Réalisé par David Soulayrol & Xavier Fleury lors des Utopiales 2024
Présences d’Esprits : Comment perçois-tu la place de ta maison d’édition dans le paysage ?
Olivier Girard : En SF, je vois la place des éditions du Bélial’ comme centrale pour pas mal de raisons. La première est liée à la nature de notre catalogue, très SF, et architecturé sur une colonne vertébrale éditoriale identifiée : space opera et hard SF, pour faire simple et réducteur. On propose un peu de Fantasy, celle qui nous plaît, mais à la marge, quand les titres nous intéressent ou quand nos auteurs de SF se piquent de fantasy. Mine de rien, nous allons fêter nos 30 ans dans un an et, indépendamment de la qualité du travail proposé, que j’estime de valeur, Le Bélial’ représente quatre-cent titres publiés. La revue Bifrost est devenue un acteur historique. La collection « Une heure-lumière » a imposé le format de la novella et est aujourd’hui copié un peu partout — tant mieux. Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, tout ça fait masse. Et sens. La spécificité de la maison est la SF, je l’ai dit, avec une appétence assumée pour la forme courte. Nous publions beaucoup de nouvelles depuis le début parce qu’historiquement, la SF s’est constituée sur la forme courte. En ce qui me concerne, la nouvelle est l’expression reine de la science-fiction. D’où la revue Bifrost, d’où la collection « Une heure-lumière », d’où la collection « Quarante-Deux », exclusivement dédiée aux recueils de nouvelles. Je pense que si on considère le paysage éditorial spécialisé actuel, on est probablement l’éditeur de SF qui, en France, publie le plus de nouvelles. C’est un marqueur très important. Ces spécificités et cette cohérence déployées sur presque trente ans font du Bélial’ un acteur central en matière de science-fiction, oui.

PdE : En termes de collection, tu as cité « Une année Lumière » et « Quarante-deux ». Il y en a d’autres ?
G. : Un certain nombre, mais qui ne concernent pas nécessairement la forme courte. Le Bélial’ publie un certain nombre de textes, nouvelles et romans, hors collection. Disons que c’est notre corpus central. Au-delà, nous déployons en effet un certain nombre de collections aux identités et spécificités très marquées. Au-delà des deux collections déjà évoquées, on peut citer « Kvasar », qui se veut une référence sur des objets éditoriaux totalisants, c’est-à-dire des intégrales où on réunit des romans qui font corpus. L’ambition est clairement patrimoniale, avec notamment Ursula K. Le Guin, dont nous nous apprêtons à publier un troisième recueil dans cette collection, et d’autres auteurs centraux dans l’histoire d’un genre (Jack Vance, Frank Herbert, Michel Demuth avec l’intégrale des Galaxiales, par exemple, etc.).
On peut aussi évoquer « Pulps », dirigée par Pierre-Paul Durastanti. On aime toute la SF, au Bélial’. Greg Egan, Peter Watts, Ray Nayler, mais aussi les auteurs de l’âge d’or, et/ou cette SF qui s’en revendique. La collection « Pulps » est dédiée à cette dernière, à ces auteurs de l’après seconde guerre mondiale ou à des auteurs contemporains qui leurs rendent hommage en s’inscrivant clairement et de façon assumée dans ce terreau littéraire.
Il y a aussi la collection « Parallaxe », dirigée par Roland Lehoucq et Erwann Perchoc, une collection d’essais scientifiques qui ambitionne de faire dialogue science et pop culture.
Le Bélial, c’est grosso modo deux titres par mois, soit entre vingt et vingt-quatre titres par an en comptant les quatre numéros de Bifrost annuels.
PdE : La nécessité de réduire la production est évoquée par certaines maisons d’édition…
G. : Le postulat initial global est qu’un mauvais bouquin prendra toujours la place d’un bon bouquin. Pour le reste, oui, la surproduction, pour l’imaginaire et au-delà, c’est un problème. Endémique, et qui fragilise toute la chaîne du livre. Sans trop rentrer dans l’aspect technique, c’est en grande partie lié à la loi Lang, qui autorise la possibilité pour le libraire de retourner ses invendus (et oblige donc l’éditeur à les lui rembourser). La loi Lang a cette grande vertu de protéger la librairie indépendante, mais le prix à payer pour cette protection, c’est le retour sur les nouveautés (et parfois le fonds). Des éditeurs sur la corde raide, et dont les nouveautés se vendent insuffisamment, vont avoir tendance à imprimer de la nouveauté pour financer les retours des titres précédents. Un système clairement inflationniste, en somme. Quelque part, un éditeur n’est jamais tout à fait certain que sa trésorerie soit vraiment sa trésorerie, parce que les bouquins peuvent revenir et qu’à un moment, il va peut-être falloir rembourser. C’est très compliqué pour une jeune maison d’édition indépendante. Le luxe, paradoxal, d’une maison d’édition qui se porte bien, c’est de pouvoir se passer de la nécessité de publier des nouveautés, car elle vit sur son fonds. Quand vous arrivez à ça, votre maison est pérennisée. C’est le cas du Bélial’. Lorsque vous êtes libéré économiquement, tous les livres que vous faites, vous les faites nécessairement par pure conviction, par plaisir, par envie de partager. Pas pour payer vos invendus. Cela change tout sur votre manière de travailler. Le plaisir est le modo de base, évidemment, mais dans ces conditions-là, on peut vraiment le vivre pleinement, parce qu’on assume complètement ses choix éditoriaux. Et puis, si ça plante, si tel ou tel titre ne rencontre pas son public, ce n’est pas grave. C’est frustrant, bien entendu, mais économiquement parlant, c’est indolore ou quasi. Parce que votre fonds tourne toujours.
PdE : Si on remonte au-delà de ces 29 ans, qu’est-ce qui t’a amené à créer Le Bélial’ ?
G. : C’est un truc qui me taraude depuis gamin, en fait. Depuis mes 12-13 ans, je veux être soit éditeur, soit écrivain de SF. Je ne sais pas trop d’où vient cette conviction, ce besoin, car mes parents ne lisaient pas de SF, n’étaient de toute façon pas de très grands lecteurs. Je ne suis pas issu d’un milieu particulièrement littéraire, ça m’est tombé dessus comme ça, je n’ai pas vraiment choisi. Je pense que c’est très lié au choc esthétique puissant suscité par mes premières lectures de SF. Et mon lourd passé de rôliste. J’ai vraiment envisagé la maison d’édition à 17-18 ans, et quand je l’ai créée, j’avais 23 ans. Je suis autodidacte. Je n’ai fait aucune étude. Car j’ai su d’emblée que je serai indépendant, que je ne dépendrai d’aucune structure, que jamais personne au-dessus de moi me dirait « il faut publier ce truc parce que ça va se vendre », et « pas celui-là parce que j’y comprends rien ».

J’ai décidé de travailler très vite, très jeune, et j’ai appris sur le tas. J’ai commencé à dix-neuf ans chez Albin Michel pour découvrir l’édition de l’intérieur. Après, j’ai été libraire en FNAC pendant deux ans et quelque. J’ai travaillé un peu en diffusion pour voir aussi cet aspect des choses. Après ça, je me suis dit, « maintenant, c’est bon, je crée ma maison d’édition ». Ce que j’ai fait. Et j’ai alors appris que j’avais encore tout à apprendre, comme il se doit ! J’ai fait beaucoup de conneries, j’ai galéré comme un malade, cumulé deux boulots pendant des années, et j’ai attendu 6 ans avant de pouvoir me payer (un tout de petit peu) sur le Bélial’. Mais je n’ai jamais regretté ce choix de l’indépendance. J’avais une idée assez précise de ce que je voulais faire, et je savais que cette idée, je ne pourrais jamais la développer comme je le voulais au sein d’un groupe. D’abord, je voulais commencer par une revue de science-fiction. Ça, d’emblée, c’est n’importe quoi. Quand vous arrivez chez les financiers ou des diffuseurs/distributeurs, déjà, la phrase « Je veux faire de la science-fiction, et en plus, je veux commencer par une revue SF», croyez-moi, elle ne passe pas du tout. Ça ne pouvait se faire que de manière indépendante.
Je publiais dans les Fanzines en tant qu’auteur débutant. Ça m’a touché du doigt le fait que Fiction n’existait plus, et le manque énorme que cette absence provoquait. Je ne connaissais pas vraiment le fonctionnement d’un fanzine. Quand un de mes textes était pris, je m’attendais à recevoir une promesse de diffusion. Pas de l’argent, ça, je m’en moquais, mais une diffusion. Et quand j’ai vu mes premiers fanzines, à 17-18 ans, j’ai vraiment réalisé qu’il n’existait plus de véritable revue. On était avant internet. Il n’y avait pas d’espace pour les jeunes auteurs francophones susceptible d’offrir un minimum de lectorat, un peu de diffusion, et éventuellement, quand même, de prendre un petit billet. Plus de lien non plus entre les gens à part les conventions nationales de SF, aucun endroit pour le dialogue, le débat, les sujets de fonds. La nécessité de Bifrost m’est alors apparue comme évidente.
C’est toute l’histoire du Bélial’, en fait. À chaque fois qu’on a fait un truc spécifique au Bélial’, c’était pour répondre à un manque. Pour « Une heure-lumière », c’est la même chose. J’ai passé ma jeunesse à lire des novella. J’ai pris conscience du vivier énorme, en jachère en France, qui était à portée de main mais sans espace éditorial. Même pas Bifrost, car si vous mettez une novella dans Bifrost et que le texte ne plait pas, le numéro est un peu cuit pour le lecteur parce qu’il occupe 90% de l’espace fictions du numéro. De plus, en termes d’économie, cela coûte, car les novellas étaient alors quasi exclusivement des textes traduits, parce que faute d’espace éditorial, les auteurs francophones n’en écrivaient plus.
Dès la création de Bifrost, vers 1995-1996, j’ai eu immédiatement ce sentiment de manque sur les novella, mais je n’avais pas les outils financiers pour lancer une collection dédiée. Il m’a fallu attendre les vingt ans de la maison pour créer « Une heure-lumière »…
On est sur le temps long, toujours, qu’il s’agisse de créer des collections spécifiques ou de « faire monter » un auteur, de le défendre, de l’installer. Déjà, à la fin des années 1990, l’édition de Groupe n’était déjà plus du tout sur le temps long. Il fallait que ça aille vite, que la nouveauté remplace la nouveauté, avec des stocks-piles en librairie, des plans marketing, même s’il faut pilonner derrière. On est dans une d’industrie enfermée dans un cercle vicieux. L’imaginaire ne se construit pas comme ça, et à fortiori la SF, Le genre marche sur le temps long. Il y a une intertextualité entre les textes, des auteurs qui se parlent entre générations. Un auteur, ça s’installe sur la durée. Georges RR Martin a mis vingt ans avant de connaître le succès.
L’édition moderne vue par les Groupes n’est plus équipée, et ça ne l’intéresse plus. Nous, à l’inverse, en publiant peu de livres, on se libère du poids économique parce qu’on fait des choses qui génèrent du fonds. Mais cela demande du temps. Un exemple concret ? Alastair Reynolds, immense auteur de SF contemporain, était totalement en déshérence en France. Il se trouve que le premier éditeur à l’avoir publié par chez nous, c’est mon épouse. Elle dirigeait à l’époque Pocket SF et la SF d’une manière générale chez Editis. Une fois qu’elle en est partie, cet auteur n’a plus vraiment été défendu et est passé chez Bragelone, qui, a mon sens, s’est totalement planté sur l’auteur, et n’a pas été sur les bons livres. Il existait un « back catalogue » énorme chez Reynolds, et ça me navrait. Le moment est arrivé, inévitable, où il ne s’est plus du tout trouvé édité. Son historique de ventes était bien sûr, ce qui est aussi un souci à l’heure où l’informatique et partout et a la mémoire longue ; un libraire s’engage peu si son ordinateur lui dit que, chez lui, les précédents livres de l’auteur se sont mal vendus… Aujourd’hui, au Bélial’, nous disposons d’un spectre éditorial qui nous permet de proposer tous les formats, à savoir de la nouvelle dans Bifrost, de la novella ou du court roman dans « Une heure-lumière », du recueil, du roman « classique ». On a publié deux-trois, nouvelles dans Bifrost, histoire de réinstiller Alastair Reynolds dans l’esprit des lecteurs. On a ensuite publié une novella dans « Une heure-lumière », puis une deuxième. Puis on a consacré à l’heure un dossier complet dans Bifrost (avec interview carrière, guide de lecture, etc.). Après deux ans d’un tel traitement, on s’est dit maintenant, c’est le moment de partir sur les romans. On a alors publié Éversion, et ça a été un carton tout de suite. Puis on a enchainé avec La Maison des soleils, qui était notre objectif initial. Un très gros bouquin. Ce livre de Reynolds demeurait inédit en français, un non-sens, mais on a s’est engagé sur un long chemin avant de le publier, tant il était financièrement engageant (pour le lecteur, mais surtout pour l’éditeur !).
PdE : Avec l’expérience, il y a vingt ans, tu l’aurais sorti directement ?
G. : Non. De toute façon, je n’aurais pas eu les moyens de traduire un livre aussi gros. C’est un vrai cheminement, encore une fois. Résultat des courses, ce bouquin, on le sort, on en tire 5000 ex’, un gros tirage en SF, je dirais même un gros tirage tout court en France. On les a séchés en quelques mois, et on vient d’en réimprimer 3000. Je pense que ça fait bien longtemps qu’Alastair Reynolds n’avait plus jamais atteint pareils chiffres, si tant est qu’il les ait jamais atteint. Un auteur, une autrice, ça se monte, ça se défend, ça se travaille sur tout support, tout format, et, surtout, dans la durée.
PdE : Une revue comme Bifrost, au départ un risque, est maintenant devenue une force?
G. : Absolument. L’ambition première est de créer une encyclopédie perpétuelle de la SF. Sur les cent-vingt Bifrost, vous avez quatre-vingt-dix dossiers. Bout à bout, vous avez en main une énorme encyclopédie. L’autre truc est la publication de nouvelles. La revue nous permet de défendre les auteurs et de les maintenir au chaud dans l’esprit des gens. Pareil pour « Une heure-lumière ». C’est un peu plus long, mais financièrement relativement peu engageant. Ça nous permet de faire des essais sur des jeunes auteurs, des jeunes autrices, voir si ça prend et maintenir une activité au fil du temps.
Ça permet aussi aux lecteurs de tester, parce qu’un UHL c’un petit investissement, en argent mais aussi en temps de lecture. Cette offre, la façon dont elle est structurée, est unique en France. Et c’est en ce sens que Le Bélial’ est central dans le paysage éditorial de SF dans l’Hexagone.
PdE : Aujourd’hui, combien êtes-vous ?
G. : Le Bélial’, c’est une microstructure. Nous sommes réellement trois dans les bureaux, avec des gens qui gravitent autour (des indépendants, qui facturent chaque mois). À cela s’ajoute un mouvement permanent de stagiaires, comme dans toute l’édition. Après, il y a nos directeurs de collection et nos traducteurs, qui sont aussi souvent des éditeurs (Pierre-Paul Durastanti, Jean-Daniel Brèque…). Bifrost a aussi permis d’agréger une communauté avec un état d’esprit, une sincérité, parfois un côté un peu poil à gratter, aussi. Il ne faut pas oublier que Bifrost, c’est une machine à se faire des ennemis. Il arrive que nos critiques soient parfois un peu dures… Disons, pour faire simple, que le cœur du réacteur du Bélial’, ce sont une huitaine de personnes, même si, en interne, nous sommes trois plus un/une stagiaire.
PdE : Le succès signifie plus de manuscrits qui arrivent avec une charge de traitement assez énorme…
G. : Les manuscrits, effectivement, il en arrive beaucoup. Il est important de préciser qu’on publie peu d’auteurs francophones et beaucoup de traduction ; c’est l’histoire de la maison. On en reçoit peut-être un peu moins que d’autres structures, du coup, je n’en sais rien. On prend des soumissions numériques avec une adresse dédiée sur le site et cette adresse n’est ouverte que trois à quatre semaines par an. Simplement par correction vis-à-vis des gens qui nous sollicitent, dans la mesure où on veut répondre à chacun. Laëtitia Rondeau fait le premier tri chez nous. C’est un gros travail. Il faut se dire que quatre semaines d’ouverture aux manuscrits génèrent entre quatre-cents et cinq-cents réceptions, sans compter les soumissions de manuscrits spontanées — qu’on refuse.
Ensuite, il y a les auteurs amis sollicités, et tous les manuscrits des auteurs qui sont déjà au Bélial’. Et puis on travaille avec les agents américains, qui nous proposent des manuscrits toute l’année, mais avec un pique important au moment de la foire de Francfort. Nous lisons énormément de livres parus aux États-Unis, en Angleterre, etc. et sollicitons directement les agents ou les auteurs.
PdE : Les frais de traduction des auteurs étrangers incombent à qui ?
G. : La maison d’édition paie la traduction, bien entendu. Ce qui représente un engagement financier assez lourd. On aimerait bien proposer un peu plus d’auteurs francophones. C’est un des boulots de Laëtitia, ça aussi, tenté de développer ça. Mais là aussi, c’est un gros travail ; le ticket d’entrée au catalogue est élevé. C’est notamment grâce à Laëtitia que nous publions aujourd’hui Audrey Pleynet. La relation avec un auteur étranger est souvent plus distanciée. Nous avons la chance d’avoir Ray Nayler aujourd’hui (NDLR : aux Utopiales), mais on le voit trois jours puis il repart aux Etats-Unis. Avec les auteurs étrangers, on bosse avant tout avec leurs agents. Avec les auteurs francophones, la relation est plus suivie, plus riche, mais aussi bien plus chronophage. Avoir des auteurs francophones au catalogue facilite aussi les lancements, les actions en librairies, la présence en festival.

PdE : Quelle est la proportion entre auteurs français et étrangers, et sur les étrangers, l’équilibre entre les auteurs classique du fond pour les Pulps, par exemple et de plus récents ?
G. : Peut-être 20/80 entre les auteurs étrangers et les auteurs francophones. Ça évolue un peu en ce moment, mais la proportion d’auteurs étrangers demeure très forte. Quant aux auteurs classiques du fonds par rapport aux auteurs qu’on qualifiera de « modernes », elle a beaucoup évoluée ces dernières années. On continue à publier des auteurs classiques avec les collections « Pulps » ou « Kvasar », et même hors collection — on a ainsi publié beaucoup de Paul Anderson ou de Jack Vance. Typiquement, concernant Paul Anderson, on a mis à disposition des lecteurs français ce qu’on avait envie de mettre. Le boulot est fait, on entretient notre fonds désormais. On continue à regarder, à chercher, mais clairement, on a fait le tour du truc pour lui, en tout cas pour l’essentiel. Mécaniquement, la proportion devrait de plus en plus aller en faveur des auteurs contemporains, même si on a un projet éditorial sous le coude qui pourrait aller à l’encontre de ce que je viens de dire…
PdE : Comment se passe la diffusion ?
G. : Nous sommes diffusés et distribués par Gallimard (précisément par la Sodis et le CDE). Nous disposons d’une dizaine de commerciaux sur la France, et nous sommes aussi diffusés/distribués à l’export. La France est divisée en parts, chaque commercial a sa région et passe tous les quinze jours ou tous les mois en librairie afin de présenter nos nouveautés à paraître. Nous avons des réunions au CDE tous les deux mois pour présenter nos programmes de parutions aux commerciaux, qui eux-mêmes vont aller évangéliser les libraires. Ils sont sur le terrain en permanence et prennent ce qu’on appelle des notés. Le libraire dit : « Alastair Reynolds, ça a l’air chouette, j’en prends cinq ». Le commercial incrémente et in fine, on a un total transmis au distributeur. Le distributeur est un logisticien qui stock nos bouquins. Il centralise les commandes, remplit ses camions de livres et ça part chez les libraires. Il gère aussi les retours et la facturation. Pour le flux sortant, on facture et on reçoit de l’argent ; pour le flux rentrant, on rembourse, sachant que tous ces gens prennent leur commission.
Le coût de diffusion-distribution librairie représente entre 50 et 60 % du prix du livre. Sur vingt euros, vous allez enlever 60% pour la diffusion-distribution et la librairie. Nous, éditeur, il nous reste 40%. Et sur ces 40%, il faut payer les droits d’auteur, la fabrication, et tous les gens qui ont contribué à l’existence du livre. La diffusion est cardinale pour la visibilité. Quand je disais tout à l’heure qu’on a tiré cinq-mille exemplaires de La Maison des soleils, si nous n’étions pas diffusés par le CDE et distribués par la Sodis, ce chiffre serait peut-être divisé par 7 ou 8. Si j’arrête la diffusion, même en mettant mon bouquin chez Amazon, j’en fais quatre-cents. Je dégagerais plus de marge via la vente directe, mais c’est beaucoup de travail et moins de ventes.
Notre diffusion est totalement professionnelle et a été mon cheval de bataille dès le début de la maison. Ça a représenté un combat énorme, parce qu’arriver chez un diffuseur sans fonds parce que vous débutez, et en plus avec une revue de SF, c’est pas simple…
PdE : Et pour la vente directe ?
G. : La vente directe a longtemps été très mal vue chez les diffuseurs/distributeurs. Certains contrats l’interdisait purement est simplement. J’ai toujours refusé ce type d’interdit. Parce qu’avec une revue et des abonnés, on est nécessairement lié à la vente par correspondance (VPC). Nombre de nos abonnés sont familiarisés avec l’idée d’acheter nos livres à distance. C’est pourquoi dès qu’on a pu, nous avons créé un site internet marchand. Aujourd’hui, nous réalisons entre 8000 et 12000 euros de VPC par mois. C’est considérable.
PdE : C’est beaucoup de gestion…
G. : Oui, il faut un stock tampon dans nos locaux, des gens qui font les paquets (souvent moi et notre stagiaire du moment), des aller-retours à la Poste en permanence, des bouquins qui se perdent, etc. C’est une vraie logistique à assumer, mais c’est de la marge nette plus importante. Et c’est essentiel pour nous.
On est par ailleurs partis sur le numérique très tôt. On était le premier éditeur de France à proposer une plateforme vente en ligne de bouquins numériques. Nous refusons par principe de mettre des droits sur les contenus numériques (DRM), y compris des watermarks (NDLR : tatouages numériques). Il nous est arrivé de publier des bouquins uniquement en papier parce que l’agent de tel ou tel auteur exigeait des DRM. En termes de chiffre d’affaires, le numérique représente environ 8% de nos ventes, ce n’est pas neutre. Traditionnellement, en imaginaire et à fortiori en SF, on s’adresse à des technophiles. Aussi le chiffre du numérique dans ces secteurs est plus important que dans l’édition dite générale. Ce n’est pas propre au Bélial’, c’est toute l’édition spécialisée qui est concernée.
PdE : Et pour le livre audio ?
G. : C’est complètement retombé pour nous après le confinement. On a désormais du mal à vendre nos droits en audio. Je n’ai pas l’impression que ça prenne vraiment. En tout cas, les ventes ne suivent pas. Cela dit, on est toujours content quand on a un texte qui paraît en audio. C’est toujours un public potentiel supplémentaire.
PdE : Comment cela fonctionne-t-il, est-ce une maison spécialisée dans l’audio qui vous approche et à laquelle vous cédez des droits ?
G. : Exactement. Dans un autre registre, c’est un petit peu comme le poche. Si l’éditeur poche nous fait une offre, on devient un peu l’agent littéraire de notre auteur. Nous vendons les droits d’exploitation en format poche au tiers, Pocket, Folio, Le Livre de Poche… la moitié de la somme pour l’éditeur, la moitié pour l’auteur. C’est plus ou moins le même principe avec la BD. Tout ça, ce sont ce qu’on appelle les droits dérivés.
PdE : On arrive aux scoops, as-tu des anecdotes ?
G. : Lorsque j’ai envisagé cette maison d’édition, j’étais ado. Je l’ai montée avec un capital initial de trois-cents euros. Ce n’est absolument pas une gloriole, mais il faut nourrir une passion viscérale pour en faire son métier dans ces conditions. Pendant six ans, je n’ai pas pris un centime. J’avais un boulot à côté, je faisais la mise en place à cinq heures du mat en librairie-maison de presse, ce genre de trucs. Mais c’était cool. C’est un engagement de tous les instants, un vrai sport de combat. L’édition de genre indé, c’est du MMA.
Pour anecdote, je pense au premier dépôt de bilan de notre distributeur alors qu’on avait signé un contrat qui nous interdisait de nous désengager. Notre stock était ploqué là-bas, et on ne pouvait même pas sortir de nouveauté. On est parti en pleine nuit avec un camion pour récupérer ce qu’on pouvait de nos bouquins, parce qu’on en avait retrouvé soldés, de manière illégale, dans les réseaux de soldes. On a débarqué au petit matin, et embarqué ce qu’on a pu (en menaçant les gens sur place de leur piquer leur matos informatique s’ils refusaient de nous laisser faire). Ensuite, on est arrivé aux Belles Lettres en distribution. Après deux, ans, il y a eu un incendie et tous nos bouquins ont brûlé ! Il ne nous restait que le petit stock tampon qu’on gardait à côté. Et comme on n’avait pas une thune, rien n’était assuré, bien entendu…

PdE : À écouter les éditeurs, on se rend compte que le distributeur est souvent opaque.
G. : Le distributeur est l’outil industriel sur lequel tu as le moins de prise et en même temps, il est essentiel et tu ne peux pas le remplacer toi-même. Nous, artisans de l’édition, on en est totalement dépendant. Lorsque tout le stock des Belles Lettres a brûlé, soit deux millions de livres au total, et pour nous aux alentours de cinquante mille bouquins, on s’est retrouvés à poil du jour au lendemain. C’est violent. À des moments, c’était si tendu que nous nous sommes réorientés sur des activités de publicitaire et de création graphique en plus des Bifrost et des bouquins, à bosser pour Carrefour, Mc DO… C’est un vrai combat, ça forge le caractère. Des aléas, tu en rencontres des milliers.
PdE : Tu as monté la maison assez tôt. Celle-ci est devenue pérenne malgré les incidents…
G. : Le chaos est le propre de toutes les petites maisons. L’entreprenariat c’est pas simple, et on est dans la Culture. Il ne faut pas oublier qu’en SF, au milieu des années 90, personne ne t’attendait. J’ai passé mon temps à parler de bouquins à des gens, des commerciaux et des libraires, qui n’en avaient rien à foutre. Quand tu fais de la SF, il faut accepter le fait qu’ils n’y connaissent rien ou ne comprennent pas. Les choses ont changé, et la SF est enfin, un peu, reconnue en France pour ce qu’elle est, à savoir une littéraire incontournable et essentielle. Mais on part de très loin. Mon expérience libraire Fnac m’a appris qu’on peut vendre n’importe quoi sans l’avoir lu. Au CDE, le Bélial’ n’est pas le seul éditeur spécialisé. Il y a l’Atalante, le Diable Vauvert, la Volte, et Léha depuis peu. Nous représentons un chiffre d’affaires non négligeable et les commerciaux ont intérêt à lire un peu l’imaginaire. Parce que si on peut vendre n’importe quoi sans l’avoir lu, c’est toujours mieux de l’avoir fait. Pour moi et Le Bélial’, parler aujourd’hui à des gens qui ont envie lire ce qu’on propose, c’est sans doute le plus gros changement de ces dernières années.
PdE : Quelque chose de nouveau à venir en 2025 ?
G. : J’ai passé ma vie à entendre dire que la SF ne se vendait pas, et que les nouvelles encore moins. Le Bélial’ est la preuve vivante du contraire. On sort un recueil de Ken Liu, auteur quasiment inconnu (quelques nouvelles dans Galaxies, trois dans Bifrost). On en fait cinq-mille, ce qui est énorme. Les nouvelles de SF ne se vendent pas ? Ah bon…
Bifrost a 1200 abonnés et un tirage moyen entre 2500 et 3000 exemplaires, parfois plus. C’est considérable. Regardez les chiffres de vente de la Nouvelle Revue Française (NRF), et vous mesurerez à quel point.
Bref, le projet qui m’excite est un gros recueil d’Alastair Reynolds intitulé Beyond the Aquila Rift, un énorme best of avec 25 chefs-d’œuvre. C’est tout ce que j’aime en SF, et ce recueil est de l’or en barre. Vous verrez, on va très bien le vendre. On est légitime là-dessus, c’est un livre aux qualités énorme ; y a aucune raison, aujourd’hui, avec le boulot déjà fait sur l’auteur, que ça se passe mal. C’est notre boulot que d’amener ces textes-là à nos lecteurs et à la SF en France. Je me bats pour ça, pour la SF ; en ce sens, mon ambition est démesurée. Parfois, on nous dit que les critiques dans Bifrost sont trop dures, le ton trop cassant. Mais il y a des choses qui sont justes intolérables. Quand le boulot n’est pas fait, qu’on se fout des lecteurs et du genre, ce n’est pas supportable. On n’a pas la science infuse, mais ça fait quand même juste trente ans qu’on fait ça. Ça veut dire qu’on a une part de vérité, qu’on le veuille ou pas, sans quoi on ne serait plus là. Ça nous légitimise. De la même manière que ça nous oblige. À l’exigence, à la cohérence, à l’ambition. Et tant pis si je passe pour un moine guerrier de la SF. Je suis quoi d’autre, d’abord ?
Après, il y a plein d’autres choses excitantes. Une superbe novella de Ray Nayler, par exemple. Et sans doute son deuxième roman dans la foulée. Le retour d’Audrey Pleynet, avec un roman ! Des textes d’Adrian Tchaikovsky, Robert Silverberg, Robert Jackson Bennett ou Serge Lehman. Le retour du Capitaine Futur d’Edmond Hamilton, Jack Vance, etc. Du lourd comme on aime par ici !
PdE : Bifrost est connu pour des critiques un peu dures. Comment gérez-vous le fait de critiquer aussi vos propres livres ?
G. : Le milieu de la SF est un petit milieu, et on ne peut pas faire autrement que critiquer nos livres. Parce qu’encore une fois, je considère que notre production est centrale. Si on veut lire de la SF « chimiquement pure », c’est souvent au Bélial’ que ça se passe. On ne peut pas faire l’économie des critiques de nos propres bouquins. Les règles sont très simples.
D’abord, les gens au cœur du réacteur, les éditeurs, ne critiquent pas leurs livres. Erwann, moi, Laëtitia, les Quarante-Deux et nos éditeurs n’allons pas parler de nos propres bouquins. Après, tous les collaborateurs critiques de la revue (une quinzaine) s’expriment au sein d’un forum restreint. C’est là qu’on liste les bouquins qu’on veut voir abordés dans la revue. Une fois la liste établie, qu’on incrémente en fonction des suggestions de tout le monde, chacun choisi ce qu’il veut. Un critique lambda, Philippe Boulier par exemple, décide de s’occuper d’un bouquin du Bélial’. Il le prend, fait son papier et basta. On s’interdit toute retouche, toute remarque. C’est 100% son sentiment, point barre. Bifrost est une revue financée par Le Bélial’, et qui finance Le Bélial’ en retour ; ça fonctionne dans les deux sens. Elle est fatalement un organe du parti. On a bien conscience du flou morale que ça peut générer, mais quel choix avons-nous ? On est pas Télérama. Chez eux, quand un de leur collaborateur publie un bouquin, ils lui offrent une page de pub mais n’en font pas de critique. Nous, si on faisait pareil, on perdrait trop en exhaustivité. Il faudrait que Bifrost soit indépendant de toute maison d’édition, ou qu’une autre revue puisse la remplacer, en poids et en image. Mais il se trouve que ça n’existe pas. Fictions aussi critiquait les auteurs de sa maison, Opta.

PdE : Dans Bifrost, si tous les chroniqueurs sont indépendants, il reste malgré tout la fin de la rubrique qui dit vraiment ce qu’il faut éviter et ce qu’il ne faut pas éviter.
G. : Ce qu’on appelle « le caddie/poubelle ». C’est une synthèse, une espèce de photographie en une demi-page de ce qu’on a particulièrement aimé et de ce qu’on pense qu’il faut vraiment éviter. Ça a ses limites aussi, mais on avait besoin de trouver un outil qui synthétise, parce qu’on parle quand même de quarante bouquins à peu près par trimestre ; la rubrique critique de la revue représente 130 000 signes à chaque fois. C’est considérable.
PdE : Plus ce qu’on trouve en ligne.
G. : Oui, on manque souvent de place, alors on ajoute dans l’édition numérique de la revue ce qu’on a pu mettre dans l’édition papier. Même si le lecteur ne lit pas toutes les critiques chaque trimestre, ça nous semble essentiel de disposer d’un outil semblable. Après, le lecteur fait ce qu’il veut, mais au moins, une fois qu’il sort de notre rubrique critique, il a une photographie synthétique de ce que pense la rédaction, et de ce que propose le secteur en matière d’actualité éditoriale.
Les éditions Le Bélial’ sont situées à Moret-Loing-et-Orvanne Le Bélial’