Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2022 : « Traducteurs en série.s »

Un traducteur ou une traductrice, c’est quelqu’un qui transpose un texte pour le donner à lire à des gens qui, sans cela, n’y auraient pas eu accès. 

Qui ouvre des passages entre les mondes, pour les autres. 

Qui aussi, quelquefois, fait des erreurs – en particulier quand le traducteur est en fait un logiciel. 

Bref, c’est une profession que je tiens en haute estime. 

Le travail en série en revanche… 

Mais qu’est-ce que nos candidats ont fait de ces traducteurs en série.s ? Et où les contraintes les ont-elles menés ? 

  • Les attentes du courrier
  • Ainsi pète le chat
  • La magie de la brute
  • Tradéliction
  • Poursuite du bonheur. 16h27
  • Pythagore
Contrainte 1
Nulle part où s’arrêter
   

LES ATTENTES DU COURRIER

Une bouffée de souvenirs fit tourner la tête de Jonas. La nuit avec Martin, cette nuit magique, ce moment d’exception qu’ils avaient partagé, peut-être enfin allait-t-il en avoir des nouvelles. Car à l’horizon, dépassant du relief agité des vagues, perçant à travers les embruns, une montagne s’élevait. Le vent avait forci, contourner n’aurait pris qu’une heure ou deux de glisse sans effort sur les flots, mais la montée par les zigzags de l’immense escalier blanc lui prendrait jusqu’à la nuit. Jonas serra sa voile et redressa le gouvernail : son bateau fit une embardée vers son nouvel objectif. Déjà il apercevait le ponton d’amarrage. Une barque l’y attendait, promesse d’humanité.

Ce n’est qu’à mi-hauteur qu’il s’interrompit, à bout de souffle. A perte de vue, l’océan battait de vagues de plus en plus hauts, à l’aspect de plus en plus impressionnant à mesure que les ombres fuyaient le coucher du soleil. Pourtant soudain l’énergie lui revint.

Son corps libéra soudain des ressources jusque là cachées, son cœur accéléra pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’effort physique. Il n’eut plus un regard pour l’or du soleil couchant, il ne daigna pas s’inquiéter lorsque des bourrasques chargées de brume manquèrent de l’arracher aux marches usées.

A cent mètres du sommet, son antécédent l’attendait. « Ohééé » cria-t-il ! Il courut presque, se tenant aux pierres saillantes, arrachant de la mousse aux parois. C’était un inconnu, évidemment. Ils n’échangèrent pas leurs prénoms, l’homme n’avait apparemment pas le courage de la politesse et ses yeux implorant convainquirent Jonas de le laisser poser sa question en premier :

— Je t’en prie, de toutes tes courses, sais-tu ce que me réponds Alina ? s’écria son antécédent.

Jonas hocha la tête, posa sa main gauche sur son cœur et ferma les yeux quelques instants pour fouiller sa mémoire et, appuyé dans une anfractuosité, il lui rapporta ce qu’on lui avait transmis.

— J’ai entendu moi-même, que Horb m’a dit, que Alina a dit : elle te remercie de tes excuses, mais elle trouve vraiment inconvenant de ne pas avoir rechargé la cagette de la cheminée. Elle te demande de ne plus insister.

Ce dut presque comme une lumière s’éteignant dans les yeux d’Ygmon – car Ygmon était son prénom, il pouvait le deviner à présent – et il le soutint un instant pendant qu’il encaissait la nouvelle.

— Comment était-elle ? demanda-t-il encore.

— Fatiguée, rapporta Jonas. Mais c’est le vieux Horb qui me l’a dit, et si tu le connais, tu sais qu’il trouve toujours les femmes fatiguées.

— Je connais ce vieux salaud…

Sur ces mots, il se reprit et guida Jonas jusqu’au sommet. La masure n’avait gère que trois murs appuyé les uns contre les autres, en pyramide pour résister au vent. Il s’abritèrent, Jonas laissa tomber le sac de poisson qu’il avait hissé jusque là, et fixa avec insistance son antécédent jusqu’à ce qu’il semble l’écouter.

— Maintenant Ygmon, c’est à mon tour. Dis moi ce que Martin a pensé.

Ygmon soupira, se concentra en posant la main gauche sur le cœur et, fermant les yeux, fouilla dans sa mémoire.

— De toutes mes courses, je n’ai entendu les mots d’un Martin. Je suis désolé.

Jonas ne laissa pas sa déception se voir, il enchaina pour ne pas s’enliser dans le chagrin :

— Alors dis moi ce que Damien a pensé.

La main gauche sur le cœur, les yeux fermés, Ygmon révéla enfin des nouvelles :

— J’ai entendu moi-même que Lara a dit, que Jospeh a dit, que Damien a dit d’Ygmon ceci : c’est un bon compagnon, qui sait rire et faire rire. Les algues bleues devraient faire une teinture.

Jonas éclata de rire, relâchant des semaines de tension et d’inquiétude. Le souvenir de Damien lui réchauffait désormais l’âme. Ygmon ne dit rien de plus, laissant son compagnon du jour savourer la nouvelle, assez poli à présent pour ne pas tartiner son propre malheur. Dans l’âtre ils firent cuire le poisson en silence, et ce n’est qu’avec le ventre plein qu’ils parvinrent à nouveau à parler.

— Je suis le courrier Ygmon, se présenta l’antécédent.

— Je suis le courrier Jonas.

La symbolique les aida à démarrer une conversation. Ygmon lui parla des terres du Nord, ou dans la nuit presque perpétuelle s’amarrent des radeaux de plusieurs dizaines de personnes. Jonas n’y avait jamais été, il n’avait toute sa vie connu que de frêles vaisseaux, se croisant pour une brêve nuit d’échange. Ygmon lui parla de Tribore, un grand roux avec qui il avait là-bas joué aux échecs et qui lui était apparu doté d’une intelligence rare.

Jonas parla des bancs de poissons luminescents, et des eaux qui s’illuminaient dans le sillage des navires. Il lui parla de Marine, une petite femme vive et à la langue agile, qui l’avait laissé sans voix par sa force : elle avait remonté durant sa veille d’énormes pierres, et Jonas avait pu profiter d’une masure agrandie, avec une avancée nouvellement construire pour protéger du vent. Il l’admirait beaucoup pour cela.

Le repas fût fini et Ygmon n’avait aucune autre provision d’aucune sorte à partager. Au-dehors le ciel était dégagé, ils s’allongèrent sous les étoiles. Ygmon parla d’une étoile qui s’était allumée ces dernières semaines, du coté de Dracon, mais cela semble idiot à Jonas, qui changea de sujet. Il savait bien que la sphère des fixes ne se modifiait pas, elle était le lieu de la perfection éternelle, au contraire du bas-monde qui était le leur.

Le lendemain, Ygmon dût repartir au plus tôt. Déjà affamé avant l’arrivée de Jonas, il devait à présent urgemment gagner la haute mer pour pécher. Ils se saluèrent, se remercièrent, se sourire. Ygmon dit à Jonas qu’il avait pris plaisir à le rencontrer à et parler des étoiles. Jonas dit à Ygmon que cela avait été un plaisir de le rencontrer. Il ne dit pas qu’il s’était ennuyé et l’avait trouvé bien peu poli. Il le dirait à un autre.

Commença alors un long jeune pour Jonas. Seul dans la masure pyramidale, il attendit. Les flots battaient jusqu’à l’horizon, vides, et le vent cinglait contre l’herbe drue. Le troisième jour, il rassembla son courage pour descendre jusqu’à la mer et remplir deux énormes seaux d’eau salée et d’algues Son bateau l’attendait, patient, seul désormais à l’amarrage. Jonas eut mal au dos pendant toute la journée suivant, d’avoir hissé les deux masses de liquides.

Il remplit ses tâches : en séchant herbes et algues, il remplit la cagette de la cheminée, assez pour pouvoir faire cuire plusieurs repas. Par le pot concentrique et son couvercle entonnoir, il fit décanter l’eau de mer en douce, assez pour lui et pour au moins un repas de son successeur. Il dormait beaucoup, pour tromper la faim. Il ne pensait pas beaucoup, il attendait.

Au début de la troisième semaine, alors qu’il scrutait l’horizon, un point apparu. Un socle sombre, une voile blanchâtre. La joie et l’impatience explosa en lui. Il parla aux murs, il parla aux vents : son successeur arriva enfin il allait avoir des nouvelles. Peut-être même de Martin. De cette fameuse nuit, ce souvenir précieux qui dissipait encore ses angoisses de solitude.

Il fit sa première toilette depuis des jours, il se rasa et rinça ses vêtements sales. Et attendit. Une poignée d’heures lui semblèrent plus longues que la volée de semaine qu’il venait d’encaisser.

L’étranger émergea du haut de l’escalier. Il sourit à Jonas et bût avec une joie visible le verre d’eau douce que lui avait préparé Jonas. Bien décidé à respecter les usages, celui-ci le guida à l’intérieur et ils se présentèrent rituellement :

— Je suis le courrier Aurèle. Et toi cher antécédent, qui es-tu ?

— Je suis le courrier Jonas. Sois le bienvenu Aurèle.

Ils inclinaient la tête, tranquilles, et Jonas se dit que c’était un homme aussi agréable qu’on le lui avait raconté.

— Souhaites-tu avoir des nouvelles, Jonas ? Ou bien mangerons-nous d’abord ?

L’estomac de Jonas gronda soudainement, déchainé à l’idée d’un repas. D’un effort de patience, il mit à cuire le poisson amené par Aurèle, se félicitant d’avoir allumé le feu à l’avance. Puis il demanda poliment à Aurèle s’il pouvait lui poser la question.

— Courier Aurèle, dis moi ce que Martin a pensé.

Aurèle posa sa main gauche sur son cœur, ferma les yeux et parla doucement.

— De toutes mes courses, je n’ai jamais entendu un Martin parler d’un Jonas. Je suis désolé.

— Mais tu as entendu parler de Martin ?

— Oui, nos navires se sont mêmes croisés. Il m’a parlé d’Alina, il m’a parlé d’Ygmon, de Paul et de Ludivine. Mais pas de Martin.

Il fût difficile à Jonas de dissimuler sa déception. Il prit des nouvelles d’Ygmon, et prit soin de dire du mal de lui, à quel point il s’était ennuyé et comment Ygmon ne lui avait laissé rien pour le feu et rien pour la soif. Il médit tant et si bien, qu’il s’en voulut un peu, et plaça tout de même un mot gentil sur le plaisir de regarder les étoiles à deux. Enfin, voulant pas manquer à son devoir, il prit une grande inspiration.

— Et toi Aurèle, de qui souhaites-tu avoir des nouvelles ?

A sa grande stupéfaction, Aurèle haussa les épaules.

— Je n’y ai pas encore réfléchi. Dis-moi avant cela, tu sembles bien abattu. Les nouvelles de Martin sont-elles ce point importantes pour toi ?

— Bien sûr ! C’était un compagnon hors pair !

— Mais il n’est pas là. Nous sommes ici, ensemble, et qu’importe après tout le reste ? Qu’importe ce qu’il a pensé ?

Etonné, Jonas le laissa parler de montagnes, de marais qu’il avait visité, d’un village de bateaux attaché où une fête l’avait emporté jusqu’à l’aube. Ce ne fût que tard dans la nuit qu’il lui demande des nouvelles. Et même là, il ne sembla pas particulièrement affecté, comme si rien de tout cela ne le touchait.

La nuit passa en un éclair, pleine de rires et de discussions passionnantes.

Mais au matin, Jonas dût partir. La haute mer était le seule endroit où il trouverait du poisson. Il se tourna vers Aurèle et prononça la question qui lui brulait les lèvres :

— Penses-tu que nous autres courriers sommes condamnés à être seuls ? Jusqu’à ce que nos navires se percent et nous entrainent dans les ténèbres ?

Aurèle haussa les épaules.

— Tu y attaches trop d’importance. Je n’attends rien, et ainsi je ne serai jamais déçu.

Jonas pleura, mais jamais il ne parvint à la paix qu’il admirait chez Aurèle.

Contrainte 1
Un condamné coupable
Contrainte 2 Encore arrivé 10 minutes trop tôt

AINSI PÈTE LE CHAT


L’inspectrice Ann Van Huiss scrute sa dernière prise. Et elle en est sûre : Eugenia Pseftakis est coupable. Mais Van Huiss doit encore le prouver. Le Temps se respecte et Pseftakis ne semble pas être novice quand il s’agit de le défier. Tout du moins, sur ce qu’il reste du vieux continent.

Si le néolierre pouvait clignoter sur le plafond, il le ferait. Mais non, rien ne clignote. Rien ne bouge. Seules les poitrines se soulèvent au rythme régulier des respirations.

Ce qui agace le plus Van Huiss, c’est l’attente. L’attente est un crime – surtout quand elle n’est pas encadrée. Les zones de non-temps sont rares et réservées à la Brigade de Régulation Intemporelle. Et ce qu’il y a de pire que l’attente, c’est le retard. Van Huiss déteste le retard. Si l’attente est un crime, le retard est une trahison au niveau des États-Unis Chroniquables. Être à l’heure, c’est déjà être en retard.

Van Huiss ourle la lèvre, renifle. Pseftakis, elle, regarde ses mains. Rien chez elle ne traduit sa culpabilité. Elle ne bouge pas. Parce qu’elle ne peut pas : les menottes de la BRI lui ceignent mains et temps personnel.

La porte de la salle d’interrogatoire s’ouvre. Un collègue de Van Huiss amène enfin le traducteur assignée Pseftakis. Van Huiss le reconnaît immédiatement : Lexander Ikan.

— Vous êtes en retard, Ikan.

Il lui serre la main. Sèche.

— Navré, je sors d’une autre session de traduction. Depuis l’instauration des heures creuses, j’ai beaucoup plus de travail.

Van Huiss retient un sourire. Elle trouve que ces histoires d’heures creuses sont, pour ainsi dire, de la merde. Tout avait toujours bien fonctionné avant ça. Depuis cette nouvelle mesure internationale, le temps perd de sa valeur. Et les affaires deviennent de plus en plus touffues quand la minute d’un pays prend la valeur de dix minutes d’ailleurs.

— Bon, commençons. Demandez à Pseftakis ce qu’elle faisait avec dix minutes d’avance dans le centre ville de New-Athens.

Lexander Ikan se tourne vers Eugenia Pseftakis qui l’écoute parler en grec. Pseftakis se redresse et articule dans sa langue maternelle :

— Πεις της οτι θες, ετσι και αλλιως θα εχουμε τελιωσει σε δεκα λεπτα.1

— Elle dit qu’elle s’y est retrouvée par erreur car la conversion des dix minutes a été faite par un abruti.

Van Huiss fronce les sourcils. Son grec est pire que rouillé : il est inexistant. Alors elle se concentre sur la tenue, la posture, le regard de Pseftakis. Et tout en elle lui rappelle cette défiance de l’autorité qu’on encore les adolescents dont l’implant temporel n’est pas encore activé.

— Demandez lui quelle sanction elle imagine pour un individu qui vole du temps à un autre ?

Ikan se penche à nouveau et chuchote. Entre les R qui se roulent et les accents toniques, ça ressemble à de la musique chantée par une foule en deuil de ses premiers amours. Mais pas le temsp de s’attarder sur la beauté de la langue. Pseftakis répond :

— Ρωτα την εκεινη. Κατι θα ξερει δουλεια της δεν ειναι ; Αχ, οχι, ξερω, πες της οτι ειναι το χειροτερο εγκλημα που υπαρχει και οτι θα επρεπε να μου παρουν ολο τον χρονο μου.2

Ikan hoche la tête. Et traduit à son tour de sa voix monocorde :

— Elle dit que vous êtes sans doute la mieux placée pour savoir, mais que sans doute la sanction qui s’impose serait de prendre tout son temps à cette personne pour la reverser équitablement envers la société qu’elle a lesée.

Étrange. Van Huiss n’aurait pas imaginé cette réponse. Seules les personnes innocentes ont tendance à souhaiter les plus hauts châtiments pour des crimes. Pseftakis aurait-elle fauté ailleurs ? Pseftakis n’est-elle qu’une partie des rouages ? De ces mêmes rouages que tente de démanteler Van Huiss depuis plus de six mois ? L’inspectrice qu’elle est devenue n’aurait jamais cru que sa vie ressemblerait à celle d’un personnage de mauvais roman noir écrit entre deux sessions d’investigation par un mauvais détective.

Van Huiss se lève, appuie ses poings sur la table froide. Elle manque quelque chose. Sa mentore lui a toujours dit de ne pas se fier aux attitudes – allez, Ann, regarde les preuves, regarde le dur, le vrai, ton instinct fera le tri, allez.

— Pourquoi sa Carte Chronoportuaire affiche-t-elle une absence aux ports d’escale ?

Ikan traduit. Pseftakis répond :

— Υιατι κλανει το γατι.3

Ikan hésite. Van Huiss lève un sourcil.

— Quoi ?

— Je n’ai pas compris sa réponse.

Ah ben en voilà une bonne !

— Vous êtes traducteur ou quoi ? Traduisez.

— Non, je veux dire, c’est du jargon technique.

— Comment ça ? interroge Van Huiss.

— Je peux traduire ce qu’elle dit, mais c’est un terme technique. Je crois.

Il croit…

— Allez-y.

— Elle a dit que son interface se liait à la clepsydre. Ou que quelqu’un était une clepsydre ?

Merde. Aucune idée de ce que ça peut dire. Et Van Huiss ne peut pas interrompre l’interrogatoire sous peine de devoir trouver une autre raison pour faire revenir Pseftakis. Et le temps alloué à ce fichu entretien touchait bientôt à sa fin.

— Je vois… Demandez-lui si elle peut fournir une liste ou un nom de la personne qui s’est occupé de cette… clepsydre. Si sanctions il devait y avoir contre elle, elles seraient amoindries.

Lexander Ikan parle, autant avec les mots que les mains. Un blanc s’installe et Pseftakis baisse la tête. L’intérêt de Van Huiss s’agite. A-t-elle touché une corde sensible ? A-t-elle proposé une porte de sortie plus facilement qu’espéré ? Le visage de Pseftakis connaît le voile du doute puis la libération du soulagement et ses mots aux accents toniques emplissent la salle :

— Βεβαιος και μπορω να της πω. Το ονομα που ψαχνει ειναι εδω μποστα της. Το ονομα ειναι ψευδωνυμο, για εμας τους δύο. Ειμαστε η Κλεψυδρα, εσυ και εγω. Αλα και εκεινη που μας δεινει τον χρονο της.4

Les traits d’Eugenia Pseftakis se sont figés. Une de ses mèches brunes retombe mollement sur son nez et lorsqu’elle la chasse, Van Huiss remarque que ses cils courts sont bordés de larmes qu’elle tente de retenir. La voix d’Ikan s’immisce dans ce tableau tout annonciateur de révélation :

— Klepsydre est partout, en elle, en vous, en moi, nous tous. Ces minutes d’avance, elle ne les a pas choisies, c’est Klepsydre qui emprunte à ceux qui ont du temps pour donner à ceux qui n’en ont pas. Elle ne sait pas où se trouve Klepsydre, mais elle sait qu’elle est connectée à un réseau assez large pour couvrir vingt des vingt-quatre zones temporelles.

Le cœur de Van Huiss lui tombe dans les talons. C’est plus gros que ce qu’elle a pu imaginer. Et Eugenia Pseftakis n’est même pas le sommet de cet iceberg. Tout au plus la neige qui vient y tomber à nouveau après avoir gratté les premiers centimètres de glacec. Un quasi dommage collatéral. Comme nous tous, si tout ça est vrai…

Van Huiss libère Pseftakis qui n’en croit pas ses yeux. Elle peine même à se lever et c’est Lexander Ikan qui l’y aide, avec un sourire, tout en réajustant le col de sa combinaison thermorégulée. Eugenia Pseftakis tend la main à Ann Van Huiss.

— Ευχαριστω.

— Εlle dit m–

— Merci. Ça j’ai compris.

Van Huiss attrape cette main tendue. Elle tiendra parole. Si elle découvre qui est cette Klepsydre ou ce qu’est ce mécanisme ou programme, ou peu importe !, elle fera en sorte que tous les individus impliqués sortent indemnes ou avec peu de sanctions d’un crime qui ne leur appartient pas.

Traducteur et ancienne suspecte sortent de la salle et disparaissent du champs de vue de Van Huiss. Elle reste là, seule, les coudes dénudés sur cette table froide, tête dans les mains. Elle tortille et étire, entre ses gants de défense, les courtes boucles crépues qui ornent le devant de sa tête. Comme elle aimerait que le temps soit à l’image de ces cheveux qu’elle tient entre la pulpe de ses doigts ; extensible, mais qui reprend toujours sa place. Que serait la Justice Temporelle, ainsi ?

Il lui reste une minute pour retourner jusqu’à son bureau et amorcer ce qui sera, sans doute, la plus grande enquête de sa vie. Peut-être même la dernière.

Sa montre sonne. Impossible. Trop tôt.

Van Huiss vérifie. Du temps en moins sur sa montre.

Elle s’extirpe de la pièce en un geste.

Au fond du couloir, Lexander Ikan serre la main à Pseftakis. Longtemps. Trop longtemps. Van Huiss se souvient alors de ce jeu dans la cour de récré. Ce jeu qu’elle a oublié mais qui lui explose à la tronche comme une évidence :

Top, départ, devant !

T’es trop lent

T’es trop lent

A dix tu sautes, tu perds

A un tu meurs, tu ères

Un… Deux… Trois…

C’est toi le Chat…

Puis ils se tapent dans le dos. Quatre… Se sourient. Cinq… Lexander pénètre dans une salle. Six… Il tourne la tête et adresse un signe à Van Huiss. Sept… Et derrière lui, Eugenia Pseftakis s’évanouit dans un port temporel en essuyant ses cils humides sur sa manche. Huit… Van Huiss s’élance. Neuf…

Elle s’écrase sur l’encadrement devenu vide. Hurle de rage.

Dix.

Dix minutes qu’Ann ne reverra jamais.

Dix minutes qui, peut importe le taux de transaction, se traduirait toujours en une série de moment perdus. Irrécupérables.

 

Ann Van Huiss aurait toujours dix minutes de retard. Sur tout. Sur ses enquêtes, sur ses pairs, sur Eugenia Pseftakis et Lexander Ikan et sur son prochain interrogatoire.

Dans dix minutes.

Dix minutes qui la condamneraient à la culpabilité perpétuelle.

 

La Klepsydre a deux têtes et aucune d’entre elle ne se retrouverait plus tête en bas.

 

1 : Dis-lui que de toute façon on aura fini d’ici dix minutes.

2 : Demande lui, à elle. Εlle doit en savoir quelque chose, c’est son taf. Ha, non, je sais, dis-lui que la pire des sanctions qui existe pour ce crime, ce serait de me prendre tout mon temps.

3 :Parce qu’ainsi pète le chat.

  (nda: c’est une expression grecque utilisée pour faire taire un enfant dont les questions commencent par pourquoi. Le mot chaton (γατί) rime avec le mot « giati (γιατι) ».

4 : Bien sûr que je peux lui dire. Le nom qu’elle cherche est devant elle. Le nom est un pseudonyme, pour nous deux. Nous sommes la Klepsydre, toi et moi. Mais elle aussi, puisqu’elle donne de son temps.

 

Contrainte 1
Un abruti pas fini
Contrainte 2 3 jours pour tout fermer

LA MAGIE DE LA BRUTE

« Et toi Owen ? Une proposition ? »

Je devais donner le change… Pour rester dans la compagnie de mercenaires, je devais trouver quelque chose d’intelligent à dire…

« On peut boucher l’entrée avec des troncs, c’est une des quelques matières que les Archaloquis ne peuvent pas encore casser avec leur esprit. On pourrait même en faire une cage qu’on pourrait…

– On as pas l’temps pour couper assez d’arbres, et encore moins pour les mécanismes, Owen. On a trois jours pour barricader l’endroit, ‘fin deux vue l’heure… et avec des idées comme cel’là on est pas prêt d’réussir. Et si on réussit pas vous savez ce que ça veut dire : pas d’or. »

Hector, le chef de la compagnie, claqua sa main à l’arrière de ma tête. Le coup raisonna dans la forêt dense, mais je ne sentis rien. Je mimai tout de même la douleur pour qu’il ne se doute de rien, mais j’eut une profonde envie de lui briser de cou, que je calmai en fermant fort les yeux et en respirant profondément ; ce qui n’échappa pas à l’œil avisé de Hector qui reprit de plus belle, la main sur le pommeau de son épée.

« Sensible en plus d’être idiot, même les mages ne pourraient rien faire de toi. Si tu fout encore rien cet’ mission, on te dégage et bonne chance dans l’caniveau !

– Il suffit Hector. » Le client, drapé de sa surprenante redingote blanche, était sorti de l’antique temple encastré dans la montagne qu’on devait protéger des Archaloquis. « Je te paye pour que ta compagnie protège ce qui est écrit sur ces murs, pas pour entendre des disputer infantiles. »

L’homme d’un certain age maintenant qu’on appelait Aramal, nous avait fait une offre si généreuse que jamais Hector n’aurait pu refuser, ce qui expliquait qu’on était là à essayer de lutter contre les plus dangereux criminels du monde connu.

Il vint à côté de moi et posa doucement sa main sur mon épaule, ce qui m’apaisa tout en me dérangeant un peu. Il regarda le chef de compagnie avec mépris.

« Si vous échouez les conséquences iront bien plus loin qu’un simple manque d’or… Si les Archaloquis traduisent cette fresque, ils deviendront un fléau incontrôlable.

– C’est déjà l’cas ça vieil Aramal. Dans cette troupe on a tous au moins perdu quelque chose à cause de ces salauds. Moi ça va encore, c’était que ma taverne, mais y’en a qu’ont perdu des amis, de la famille, même des enfants… Alors viens pas nous expliquer la vie, on sait… et on s’en est sortis. Donc t’as intérêt a pouvoir payer parce qu’on bosse pas pour la charité nous ! »

Le vieil homme retira sa main de mon épaule. « Ce sera bien pire… s’ils peuvent jouer avec les fibres de la réalité vous ne serez plus là pour pleurer vos deniers. Enfin bon, faites votre travail. Et toi Owen n’hésite pas à t’affirmer. »

Je ne compris pas ce qu’il voulait dire, à moins que je ne voulut pas comprendre, alors qu’il repartait vers la ruine.

***

La nuit était fraiche et je pouvais enfin me rendre utile pleinement. Je m’abaissa au pied d’un sapin plutôt large, plantai les paumes dans le sol, puis soulevai l’arbre, le déracinant comme un paysan sortirait ses carottes de terre. Les craquement sec des racines s’arrachant à leur partie souterraine et le grincement des branches se tordant dans la chute, précéda de choc sourd mais puissant du tronc s’écrasant au sol.

Une fois l’arbre abattu, je commençai à le débiter à vitesse réduite pour que les autres ne me démasquent pas. Ce fut une bonne idée, car Hector arriva dans la minute, les yeux grands ouverts.

« Ça pour un coup de pot ! T’as été attiré par le bruit aussi ?

– Non, l’arbre à faillit m’écraser, j’ai eu de la chance.

– T’aurais pas pu te foutre dessous ? Ça aurait réglé pas mal de soucis. Enfin bon, tant que t’es là, continue de servir un peu à quelque chose. »

Une boule me saisit la gorge, ma mâchoire se crispa, je cru même qu’une de mes dents se brisa. Mes poings tremblèrent, je fermai les yeux et respirai fort.

« Encore à pleurnicher, Owen ? Je vais finir par… »

Sa voix mourut dans un craque ment sec, suivit d’un bruissement spongieux. Hector s’effondra, et je vins constater l’œuvre de mes phalanges dans sa bouche : une bouillie. Mais les flots de lave qui s’écoulaient dans mes veines, ma rage, n’avaient pas été asséchés. Alors je frappai… encore… encore… encore… encore et encore ! La brute s’était réveillée, et je n’était plus qu’un spectateur et quand elle s’apaisa, je pus enfin m’arrêter.

Je m’effondrai dos au tronc d’arbre, pris mon visage entre les mains, et laissai aller mes sanglots. Je sentis quelqu’un s’approcher, mais n’eut pas la force de me relever.

« Voilà Owen, j’avais peur de m’être trompé sur ton compte, mais me voilà rassuré. »

Je regardai par en dessous, au travers d’un rideau de larmes, Aramal qui m’observait avec fiereté. Dans un élan de panique j’essayai de m’en sortir.

« Il… Il est mort, monsieur… à cause de l’arbre.

– À d’autres, Owen. Crois tu que j’ignorais qu’un mage t’avais abruti ?

– Non… je…

– Ne te fatigues pas. Je sais bien que les raisonnement te sont difficile, même à moité abrutis, ton cerveau en à bavé. En revanche tu as gagné des capacité de brutes qui m’intéressent.

– Je ne maitrise pas…

– Justement… vos plans de barricade étaient lamentables, mais toi… je t’ai fait venir car tu sera en mesure de les écraser. L’abrutissement à été bannis parce que les gens tels que toi sont bien trop dangereux, même face aux anciennes magies. Tu sera le mur qui protègera notre réalité, si tu veux bien… »

J’essuyai mes larmes. Il savait, mais ne me voulait pas de mal. Il avait encore cet air doux, je voulu l’aider.

« Et pour lui, monsieur ?

Aramal sourit chaleureusement. « Déplace l’arbre, sur le haut de son corps, ce sera suffisant pour écarter les questions… »

***

Quand les Archaloquis arrivèrent en pleine nuit j’étais allongé en travers du chemin, comme demandé par Aramal. Ils étaient deux et avaient déjà traduit cinq sorts anciens, mais d’après le vieil homme ils ne pouvaient rien contre moi. Je me relevai prêt à réagir, mais sans la voir venir une boule de feu, s’écrasa sur mon torse, engloba mon corps, puis s’évapora. Je n’avais rien sentis, mais la colère montait, bien plus forte que ce que j’avais pu sentir. Je me propulsai.

Les deux traducteurs s’arrêtèrent, visiblement surpris, et un monolithe s’érigea devant celui de gauche, encaissant en partie le coup de poing qui aurait probablement brisé son torse ; il fut seulement projeté sur cinq mètres.

Je sentais la magie parcourir mon corps. Mes veines sous la colère, mais aussi mes os, mes muscles, mes sens. Je grandissait, la nuit devint aussi claire que le jour, et je pouvais sentir quand les Archaloquis préparaient un sort. La magie était mienne. Deux boules de feu me percutèrent, ainsi que plusieurs rochers, et quelques éclairs aussi. Rien. Leurs sorts se déversaient dans le sol sans m’atteindre.

Je me ruai sur un, le saisi de ma main, désormais gargantuesque, serra le poing, sentis un craquement sous mes phalanges, puis le chaud d’une explosion de magie pure me chatouilla le bras.  L’autre reculait, en levant les mains en guise d’apaisement.

Je souris.

D’un bond je le rejoignis et atterrit le genoux dans son torse, l’écrasant contre le sol. La seconde explosion de magie fut tout aussi agréable, je fut presque déçu qu’elle soit si courte.

Une détonation retentit derrière moi et un trou froid apparut dans mon dos, vidant mon corps de toute énergie. Je m’écroulai, et Aramal, visiblement triste, apparut au dessus de mon visage, un objet de métal cylindrique à la main.

« Merci d’avoir arrêté ce fléau. J’aurais aimé qu’il en soit autrement, mais je ne pouvais pas laisser un abruti pas fini en vie après avoir éradiqué ces pilleurs de langue fou… »

 

Contrainte 1
En noir et blanc
Contrainte 2 Une rivière de soupirs

TRADÉLICTION

Rubigine Mittels fixait d’un œil torve la cassette posée sur son bureau. Il fourragea dans ses cheveux d’un roux délavé, et poussa un long soupir.

Il détestait qu’on lui refile ce travail de tâcheron. En tant que membre de la caste des traducteurs, il valait mieux que ça.

Après l’effondrement de civilisation dit « Choc de Babel », qui dispersa les humains aux quatre coins du globe, le volapük s’imposa pour communiquer, ce qui entraîna la disparition de la majorité des langues connues. Certaines subsistèrent sous forme de dialectes dans de rares régions du monde.

Les traducteurs étaient les nouveaux paléographes de leur temps ; à l’égal des historiens, ils avaient la charge de déterrer le sens sous les strates de mots inconnus. Ils jouissaient d’un certain prestige social, bien que leur fonction soit médiocrement rémunérée. Sauf pour certaines commandes spéciales – ce qui n’était pas le cas de celle du jour.

La rénovation en cours du Magisteron central (l’équivalent des universités d’autrefois) avait mis au jour des centaines d’artefacts pré-choc babélien, dont beaucoup d’écrits et de vidéographes. C’était le troisième qu’on lui amenait ce mois-ci.

 

Mittels se leva paresseusement, et introduisit la capsule dentée dans l’appareil antédiluvien – il avait eu un mal fou à en trouver un encore en état de fonctionnement. Les rouages se mirent à cliqueter, les images en noir et blanc défilèrent. Il s’agissait visiblement d’une série de vidéos à caractère documentaire : chaque court épisode consistait en questions-réponses entre deux personnes, accompagnées parfois de schémas sur un tableau noir. Le son était endommagé par le temps, seuls quelques grésillements restaient audibles de temps à autres. Avec patience, le traducteur inséra un filtre acoustique, puis un autre, tourna les molettes avec des gestes millimétrés. Enfin, la mélopée nasillarde se stabilisa pour ressembler à une véritable conversation. Rubigine se rassit, et nota à la hâte :

« — Glüüm… rap katjchoï… Terr pino wed’ … zvedva.

— Iufff, ulk meni gabr… rôôkt souleïba, afroni tuvnuum, eslo. »

Et ainsi de suite. Au bout d’un épisode et d’une page de notes, il éteignit la machine, et se prit la tête entre les mains. Malgré le son rénové, impossible de tirer quoi que ce soit de ce charabia. Aucun des nombreux dialectes qu’il connaissait ne se rapprochaient de ce discours.

Pas le choix : il allait devoir rendre visite à Vinke.

 

Le traducteur sonna à la porte de la villa chamarrée, sorte de fusion du style Belle Époque avec un seau de peinture arc-en-ciel. Une voix suave retentit à l’interphone :

« Ruby, mon chériii ! Quelle joie de te revoir ! Entre donc. »

Il se dirigea à contre-cœur vers la véranda où Madame avait coutume de prendre son thé. L’odeur moite et vénéneuse des plantes tropicales le prit à la gorge. Tel une liane, un bras souple retomba sur son épaule depuis les fougères géantes à sa gauche. Il sursauta.

« Allons, mon chou, je ne vais pas te manger ! sussura une voix.

— Toi non, mais tes plantes peut-être, grogna Mittels. Bon sang, Vinke, je t’ai déjà dit de ne plus surgir par surprise comme ça ! »

L’élégante créature androgyne lui adressa un large sourire, et l’invita à s’asseoir ; elle-même déploya sa robe fourreau de brocart soyeux sur une bergère en osier, et ses longs doigts clairs veinés de vert tendirent une tasse fumante à son hôte.

« Ruby très cher, ta visite est toujours un plaisir. Que puis-je pour toi ?

— Je sèche sur une traduction. Aucune passerelle possible avec les dialectes actuels. J’ai besoin de tes – hum – capacités. »

Il tendit ses notes à la Reptame. L’humanoïde les parcourut, et secoua la tête.

« Mes dons reptiliens ne pourront pas t’aider. C’est un idiome à sang chaud. Mais j’ai peut-être un tuyau pour toi. »

Elle se rejeta en arrière sur son siège, et croisa les doigts, patient prédateur. Mittels fulmina intérieurement : il sentait que ça allait lui coûter cher, cette histoire.

« D’accord. Ton prix sera le mien. Je t’écoute. »

Ménageant son effet, Vinke reprit doucement :

« Il existe un lieu mythique, appelé rivière de soupirs : ses eaux renferment le dernier soupir exhalé par chaque être ayant foulé le sol de cette planète. Et chaque soupir porte en lui l’empreinte de sa langue d’origine. Si tu trouves le bon, tu décodes intégralement le message en question. Je peux t’indiquer comment t’y rendre. En guise de paiement, je te demande juste une description complète de tout ce que tu verras là-bas. Disons que je te fais une fleur, en souvenir du bon vieux temps. »

Après avoir reçu les indications de Vinke, et assuré qu’il lui revaudrait ça, Rubigine repartit avec soulagement.

***

L’endroit avait été moins difficile à trouver qu’il ne le craignait.

La rivière s’écoulait à ses pieds ;à première vue, impossible de la distinguer d’un banal cours d’eau. Rubigine se demandait même s’il ne s’était pas trompé.

Il s’accroupit pour regarder de plus près : çà et là, peut-être, un reflet irisé différent des autres… Le traducteur fit la moue. Dépité, il plongea la tête dans l’onde : c’est là qu’il les vit : des bulles nacrées, innombrables, roulant comme des perles en suspension dans l’eau.

Il ressortit la tête, et réfléchit : qu’était-il censé faire ? La Reptame ne lui avait donné aucun mode d’emploi à ce sujet. Le temps passait. À court de réponses, il se décida à boire l’eau : l’effervescence sur sa langue le surprit. Alors, cela se produisit.

Tous les soupirs se déversèrent en cascades folles dans son cerveau, bruissant comme une immense forêt de bruit blanc. La mémoire de toutes les langues connues depuis l’origine de l’humanité emplissait son esprit, saturait toutes les molécules de son corps.

La bouche de Rubigine s’ouvrit sans son aval : la traduction intégrale du vidéographe en sortit : les paroles du scientifique interrogé, expliquant ce qui devait conduire par la suite au choc de Babel… Un torrent de mots suivit, dans une autre langue ; puis une autre… Horrifié, le traducteur s’enfuit à toutes jambes, poursuivi par son babil incessant.

Bien que personne ne pût affirmer avoir revu Mittels depuis ce jour, le mythe du traducteur errant se répandit. Un homme ne cessant de proférer des paroles ineptes, de ville en ville ; certains le disaient fou. Peut-être seulement ne pouvait-il être compris ?

POURSUITE DU BONHEUR. 16H27

Pitch : La Terre, 25 Avril 3025.

Eva se sent seule. Elle est mal dans sa peau. Malgré ses études en Histoire de l’Art option NFT réussies, ses créations artistiques à succès, elle ne trouve pas le bonheur. Elle a pourtant lu 299 e-book de développement personnel, mais cela n’a servi absolument à rien.

Elle hésite à se rendre aux portes des ténèbres, l’endroit où les gens malheureux se rendent : ils se font aspirer et vont au ciel. La légende dit qu’ils donnent vie à une étoile et que ces âmes en peine, à défaut d’avoir brillé le jour, brillent dans la nuit.

Ce soir de printemps sans nuages, elle regarde les étoiles. Elle voit une étoile filante mais ne fait pas de vœu. Elle ne fait rien, ne pense à rien, et se dit que, finalement, ces âmes en peine sont surement plus heureuses dans le ciel qu’elle, dans son studio terrien. Alors que son vague à l’âme est à son paroxysme, elle entend frapper à la porte. Elle n’attend personne. Peut-être un tueur en série ? Elle va ouvrir. C’est son amie Violette, avec une bouteille de Champagne :

«  Bon anniversaire Eva !

— Oh oui, tu as raison, nous sommes le 25 avril, je n’avais même pas pensé à mon anniversaire

— Je me suis doutée ! j’ai pris cette bouteille pour fêter cela ! Dis-donc, tu as toujours le blues !

— Oui, je suis toujours fatiguée, je n’ai envie de rien Violette. Je pense que la vie, ça n’est pas fait pour moi. Je ne sais pas comment tu fais pour aller si bien ! Tu étais plus mal en point que moi le mois dernier ! et je n’ai pas eu de nouvelles depuis cette fois ou tu voulais quitter la Terre, que t’est-il arrivé ? Tu es méconnaissable, resplendissante !

— J’ai trouvé le remède du bonheur, Eva. Le bonheur ne se trouve pas dans les e-book. Mais il se situe bien sur cette Terre. »

Eva regarde son amie, incrédule. Elle peine à croire à son histoire.

Violette reprend :

«  Viens, on va trinquer à ta future réussite, et je vais t’emmener sur le chemin du bonheur »

Elles boivent la bouteille toute les deux. Un peu grisée par les évènements, avec une confiance totale en son amie, et pas du tout en elle, Eva suit Violette, qui la conduit dans son œuf électrique.

« Où m’emmènes-tu ? Hasarde Violette ?

— Chez un psy, s’enquiert Eva »

— Mais je n’ai pas besoin d’un psy, je ne suis pas folle ! je ne saurais quoi lui dire !

— Oui mais les psys maintenant, ce n’est plus ce que c’était, là, c’est un psy spécial. Tu verras, il va t’aider dans ta quête personnelle. Tu vas trouver ton chemin. Il sait que tu dois passer. J’ai pris RDV pour toi à 23h45. Et n’oublie jamais, ce qui compte, ce n’est pas la destination, c’est le voyage. »

23.44. Eva se retrouve devant la porte du cabinet du psy. Elle remarque des inscriptions en plusieurs langues. Elle sait qu’il existe d’autres langues, sur d’autres planètes, avec des alphabets spéciaux.

Les psys aujourd’hui ne font plus psycho mais traducteur. 

Celui-là a reçu des implants pour connaitre la langue, implants dans un coffre-fort virtuels.

23.45. La porte s’ouvre.

1m95, les cheveux bruns, frisés, dressés sur la tête. On aurait dit un savant fou. Eva se demande comment elle va pouvoir faire confiance en cette personne.

« Bonjour Eva, je t’attendais avec impatiente. Violette m’a beaucoup parlé de toi. Que t’arrive-t-il

— Je ne sais pas… mais vous, qui vous êtes, comment vous appelez-vous

— Appelle-moi Sigmund. Mon nom n’a pas d’importance. Je répète ma question, que t’arrive-t-il ?

— Je n’ai plus goût à la vie. Il y a 6 mois, mon père est mort d’une maladie incurable. Je n’arrive plus à être heureuse, et j’ai pensé à rejoindre les portes des ténèbres pour trouve la paix éternelle.

— Tu sais ce qui arrive aux gens qui font cela ?

— Non, je sais juste qu’ils deviennent étoile…

— Ces personnes meurent dans leur chagrin et restent sur une planète ou ils sont tous seuls. Ils ne peuvent parler que la langue de cette planète, inconnue par toute la Terre.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Je suis le traducteur. Je vais t’aider à te sauver. Tu as encore la foi en toi, tu as bien fait de ne pas rejoindre les ténèbres. Si tu te fais encore confiance et si tu te fais un peu confiance, suis-moi. Je sais sur quelle planète je peux t’emmener : Glease 237. ».

Le psy traducteur ouvre une porte dérobée. Eva et son psy décollent de manière fulgurante. Les années lumières se parcourent avec une rapidité extrême.

Ils arrivent sur la planète Glease 237 ou se trouve une personne recroquevillée sous un arbre. Cette personne semble si triste qu’on croirait que la mort l’a déjà emportée.

Sigmund s’en approche, et prononce ce qui apparait comme étant des glossolalies pour Eva.

« 24e*f2ssf, dit Sigmund à l’Homme triste

— Mouqdmoqzdm 3ezf lmjf45 pùf5868qe68 mjo8k, lui répondit-il

— Que dites – vous ? Interrompt Eva

— L’homme triste s’est rendu aux portes des ténèbres et il a atterri sur cette planète. Il était d’une tristesse inconsolable alors il a préféré quitter la Terre.

— Que lui est-il arrivé ?

— Kjdzjmjqdj oje55876 lhq588, demanda Sigmund

— Qdqjdjmqfmoj 5787d z999ded88d7 776d

— Sa fille est décédée à 18 ans d’une maladie incurable. Il n’a pas réussi à s’en remettre

— Oh ! Mais si, il va pouvoir s’en remettre, certes, sans sa fille, la vie n’aura pas la même saveur. Je peux comprendre cela. Tu peux lui dire ? »

Sigmund s’exécuta. La conversation dura des heures et des heures.

Et enfin, l’astre du jour pointa le bout de son rayon sur cette planète.

« Il faut rentrer !

— Et on laisse L’homme triste ici ?

— Non, l’homme triste n’est plus l’homme triste. Sa place est sur Terre maintenant, avec nous. ».

Et les 3 compères reprirent la fusée pour rejoindre la Terre. Au décollage, ils regardent la planète Glease 237 qui soudainement s’envole en une étoile filante de toute merveille…

Le voyage fut tellement rapide, plus encore qu’au départ ! L’homme triste se prénomme Tristan. Eva représente son rayon de soleil.

Le retour sur Terre est une fête !

Eva se sent tellement heureuse ! Elle a pu parler à quelqu’un de son malheur, échanger sur sa souffrance, sa tristesse. Eva se sent aussi utile. Elle a réussi à sauver une pauvre âme des ténèbres, elle qui ne se sentait bonne à rien. Et elle connait le secret des ténèbres. Elle remercie le traducteur. Elle lui demande ce qu’elle lui doit.

«  Tu vas prendre ma place quelques temps, explique le psy-traducteur. C’est la loi des séries. Tu vas prendre ma place, suis-moi, toi aussi Tristan ».

Et les deux nouveaux amis se retrouvent dans une pièce étrange, sombre en apparence, avec de grands tubes connectés.

Précautionneusement, Sigmund place Tristan dans le premier tube. Une lumière passe… Puis il place Eva dans le second tube, et là des connections se font avec son cerveau.

Les deux sortent, l’un après l’autre. Tristan va mieux, il fait le vœu de continuer à voir Eva. Il ressent le besoin de s’occuper d’elle un peu comme si c’était sa fille… Eva ressort avec un léger mal au crâne. Elle vient d’apprendre toutes les langues de toutes les planètes.

Sigmund lui explique que la quête de soi et la guérison passe par cette étape, et que, elle aussi devrait passer par la traduction. Et à l’issue elle serait totalement guérie. Elle pourra, si elle est d’accord, continuer à voir Tristan. Elle acquiesce.

«  Sigmund, demande Eva, un tantinet inquiète, je ne vais pas rester là toute ma vie .

— Non, rassure Sigmund. Telle est la loi des psy-traducteurs en série. Tu auras prochainement un RDV avec une personne au bord des portes des ténèbres. Et cette personne-là, tu vas devoir la sauver. Tu as en tête la carte des correspondances. A toi de trouver la planète qui offre une compatibilité avec le problème de la personne. Il existe 985 128 027 âmes en peine, autant que de planètes. Tu connais toutes les problématiques, toutes les langues de chaque planète. Et quand tu auras sauvé quelqu’un, tu pourras vivre ta vie, mais en mieux !

— Et comment les gens vont savoir que j’existe ?

— C’est une chaîne : je t’enverrai quelqu’un rapidement !

— Et quel est le rapport avec Violette ?

— Nous nous sommes mutuellement sauvés

— Pourquoi faut-il un traducteur pour aller mieux. C’est fou cette histoire !

— La quête de soi et le bonheur demande une grande maîtrise des émotions, qui sont à elles seules un langage universel. Mais l’homme n’arrive pas à résoudre son problème. Il se croit seul, alors que c’est en se tournant vers les autres que les tristesses se résolvent. Tu sais parler 985 128 027 langues mais ne l’oublie jamais Eva, la langue universelle est celle de ton cœur, et, ça, tu l’as compris ».

 

02 mai 3025, 08h25 : Eva attend son patient. Elle a un RDV prévu à 08h28. Elle s’est trouvé un pseudo, au cas où on lui demanderait son prénom : l’Oracle.

 

Contrainte 1
Une chanson interdite 
Contrainte 2 Le jour du match

PYTHAGORE

J’avais passé la matinée dans la chaleur écrasante du forum sous un soleil de plomb, agressé par les cris des marchands et les couleurs criardes des échoppes. J’étais loin d’Athènes, de sa douceur méditerranéenne et de son architecture raffinée, ou de Persépolis, cité nichée au creux des montagnes et aux  délicieuses odeurs d’épices. Les romains avaient cette fâcheuse tendance à penser leur cité comme le centre d’un monde dont ils avaient dessiné les frontières. Je passai sous un arc de triomphe et profitai de l’ombre pour m’éponger le front avec le bas de ma tunique. Au loin, j’aperçus le lieu de la transaction, monumental dans la cité éternelle. Je fis bruisser le papyrus à ma ceinture pour me rassurer. J’avais déjà vendu des hymnes traduits à des dizaines de prêtres, sénateurs, hommes politiques, empereurs ou marchands véreux. Mais aujourd’hui, c’était spécial. J’étais allé chercher moi-même ce texte à la racine, j’avais traversé des mers, des fleuves, des plaines et des montagnes, j’avais affronté les brigands et même la colère de dieux pour traduire ces mots. La Perse était certes un pays raffiné, mais sous la finesse des étoffes se cache parfois le fil de la plus tranchante des lames.

Le soleil entamait à peine sa descente, mais ses flèches continuaient de brûler la moindre parcelle de peau qui passait à sa portée. Je m’épongeai le front alors que la gigantesque arène se dressait devant moi, colossale. C’était littéralement son nom, d’ailleurs : Colosseo. Je regardai encore une fois le message qu’on avait glissé sous la porte de ma chambre le soir précédent. L’homme serait placé dans la XIème travée, à la XXIVème place. La plume avait presque transpercé le fin papyrus, et l’écriture presque agressive dénotaient une certaine angoisse. Je réprimai un frisson, ayant conscience de l’importance de ce que je transportai. Une pointe d’excitation s’empara de mes entrailles. J’adorais la négociation. Je pris une profonde inspiration, et entrai à l’intérieur du gigantesque édifice qui allait accueillir le plus grand combat de gladiateur de l’an 875 ab urbe condita , et une transaction qui poserait les bases de la future plus grande religion du monde connu… ou causerait sa perte.

Je n’avais jamais apprécié la ferveur romaine pour le sang et les combats, préférant la connaissance et la philosophie, mais il fallait bien avouer que la clameur de milliers de personnes avait quelque chose de galvanisant. Dans l’arène de terre battue, un gladiateur armé d’un trident et d’un filet venait de prendre un sévère coup de glaive à l’avant-bras, tachant de vermeille le sable du Colisée. Alors que son adversaire s’approchait pour donner le coup de grâce, encouragé par les mouchoirs brandis de toute part dans l’enceinte ovale, le rétiaire sauta en arrière et tira son filet sur lequel le mirmillon avait posé le pied dans la précipitation. Il chuta sur le dos dans un bruit sourd, et même de ma place, je crus entendre son souffle se couper. La foule explosa. À côté de moi, une jeune femme se brisa la voix en agitant les bras, tandis qu’un son guttural s’échappait de ma gorge. Je me prenais au jeu, oubliant presque mes obligations. Le rétiaire jeta son trident sur son adversaire, qui parvint à le dévier au dernier moment. La foule retint son souffle lorsque le premier sortit son poignard de sa ceinture. Le mirmillon se releva et frappa à destination des entrailles du premier gladiateur, lequel se retira juste à temps pour prendre la lame dans les mailles de son filet. Son poignard passa sous la garde de son adversaire et dessina une large entaille le long de ses cotes. C’est à ce moment-là qu’un homme habillé tout de noir, au visage masqué, s’assit à côté de moi et se pencha à mon oreille.

— Mithra le Grand honore cette rencontre.

Je me tournai vers lui.

— Le tauroctone est grand, et j’ai vu son berceau.

Ses yeux sourirent sous son masque. Nous étions tous deux assis, dorénavant indifférents à la foule qui se passionnait pour le combat à quelques dizaines de mètres de là. Contre toute attente, le mirmillon était parvenu à mettre la main sur le trident du rétiaire, et l’avait blessé à la cuisse. Déclaré vainqueur du match, il saluait la foule pendant que des esclaves installaient des croix derrière lui.

— Avez-vous ce que je vous ai demandé ?

Au ton pressant de mon interlocuteur, je compris qu’il avait probablement écrit lui-même le message.

— J’ai la traduction du chant interdit de Mithra, mais il y a eu des complications.

— Des… complications ?

J’hochai la tête, l’air grave. Notre conversation était noyée dans le brouhaha ambiant.

— Avez-vous réussi à le traduire ?

— Bien sûr ! Mettriez-vous en doute les capacités de mon ordre ?

Je le jaugeais, essayais de comprendre ses réactions. Les ridules autour de ses yeux et les quelques mèches grises que j’apercevais laissaient présager un individu haut placé dans le culte de Mithra, la nouvelle religion en vogue dans l’empire, en passe de remplacer les rites païens immémoriaux. Nous parlions latin, mais ma prononciation grecque hachait un peu mes mots. Lui avait manifestement passé plus de temps au sein de la capitale de l’empire, mais des traces d’accent égyptien étaient indéniables. Il se tenait droit, les mains posées sur les genoux, le regard perçant d’un doré presque vert. À la position de ses épaules, je compris qu’il était en garde, probablement un ancien légionnaire.

— Non, bien sûr que non. Mais j’avoue que le prix que nous avions fixé me paraissait déjà… suffisant.

— Les prix ont augmenté. D’autres groupes ont fait montre d’un grand intérêt pour le texte. Comme promis, nous avons mis l’original en sécurité, mais cette traduction a pris une nouvelle importance au cours de mon périple. J’en demande le double.

Il se leva de surprise.

— Le double ? souffla-t-il. Mais vous êtes malade ?

— Nos frais ont augmenté et le prix prévu ne couvre plus les dépenses. J’ai dû me salir les mains pour obtenir le document. Ne me forcez pas à vous faire montre de mes talents.

Il blêmit. Je rapprochai ma main de la pliure de ma tunique, où une dague d’une trentaine de centimètres était accrochée contre ma cuisse. Sur l’étendue de terre battue, des martyrs chrétiens avaient été hissés sur les croix et cloués dans un fracas épouvantable. Ils étaient maintenant torturés dans un vacarme assourdissant de cris, de plaintes et de rugissements. Les tortionnaires étaient à cheval, armés de piques en bois. Autour d’eux, des tigres et des lions venus des confins de l’empire sautaient jusqu’aux pieds des sacrifiés, dont certains étaient déjà déchiquetés par les dents des prédateurs. Leur peau se zébrait à chaque passage des cavaliers dans un nouveau concert de râles. L’odeur âcre et métallique du sang emplissait l’arène. Le public ivre de sang criait à chaque nouvelle blessure. J’observais la scène du coin de l’œil en grimaçant tandis que la jeune femme à côté de moi semblait proche de la perte de connaissance.

— Vous m’insultez, Justin de Naplouse.

Mon attention fut brutalement ramenée à mon interlocuteur, et tous mes sens se mirent en alerte. Il n’était pas censé connaître mon identité, d’autant que je ne connaissais pas la sienne. Je savais seulement qu’il était prêtre de Mithra, nouveau dieu unique d’une grande partie des légionnaires romains. Il reprit d’un ton ferme :

— Donnez-moi le texte, traducteur, et vous aurez la vie sauve.

Un creux se forma dans mon estomac. Peut-être était-ce l’odeur de sang mélangée à celle de la sueur des milliers de romains, ou le soleil qui me frappait le crâne comme le bec d’un oiseau. Toujours est-il que ma lame transperça la gorge du prêtre avant même qu’il ait eu le temps de bouger. Ma jeune voisine ne perdit pas une miette des derniers instants du prêtre. Je croisai le regard d’un homme éclaboussé par le sang, y voyant de reflet de mon horreur. Son hurlement n’eut rien d’un cri d’allégresse. Un peu plus loin, deux gardes posèrent les yeux sur moi, ma lame ensanglantée encore à la main et le cadavre écroulé à mes pieds. Je leur souris d’un air contrit et écartai les bras, comme pour dire que je n’avais pas fait exprès. Après tout, le prêtre n’avait pas accepté ma négociation, insulté mon ordre, appelé par mon nom lors d’une réunion secrète… Il n’aurait pas vécu beaucoup plus longtemps. Mais les gardes ne furent pas de cet avis.

Ils descendirent les quelques marches qui nous séparaient en toute hâte, mais furent gênés par la panique que le meurtre venait de déclencher. Tout à coup, une personne passa entre nous, et ils me perdirent de vue. Je réapparus juste derrière eux, à quelques pas. Alors qu’ils se précipitaient à nouveau, je disparaissais au détour d’un mouvement de foule. Ils ne reposèrent pas les yeux sur moi avant plusieurs secondes. Ils raconteraient cette histoire pendant des décennies par la suite. Quelques secondes plus tard, j’étais dans l’arène, marchant parmi les fauves et les cavaliers, fendant mon chemin comme Moïse au cœur de la mer Rouge, sans que personne ne semble me remarquer à part eux. Une ombre au cœur d’une fournaise d’ocre et de lumière, cachée en plein jour. Puis, au passage d’un cavalier devant moi, je disparus à nouveau, pour ne réapparaître qu’à la sortie du Colisée.

Je baissai la tête lorsqu’une dizaine de gardes passèrent en hurlant, essayant d’organiser l’évacuation, leurs voix s’élevant au-dessus des murmures : « un meurtre, en plein milieu des tribunes ? Ça aurait pu être nous… », disait un homme d’âge mûr à son épouse et ses deux esclaves. « Sûrement les chrétiens, encore. Ces gens-là sont des sauvages », disait une autre, s’attirant des regards approbateurs de plusieurs personnes. J’eus un sourire las. Mithra avait raté le coche.

Diane avait chassé Apollon des cieux, éclairant les rues de la ville éternelle de sa lueur blafarde. J’avais passé le reste de la journée à déambuler dans les rues, évitant les patrouilles de gardes, achetant une nouvelle tunique, troquant la mienne contre une outre de vin au miel et quelques prunes fourrées à l’amande. La cité était dorénavant déserte, l’innocence avait quitté les pavés. Seuls les décadents et les criminels les arpentaient, mais je n’étais ni l’un, ni l’autre. Ma mission était immémoriale, mes méthodes, certes brutales, toujours efficaces. Je rejoignis une petite taverne devant laquelle brûlait une torche, éclairant la rue d’une lueur orangée. Je poussai la porte qui grinça, attirant huit paire d’yeux sur ma carcasse tandis que je me glissais dans la pièce principale. Lorsque je me retournai, autant de lames étaient pointées vers ma gorge. Lorsqu’ils me reconnurent, mes compères baissèrent leurs dagues. Le plus âgé m’invita à m’asseoir et me servit une généreuse pinte de bière. Je bus une grande rasade dans un silence religieux. Ils attendaient mon récit. Alors que j’allais commencer, je remarquai un homme encapuchonné dans le fond de la taverne, que je ne connaissais pas.

— Qui es-tu, étranger ? lui lançai-je.

— Tout dépend qui le demande. Tu peux m’appeler « l’Apôtre ». Tu as quelque chose qui m’intéresse.

Sa voix était étrange. L’homme était fluet, habillé de vêtements lourds et beaucoup trop chauds pour la saison. L’odeur de bois mélangé à celle de bière alourdissait l’atmosphère, et le feu sur lequel cuisait un poulet entier faisait régner une chaleur infernale dans la pièce. Une bûche craqua, rompant le silence à couper au couteau dans la petite pièce. J’échangeai un regard avec notre Aîné, puis m’approchai de l’étranger, qui se leva à mon approche. Il m’arrivait au niveau du menton. J’approchai la main pour retirer sa capuche lorsqu’il me la saisit fermement. Trop fine, les doigts trop longs, les cals rugueux dans sa paume n’étaient pas ceux d’un guerrier, mais ressemblait à ceux de ma mère lorsqu’elle travaillait aux champs.

— Vous n’êtes pas un homme. Vous connaissez notre école, puisque vous nous avez trouvés. Qui êtes-vous ?

L’étranger soupira et retira sa capuche. Je reculai de quelque pas, frappé par la surprise. La jeune femme qui avait assisté à mon meurtre, ma voisine du Colisée. Un sourire narquois se dessina sur son visage à la peau dorée. Ses yeux noisettes passèrent en revue chaque personne présente, mais j’étais le seul à être surpris.

— Justin, je te présente une toute nouvelle recrue, qui s’est présentée dans l’après-midi sans connaître autre chose sur nous que des détails troublants de ta mission. Nous pensions qu’elle était une de tes complices, mais nous nous trompions, vu ta réaction. Danae est une jeune chrétienne, elle nous a apporté des informations importantes concernant des écrits d’un martyr nommé Jésus.

L’Aîné consulta du regard les autres membres de notre groupe, qui hochèrent la tête. Il reporta son attention sur moi, ancrant son regard gris presque blanc dans le mien.

— Je pense que la traduction de ce nouveau texte t’échoit. As-tu obtenu un paiement du culte de Mithra ?

Une chape de plomb s’abattît sur mes épaules. Je détournai le regard, mais mon visage avait dû répondre à ma place, puisqu’il secoua la tête d’un air contrit.

— C’est fâcheux… Très fâcheux…

— J’ai peut-être une solution.

Je me tournai vers la nouvelle venue, qui rougit de voir toute l’attention dirigée vers elle à visage découvert.

— Je… J’ai entendu votre conversation dans le Colisée.

L’un de mes collègues me foudroya du regard. Cela expliquait les informations qu’elle leur avait données.

— La discrétion, bonjour… ricana l’un de mes collègues.

Je serrai le poing, mais Danae reprit avant que j’ai eu le temps de répondre.

— Ce chant interdit de Mithra pourrait nous être utile. Nous voulons écrire des pamphlets contre cette religion, mais ils ne livrent leurs secrets qu’aux initiés. Nous ne pouvons pas trahir Sa volonté et nous soumettre à un autre dieu impie. Nous avons de l’argent, peut-être pourrions-nous vous racheter la traduction.

Un long silence accueillit sa proposition. Je me tournai vers l’Aîné, qui soupira.

— Justin, tu es le seul à ne pas avoir vendu ta traduction. La décision t’appartient.

Au matin, le ciel était couvert de nuages. L’air était lourd, épais, et je me couvrit de sueur en un clin d’œil. Je détestais Rome. J’avais la sensation diffuse que je finirais par y mourir. Derrière moi, Danae sortit de la petite église cachée derrière la boutique d’un marchand de jarres en terre cuite. J’avais mal à la tête de la veille. Le vin romain était chargé en plomb autant qu’en miel, ce qui n’était pas pour ravir mes sinus. La jeune femme me sourit en tendant une bourse gonflée par les pièces d’or :

— Voici votre paiement !

Je pris le temps de compter avant de ranger le petit sac de cuir dans ma besace. L’Aîné nous avait déjà distribué nos prochaines destinations. Direction la Judée, avec un détour par Alexandrie. J’avais un papyrus à y déposer, un certain chant interdit écrit dans une langue morte, parlant d’un dieu unique lié au soleil et tueur de taureaux. Danae ne bougeait pas et semblait attendre quelque chose. Je la regardai en haussant les sourcils.

— Oui ?

Elle parut surprise.

— Eh bien, je vous attends.

— Pour ?

— Vous m’avez proposé de vous accompagner en Judée, hier soir.

La bière romaine aurait ma peau. Je me maudis intérieurement, mais n’eut pas le cœur (et l’estomac) de protester. Une goutte assez grosse pour tremper un vêtement entier s’écrasa entre nous, suivie d’une seconde, et nous fûmes vite obligés de nous abriter dans une rue adjacente. Le fumet du lard d’un cochon qu’on grillait un peu plus loin caressa mes narines. Je souris malgré la sensation d’avoir un marteau dans la tête :

— Première étape, le petit déjeuner. Après, nous avons des préparatifs à terminer pour le voyage, puis, dans une semaine, nous partirons.

Elle se racla la gorge alors que je me tournai en direction de l’odeur alléchante. Je l’interrogeai du regard, passablement agacé.

— Quelle… Enfin, vous ne m’avez pas dit exactement quelle était votre organisation.

Je souris.

— Tu viens de faire tes premiers pas dans l’École Pythagoricienne, très chère Danae. Nous sommes mandatés à travers le monde entier pour récupérer des artefacts et manuscrits anciens, les traduire et les diffuser. J’ai repris le flambeau, et aujourd’hui je sillonne le monde, comme mon célèbre ancêtre avant moi.

— Votre célèbre ancêtre ? Je le connais ?

Je souris avec une pointe de fierté.

— Je suis le descendant de Pythagore.

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About Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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