Difficile de savoir par où commencer pour parler de ce roman passionnant, le « tourne-pages » typique. Le titre et la quatrième de couverture nous donnent facilement les protagonistes et l’un des enjeux du récit : ce sera une quête menée par deux êtres profondément différents et éduqués dans des milieux aussi opposés que possible, mais qui sont voués à se rencontrer, à s’allier, et bien sûr à s’aimer.
Elle, Hope, a vu son village massacré de façon abominable par les biomanciens de l’empereur : ils se servent sans scrupules de populations entières pour leurs expérimentations en vue de forger des armes vivantes pour on ne sait trop quelle guerre – que la suite de la saga révèlera sans doute. Le grand-maître d’un ordre religieux combattant l’a recueillie et, malgré toutes les règles, en a fait secrètement une guerrière, avant d’être assassiné par ses propres frères quand ils s’aperçoivent de sa faute, ce qui oblige Hope à fuir pour aller vers son destin, munie d’une épée aux grands pouvoirs, Chant des Larmes, vouée à rejoindre Excalibur et Stormbringer dans la légende. Cette simple villageoise a acquis un comportement, une morale, une attitude très aristocratique, dans le genre austère, évidemment.
Red, lui, a suivi le chemin inverse. Sa mère, Gulia Pastinas, révoltée contre son milieu d’origine, s’est déclassée en vivant dans les quartiers populaires de Laven la Nouvelle. On pense irrésistiblement à la révolte des années 70. Peintre de talent, elle s’est unie à un prostitué, puis droguée jusqu’à en mourir à l’épice corallienne tandis qu’elle portait son fils, qui naît avec des yeux rouges – marque distinctive dont on apprendra le sens à la fin du premier tome. Orphelin et renié par la famille Pastinas, Red, né Rixidenteron (!), est élevé par une dure à cuire, Sadie, qui mène un temps une carrière de pirate dans le style de celle du capitaine Jack Sparrow. C’est dans les bas-fonds de la ville qu’il acquiert ses talents de lanceur de couteaux, conteur et voleur hors pair, dont il est très fier. En revanche, il cache soigneusement les savoirs et les talents qui lui viennent de son origine aristocratique.
La rencontre et les dialogues des deux jeunes gens sont des moments particulièrement savoureux, la grave et monastique Hope faisant des efforts méritoires pour comprendre l’argot et les coutumes des marginaux, Red échouant piteusement dans des tentatives de séduction pourtant bien rodées. On pense un peu à Leia et Han Solo. Et tous deux sont flanqués d’une belle escorte de copains et copines aussi pittoresques qu’eux. On a donc tous les ingrédients de l’épopée : deux héros, le voleur, la guerrière, une quête (la vengeance, pour Hope, mais elle découvrira très vite que son devoir la mène plus loin), l’empereur tyrannique, tout-puissant mais jusque là invisible, et même le magicien maléfique, démultiplié : l’ordre des biomanciens.
Il ne manque à l’appel aucune des scènes fortes attendues : courses poursuites, duels physiques ou magiques, batailles terrestres ou navales, navigations, monstres, scènes de taverne, etc. Pourtant Jon Skovron arrive à renouveler les codes du genre. Tout d’abord, la focalisation narrative, mais aussi la sympathie de l’auteur nous portent du côté des humbles, et même de la racaille. L’injustice du système qui donne à quelques-uns toutes les richesses et rien à tous les autres est à la fois démontrée et dénoncée, de même que les préjugés stupides qui empêchent aussi bien les guerriers Vinchens que les biomanciens d’accepter des femmes parmi eux.
La plupart des romans de fantasy se situent dans un univers médiéval. Ici, on serait plutôt, par la coexistence d’armes blanches et d’armes à feu, dans l’équivalent du 17e, voire du 18e siècle, quand la passivité des classes populaires commence à virer à la révolte : grâce justement à nos héros qui viennent gripper les rouages du système, les marginaux réalisent qu’ils auraient bien mieux à faire que de s’entretuer pour une part de territoire, d’« ensuder » de pauvres marins ou de dépouiller à peine plus riche qu’eux. Ce qui se dessine n’est pas l’avènement d’un roi, mais d’un (ou d’une) leader pour LA grande révolte.
Enfin, ce n’est pas le moindre charme du roman que l’invention de tout un argot pittoresque, bien rendu par le traducteur et doctement expliqué à la fin du livre par un érudit « rupin » imaginaire, Thoriston Pleinbégné ! Quand les choses sont claires, on est « cristal », dans la joie, on s’exclame « soleil », « pisse et poivre » dans la colère et « pisseux » est employé en renforcement d’une expression au moins aussi souvent que « bloody » en anglais ! Seul défaut de ce livre : il nous fait languir du deuxième tome, qui n’est pas encore traduit !
Chronique de Marthe ‘1389’ Machorowski