Une jeune historienne à la recherche de l’Épée de l’Empereur, un symbole réputé magique disparu lors la Révolution, débarque dans l’auberge où un vieil ivrogne, Dun, a ses quartiers. Après avoir reconnu en lui l’un des plus grand héros de l’Empire, le général Dun-Cadal Daermon, Viola le pousse à lui raconter sa vie. Malgré sa prudence et sous l’emprise de l’alcool, l’épave se confie, et en vient à évoquer Grenouille, le plus grand chevalier de l’Empire, selon lui. Or son nom est inconnu dans la toute jeune République… Le vieux général raconte alors comment ce jeune garçon l’a sauvé dans les marais, et comment en retour il l’a entraîné au combat.
Derrière l’apparente simplicité de ce procédé narratif qui n’est pas sans évoquer les romans de Patrick Rothfuss publiés chez le même éditeur, se déploie en réalité un roman riche et habilement construit, enthousiasmant.
D’abord, Antoine Rouaud joue sur les oppositions : entre le passé et le présent, l’Empire renversé et la toute nouvelle République, la gloire et la déchéance, le sale caractère de Dun et la douceur têtue de Viola, ou bien son absence apparente d’émotion et ses sentiments presque paternels pour Grenouille, son ivrognerie et l’amour que lui porte une prostituée respectée qui l’héberge, le respect qu’il inspire. Mais rien n’est simple. Le général qui sauve l’Empire en précipite sans le savoir la chute. Il méprise les bassesses courtisanes des nobles qui complotent et ligotent l’Empereur dans leurs filets, mais ne comprend rien au soulèvement populaire. Comme il est meilleur que les autres chevaliers, tous le jalousent ou le haïssent. Il est seul. Il n’est pas de leur milieu, mais incarne mieux qu’eux leurs valeurs.
L’auteur aborde avec profondeur et de manière aussi sensible que pertinente des thèmes comme le devoir, l’honneur, l’histoire, la manipulation, le dégoût de soi, la vengeance, la religion, la colère, l’amour, en particulier paternel… Il parvient à nous émouvoir et à nous intéresser à ses personnages, qui sont crédibles et attachants, prisonniers de leurs valeurs, de leur passé, souvent au détriment de leurs sentiments. Ils sont manipulateurs et manipulés, lancés comme des fusées sur leur trajectoire personnelle.
Le récit entremêle deux fils narratifs, deux lignes temporelles : le présent de la République et le passé, vieux d’une quinzaine d’années, de l’Empire à la veille de sa disparition. Or l’auteur a su mener les transitions d’une manière originale, rarement sinon jamais lue, au moyen de fondus enchaînés, comme au cinéma. Les phrases ou actions qui se produisent dans le présent suscitent des échos qui font remonter les souvenirs à la surface, jusqu’à ce qu’ils s’imposent et que nous nous y trouvions plongés comme le personnage qui les revit. Un joli tour de force qui fonctionne très bien !
Par ailleurs, le roman est organisé en deux parties complémentaires : après Dun-Cadal, Grenouille. Mais au lieu d’opérer une simple redite à travers un autre point de vue, le second récit se coule dans les interstices du premier, dans des ellipses qu’on n’avait même pas forcément repérées. Et nous oblige à tout réinterpréter. Dans la seconde partie aussi, l’auteur procède en insérant des flashbacks.
Ainsi les deux intrigues – qui n’en font qu’une, bien sûr – progressent en parallèle, ce qui ménage un suspense intense. Et comme il s’agit d’heroic fantasy dans un univers qui évoque de manière très légère l’Antiquité romaine et le Moyen âge, l’action n’est pas en reste.
Bref, pour un premier roman, c’est un coup de maître. On ne peut pas le lâcher tant qu’on ne l’a pas terminé. S’il ne constitue que le premier volet d’un cycle, l’histoire, d’une certaine manière, se termine : on ne reste pas sur sa faim, et c’est tant mieux ! Mais que nous réserve la suite ?