Exercice 3 : le revirement de situation
Le troisième exercice aborde ce qui fait toute la moelle d’une scène d’action, à savoir : le revirement de situation. C’est un exercice de style à part entière. Un revirement, s’il est bon, peut transcender une scène ou la faire tomber totalement à plat, s’il est tout nul.
Nous devons donc pondre une nouvelle scène (nouveau lieu, même personnage principal) qu’un revirement de situation viendra clore. Pour ce faire, nous devons utiliser un fusil de Tchekhov.
Pour ceux qui n’ont pas lu le premier article de la série : Tchekhov disait… Parce que j’adore faire référence à Tchekhov en fait, parce que j’ai de la culture et je lis des trucs d’érudits… Tchekhov expliquait, donc, qu’un fusil placé sur une cheminée au premier acte doit servir dans le troisième. La contraposée de cette proposition étant : n’introduisez pas d’armes à feu si vous ne comptez pas vous en servir.
Ce procédé étant largement présent dans tous les romans d’action, films et séries, le défi n’est pas tant d’arriver à l’utiliser, mais de le faire de façon si subtile que le lecteur ne verra rien venir.
On procède en trois temps : dans la première partie de la scène, l’auteur introduit l’objet, la compétence ou le personnage qui provoquera le revirement de situation, ensuite la scène se déroule, puis à un moment clef de l’action, le revirement intervient en reprenant l’élément posé en loucedé par l’auteur au début. Un peu comme les trois actes d’un tour de magie : la promesse, le tour, le prestige. Attention, l’élément du revirement n’a pas forcement besoin d’être décrit, il peut s’agir d’un détail implicite ou d’un élément hors texte (je dis ça, je dis rien)…
Pourquoi procéder de cette façon, et ne pas balancer directement l’élément de revirement quand on en a besoin ? Est-ce vraiment nécessaire de faire toutes ces fioritures ?
La réponse est oui, deux fois oui !
D’abord, ce procédé évite que le lecteur ne crie (voire ne hurle) au deus ex machina. Dans ce cas de figure, la scène ne se termine pas en suivant sa logique interne, mais par l’intervention d’un élément externe et soudain. C’est mal.
(Voix du professeur Rollin 🙂 En gros, ça passait sur les planches y’a trois cents ans, et encore, parce que la salle était plus concentré sur la performance technique consistant à faire descendre un vieux barbu en équilibre précaire sur un nuage en bois du plafond du théâtre, sans qu’on voie trop les cordes. Mais de nos jours, face à un public gavé d’histoires, de films et de séries, c’est quand même plutôt hasardeux. Je dirais même, au risque de passer pour un technicien un peu obtus, qu’il faut avoir une sacrée paire de balloches pour espérer s’en sortir à bon compte.
Ensuite, le revirement, quand il est bien fait, donne au lecteur l’impression que, même s’il a bien suivi l’histoire, il n’a rien vu venir. Du coup, chapeau bas, bravo l’artiste, merci et au revoir.
Comment procéder ?
Le secret du revirement, c’est que le lecteur ne le voit pas venir. Ne jamais sous-estimer le lecteur. Le lecteur en a vu d’autres. Ce n’est pas parce que l’auteur ne lui met pas le nez sur un détail qu’il ne le verra pas venir.
Il faut d’abord intégrer l’élément déclencheur à la scène, le mieux possible. Il ne doit pas jurer avec la scène. Il ne faut pas, quand on l’introduit, que le lecteur se demande pourquoi on lui parle de ce machin dont on pourrait se passer. En fait, le lecteur ne doit pas se poser de questions. L’élément doit faire partie de la scène à part entière. Ensuite, il faut intégrer au moins une fausse piste. Que le lecteur pense qu’il a compris le truc, pour, en définitive, pouvoir mieux le surprendre. Sans pour autant se lancer dans des circonvolutions complexes. Il s’agit juste de détourner son attention. Une scène d’action, ne l’oublions pas, est rythmée. Si le lecteur est pris dedans, il ne va pas s’amuser à en décortiquer tous les détails.
Enfin, si le revirement doit être plausible dans l’esprit du récit, l’auteur ne doit pas hésiter à lui donner de l’envergure. Cela peut être une grosse surprise, un climax. Un revirement doit relancer la scène, mais au-delà cela il peut relancer toute l’histoire ! Tant qu’à y aller, autant y aller à fond.
Mais trêve de bavardages.
Pour l’exercice, nous avons cette fois-ci une heure. Je tire les déclencheurs suivants :
- Enjeu : Le déshonneur
- Retournement de situation (entraîne la clôture de la scène) : L’exploitation créative d’une compétence du protagoniste
Le Texte
— Avance, Colsdsteel !
Elvis ponctua son ordre d’une caresse de démonte-pneu sur les reins du privé. Ce dernier perdit brièvement l’équilibre et dut poser un genou à terre. Il grogna, mais plus de frustration que de douleur. Face aux frères Loomis, la souffrance physique n’avait plus de prise sur lui. Pas depuis le crash de sa Harley, sur l’Interstate 66, cinq ans auparavant.
Devant lui se dressait Sinatra, la deuxième moitié de la fratrie. Il portait par-dessus ses atours de Hells Angels – jean graissé à l’huile de vidange, tee-shirt blanc-noir, ceinture de cuir fermée d’une lourde boucle de métal – une veste de sport bleu électrique dont il avait retroussé les manches. Elle arborait les blasons caractéristiques des Hellrisers. Cet enfant de putain jouait nonchalamment avec « Ace of Spades », le Desert Eagle modifié qu’il avait confisqué au privé. Sa bouche se tordit dans une moue faussement désolée avant d’articuler :
— Je pensais que la prochaine fois qu’on se verrait, Coldsteel, ce serait en enfer…
— Faut dire qu’on t’avait laissé dans un sale état… termina Elvis.
Les jumeaux faisaient justement référence à ce funeste après-midi de novembre, cinq ans plus tôt. Les Hellrisers, le club de motards dont il était l’un des membres fondateurs, avaient alors décidé de se débarrasser de lui, sous l’impulsion de ce coyote de Bad Joe… et on prétendait que les descendants de Comanches avaient de l’honneur.
Lance cracha sur les bottes de Sinatra. La réaction ne se fit pas attendre. Il lui décocha un pointu dans les gencives. La douleur, encore une fois, ne parvint pas à surpasser la rage qu’il contenait difficilement. Mais il devait gagner encore un peu de temps. Les liens qui enserraient ses poignets commençaient à se détendre. Encore quelques efforts et il serait libre.
— Faut dire que le plan de Bad Joe pour te faire porter le chapeau de l’incendie de l’école des orphelins de la police était vraiment chiadé, rigola Sinatra.
— Ouais, tout ce qu’on a eu à faire, ça a été t’attaquer en traître sur la route, et de t’envoyer dans le décor.
Sinatra se baissa jusqu’à ce que Coldsteel puisse sentir son haleine de viande de rat avariée.
— Et tu connais pas la meilleure ? chuchota-t-il à son oreille. Quand on est allés vérifier que t’avais bien eu ton compte, on en a profité pour chier sur tes bottes.
C’en était trop pour Coldsteel. La rage le submergea, une rage froide et implacable. Tant pis si le fait d’avoir les mains liées dans le dos réduisait ses chances de sortir gagnant de l’affrontement. Il repensa brièvement à Pat Riley, le vieux joueur de poker professionnel qui l’avait recueilli ce jour-là, plus mort que vif, et qui avait veillé sur lui lors de sa rémission, parvenant même à lui redonner goût à la vie. Du fond de sa tombe creusée au milieu du désert, Pat n’approuvait certainement pas la décision que venait de prendre Coldsteel…
— Tu sais, Sinatra, rétorqua le privé sans desserrer les dents, toi et ton frère vous aviez raison sur un point.
— Ah ouais, et lequel ?
— Le lieu de notre prochaine rencontre. Bienvenue en enfer, connard !
Lance se détendit comme un crotale. Il plaça un monstrueux coup de boule qui fendit le visage de Sinatra. Ace of Spades rebondit sur le sol. Le motard alla s’écrouler sur une pile de palettes vermoulues qui ne résistèrent pas à l’impact. Quand Lance se retourna vers Elvis, ce dernier brandissait déjà à deux mains son démonte-pneu. Il l’abattit sur la tête du privé.
Coldsteel bénit la plaque d’acier de quinze par dix qui avait remplacé depuis l’accident la partie haute de son crâne. Au prix d’une large balafre sur son cuir chevelu, il détourna la barre de fonte sur la droite. Il n’eut plus qu’à cueillir d’un nouveau coup de boule le côté du visage d’Elvis, l’alignant pour le compte dans une explosion de gouttelettes de sang, de morve et de salive.
Coldsteel avait jeté son dévolu sur une Dodge Charger noire de 1974 qu’il tentait de faire démarrer en bidouillant les fils du Delco. Un bouquet d’étincelles précéda le hurlement de joie du carburateur. C’était comme si la voiture rendait grâce au privé de lui épargner la fin honteuse qui l’attendait dans cette casse. Une fin indigne du monstre de la route qu’elle était. Elle lui donnerait tout dans un dernier baroud d’honneur. Coldsteel le savait. Il baissa le levier situé à droite du volant, se retourna vers la lunette arrière et enfonça la pédale de droite. Son crâne, bandé à la va-vite à l’aide d’une bande de duct tape, pissait le sang. Il devait retrouver cet enfoiré de Bif et récupérer Samantha au plus vite. Derrière le nuage ocre que la Dodge arrachait au chemin de terre, montait une épaisse fumée noire. Elle provenait du hangar en bois qui se consumait au milieu de la casse. À l’intérieur, les corps des deux jumeaux crépis de merde fumaient aussi.
Commentaires
NDLA : Je n’ai eu aucun commentaire concernant le fait qu’un coup de démonte-pneu asséné avec force puisse être détourné aussi simplement par une plaque d’acier. Et je pensais que j’allais me faire tailler sur ce point, connaissant les énergumènes qui sévissent lors des ateliers du club Présences d’Esprits. Je l’explique par deux choses. La première est la nature pulp de l’univers que j’ai mis en place. On est clairement dans la surenchère. Cela rend ce morceau de bravoure acceptable. Et là, on en revient à l’histoire de la dent crachée par Coldsteel dans le premier extrait. Si j’avais gardé cela, mon retournement de situation était mort. Un mec qui crache une dent après une mandale ne peut clairement pas encaisser un coup de barre de fer dans la tête.
Le deuxième point tient au fait, je pense, que l’effet de surprise est suffisamment malin pour accaparer l’esprit du lecteur sans qu’il se pose vraiment la question. Au pire, il l’accepte parce qu’il y a pris du plaisir et qu’il a décidé de me suivre dans mon délire. Toujours, l’importance du contrat passé entre l’auteur et le lecteur.
« Le contrat est rempli. »
C’est un exercice difficile. Arriver à cacher l’élément déclencheur et à garder un effet de surprise demande soit un gros coup d’inspiration au bon moment, soit de bien réfléchir et de penser sa scène. Cela explique qu’elle soit assez courte. J’ai passé une bonne partie du temps imparti à tout mettre à plat.
« Tu joues habilement avec le “ tropisme du personnage. ” »
O.K., super. Mais qu’est-ce exactement que le tropisme du personnage ? J’ai fait du tropisme sans le savoir. Le tropisme, c’est la façon dont le passé du personnage définit ses actes présents. Et finalement, c’est dans ce tropisme que j’ai caché mon retournement de situation.
« Petit point négatif, le rythme de la scène est un peu ralenti par l’historique. Mais bon. »
En effet, toute l’histoire de l’accident et de Pat Riley ralentit, et même sort un peu le lecteur de la situation. Mais c’était un passage un peu obligé. Peut-être qu’en repassant un coup dessus pour retravailler ce point précis, il y a moyen d’adoucir tout cela.
« Cet extrait manque de cohérence par rapport aux autres. »
C’est un fait. Je l’assume. J’ai créé pour cette série d’exercices une sorte de boîte de Lego dans laquelle je pioche pour monter les scènes. Après, si l’on voit cela comme un travail de préparation pur pour un projet d’une nature plus ambitieuse, je me retrouve avec une brochette de personnages, d’objets et de lieux plutôt cocasses et colorés qui ne demandent qu’à peupler des histoires plus longues… Et devinez qui pointe le bout de son nez en novembre ? Le NaNoWriMo…
Merci à L’Œil de Lyncée pour la correction de cet article.