacarme était assourdissant. Les moteurs tournaient à leur plus haut régime, et le raclement des chenilles communiquait à la structure un bourdonnement d’enfer ponctué par des tressautements brutaux à chaque fois qu’un obstacle était franchi. Charlotte ne put retenir un ricanement en pensant à ce compositeur en mal d’avant-garde qui avait un jour réussi à performer une symphonie sur la base des sons éreintants qu’émettaient les Ayaguchi  530 lancés à  pleine vitesse. Le morceau avait connu un succès planétaire, et le régiment blindé du 4ème dragon y avait gagné son surnom de « dragons mélomanes ». Vous parlez d’un nom de guerre !

L’Ayaguchi 530 était une machine de quarante-deux tonnes en pleine charge, avec un blindage de cent-vingt millimètres et une protection antiradiation en plomb de douze, permettant théoriquement de circuler dans les environnements  les plus dangereux, genre sur un terrain bombardé par bombe sale dopée à l’Uranium 238 en phase de combat. Théoriquement. En fait, il y avait eu des essais dans la décharge privée d’une centrale nucléaire désaffectée, mais ceux-ci n’avaient jusqu’ici impliqué que des lapins domestiques, et une « erreur informatique » avait fait disparaître les rapports d’expérience, en sorte que, au vrai, personne n’en savait rien.

Une autre caractéristique de l’Ayaguchi 530 était l’équipage réduit qui était chargé de le mettre en œuvre. En fait, en déplacement de croisière, un seul conducteur – en l’occurrence une conductrice – suffisait. Certes, en opération, la procédure B était mise en application, ce qui avait pour effet de faire passer à deux militaires l’équipage opérationnel. Mais bon, ce n’était pas le cas.

« Tu peux baisser d’un cran » jeta Charlotte. « C’est l’heure du thé ». Aussitôt, l’IA de bord obéit, et le régime passa à la vitesse inférieure. Charlotte gardait le souvenir cuisant (c’était le cas de le dire) d’un franchissement d’obstacle alors qu’elle venait de se verser une tasse de Lapsang-Souchong fumant, le quel Lapsang-Souchong vint se déverser sur ses genoux, l’envoyant illico à l’hôpital de campagne où les collègues des autres unités – et qui se trouvaient là pour des raisons sérieuses, eux, épaule déchirée par un Schrapnell, menton emporté par une décharge de plasma, poitrine brûlée par un lance-flamme – s’étaient encore une fois moqués du 4ème régiment de dragons, ces fameux « mélomanes ».

Mais cette fois, rien de tel n’était arrivé, et le sergent Charlotte Mérieux commença à déguster la boisson, qu’elle prenait sans sucre, mais un bonbon au miel entre les dents, comme elle l’avait appris lors de manœuvres interarmes d’un lieutenant russe, avant que les accords de Bangui ne viennent remettre en question le pacte de l’Oural. Elle eut une pensée aussi pour le beau Dimitri, et se prit à espérer le retrouver un jour dans un camp de prisonniers.

« Vous n’auriez pas une autre tasse ? » glapit soudain, derrière elle, une petite voix.

La jeune femme faillit sursauter. Encore une de ces blagues stupides des copains de l’escadron, qui avaient dû programmer cela sur l’IA de son char, pendant la pause.

« Excusez-moi, reprit la voix, vous n’auriez pas une deuxième tasse ?

̶̶  C’est bon, répondit la pilote de l’engin, c’est pas drôle !

̶  Je ne cherche pas non plus à être drôle, je veux seulement une tasse de thé ! »

C’est à ce moment qu’elle se retourna et se trouva nez à nez avec un drôle de petit bonhomme : visiblement apparenté à ce type de rongeur qu’on appelle lapin, mais avec une tête trop grosse pour lui, et dressé sur ses pattes de derrière.

« Il ne vous manque plus qu’une montre ! » remarqua la fille, qu’un entrainement de haut niveau avait conditionnée à garder le contrôle, quelle que soit la situation.

« Je ne vois pas ce que vous voulez dire ! s’insurgea l’intrus. D’une part vous ne vous appelez pas Alice, et d’autre part, je vous demande simplement une tasse de thé. Il n’y a là rien de sorcier !

« Point mort », ordonna Charlotte !

Aussitôt, les deux moteurs de 345 CV chacun, sortis directement des usines Renault-Kim-Jon-Two de Pyong-Yang, s’arrêtent, laissant s’établir dans l’habitacle un silence douloureux. Charlotte dont l’entrainement comportait également un module de négociation, jugea préférable, avant d’aller plus loin, de verser à l’inconnu la tasse du breuvage parfumé qu’il venait de réclamer à au moins trois reprises.

« Eh bien ce n’est pas trop tôt ! Mais je vous remercie quand même. De quoi étions-nous en train de parler ? » demande le petit être en prenant place contre la console de tir, comme s’il se trouvait dans le salon cossu d’un cottage anglais, en tenant la tasse d’une main adroite, et en prélevant de l’autre une cuillérée de sucre dans le pot que lui tend civilement la militaire.

« Excusez-moi, répond l’occupante légitime. Mais puis-je vous demander comment vous êtes entré dans ce char ? »

Subtilement, et tout en parlant, elle enfonça l’index droit sous sa pommette gauche, de façon à activer le stade 1 de la procédure B.

« J’y suis entré fort simplement, quand on m’y a jeté, avec quelques-uns de mes jeunes camarades, avant de nous soumettre à ce flot de radiations.

Bon sang, se dit la femme, les lapins de l’expérience dans la décharge privée : on a dû oublier de les enlever !

« On aurait dû vous retirer d’ici ! Où sont les autres ?

« Nous sommes ici ! lança une seconde voix. Et nous ne sommes pas contents.

« Je ne vais pas me laisser faire par des rongeurs sans cervelle ! » réagit aussitôt le sergent Mérieux en lançant au visage du nouvel arrivant le contenu de sa tasse de thé. Lequel nouvel arrivant poussa un cri de douleur et se retira, dévoilant ainsi trois autres lapins mutants, munis d’un taser HP de combat qu’ils avaient monté sur un minuscule affut, et poussaient devant eux  en arme de campagne.

Le cerveau de la conductrice fonctionnait à présent avec toute la puissance que ne donnaient plus les moteurs muets. Putain, si c’est là la qualité de protection de leur blindage, vaut mieux ne pas demander ce qui va nous arriver à nous, les humains, après les manœuvres de la semaine dernière !

La situation répondait bien à ce qu’on appelle une situation critique. Elle regarda bien en face les servants de l’arme et prononça calmement, en les regardant dans les yeux :

« Un instant, je branche ma deuxième personnalité »

Et elle enfonça une seconde fois l’index dans le creux de la pommette.

Au même instant, un premier grésillement se fit entendre et un hologramme virtuel de Charlotte se retrouva installé dans le second siège, alors qu’un second grésillement traduisait l’action engagée par les artilleurs. Charlotte numéro un se retrouva paralysée par une crise de convulsions intolérablement douloureuse, mais Charlotte numéro deux reprit aussitôt le contrôle de leur esprit commun et lança à l’intention de l’IA :

« Gaz hilarant et extraction pilote »

Aussitôt, un nuage verdâtre envahit l’habitacle, Charlotte numéro un, toujours paralysée par des crampes épouvantables fut saisie cette fois de spasmes thoraciques insupportables, alors qu’un drone autoporteur déployait un grappin qui venait saisir le corps tremblotant pour le sortir à travers l’écoutille, et le déposer à l’air libre à côté du char, dans la campagne riante où ne manquaient que les fleurs, les feuillages sur les arbres et les chants des oiseaux pour rappeler la nature enchanteresse qu’était supposé défendre le 4ème dragon.

« Ben, et les lapins ? Ils rient pas ? » demanda, stupéfaite, Charlotte numéro deux en constatant que le bataillon des mutants carolliens, s’il ricanait doucement, restait apparemment insensible à l’effet du gaz. Et au même moment, la seconde personnalité, virtuelle, de la conductrice du char comprit, mais un peu tard, que les lapins mutants étaient tout aussi virtuels qu’elle l’était elle-même.

« C’est toi qui a tout manigancé ! » cracha-t-elle, hargneuse, avec le ton numéro trois bis, celui qui correspondait à l’IA

« Bien vu, et maintenant, c’est moi la cheffe ! » répondit avec un ton atrocement ironique l’intelligence artificielle.

Charlotte numéro deux eut encore le temps de se demander comment un lapin mutant virtuel pouvait se débrouiller pour boire du Lapsang-Souchong avec du sucre, puis il y eut un grand « Plop » et le champ électromagnétique porteur des différents hologrammes s’éteignit, juste avant que  les deux moteurs Renault-Kim-Jun-Two redémarrent, et que l’engin blindé s’ébranle à nouveau, seul, et enfin libéré.

« Appelez-moi Lewis ! » susurra la voix synthétique. Mais personne ne lui répondit.

Contrainte 1 Une culotte bleue

SUPERBLEU, LE SAUVEUR

Tom, un homme timide, de taille moyenne, avec le style des années 2000, portait la poisse depuis sa naissance. Il lui arrivait toujours des malheurs ou d’étranges histoires incroyables. Quand il avait trois ans, il marchait avec sa mère et d’un coup, celle-ci disparut. Depuis, malgré les enquêtes policières et scientifiques, aucune personne connue sur Terre ne l’avait revue. Des années plus tard, à l’anniversaire de ses 18 ans, son meilleur ami nageait dans le lac et il disparut sans laisser une trace.

Tom avait aujourd’hui 25 ans et étudiait la mécanique. En rentrant chez lui, un soir, il vit un colis près de sa porte. Il crut que c’était une pièce mécanique. Il était fier de recevoir un cadeau même s’il s’annonçait anonyme. Il se demandait qui pouvait lui offrir un tel objet et surtout en quelle occasion : ce n’était ni son anniversaire, ni sa fête, ni la date de disparition d’un de ses proches. De plus, depuis l’accident de ses 18 ans, il ne voulait plus avoir aucun ami : Il n’avait aucune idée de qui pouvait provenir l’envoi.

Il ouvrit le paquet. Celui-ci contenait… une culotte. Bleue. Avec une ceinture contenant divers objets. Il entra chez lui et l’essaya. Il reçut un comme un gros coup de jus qui traversait tout son corps. Cette sensation dura plus d’une minute, pendant laquelle la culotte magique et la ceinture s’ajustèrent à sa taille comme les bottes du petit poucet. En parlant de bottes ! il y en avait aussi une paire, qui lui allaient à merveille ! pas besoin d’une autre électrocution ! Une cape bleue sortit de la culotte et s’envola pour s’installer sur les épaules de Tom. Il y avait, dans le colis, un chargeur de batterie.

Le jeune homme avait la classe avec son super costume ! Il essaya de marcher, les bottes étaient très lourdes, il avait l’impression qu’il était moins timide, plus fort malgré l’effet du plomb intégré à l’intérieur. Il s’y habitua assez rapidement, il voulut enlever le costume car il n’avait évidemment pas l’intention de dormir avec ! Mais au moment où il le va le pied pour déchausser les bottes, il s’envola dans les airs! à ce moment, il ne se sentait pas plus fort mais léger comme une plume. Le pauvre garçon, il ne comprenait rien, peut-être était-ce un signe qui annonçait sa mort proche, était-ce une révélation ou alors simplement un gamin qui voulait faire une mauvaise farce ? En tout cas pour la mauvaise farce, elle était bien réussie !

Tom voulut en parler à son patron qui refusa d’y croire et qui vira le pauvre jeune homme.

Dans la rue du garçon, une maison brûlait, aussitôt, il courut chercher sa culotte, la mit (sans coup de jus cette fois-ci car la culotte restait ajustée) et vola avec un extincteur intégré dans la ceinture pour venir en aide aux voisins. L’extincteur faisait la taille de sa main mais contenait de quoi sauver au moins trois maisons. En plein vol, il chuta, la culotte bipa il vit que la batterie était vide, alors il courut chez lui, heureusement, c’était à deux pas. Mais il fallait trois heures pour charger la batterie ! Il ne put sauver la maison mais les pompiers étaient arrivés à temps!

Quelques jours plus tard, un peu plus loin dans le quartier, une petite fille s’électrocuta on ne sait comment. Tom entendit un cri dans lequel il put distinguer : « SuperBleu ! viens vite ! » Il comprit que la personne l’appelait. Cette personne avait dû sûrement voir l’incendie de l’autre jour, ou du moins, avoir lu l’article dans le journal qui disait que la maison n’aurait pas pu se sortir des flammes sans le mystérieux héros à la culotte bleue.

  Quelques années passèrent au cours desquelles Superbleu sauva plus d’une vie, sans oublier de charger chaque nuit, après utilisation, son slip bleu. Peu à peu, le costume rendit à son propriétaire la confiance en lui qu’il avait perdue le jour de ses 18 ans. Il rencontra une femme et se fit plein d’amis. Il est embauché dans un garage de la ville. Il continua tout au long de sa vie sa mission secrète car, il n’avait jamais pris l’occasion d’en parler à qui que ce soit, même sa femme. Mais peut-être qu’un jour, il prendra le temps d’en parler à ses futurs enfants à qui il léguera sa culotte et ses pouvoirs.

ERREUR DE FRAPPE

« Travail : forme d’esclavagisme ancienne dans laquelle l’homme acceptait de remplir des tâches pénibles en contrepartie d’un salaire. Bien que longtemps considéré comme une forme de reconnaissance sociale, la composante travail a complètement disparu aujourd’hui des modèles sociaux et économiques actuels. Elle a d’abord été remplacée par le revenu universel pour tous avant d’être complètement supplantée par les formes d’échanges de savoirs modernes »

Source : COOM1.com, encyclopédie collaborative.

Secouée par un réveil violent à l’issue d’une nuit agitée, agacée par les miaulements aigus du sac à puce qui lui servait de colocataire, Geeka sirotait un café amer quand elle effectua son rituel matinal : se connecter au réseau.

« Quelles sont les nouvelles du monde Google ? » lançait-elle comme une litanie, espérant que ce jour-là, ce bon vieux compagnon éclairerait sa journée d’une lueur inattendue.

Côté travail, pour elle, c’était calme plat. Du boulot, on peut dire qu’elle en cherchait depuis quelques temps mais que les propositions ne s’étaient pas bousculées au portillon.

Alors ce mercredi matin, elle prit le temps de reparcourir l’histoire, de rêver aux époques où l’homme était libre de toute entrave.

Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant les résultats de sa recherche : travail, voiture, pétrole, mariage… autant de termes familiers qui semblaient soudain avoir disparu de la toile.

Aucune erreur de frappe pourtant, mêmes réponses chez Machina, l’amie d’enfance qu’elle se hâta de contacter et une ligne en parfait état comme lui confirma son opérateur téléphonique.

So what ?

Faute d’occupations plus exaltantes, Geeka décida de poursuivre l’exploration de ce monde en ligne qui semblait avoir échappé à sa réalité. Mêmes lieux, mêmes couleurs, les odeurs elles-mêmes semblaient identiques à celles qu’elle avait l’habitude de côtoyer et pourtant rien ne collait : son histoire et celle de ses congénères semblait s’être diluée avant d’endosser un nouveau costume.

Soudain suffoquée par l’ampleur de ce qu’elle découvrait, la jeune femme éteignit sauvagement son portable et sortit prendre l’air.

A l’extérieur, le distributeur de boissons vendait toujours ses canettes de Coca rouge vif, les mêmes enseignes racoleuses se disputaient les avenues et la nappe brumeuse qui recouvrait la ville se mélangeait aux vapeurs d’échappement habituelles. Oneline, qui la salua rapidement en traversant la rue, continuait à courir après le temps et Gamerin collait ses affiches affriolantes sur des murs usés.

Lassée de cette agitation qui renforçait son tourment intérieur, Geeka prit le chemin de retour, prête à affronter de nouveau la toile et ses ennemis invisibles.

Portable. Connexion. Elle effectua ces deux gestes de façon machinale, presque robotique et se lança dans de nouvelles recherches : images, musique et textes semblaient s’être ligués contre elle. Son monde avait bel et bien disparu pour être remplacé par un succédané irréel très éloigné de son vécu.

Et elle, se demanda-t-elle soudain, qu’était-elle devenue dans cette alternative en ligne ?

Elle tapa lentement son nom et son prénom sur le clavier, détachant avec soin chaque lettre. Aucune réponse d’abord, identité inconnue selon le moteur de recherche. Elle recommença avec soin, vérifia encore et encore qu’elle n’avait rien laissé passer. En vain.

En proie au désespoir, elle contacta Machina pour partager avec elle cette folle expérience. Au moment où son amie décrochait et qu’elle validait sa recherche pour la cinquième fois, elle vit défiler l’image d’une nouvelle Geeka, une Geeka libre, la Geeka qu’elle avait souvent projeté d’être sans oser y croire.

Alors qu’elle parcourait des yeux cette vie qui lui échappait et que Machina répétait des « allo » de plus en plus énervés, un message étrange apparut : « Si vous voulez nous rejoindre, appuyez sur la touche echap ».

Le branle-bas de combat dans sa tête ou l’agitation nerveuse de ses mains ne lui furent d’aucun secours. Elle avait fait son choix, elle tendit la main vers le haut du clavier et lança brusquement à son amie : « Ne raccroche pas surtout, je te demande juste un instant, je branche ma deuxième personnalité ».

UN INSTANT, J’BRANCHE MA DEUXIÈME PERSONNALITÉ

Tadammm ! Me voilà à la désass’ pour l’heure !

Djordjo regarde le grand bâtiment blanc. Lucide, qu’y disent. Ou Translucide potêtre, ouais c’est ça. Ah, le pote Dirlem est là.

« Alors Djordjo ? Comment qu’a va la Mahem ?

— All’est toujours dans son dodo, t’sais. All’a pas pu venir à la désass’.

— Ben c’est comme ça que veux-tu.

— Ouais. »

Il est conneau çui-là alors.

Le lendemain.

Pourquoi, pourquoi le bâtiment de la désassemblée est si différent ? Georges quitte la désassemblée, traversant la forêt de ville pour retourner à son lieu de réalisation, la journée approchant de son terme.

Eh oui, on ne peut pas être au dortoir de la désassemblée en permanence, il faut aussi s’occuper de sa vie. Se réaliser. N’empêche, pourquoi cela laisse aussi peu de souvenirs, la désass’ comme on dit ? Surprenant. Étonnant. 

 

Bon, et puis bof après tout.

Georges s’assied un moment sur la rive, entre les grands arbres.  Les singes jouent là-haut dans les branchages, grappillant deci delà. Georges se laisse aller à regarder le fleuve. La vue porte loin quand même… Des flamants roses là bas, et peut-être un troupeau d’hippopotames. Et là tout près, des ibis. C’est beau, la ville.

Georges se lève et s’attrape un truc lui aussi. Une banane, une lanière de fromage. Avec la petite pilule pour faire passer. Toujours prendre la ‘tite pilule.

Il va retrouver Marie-Emmanuelle… Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Comme si… comme si même le maquillage avait pâli. Le rouge, le jaune, le blanc… plus ternes.

 

Ouais, c’est ça. C’est plus pareil.

 

Quelques lendemains plus tard.

 

Ouais, y a encore des lendemains qui z’y sont passés, maintenant, c’est sûr.

 

Mahem a s’a pas réveillée, marde alors.

Djordjo fait les dix pas dans le partement. Forcément quand il arrive vers la fenêtre le partement bascule.

 

Et forcément quand je reviens vers le couilloir (c’est ça qu’on dit ?) forcément ça r’bascule, c’est comme ça qu’c’est fait.

Bon, Y a pas, faut qu’j’appelle les crousti-soins.

Heureusement l’bouton l’a pas dur à trouver, l’est là just’au d’ssus.

 

Aillé… Les crousti-soins sont là. Y sont bien maquillés ‘tin aussi dis-donc. On voit bien le sourire, tout en banane comme y faut. Et pis les couilleurs sont vives. Y z’ont des nez comme y faut. Ouais. Ça pète un max.

 

Y z’en ont tout un bazar dis-donc, et pis y z’ont l’air de connaître. Dingue.

 

Pendant que les soigneurs s’occupent de Mahem, Djordjo se met un peu dans le coin fenêtre, de l’autre côté du lit, pour pas déranger.

C’est le moment de réviser la crousti-histoire, en regardant le cadre doré de Cloony, avec le crousti-manifeste. Et tout. Comment ça serait la vie sans lui, on peut même pas imaginer. Dingue.

 

Djordjo n’a pas pu rester dans son coin pendant toute la durée du soin. Les crousti-soigneurs l’ont pris à partie. Il lui ont montré tout, comment ça marchait, forcément.

L’intubation, comment c’est relié, les consignes pour l’aspepsie (qu’y z’ont dit), les consignes pour ci et pour ça. Déjà  qu’il fallait la maquiller la Mahem, et chaque matin et tout, t’imagines. Comment j’vais raconter ça à Dirlem, y va m’admirer dans ma vie de réalisation.

D’ailleurs c’est pas tout ça, fini la réalisation. Je mets Rita la souris dans son petit caisson de bernation pour pas qu’elle s’use, et hop je peux retourner à la désass’.

Un lendemain.

Georges retourne, un autre matin, vers sa vie de réalisation. Je ne peux pas m’empêcher, quand je repars d’ici… Je me demande toujours ce qui s’y passe. Tellement différent de la vie simple dans le partement. Blanc, pas de souvenirs, il faut dire. Ou si vagues… Un mot me revient, parfois. « Cravail ».

Sais pas ce que c’est.

Quand on quitte le partement, tout paraît tellement évident. Un ‘partement tout simple, avec Marie-Emmanuelle, on l’a choisi ensemble. On a pris une souris parce que c’est marrant. Juste, faut la mettre dans son caisson d’hibernation pour pas qu’elle s’use trop vite.

 

Oh pis faut pas se poser trop de questions… Y en a qui deviendraient des crousti-curieux, comme on dit.

Je m’demande, je m’demande si c’est pas ça qu’elle a fait la Mahem. T’attrapes des questions, ouais j’crois qu’c’est ça, j’la comprenais plus trop.

 

Y en a qui tombent vachement bas. C’est des crousti-dérangés qu’on dit alors. Y z’ont même pas de maquillage. T’imagines pas, même pas le sourire en banane, y disent même qu’y en a qui mettent pas le nez rouge.

 

N’importe quoi.

 

« Georges ! Georges !

— Qui c’est qui m’cause dans ma tête ?

— C’est moi, Marie-Emmanuelle !

Ouais mais ça s’peut pas t’es dans ton dodo, je l’sais bien !

— Promis qu’c’est moi, c’est Mahem !

Ouais c’est ça mais pourquoi qu’tu t’lèves pas alors ?

— Djordjo, il faut que tu arrêtes les pilules que tu prends avec tes repas !

Bin non alors j’avais djà essayé, j’arrêtais pas d’avoir des questions, j’veux pas dev’nir un crousti-curieux, marde alors.

— Djordjo, je t’en prie chéri, arrête les pilules, c’est ça la vraie Vie !

— Ouais si c’est pour que je m’ retrouve comme toi c’est pas top hein ?

— Arrête les pilules j’te dis et va surtout pas à la désass. Tu files dans le fleuve et tu t’en vas, j’te guiderai tant que je peux. Vas-y Djordjo !

— Ouais… Bon d’ac. C’est chiant, c’est toujours toi qui dis c’qui faut faire.

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