Un thème pour le moins étonnant. Qu’entend-on par « Le soleil ne se déplace plus » ? Une vision du monde qui change ? Un arrêt soudain d’un mouvement du système solaire ? Qu’auriez-vous imaginé, compris, et surtout écrit !
Voici le résultat des différentes équipes de ce jour.
- La compagnie d’argent
- Courage
- Point de vue
- Et pourtant elle tourne
- Le soleil ne se déplace plus
- Système binaire
Contrainte 1 |
Une sculpture de miroirs |
Contrainte 2 |
Un tremblement de terre |
LA COMPAGNIE D’ARGENT
Ils appellent ça l’héliostase. Le jour où le Soleil a stoppé sa course. Bien qu’en réalité ce soit la Terre qui a cessé de tourner sur elle-même. Ça ne s’est pas fait en un jour, évidemment. Si tant est que la notion même de jour ait encore un sens… Elle n’en avait déjà presque plus lorsque tout a commencé. Un léger ralentissement de la rotation, quelques minutes en plus d’ensoleillement… Mais en été quoi de plus normal ? Personne n’y a prêté attention au début.
Et puis la température s’est mise à grimper. En journée seulement. Les nuits, elles, sont devenues glaciales, polaires… Les cultures brûlaient au soleil et gelaient sous la lune. Les gouvernements n’avaient même plus à se soucier des émeutes qui avaient secoué les différents états de la planète au début de l’héliostase – les changements de températures terrassaient les plus virulents, obligeant chacun à se terrer dans les moindres structures souterraines qu’il était possible de trouver : grottes naturelles, réseau d’eaux usées, lignes de métro… les variations y étaient beaucoup moins marquées.
Plus tard « les scientifiques », comme disaient les journaux, avaient mis l’évènement sur le compte d’un tremblement de terre enregistré sous la cordillère des Andes quelques semaines avant le premier ralentissement perceptible.
Cela n’a plus vraiment d’importance. Quand bien même nous aurions pu le prévoir, nous n’aurions rien pu faire pour le contrecarrer.
À quoi bon chercher un coupable.
Les cycles jour-nuit avaient vite dépassé de très loin les vingt-quatre heures. Et de par le monde des religions en tout genre naissaient, vouant un culte au Soleil ou au contraire le diabolisant. Fanatiques ou rationnels acharnés, tous se lançaient dans leurs propres spéculations quant à l’arrêt final de la rotation, la dernière station sur la ligne, le « terminus tout le monde descend ». C’est finalement tombé sur l’océan indien (comme s’il n’était pas déjà le plus chaud du globe) … Pas tout à fait au-dessus cela dit : ce qui était à l’époque l’Australie en a pris un sacré coup, la Chine a dû évacuer son milliard d’êtres humains au plus vite, relocalisant au milieu du Sahara maintenant emprisonné sous d’épaisses couches de neige, sans parler de la Mongolie, de l’Inde et des petites îles du pacifique ouest tombées sous le joug de la fournaise.
Quant à l’autre face de la Terre… Une véritable ère glaciaire.
La seule partie du globe encore tempérée ne représente plus qu’une mince bande circulaire courant à la surface des terres et des mers, traversants les différents parallèles, tropiques et cercles polaires. Une fine ceinture luxuriante à la lisière de l’enfer sur Terre, dos aux océans de glace. Le nouveau grenier du monde. Et le lieu de rencontre des touristes les plus riches de la planète – sortie en motoneige le matin et plongée dans des eaux à trente-sept degrés le soir, avec un petit passage par le terrain de golf vert émeraude. La destination de rêve pour tous les jeunes mariés – un coucher de Soleil perpétuel, ou lever, à votre guise.
Nous autres, le bas peuple, nous vivons dans les déserts de glace de l’Europe de l’ouest. Les villes ne s’élancent plus vers le ciel comme jadis. Les bâtiments les plus bas ont été totalement isolés du froid, les rues principales ont été recouvertes de dômes en plexiglas renforcé quadruple vitrage, autorisant un passage sûr entre les points d’intérêt au sein des cités. Et les étages au-delà du troisième ont été abandonnés, jugés impropres à une quelconque activité humaine – terminé l’âge d’or des gratte-ciels. Au lieu de cela, nous creusons. De véritables complexes sous-terrain courent à présent sous ce qui était il y a soixante ans les mégalopoles d’autrefois. Une véritable manne pour les compagnies islandaises qui ont vendu leurs technologies d’exploitation de la géothermie pour la production d’électricité. Elles règnent à présent sur la distribution mondiale (hémi-mondiale) d’énergie, un parfait monopole.
Mais là n’est pas le vrai potentiel. Ce n’est ni la géothermie, ni les stations balnéaires de Somalie, ni même les champs de soja de la ceinture.
Non, le vrai potentiel c’est nous, la Compagnie, qui le possédons.
Nous apportons le Soleil d’autrefois aux foyers enneigés du futur. Les gens appellent ça les champs d’argent. Un réseau titanesque, tentaculaire de miroirs, prismes et autres surfaces réfléchissantes pour courber la puissance du Soleil à la surface de la Terre. À vrai dire, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les champs d’argent ne sont là que pour asseoir la notoriété de la Compagnie, installés pour nous par des travailleurs tirés du milieu carcéral – un double service rendu à la population – après tout, qui d’autre pourrait être assez fou pour s’aventurer sous les rayons perpétuels du soleil. Et puis, au bout de cinq années de service, ceux qui ont survécus ont l’autorisation réintégrer la société pour une vie presque normale. Ils ne sont de toute manière plus en mesure de nuire à qui que ce soit pour très longtemps, ben souvent ils succombent à des infections de leurs brûlures ou à des cancers métastasés provoqués par une exposition prolongée aux ultra-violets.
Le corps de la Compagnie, la partie immergée de l’iceberg de feu, ce sont les hélioducs : d’immenses câbles optiques enfoncés dans la croûte terrestre, véhiculant les rayons solaires depuis la zone où l’astre est à son zénith planétaire jusque dans les villes prisonnières de leur gangue de glace à l’autre bout du monde. Vu du ciel, le point de captage ressemble à un monstrueux globe oculaire, quasi insectoïde, constitué d’une myriade de demi-sphères de la taille d’un stade olympique – les extrémités dénudées des câbles optiques. Le tout entouré des champs d’argent s’étirant vers l’hémisphère froid comme une toile d’araignée de cristal.
C’est ça, la Compagnie d’argent : le Soleil à portée de tous, mère la Terre changée en un œil scrutateur posé sur l’astre du jour, un iris de verre au travers duquel se déverse la puissance de ses rayons vers la rétine de l’humanité.
Louée soit la Compagnie.
Louée soit l’héliostase.
Contrainte 1 | Un concert |
COURAGE
« MAIS !… Descends de là espèce de sale petit con ! »
Sophie tourne la tête et voit un vieux barbu en bleu de travail envoyer des objets sur un goéland niché dans un coin. Celui qui marche devant lui précise : « Régis, un machiniste. », puis continue sa visite guidée.
« Sur le ‘‘soleil’’, la machinerie est omniprésente, comme tu peux le constater, c’est pourquoi l’équipe de pilotage a vraiment besoin de Régis et ses collègues. Ils sont 3. »
Sophie opine légèrement de la tête en observant tout autour d’elle. Elle ne répond pas, mais de toute façon, ce n’est manifestement pas l’objectif de celui qui lui parle, Benoit. Il pourrait faire la visite à une clef à molette, il aurait sans doute le même comportement. Regarder la personne de temps en temps, quand on discute, c’est poli, non ? Enfin il a peut-être un torticolis. On ne sait pas. En tout cas il marche trop vite et Sophie doit accélérer pour reprendre son rythme.
Il parle. Il continue. Elle ne l’écoute plus. Avouons qu’un monologue, ce n’est pas très inclusif. Et de toute façon, même si elle voulait l’écouter, le son ambiant est tellement présent qu’il est quoiqu’il arrive difficile de comprendre ce qu’il dit. C’est un concert permanent de bruits. Enfin ça il l’a précisé au début en lui disant justement de se rapprocher de lui pour mieux comprendre. Mais pour Sophie, c’est beaucoup plus intéressant de le lyncher jusqu’au bout. Et puis vraiment, elle est fascinée par son environnement. Pas une fascination complètement positive, pas non plus trop négative, peut-être juste un peu dubitative en fait. Depuis quelques minutes, elle passe des couloirs, descend des marches, monte des escaliers, traverse des ponts, passe sous des tuyaux, marche sur des câbles, le tout à l’air libre, dans un vent frais piquant. Déjà que la hauteur est désagréable, même si on ne la remarque pas forcément derrière les enchevêtrements de tuyaux rouillés, mais en plus, elle désespère de voir que rien, absolument rien n’est aux normes.
Il y a quelques années, le gouvernement a décidé d’un certain nombre de réformes qui ont fait le bonheur des fabricants de véhicules volants. Les propriétaires ont dû mettre au placard un certain nombre de navires de 3e génération pour favoriser les 6e et 7e. Le ‘‘soleil’’ est un navire de 1e génération. Il est légendaire ! C’est lui qui a dirigé la première vague d’exploration par l’université scientifique. Des personnages légendaires ont précédé Sophie dans la visite de cet endroit. Mais il est devenu obsolète. C’est plus un objet historique qu’autre chose. Le gouvernement l’a gardé tel quel pour sa valeur aux yeux de la population. Et peut-être un peu aussi parce que l’entretien ça coûte de l’argent. On ne sait pas. De toute façon, avec les réformes, le vaisseau a dû être immobilisé depuis quelques années déjà. Il reste au-dessus d’une zone industrielle proche de la capitale politique du pays. Une ancre de quelques dizaines de mètres de long le raccroche à la terre. Des navettes font le trajet entre le sol et le ‘‘soleil’’. Ou plutôt faisaient. Fût un temps, les touristes affluaient. Aujourd’hui, le trajet se fait sur rendez-vous et cela n’arrive que très rarement.
« Voici ton bureau ! »
Benoit ramène Sophie à la réalité en lui ouvrant la porte d’une pièce en sous-pente. Une pièce qui serait plus justement appelé un placard n’importe où ailleurs. Mais dans ce placard-ci, il y a un bureau, sur lequel siègent sans rougir un balai, deux serpillères et un piège à souris. Une couche de poussière semble uniformément posée sur le bureau et les objets qui le surplombent. Une bonne couche. La pièce est éclairée par un lustre à tirette accroché au plafond, au-dessus du bureau. Les mouvements de Sophie pour s’assoir sur une chaise cassée évoquent comme une peur d’attraper une maladie infectieuse mortelle. Pourtant elle s’assoit. Elle sera plus forte que tout cela. Elle en a besoin, déjà pour compléter ses études, mais aussi pour rendre à ce navire sa splendeur d’autrefois !
« Ton stage, c’est pour t’occuper de tout ce qui est administratif, c’est ça ? »
« Exactement. Administration, comptabilité et un peu de juridique. Je suis en 3e année. »
Son visage prend la couleur de la fierté. Elle a dû tirer beaucoup de ficelle pour venir ici en stage. Elle compte bien faire avancer les choses et faire bouger les institutions grâce à de la documentation bien construite. Tout ceci va demander beaucoup de travail. Il faut récupérer les documents, construire des dossiers, organiser la remise en état et faire en sorte que tout soit réglé comme du papier administratif.
« D’accord. He bien… Tu as l’air d’avoir du boulot. En tout cas, tes prédécesseurs ont galéré. »
Après une petite pause gênante qui marque la fin de l’entretien, il reprend :
« Moi je vais aller rejoindre les autres. »
C’est vrai que la visite complète s’est faite sans croiser personne. Sauf un machiniste et un goéland qui se cherchaient des poux.
« Où est tout le personnel ? C’est l’heure de déjeuner déjà ? »
« Il est un peu tôt encore, mais si tu as faim, sers toi dans le grand frigo de la cantine. Nous on s’en va ! »
« Pardon ? »
Ici encore le son est si insupportable, qu’elle a du mal à comprendre. Elle rit de sa propre naïveté.
« Excusez-moi, j’ai compris ‘‘on s’en va’’, comme si vous partiez ! Vous allez à la cantine, c’est ça ? »
Elle reprend son rire. Il la rejoint dans l’euphorie.
« Non non, on part. Je crois que Régis reste. On ne va pas rester éternellement sur un vaisseau qui n’avance pas, hein ? Bon courage pour ton stage en tout cas ! »
Il rigole et ferme la porte. Le choc éteint la lampe de Sophie. Il fait noir. Elle entend des crissements derrière le concert qui lui emplit les oreilles. Un son strident. Ou peut-être plusieurs. Ou peut-être pas après tout. Mais peut-être des mouvements dans ses pieds aussi. Ou peut-être pas.
Sophie est figée. Elle réfléchit. Il doit y avoir un moyen de partir. Fuir. Ramener une navette et tout simplement changer de stage. Peut-être. Cela doit être possible administrativement.
Ou peut-être pas.
Contrainte 1 | Une(e) prophète(sse) |
POINT DE VUE
Nora s’étira de tout son long. Elle avait grappillé quelques heures de sommeil dans le creux d’un rocher. Elle aimait ce contact dur et froid, apaisant, et surtout qui lui donnait l’impression qu’elle était en symbiose avec ce monde et son sous-sol mystérieux… Même si beaucoup d’êtres humains la chahutaient, même si son statut de prophétesse était souvent un poids plus qu’une bénédiction.
Mais voilà, elle avait le devoir de mémoire. Sa caste avait cette responsabilité. Celle de permettre de garder le souvenir du Grand Cataclysme dans le cœur et la mémoire des hommes. Celui qui avait précipité les êtres humains dans l’oubli, parce qu’ils s’étaient pris pour des dieux. Et cela n’avait pas plus à ces derniers, qui les avaient alors punis. C’était il y a bien longtemps, les traces avaient été effacées, le paysage ne montrait plus les blessures causées par l’affrontement gigantesque où l’humain avait été remis à sa place. Il ne leur restait que le présent, celui où tous marchaient humblement sous la lumière éclatante du Dieu-Soleil omniprésent.
Nora était devenue prophétesse, parce qu’elle avait les intuitions et les rêves lorsqu’elle descendait le plus profondément possible dans les boyaux de leur terre. Enfant déjà, elle avait trouvé les failles et les creux oubliés, les tunnels dangereux et étroits. Alors elle descendait dans les entrailles de leur monde, et écoutait les sons de leur Déesse-Terre, regardait les visions qu’elle lui accordait. Ses murmures étaient souvent peu clairs, comme un langage étrange et fascinant. Les images étaient le plus souvent effacées, et les paroles semblables à des murmures. Mais Nora savait écouter et regarder avec patience.
Le village était solidement bâti. Les castes s’activaient à leurs travaux respectifs sous la lumière puissante de leur Dieu-Soleil. Les panneaux de récupération d’énergie avaient besoin d’être entretenus, les peaux des bêtes tuées avaient besoin d’être tannées, les filtres à eau devaient être nettoyés, et la viande devait être cuisinée ou salée pour toute la communauté, et il fallait construire ou consolider les habitations. Ainsi allait la vie des hommes, qui veillaient avec grand soin à ce qui subsistait encore du Monde-d’Avant, tout en organisant leur vie quotidienne suivant des règles établies depuis bien longtemps pour respecter les dieux et les déesses.
Le Dieu-Soleil brillait en permanence dans le ciel. Nora racontait qu’autrefois, il se couchait et laissait place à l’obscurité totale, qui était le moment sacré où tout le monde dormait en même temps. Elle savait que c’était la vérité qu’elle devait transmettre, même si cela lui valait bien des quolibets. Rarement des coups, car les villageois avaient une certaine crainte : et si jamais Nora avait vraiment un lien spécial avec la Déesse-Terre ? Il ne faudrait alors pas reproduire l’erreur de leurs ancêtres et la froisser. Alors ils la laissaient parler, et raconter ses affabulations aux adultes, et surtout aux enfants qui écoutaient avec des yeux grands ouverts.
— Plusieurs heures où tout le monde dort en même temps ? Mais c’est impossible, Prophétesse ! Comment les tâches pourraient-elles être accomplies si tout le monde dort ?
— Parce qu’à cette époque, il y avait des serviteurs mécaniques qui s’occupaient de beaucoup de nos tâches. Tu sais, comme celui que Tomah a découvert au fond d’un puits il y a trois mois ?
— Mais ce truc, c’était un vestige tabou ! Les Maîtresses l’ont détruit ! C’était un de nos affronts aux dieux !
— Ma chérie, c’est tabou aujourd’hui, mais cela nous permet de nous souvenir que nos ancêtres ont même essayé de créer des fausses vies. Et tu vois, à l’époque, c’était eux qui accomplissaient les tâches à notre place.
— N’empêche, ça devait être pratique, quand même… Moi j’aime pas nettoyer les filtres à eau, ça pue… Tabou, d’accord, mais pratique.
Depuis qu’elle était toute jeune, Nora avait été plus loin que ceux de sa caste. Elle avait voulu connaître encore un peu plus l’histoire des hommes, et surtout elle voulait comprendre pourquoi elles faisaient ces rêves étranges. Elle voyait du noir dans le ciel, composé de points brillants, mais plus de Dieu-Soleil. Elle avait vu des images étant toute petite, dans une drôle de grotte dans lequel elle était tombée par hasard. C’était beau, impressionnant, et cela faisait un peu peur aussi. Elle se souvenait de bribes, mais ses rêves avaient complété les visions. Elle savait que le Dieu-Soleil n’avait pas toujours été omniprésent. Qu’il n’avait pas toujours été là en permanence pour leur rappeler sa puissance, et leur déchéance.
Alors elle cherchait, marcheuse infatigable. Elle cherchait d’autres grottes, d’autres rêves, d’autres preuves. Elle trouvait parfois des petits objets métalliques, qu’elle ajoutait à ses parures, où qu’elle troquait contre un peu de confort s’ils pouvaient être utiles à la communauté. Elle allait ainsi de village en village. Son statut de prophétesse lui permettait d’avoir un peu de nourriture partout où elle allait. De la crainte et des moqueries aussi. La peur prenait une forme étrange : on se moquait par défi, mais on écoutait quand même, juste au cas où.
— Hey, Nora-la-folle, tu as encore des histoires à nous raconter ? Qu’as-tu trouvé de faux à nous proclamer, cette fois-ci ? Je sais que tu es descendue dans le tunnel que Patrik a découvert !
— Bonjour, Maîtresse de la tribu des Éloignés. Je suis descendue, en effet. Mais il n’y avait rien de plus que les murmures habituels de la Déesse-Terre. Je suis remontée sans nouveau rêve.
— Ha… Je suis déçue. Nous aurions voulu entendre tes mensonges sur le Dieu-Soleil absent et le noir dans le ciel, nous avons besoin de rire un peu ! Un de nos chasseurs a été salement blessé…
— Mais je peux toujours vous raconter mes visions et l’histoire de notre monde, lors d’un repas avec ceux qui seront de repos.
— Oui, allez, cela fera de la distraction ! Et tu auras ton dû en nourriture, comme ça.
Nora était ainsi arrivée à un endroit du monde où la végétation semblait moins importante. L’horizon était lui-même étrange, comme s’il était devenu plus flou. Le village des Eloignés portait bien son nom. Elle était venue ici pour un tunnel finalement décevant, mais le paysage alentour avait éveillé sa curiosité. Bien sûr, personne ne s’aventurait au-delà de ce village. La ligne de collines régulières, un peu plus au sud, formait une frontière sacrée. Personne ne se souvenait plus pourquoi, même pas sa caste. Il était juste question de territoire divin réservé, car un Dieu-Gardien se trouvait là. Nora respectait les déesses, et craignait les dieux.
Après le repas où elle avait raconté les légendes à un auditoire fasciné bien malgré lui, son sommeil agité lui avait amené des rêves. Elle voyait leur monde entouré d’une ombre intense, comme s’il voulait l’avaler. La Déesse-Terre ne semblait pas inquiète que le Dieu-Soleil ne soit pas là pour la réchauffer. Pire, elle semblait avoir toujours été ainsi, nageant dans un océan sans autre lumière que des petits points minuscules. Nora savait qu’elle voyait la vérité. Même si elle n’arrivait pas à l’expliquer ni à la comprendre. C’est alors que la Déesse-Terre se cabra, et soudain fut recouverte d’une poussière grise sur toute sa surface ! Dans son rêve, Nora voyait les hommes, les animaux et les plantes mourir sous les cendres provoquées par une gigantesque explosion. Venait-elle d’avoir la vision du Grand Cataclysme ? Elle se réveilla en sueurs.
— Je n’ai jamais fait un rêve pareil ! C’était si clair, si fort ! Pourquoi maintenant, pourquoi ici ?
Elle tourna les yeux vers l’ouverture dans la hutte qui l’avait accueillie pour qu’elle dorme un peu, son regard fixant l’horizon interdit. Elle se demandait si c’était la proximité avec le Dieu-Gardien qui lui avait insufflé ces nouvelles visions. Secouant la tête, elle rassembla ses maigres affaires pour se remettre en route.
Mais alors qu’elle passait entre les rizières où travaillaient quelques villageois, une envie de s’approcher un peu plus près de la ligne des collines monta impérieusement. Était-ce une intuition ? La Déesse-Terre voulait-elle que Nora apprenne encore un peu plus de choses ? Après une dernière hésitation, la prophétesse changea de direction. Personne ne faisait attention à elle, de toute façon, car chaque caste vaquait à ses occupations.
Nora avançait avec crainte et respect, mais aussi avec curiosité. Les collines n’étaient plus très loin, maintenant. Et elles étaient surmontées de troncs bizarres, ou plutôt de poteaux. Ces derniers semblaient être reliés entre eux par des surfaces transparentes et mouvantes, comme si elles étaient animées d’énergie, comme celle qui était récupérée via les panneaux solaires. Nora sentait l’air crépiter alors qu’elle s’approchait. Elle lança une pierre ramassée au sol, qui rebondit dans un bruit aigu en touchant le mur d’énergie.
— Tu es bien protégé, Dieu-Gardien. Mais si la Déesse-Terre veut que je vienne jusqu’à toi, il va bien falloir que je trouve un moyen de passer…
Elle fouina des heures durant, longeant les collines et inspectant chaque fourrée. Mais elle n’était pas prophétesse pour rien, et son intuition la conduisit exactement où il fallait : un vieux tunnel passait sous les collines, et il y avait assez de place pour qu’elle se faufile. Elle savait qu’en faisant ce choix, elle enfreignait les règles que même son statut de prophétesse ne pouvait l’autoriser à déroger. C’était un choix sans retour possible. Parce qu’elle ne pourrait pas être raconteuse de vérité si elle commençait à mentir : il faudrait donc avouer qu’elle avait franchi la limite interdite.
Nora prit une grande inspiration, regarda derrière elle le monde, puis se faufila dans l’étroit boyau. Elle rampa quelque temps, mais elle avait l’habitude. Du métal fit bientôt place à la roche habituelle. Elle avait déjà vécu ça quelques fois dans sa vie, et ce genre de caches en métal avait toujours été riche d’enseignement. Mais le tunnel continuait, quoiqu’en s’élargissant. Au final, elle arriva sur une grille. Celle-ci était solide, mais son pourtour, non entretenu, avait un peu rouillé. Elle se retourna pour pousser un grand coup dessus avec ses pieds joints, et au bout de la troisième tentative, celle-ci céda.
La prophétesse descendit du tunnel dans une large pièce métallique. C’était inhabituel d’en voir une en aussi bon état. En général, la végétation et les rongeurs avaient envahi les grottes… Mais le plus étonnant était le mur en face d’elle. Était-ce vraiment un mur ? On aurait dit du verre, cette matière tellement rare et réservée aux Maîtresses et à leurs Maisons de Décisions.
Sauf que cette immense baie vitrée donnait sur un ciel d’un noir d’encre. La lumière du Dieu-Soleil semblait irradier depuis le côté droit, mais il n’empêchait pas l’obscurité d’être présente, piquetée de milliers d’étoiles. C’était exactement comme dans ses rêves ! La Déesse-Terre nageait bien dans le noir !
En s’approchant de la large fenêtre, Nora découvrit alors un drôle de spectacle. Au loin, plus bas sur la gauche, elle voyait une planète recouverte d’un manteau gris et de volutes blanches, à côté de laquelle flottait un caillou rond. Était-ce la fameuse Déesse-Lune dont parlaient les légendes ? Mais alors… Si elle voyait sa planète par la fenêtre, où était-elle elle-même ?
Sur une table, non loin d’elle, se trouvait une maquette. Il y avait une représentation du soleil, de la terre, de la lune, et même d’autres planètes du système solaire. Et, entre la terre et le soleil, se tenait une structure flottante, comme une plateforme gigantesque et qui présentait toujours la même face aux rayons lumineux. Nora ne pouvait pas lire cette langue, mais il y avait un cartel avec une légende à cette construction : elle s’intitulait « Espoir de l’humanité ».
Contrainte 1 | Une bougie empoisonnée |
ET POURTANT ELLE TOURNE
« On recule d’une heure ou on avance d’une heure ? »-
— On avance !
— On recule !
Pendant que le groupe en rouge, les astronomes, se dispute sur le changement d’heure, un autre groupe, les biologistes, en vert, se penche sur le sol et se demande s’il est fissuré ou s’il est craquelé.
« C’est une fissure ça, pas une craquelure.
— Non, c’est une craquelure, je suis formelle. »
Lui, le Roi, le Sire-Cire regarde ses éminents scientifiques, le menton dans la main, une bougie à ses côtés se consumant inexorablement pendant que ses ABRUTIS perdent leur temps à se disputer et ne trouvent pas la solution au problème problématique qui est apparu depuis quelque temps.
« Voilà, euuuh, sa Majesté, euuh votre Majesté, Cire, le Soleil ne bouge plus. Enfin, on ne sait toujours pas si c’est le soleil ou notre planète WXYZ qui bouge, bougeait enfin bref, y’a quelque chose qui s’est arrêté de tourner et qui représente un problème problématique. On a entendu comme un « ploc » puis un « cabong, cabong » et tout s’est arrêté, avait laborieusement annoncé Copernac l’astronome en chef.
Et depuis on cherche.
La planète WXYZ est un peu particulière à vos yeux d’humains, je présume. Deux fois par an, le sens de rotation de quelque chose, soleil ou planète, s’inverse, il faut donc avancer ou reculer l’heure. Parfois on recule deux fois dans l’année, parfois on avance deux fois dans l’année, parfois on avance puis on recule, parfois on recule puis on avance, ceci décidé par les astronomes abru… éminents WXYZiens. Ils sont les seuls à suivre et à savoir quelle heure il est.
Et à cause de ce problème problématique, le soleil éclaire la même face de la planète, et la terre se craquelle ou se fissure donc comme en pleine sécheresse. Seulement, la sécheresse est inconnue sur la planète WXYZ car le sol s’auto-arrose, comme s’il y avait un système d’arrosage automatique enfoui profondément dans le sol et qui l’humidifiait de bas en haut dès que le besoin s’en fait sentir. Il ne pleut jamais sur la planète WXYZ, il fait toujours beau, c’est la plus belle planète du système solaire. D’où l’incompréhension et la stupeur des biologistes. Que se passe-t-il ? C’est la question que le Sire-Cire a posée à tous ces abru… brillants scientifiques mais pour l’instant pas de réponse, et la bougie se consume.
Pour pallier les difficultés d’une telle situation il a fallu réorganiser la planète WXYZ. Les habitants qui vivent sur la surface éclairée vingt-quatre heures sur vingt-quatre échangent toutes les douze heures avec ceux qui vivent dans l’ombre, la tête en bas. WXYZ est petite, tout le monde se connaît, cela ne pose aucun problème. La planète WXYZ est la meilleure planète de toute la galaxie. Mais cette situation ne peut durer trop longtemps. La bougie se consume et le Roi-Cire a des choses à faire.
Le Roi fait venir Copernac pour faire un point sur la situation. Le petit homme a les yeux rouges, les ongles rongés, les traits tirés, il ne dort plus depuis des jours. Il a peur pour sa tête, pour ses bras, pour ses jambes, pour sa famille, il ne sait pas ce qui peut lui arriver s’il ne trouve pas 1) l’explication, 2) la solution. Que peut-il lui arriver ? Rien de bien terrible, nous sommes sur la plus gentille planète de l’univers avec le Roi le plus juste qui puisse exister. Mais bon, peut-être un écartèlement, mais un gentil écartèlement.
Copernac n’a pour l’instant rien de nouveau à déclarer. « Je cherche. Le « ploc » et le « cabong, cabong » sont des indices, je mène l’enquête. Je vais devoir me rendre de l’autre côté de la planète pour voir ce qu’il s’y passe. »
Cela lui fera gagner du temps et un voyage gratuit pour aller rendre visite à Grand-mère Berthe. Elle lui fera du chocolat, ça lui fera du bien, il est surmené.
Le Roi acquiesce et louche sur la bougie à ses côtés. « Que toute cette histoire soit réglée dans la semaine. Je ne suis pas un roi qui aime le soleil ». Copernac tenterait bien une plaisanterie du genre « pourtant vous n’êtes pas en cire, Sire », mais il a peur de la douleur. Copernac se rend donc de l’autre côté de la planète. Il va voir sa Mamie Berthe et ne fait rien pour changer le cours de la planète.
Pourquoi ? Une explication s’impose.
Arrêtons-nous un instant. Laissez-moi vous dire un secret. Le Roi est effectivement en cire. La bougie à ses côtés, c’est sa vie qui se consume, et il craint que le soleil ne la fasse fondre plus vite. Et Copernac, qui connaît ce secret, veut que la bougie fonde. Car cette bougie est empoisonnée. Une dose de poison a été insérée discrètement lors du processus de fabrication, et la fumée doit entrer en action bientôt tout aussi discrètement. Le Roi n’a pas de successeur, quand cette bougie fondera, il n’y aura plus de Sire-Cire. Car même si c’est le Cire est le Roi le plus juste et le plus sympathique du monde stellaire, il est temps de passer à autre chose. Alors Copernac déguste son chocolat, la tête en bas en pensant à l’ancre qu’il a tout simplement accrochée à la planète pour l’empêcher de tourner car c’est la planète WXYZ qui tourne et pas le Soleil, il le sait depuis quelque temps maintenant. Il sourit.
Contrainte 1 | Dans une imprimerie désaffectée |
Contrainte 2 | Un alambic |
LE SOLEIL NE SE DÉPLACE PLUS
Édouard est fils d’imprimeur. Petit, il avait l’habitude de jouer parmi les machines bruyantes de son père. Les odeurs de papier chaud évoquent pour lui des souvenirs chaleureux et un réconfort familial. Le bâtiment était haut de plafond. Un beau hangar comme on en faisait à l’époque. Avant la nouvelle ère, l’entreprise observait un succès exemplaire. Les employés étaient nombreux. Les machines tournaient à plein régime pour fournir le monde en informations, divertissements ou autres histoires. Ce père passionné voyait au-delà de l’aspect purement lucratif de l’activité. Il était persuadé d’avoir une réelle influence sur l’humanité « voire même l’univers » par le biais de son activité. Cela faisait bien rire sa femme et Édouard. « Rêveur et convaincu, tant qu’à faire » disait-elle.
Aujourd’hui en pleine force de l’âge et épuisé par un travail qui ne l’épanouie plus depuis des années, Édouard passe de plus en plus de temps collé à la fenêtre de son bureau, observant la ville en contrebas sans vraiment la voir. Déphasé. Les lumières de la ville flottent dans le noir. Il travaille dans une société éditrice de contenus numériques. Il aura connu le grand boom de ce plus si récent secteur économique qui lui aura permis ascension professionnelle exemplaire.
La ferveur et l’attitude rebelle des lignes éditoriales des débuts l’avaient enivré alors qu’il était encore ado. Il a très vite su voir le potentiel de cette nouvelle forme d’édition dans laquelle il se retrouvait enfin. Dynamique, original, unique et gratuite ou presque qui plus est. Le choix était évident. Aujourd’hui à la tête de l’un des plus grands journaux numériques du monde, sa parole pèse lourd dans l’opinion publique. « Pff, parole mon cul » rétorque-t-il à ses amis qui tentent de le flatter. Certains pour obtenir ses faveurs pour provoquer une opportunité professionnelle car la situation est devenue précaire dans le milieu.
Assis derrière son grand bureau dont les portes vitrées donnent sur un open-space occupé par une trentaine de personnes dont la moitié de stagiaires, il commence à titrer sans aucun engouement son prochain article : « 1309e jour sans soleil…». Un algorithme lui propose plusieurs suggestions suivies chacune d’un indicateur de succès potentiel : « xxxxe jour sans soleil, et comment entretenir mon bronzage ? », « xxxxe jour sans soleil, serait-ce l’apocalypse ? », « xxxxe jour sans soleil, xxxxe raison de doper votre vie sexuelle », « xxxxe jour sans soleil, moi président, je vous promets de vous le ramener en moins de 2 ans », etc. Il clique au hasard sur l’un des items, de toute façon c’est toujours les mêmes. L’étape suivante lui suggère une liste de titres paraphrasés sur la base de sa précédente sélection. Il clique encore au hasard. Une IA se charge de lui rédiger l’article en choisissant un champ sémantique qui fait appel soit à la peur, soit à la politique, soit évoque un fait divers, comme tout le monde fait dans le métier dorénavant. C’est la 1309e fois qu’Édouard commence ainsi sa journée. Julien, son associé et actionnaire principal passe derrière lui et lui tape dans le dos en jetant un œil à son écran :
– « pourquoi tu ne programmes pas cet article pour le publier automatiquement tous les matins comme font tous les autres ? J’ai jamais compris pourquoi tu t’emmerdais. »
– « et si le soleil revient ? On aura l’air malin. Et puis ça me donne presque l’impression de faire mon boulot. »
Julien éclate de rire puis enchaîne.
– « En parlant de ça, désolé, mais ton article sur la découverte de la vie sur Alpha Centauri, c’est cool hein, moi ça me passionne. Mais le gens s’en foutent. Ça va pas cliquer. Et tu sais bien que la concurrence fait exactement la même chose que nous et qu’on est tous au bord de la faillite. Donc on n’en est plus à l’époque de la prise de risque mon p’tit gars, à moins que tu ne veuilles plus voir ici que des stagiaires trentenaires comme chez Yvo. Parle donc plutôt du terrorisme ou d’un pseudo scandale de starlette à la con, enfin tu vois. Pioche dans l’algo et viens te prendre un café avec moi. »
Quelques clics et Édouard se lève pour suivre Julien à la cafette.
– « C’est quand même étrange ce soleil qui reste bloqué. » lance Édouard.
– « Sans blague ? Moi ce qui m’emmerde le plus c’est que vu le prix de loyers côté ensoleillé aujourd’hui, on se retrouve tous ici bloqués comme des cons, sans le sou comme on est. »
– « Ouai mais je veux dire, tu te souviens pas de quand l’édition papier était en train de stagner elle aussi, on a eu droit à des nuits sacrément longues pendant quelques mois, avant qu’elle ne sombre définitivement ? »
– « Si, totalement. Tu veux en venir où ? »
– « Hum… je sais pas. Je pense à voix haute. »
– « Ca va toi en ce moment ? Je te sens un peu ailleurs. »
– « Ouai ouai… Ca te dérange pas si je m’absente cet après-midi ? J’ai besoin de prendre un peu l’air. »
– « Hey mon loulou, nos semaines durent 5 minutes le lundi matin à coup de cliques. Et encore, c’est parce que Papy fait de la résistance et qu’il ne laisse pas l’algo faire le boulot à se place. Tu pourrais passer tes journées à dormir que je ne pourrais même pas t’en vouloir. Alors te fous pas de moi, fais-toi plaisir. »
Édouard arrive au pied d’un bâtiment familier. La porte d’entrée est entre-ouverte. Une fois à l’intérieur, il s’arrête et observe l’imprimerie désaffectée de son enfance. Rien n’a changé. Si ce n’est le bruit qui s’est transformé en silence interrompu par le son des quelques gouttes d’eau qui tombent du plafond mal entretenu.
Il actionne une machine qui démarre au quart de tour à sa grande surprise. Une odeur de papier chaud vient flatter ses narines. Il la regarde longuement.
« Après tout, c’est chez moi. » pense-t-il à voix haute.
Des mois plus tard, Édouard est toujours affairé à ses machines. La barbe en plus. Les yeux creusés par la fatigue. Un vieil alambic a pris place dans le bureau qui surplombe la ligne de production.
Il presse les mêmes articles qu’il s’était résigné à produire ces dernières années. L’idée est de minimiser les risques financiers en ne s’éloignant pas des lignes éditoriales habituelles, tout en souhaitant redonner le goût du papier aux lecteurs car « ça, c’est authentique ».
Il fait toujours aussi noir dehors.
Les ventes ne décollent pas. Les palettes qu’il expédie lui reviennent aussi remplies.
Un matelas est apparu dans le bureau. Un micro-ondes, une penderie et un lavabo ont aussi fait leur apparition. Dans ce qui s’apparente à un garde-manger de fortune : des pâtes et des pommes de terre.
De nombreuses feuilles chiffonnées jonchent le sol autour du bureau et titrent : « 1684e jour sans soleil, … », « Son père, c’est sa grand-mère », « Des cellules terroristes sommeillent potentiellement au sein même de votre maison », « La montée des partis extrémistes, doit-on vraiment s’en inquiéter ? »…
Allongé dans son lit de fortune, les mains derrière la tête, le chauffage d’appoint à proximité, il regarde la télé l’air blasé.
Une starlette de la télé-réalité, assise face caméra dans un canapé rose bonbon dans une petite pièce aux couleurs tout aussi pétantes déclare avec une voix nasillarde « cette pétasse, c’est la pire escalope de le monde, voire même l’univers ».
Édouard ne réagit pas tout de suite puis se lève brusquement : « oh et puis merde ! ».
Il s’installe à son bureau et commence à titrer : « Alpha Centauri… »
Le lendemain soir, alors qu’il découvre avec stupéfaction qu’il a vendu la moitié de ses impressions, un rayon de soleil transperce la scène à travers les trous au plafond du hangar. Il n’en croit pas ses yeux et court à l’extérieur pour vérifier. Le soleil disparaît quelques secondes à peine après qu’il soit sorti du bâtiment familial. Les yeux restés fixés au ciel redevenu nuit, il murmure « voire même l’univers… ».
SYSTÈME BINAIRE
Il l’avait reçu à son anniversaire. Les treize ans étaient un moment important, un événement particulier et unique, et chaque enfant sur Terre en recevait un. Cela faisait maintenant une centaine d’années que c’était devenu commun, en quelque sorte une étape initiatique, de celles qui te font rentrer dans un monde différent, un monde de responsabilités. On ne se demandait plus « Comment vas-tu ? » ou bien « Qu’as-tu fait de beau ces derniers temps ? », non, les phrases usuelles avaient changées. On en parlait comme si c’était plus important encore que les personnes qui les portaient.
Avant même qu’il n’ouvre le paquet, il pouvait sentir sa chaleur. Un mince fil d’or y était accroché, avec au bout une boucle suffisamment grande pour y passer le poignet. Il était parfaitement ajusté. C’était comme avoir un compagnon de vie personnel. Gourmand et dépendant mais productif et tellement utile.
Dans ce monde où la lumière avait disparue, les soleils de poche avaient remplacé la lumière naturelle. Toute personne en recevait un à ses treize ans et se devait de l’entretenir. Il fallait en prendre soin, le nourrir et le protéger. Ils en étaient devenus dépendant. Avec le temps, c’était devenu usuel, on ne pouvait vivre sans.
Il l’avait aimé tout de suite. Dès qu’il l’avait vu, c’était comme un petit bonheur qui nous éclairait le chemin, qui illuminait l’espace. Il n’était ni trop gros, ni trop petit, et jamais trop chaud ou trop froid. La règle était simple à retenir. Elle avait pour but de protéger à la fois le porteur, mais aussi son soleil.
« Tu ne le laissera pas s’éteindre, sous aucun prétexte »
David avait grandi et avec le temps, le lien s’était intégré à sa peau, il ne faisait plus qu’un avec son petit astre. Le temps ne semblait pas avoir eu de prise dessus. Il était maintenant devenu un charmant jeune homme. Il ne faisait pas son âge et son soleil rayonnait avec beaucoup de force. Il aimait se poser en terrasse de cafés et observer ces lumières qui allaient et venaient, ces énergies telles des feux follets se déplaçant échangeant un peu d’énergie. Mais qu’est-ce que l’énergie, si ce n’est du temps ?
Il n’avait pas saisis de suite ce que ce lien impliquait, avec le temps, il avait assimilé cette condition. Tout système pour fonctionner requiert un échange. Il l’avait compris la première fois qu’il était tombé malade. Son soleil avait faiblit, sa lumière avait diminuée de manière considérable et il avait même vacillé pendant un moment, comme la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre. Il fallait rester en bonne santé, manger sainement et avoir une bonne hygiène de vie. Ses parents avaient insisté sur ce dernier point.
« Tu ne souhaites pas que le contrôleur de lumière vienne te chercher ! »
C’était une chose souvent dite, mais il ne l’avait jamais vu ce « contrôleur de lumière ». Cependant, il n’avait jamais vu non plus de personnes avec un soleil mal en point, voir pas de soleil du tout. Il avait gardé ses interrogations pour lui et se contentait de suivre les règles. Cela avait toujours fonctionné comme cela, jusqu’à ce qu’il la rencontre.
Elle était belle, son astre d’un bleu pétillant, une chaleur douce et rayonnante. A présent, il venait à ce café tous les jours juste pour la voir. Cela lui faisait faire un détour conséquent, mais elle y était présente pendant une heure, le temps de prendre un thé et de lire le journal. Il n’avait jamais osé l’approcher. C’est comme si elle venait d’un autre plan d’existence. Il ne pouvait détacher son regard du bleu intense qui le submergeait.
Alors qu’il approchait comme à son habitude du café il percuta quelqu’un. Il tombât et entraina dans sa chute son compagnon d’infortune. Il commença à pester à haute voix avant de se rendre compte de cet éclat turquoise au-dessus de lui. Un éclat de rire, semblable au chant d’un verre en cristal retentis. Leurs fils s’étaient emmêlés et les deux soleils se tournaient autour, comme deux astres qui auraient entamés une danse rituelle. Une fois qu’il eut détourné le regard de cette étrange situation, il la vit. Elle était parfaite. Avec un peu de patience et de délicatesse, elle l’aida à démêler les fils, et ils furent rapidement libérés l’un de l’autre.
« Je m’appelle Alice »
Il ne réussit que vaguement à bredouiller son nom. Le bleu de ses yeux était plus profond encore que celui de son étoile. Elle lui fit un signe de la main et reprit tranquillement son chemin. Alors qu’il s’apprêtait à faire de même, il se retrouva stoppé net. Son soleil ne voulait plus bouger. Fait étrange, il avait même diminué en taille et en chaleur. Il avait beau tirer, pousser, tenter des mouvements de toutes sorte, rien n’y faisait, il ne bougeait pas d’un pouce. Désespéré, il finit par s’assoir par terre. Les yeux rivés sur son soleil, comme si son monde était en train de s’écrouler. Son ami de toujours avait changé, une tâche rougeâtre qu’il n’avait alors jamais vue était en train de s’étendre, et il semblait plus chaud également, plus intense, comme s’il se consumait complètement.
La journée arrivait à son terme et il était toujours bloqué ici. Il avait trop peur d’appeler qui que ce soit. L’angoisse d’avoir à faire au contrôleur de lumière le tenaillait. Il avait l’impression d’avoir fait une bêtise, de l’avoir cassé. Sans possibilité de se mouvoir, il était destiné à mourir ici. Il ne savait pas quoi faire, personne ne lui avait expliqué comment ces choses-là fonctionnaient.
Alors qu’il allait abandonner tout espoir, une main se posa sur son épaule. Il se sentit rapidement mieux, et pu se lever. Elle était là.
« Tu as déjà entendu parler du système des étoiles binaires ? »
Il secoua la tête, contrarié de son ignorance.
« Il s’agit de deux étoiles orbitant ensemble autour d’un même point. Mais cet équilibre est fragile, il faut savoir le préserver, sinon une étoile finit par absorber l’autre. Je crois que j’ai emporté un peu de toi tout à l’heure… »
Il leva les yeux, l’astre bleu et son soleil jaune avaient fini par trouver un point d’équilibre. Il se sentait un peu mieux, comme si cela levait le voile sur un mystère bien plus grand encore. Soulagé était en fait le mot recherché.
« Je n’aurais pas su quoi faire sans toi, j’avais peur que les contrôleurs de lumière viennent me chercher »
Elle éclata de rire. Vexé, il ne dit plus mot.
« Les contrôleurs existent, mais ils ne viendront pas te chercher pour ça ! Il faudrait que ce soit plus grave, comme un vol de soleil, ou bien un recel d’énergie. Tomber amoureux n’est pas un crime. »
Penaud, il ne dit mot. Elle posa un baiser sur sa joue.
« A demain. »