Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2022 : « Traducteurs en série.s »

Un traducteur ou une traductrice, c’est quelqu’un qui transpose un texte pour le donner à lire à des gens qui, sans cela, n’y auraient pas eu accès. 

Qui ouvre des passages entre les mondes, pour les autres. 

Qui aussi, quelquefois, fait des erreurs – en particulier quand le traducteur est en fait un logiciel. 

Bref, c’est une profession que je tiens en haute estime. 

Le travail en série en revanche… 

Mais qu’est-ce que nos candidats ont fait de ces traducteurs en série.s ? Et où les contraintes les ont-elles menés ? 

  • Les attentes du courrier
  • Ainsi pète le chat
  • La magie de la brute
  • Tradéliction
  • Poursuite du bonheur. 16h27
  • Pythagore
Contrainte 1
Nulle part où s’arrêter
   

LES ATTENTES DU COURRIER

Une bouffée de souvenirs fit tourner la tête de Jonas. La nuit avec Martin, cette nuit magique, ce moment d’exception qu’ils avaient partagé, peut-être enfin allait-t-il en avoir des nouvelles. Car à l’horizon, dépassant du relief agité des vagues, perçant à travers les embruns, une montagne s’élevait. Le vent avait forci, contourner n’aurait pris qu’une heure ou deux de glisse sans effort sur les flots, mais la montée par les zigzags de l’immense escalier blanc lui prendrait jusqu’à la nuit. Jonas serra sa voile et redressa le gouvernail : son bateau fit une embardée vers son nouvel objectif. Déjà il apercevait le ponton d’amarrage. Une barque l’y attendait, promesse d’humanité.

Ce n’est qu’à mi-hauteur qu’il s’interrompit, à bout de souffle. A perte de vue, l’océan battait de vagues de plus en plus hauts, à l’aspect de plus en plus impressionnant à mesure que les ombres fuyaient le coucher du soleil. Pourtant soudain l’énergie lui revint.

Son corps libéra soudain des ressources jusque là cachées, son cœur accéléra pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’effort physique. Il n’eut plus un regard pour l’or du soleil couchant, il ne daigna pas s’inquiéter lorsque des bourrasques chargées de brume manquèrent de l’arracher aux marches usées.

A cent mètres du sommet, son antécédent l’attendait. « Ohééé » cria-t-il ! Il courut presque, se tenant aux pierres saillantes, arrachant de la mousse aux parois. C’était un inconnu, évidemment. Ils n’échangèrent pas leurs prénoms, l’homme n’avait apparemment pas le courage de la politesse et ses yeux implorant convainquirent Jonas de le laisser poser sa question en premier :

— Je t’en prie, de toutes tes courses, sais-tu ce que me réponds Alina ? s’écria son antécédent.

Jonas hocha la tête, posa sa main gauche sur son cœur et ferma les yeux quelques instants pour fouiller sa mémoire et, appuyé dans une anfractuosité, il lui rapporta ce qu’on lui avait transmis.

— J’ai entendu moi-même, que Horb m’a dit, que Alina a dit : elle te remercie de tes excuses, mais elle trouve vraiment inconvenant de ne pas avoir rechargé la cagette de la cheminée. Elle te demande de ne plus insister.

Ce dut presque comme une lumière s’éteignant dans les yeux d’Ygmon – car Ygmon était son prénom, il pouvait le deviner à présent – et il le soutint un instant pendant qu’il encaissait la nouvelle.

— Comment était-elle ? demanda-t-il encore.

— Fatiguée, rapporta Jonas. Mais c’est le vieux Horb qui me l’a dit, et si tu le connais, tu sais qu’il trouve toujours les femmes fatiguées.

— Je connais ce vieux salaud…

Sur ces mots, il se reprit et guida Jonas jusqu’au sommet. La masure n’avait gère que trois murs appuyé les uns contre les autres, en pyramide pour résister au vent. Il s’abritèrent, Jonas laissa tomber le sac de poisson qu’il avait hissé jusque là, et fixa avec insistance son antécédent jusqu’à ce qu’il semble l’écouter.

— Maintenant Ygmon, c’est à mon tour. Dis moi ce que Martin a pensé.

Ygmon soupira, se concentra en posant la main gauche sur le cœur et, fermant les yeux, fouilla dans sa mémoire.

— De toutes mes courses, je n’ai entendu les mots d’un Martin. Je suis désolé.

Jonas ne laissa pas sa déception se voir, il enchaina pour ne pas s’enliser dans le chagrin :

— Alors dis moi ce que Damien a pensé.

La main gauche sur le cœur, les yeux fermés, Ygmon révéla enfin des nouvelles :

— J’ai entendu moi-même que Lara a dit, que Jospeh a dit, que Damien a dit d’Ygmon ceci : c’est un bon compagnon, qui sait rire et faire rire. Les algues bleues devraient faire une teinture.

Jonas éclata de rire, relâchant des semaines de tension et d’inquiétude. Le souvenir de Damien lui réchauffait désormais l’âme. Ygmon ne dit rien de plus, laissant son compagnon du jour savourer la nouvelle, assez poli à présent pour ne pas tartiner son propre malheur. Dans l’âtre ils firent cuire le poisson en silence, et ce n’est qu’avec le ventre plein qu’ils parvinrent à nouveau à parler.

— Je suis le courrier Ygmon, se présenta l’antécédent.

— Je suis le courrier Jonas.

La symbolique les aida à démarrer une conversation. Ygmon lui parla des terres du Nord, ou dans la nuit presque perpétuelle s’amarrent des radeaux de plusieurs dizaines de personnes. Jonas n’y avait jamais été, il n’avait toute sa vie connu que de frêles vaisseaux, se croisant pour une brêve nuit d’échange. Ygmon lui parla de Tribore, un grand roux avec qui il avait là-bas joué aux échecs et qui lui était apparu doté d’une intelligence rare.

Jonas parla des bancs de poissons luminescents, et des eaux qui s’illuminaient dans le sillage des navires. Il lui parla de Marine, une petite femme vive et à la langue agile, qui l’avait laissé sans voix par sa force : elle avait remonté durant sa veille d’énormes pierres, et Jonas avait pu profiter d’une masure agrandie, avec une avancée nouvellement construire pour protéger du vent. Il l’admirait beaucoup pour cela.

Le repas fût fini et Ygmon n’avait aucune autre provision d’aucune sorte à partager. Au-dehors le ciel était dégagé, ils s’allongèrent sous les étoiles. Ygmon parla d’une étoile qui s’était allumée ces dernières semaines, du coté de Dracon, mais cela semble idiot à Jonas, qui changea de sujet. Il savait bien que la sphère des fixes ne se modifiait pas, elle était le lieu de la perfection éternelle, au contraire du bas-monde qui était le leur.

Le lendemain, Ygmon dût repartir au plus tôt. Déjà affamé avant l’arrivée de Jonas, il devait à présent urgemment gagner la haute mer pour pécher. Ils se saluèrent, se remercièrent, se sourire. Ygmon dit à Jonas qu’il avait pris plaisir à le rencontrer à et parler des étoiles. Jonas dit à Ygmon que cela avait été un plaisir de le rencontrer. Il ne dit pas qu’il s’était ennuyé et l’avait trouvé bien peu poli. Il le dirait à un autre.

Commença alors un long jeune pour Jonas. Seul dans la masure pyramidale, il attendit. Les flots battaient jusqu’à l’horizon, vides, et le vent cinglait contre l’herbe drue. Le troisième jour, il rassembla son courage pour descendre jusqu’à la mer et remplir deux énormes seaux d’eau salée et d’algues Son bateau l’attendait, patient, seul désormais à l’amarrage. Jonas eut mal au dos pendant toute la journée suivant, d’avoir hissé les deux masses de liquides.

Il remplit ses tâches : en séchant herbes et algues, il remplit la cagette de la cheminée, assez pour pouvoir faire cuire plusieurs repas. Par le pot concentrique et son couvercle entonnoir, il fit décanter l’eau de mer en douce, assez pour lui et pour au moins un repas de son successeur. Il dormait beaucoup, pour tromper la faim. Il ne pensait pas beaucoup, il attendait.

Au début de la troisième semaine, alors qu’il scrutait l’horizon, un point apparu. Un socle sombre, une voile blanchâtre. La joie et l’impatience explosa en lui. Il parla aux murs, il parla aux vents : son successeur arriva enfin il allait avoir des nouvelles. Peut-être même de Martin. De cette fameuse nuit, ce souvenir précieux qui dissipait encore ses angoisses de solitude.

Il fit sa première toilette depuis des jours, il se rasa et rinça ses vêtements sales. Et attendit. Une poignée d’heures lui semblèrent plus longues que la volée de semaine qu’il venait d’encaisser.

L’étranger émergea du haut de l’escalier. Il sourit à Jonas et bût avec une joie visible le verre d’eau douce que lui avait préparé Jonas. Bien décidé à respecter les usages, celui-ci le guida à l’intérieur et ils se présentèrent rituellement :

— Je suis le courrier Aurèle. Et toi cher antécédent, qui es-tu ?

— Je suis le courrier Jonas. Sois le bienvenu Aurèle.

Ils inclinaient la tête, tranquilles, et Jonas se dit que c’était un homme aussi agréable qu’on le lui avait raconté.

— Souhaites-tu avoir des nouvelles, Jonas ? Ou bien mangerons-nous d’abord ?

L’estomac de Jonas gronda soudainement, déchainé à l’idée d’un repas. D’un effort de patience, il mit à cuire le poisson amené par Aurèle, se félicitant d’avoir allumé le feu à l’avance. Puis il demanda poliment à Aurèle s’il pouvait lui poser la question.

— Courier Aurèle, dis moi ce que Martin a pensé.

Aurèle posa sa main gauche sur son cœur, ferma les yeux et parla doucement.

— De toutes mes courses, je n’ai jamais entendu un Martin parler d’un Jonas. Je suis désolé.

— Mais tu as entendu parler de Martin ?

— Oui, nos navires se sont mêmes croisés. Il m’a parlé d’Alina, il m’a parlé d’Ygmon, de Paul et de Ludivine. Mais pas de Martin.

Il fût difficile à Jonas de dissimuler sa déception. Il prit des nouvelles d’Ygmon, et prit soin de dire du mal de lui, à quel point il s’était ennuyé et comment Ygmon ne lui avait laissé rien pour le feu et rien pour la soif. Il médit tant et si bien, qu’il s’en voulut un peu, et plaça tout de même un mot gentil sur le plaisir de regarder les étoiles à deux. Enfin, voulant pas manquer à son devoir, il prit une grande inspiration.

— Et toi Aurèle, de qui souhaites-tu avoir des nouvelles ?

A sa grande stupéfaction, Aurèle haussa les épaules.

— Je n’y ai pas encore réfléchi. Dis-moi avant cela, tu sembles bien abattu. Les nouvelles de Martin sont-elles ce point importantes pour toi ?

— Bien sûr ! C’était un compagnon hors pair !

— Mais il n’est pas là. Nous sommes ici, ensemble, et qu’importe après tout le reste ? Qu’importe ce qu’il a pensé ?

Etonné, Jonas le laissa parler de montagnes, de marais qu’il avait visité, d’un village de bateaux attaché où une fête l’avait emporté jusqu’à l’aube. Ce ne fût que tard dans la nuit qu’il lui demande des nouvelles. Et même là, il ne sembla pas particulièrement affecté, comme si rien de tout cela ne le touchait.

La nuit passa en un éclair, pleine de rires et de discussions passionnantes.

Mais au matin, Jonas dût partir. La haute mer était le seule endroit où il trouverait du poisson. Il se tourna vers Aurèle et prononça la question qui lui brulait les lèvres :

— Penses-tu que nous autres courriers sommes condamnés à être seuls ? Jusqu’à ce que nos navires se percent et nous entrainent dans les ténèbres ?

Aurèle haussa les épaules.

— Tu y attaches trop d’importance. Je n’attends rien, et ainsi je ne serai jamais déçu.

Jonas pleura, mais jamais il ne parvint à la paix qu’il admirait chez Aurèle.

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  • Les attentes du courrier9.43%
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  • Poursuite du bonheur. 16h271.89%
  • La magie de la brute0%

About Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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