Lorsqu’on apprend qu’on a le redoutable honneur d’être l’Élu d’une quelconque transcendance, Dieu, Destin, ou, comme c’est le cas ici, Prophétie millénaire, la seule réaction sensée serait de se jeter dans la première fusée en partance pour une galaxie très, très lointaine. Et certes le pauvre Asher ne manquerait pas de le faire s’il le pouvait. Manque de chance, il est doublement coincé. D’une part, le royaume de Lur, où il a eu la mauvaise idée de naître, est un monde pré- ou a-technologique (on imagine moins le Moyen Âge qu’un siècle au choix entre le 16e et le 19e). D’autre part, c’est une péninsule triangulaire fermée par magie au monde extérieur, côté montagne par le Mur de Barl, sorte de champ énergétique doré, côté mer par la ligne de récifs des Dents du Dragon. Et bien entendu, comme pour tout Élu, qu’il se respecte ou non, le choix est pour le moins limité : ou il accepte d’être le Mage Innocent attendu par des générations de croyants clandestins, ou le monde entier tombe sous la domination de Morg, le Mage mégalomaniaque et immortel contre lequel les barrières du monde ont été jadis élevées. On connaît le scénario, on sait comment ça se termine pour l’Élu : généralement très mal. Même s’il échappe à la croix, au combat à mort contre le Programme Smith, Voldemor ou Sauron, il aura perdu dans une lutte douloureuse la santé de son corps, la paix de son âme et un bon nombre de parents et d’amis, sans parler d’un tombereau d’illusions.
Les pauvres Élus, en général, se débattent comme ils peuvent, nient l’évidence, tentent de retarder ou de fuir l’échéance, et, mis au pied du mur, se débattent et protestent. En vain, bien sûr. Asher ne fait pas exception, il proteste même avec une vigueur toute populaire. Fils de « pêcheux », que la mort de son père a amené à chercher du travail à la ville (dans le premier volume de la saga), il garde son langage direct et familier même lorsque, devenu l’ami et l’assistant du prince Gar, il fréquente (avec très peu d’enthousiasme !) les cercles du pouvoir. C’est d’ailleurs l’un des grands charmes du personnage et l’un des attraits de la lecture que ce langage familier en décalage humoristique avec la solennité des situations, ou la rafraîchissante spontanéité de ce nouvel Ingénu à la Cour.
Par ailleurs, le roman respecte les codes du genre : si la technologie est inconnue au royaume de Lur, c’est que la magie la remplace avantageusement. Elle détermine d’ailleurs tout le système social. La première de toutes, la Climagie, règle le climat sur toute la péninsule et donne le pouvoir royal : devient roi le Climagicien le plus puissant et après lui celui de ses enfants, garçon ou fille, qui dispose de la Climagie la plus forte. Faute d’héritier, le pouvoir royal passe à une autre dynastie. La possibilité ou l’impossibilité d’exercer la magie divise la société en deux peuples, plus ou moins confondus avec deux castes. Comme dans l’univers de Ténébreuse (la série de romans de la regrettée Marion Zimmer Bradley) la caste dominante est celle qui pratique la magie. Les Doranens (équivalent des Comyns), en prime, sont grands et blonds. L’autre caste est celle des Olkens, à qui toute magie est interdite de par les lois de Barl, Barl étant la déesse mythique qui a jadis emmené les Doranens dans cette péninsule pour les mettre à l’abri de Morg, le « vilain » de service, et a établi le Mur pour les protéger, eux et les Olkens. On découvrira par la suite qu’elle n’était pas si pure, si bienveillante que cela, la « bienheureuse Barl » dont on continue à vénérer les Lois. Et qu’il n’aurait pas été nécessaire d’interdire la magie aux Olkens (sous peine de mort) s’ils en avaient vraiment été dépourvus.
Évidemment, si ce monde restait aussi clos, aussi intangible que Barl l’a voulu, il ne donnerait pas matière à un récit. Il y a roman parce qu’il y a crise. Crise dynastique d’abord : deux familles sont en rivalité pour le trône, et le prétendant évincé, Conroyd Jarralt, est un parfait salopard ambitieux et manipulateur qui ne rêve que d’arracher le trône au roi Borne. Pas par ambition personnelle, non, qu’allez-vous croire là ! Il ne pense qu’au bien de Lur, remis en cause par les faiblesses de l’autre dynastie ! Le pire, c’est qu’il s’en trouve pour le croire, et le roman est une parfaite démonstration que des imbéciles de bonne foi, enfermés dans leurs préjugés et habilement manipulés, sont aussi dangereux, voire plus, que d’authentiques fripouilles. Bien des gens de l’entourage du roi s’obstinent à voir en Asher un dangereux parvenu qui s’est insinué par ambition dans les bonnes grâces d’un prince trop faible, et restent aveugles à des dangers bien plus réels. Chance pour Conroyd, tout va mal pour la dynastie régnante ! La princesse Fane, qui a hérité dans toute sa puissance du Don, est une vraie peste. Son frère, honnête, généreux, décidé à traiter les Olkens à égalité avec les Doranens, qui ferait un roi beaucoup plus acceptable selon nos critères, est né « infirme » : privé de toute magie. Par-dessus le marché (mais ça, Conroyd Jarralt l’ignore, et même lui tremblerait de l’apprendre), le puissant Morg a trouvé moyen de franchir le Mur de Barl, non physiquement, mais spirituellement. Il possède telle ou telle personne selon ses besoins… Dans ses sombres desseins, il a cru bon de donner à Gar un semblant de magie, destiné à disparaître assez vite.
Au moment où commence le deuxième tome, un accident a tué toute la famille royale, excepté Gar, qui, malgré l’opposition de Conroyd, prêt à sauter sur l’occasion, se retrouve roi, mais contraint par ses fonctions à pratiquer la Climagie, la plus grande, la plus difficile et la plus pénible de toutes les magies, dont dépend le Mur de Barl…Or il n’est pas de taille, mais pour rien au monde ne voudrait laisser le trône à Conroyd Jarralt. Et lui pense vraiment à l’intérêt de ses peuples, surtout des Olkens, qui ne sont pour Conroyd que des animaux. Il triche, avec l’aide bougonnante et dévouée d’Asher, en attendant de trouver (peut-être) une solution dans le mythique Journal de Barl (N’y a-t-il pas un écho du Journal de Virginia Dare, dans la saga de Greg Keyes ?). Et ça va bien sûr très très mal tourner, pour Gar et pour Asher. Parce qu’arrivent les Derniers Jours jadis prévus par le dernier magicien olken, Jervale. Parce que Morg, à travers ses marionnettes, a pris le pouvoir…
Tout le cœur du roman est consacré au triomphe absolu du mal et de l’injustice. C’est à trépigner de frustration : on supporte la peinture de sociétés oppressives dont les peuples gémissent en attendant leur revanche parce que le mal n’y a prise que sur la matière. Ce qui rend abominable le triomphe de Morg (à travers Conroyd), c’est qu’il passe pour celui du Bien et de la Justice. Pas une âme, en dehors des initiés, pour douter qu’Asher ne soit un immonde traître qui a trompé la confiance de Gar et ébranlé la solidité du Mur, pour remettre en cause le beau et tellement sincère dévouement de Conroyd au royaume de Lur. Torturé, humilié par ses ennemis, Asher est rejeté même par ceux qui ont cru en lui, trahi par ses amis et par la femme qu’il aime. Sur ce dernier point, certes, il se trompe, mais pas tout à fait. La souffrance des Justes, leur colère impuissante, le triomphe sadique du Méchant, les jubilations indécentes des cloportes ravis de pouvoir humilier ce qui a été et reste plus grand qu’eux, voilà qui prend le lecteur aux tripes, et lui donne une envie féroce de voir s’éteindre ces ricanements, se dessiller les yeux de tous ces imbéciles et bien sûr s’anéantir un Mauvais plus haïssable à lui tout seul que Sauron et Voldemor réunis… Mais les chances semblent minces…
Chronique de Marthe ‘1389’ Machorowski
Éditeur | Fleuve Noir |
Auteur | Karen Miller |
Pages | 595 |
Prix | 22€ |
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Notre avis
4.4
La souffrance des Justes, leur colère impuissante, le triomphe sadique du Méchant, les jubilations indécentes des cloportes ravis de pouvoir humilier ce qui a été et reste plus grand qu’eux, voilà qui prend le lecteur aux tripes.