Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2023 :  « Partagez partagez, il en restera toujours quelque chose »

 

Partager c’est important. D’ailleurs on demande toujours aux enfants de partager leurs jouets, non? Vous partagez quoi, vous? 


  • TR: Compte-rendu – Rapports sociaux…
  • Le Grand Partage
  • Un nuage pour un rêve de fraternité
  • Minotaure
  • En mémoire de toi
  • Quelques fleurs séchées dans la lumière
Contrainte Objet/Personnage    Une valise lunatique
Contrainte Temps/Lieu/Evénement    La mauvaise heure

TR: [COMPTE-RENDU] RAPPORTS SOCIAUX ET TRANSACTIONS ASYMÉTRIQUES ENTRE HUMAINS AU LENDEMAIN D’UN BOULEVERSEMENT DES ÉCOSYSTÈMES

Angélique,
Conformément à nos précédents échanges, j’ai téléchargé sur l’espace sécurisé le rapport de notre dernière enquête en date sur la septième simulation du programme de création de Véhicules d’Intelligence Électronique, dont je vous transmets ci-dessous les principales conclusions.
Comme vous le savez, mon équipe s’intéresse principalement aux phénomènes d’émergence. Nous avons étudié, dans toutes les simulations, la formation des sociétés, ses systèmes de gestion des ressources, ses dynamiques et ses inégalités, dans des contextes et avec des paramétrages variés. Depuis peu, cependant, les autres bureaux nous font des requêtes pour comprendre les interactions entre sujets à des échelles plus réduites, pour trouver ce qu’ils qualifient de « chaînon manquant » entre les données de bas niveau et les macro-phénomènes constatés.
C’est dans ce contexte que nous avons profité de la récente mise à jour de la septième simulation. Suite à une décision du Président, la diffusion d’un nouveau virus créé a subi une extinction massive (qualifiée sous le terme “apocalypse” dans le rapport car utilisé par certains des VIE), ce qui a entraîné un bouleversement des comportements et, en conséquence, la nécessité de réévaluer nos savoirs à leur lumière.
Profitant des simplifications de la structure sociale induites par un tel changement (des simplifications démontrées par notre précédent rapport), nous avons choisi de nous focaliser dans un premier temps sur les comportements de coopération et d’entraide, qui font l’objet de débats relativement houleux dans la communauté scientifique, leur existence étant tantôt affirmée comme une évidence, tantôt considérée comme une illusion créée par la méconnaissance de l’existence d’autres paramètres dans les interactions impliquées. Notre question était donc de savoir si, face à des ressources que tous convoitent mais dont la quantité est rare et la production impossible, des comportements prosociaux pouvaient malgré tout émerger, et sous quelles conditions.
Vous trouverez notre méthodologie détaillée dans le rapport, mais pour aller à l’essentiel, nous avons utilisé l’environnement de test (qui orbite autour du nœud central de la septième simulation) pour générer une quantité importante de ressources nécessaires à la survie des hominidés, que nous avons ensuite réparti en lots de taille comprise entre 5.1 et 25 unités volumiques et envoyé à des destinations choisies aléatoirement parmi un ensemble de coordonnées correspondant à notre périmètre d’enquête (avec des critères de densité humaine minimale et de conditions climatiques). Nous avons ensuite enregistré toutes les interactions entre les lots, les agents qui les ont découverts et les agents avec lesquels ils ont interagi, ainsi que la répartition finale de tous les éléments d’un même lot. Sur base de plusieurs indicateurs, nous avons établi cinq catégories qui permettent d’expliquer 63.2% des données récoltées, ce qui, pour le programme VIE, est un résultat robuste. Ces premiers résultats suffisent à invalider la thèse selon laquelle il est impossible d’observer des attitudes de coopération dans un contexte austère, tout comme ils invalident son antithèse.
Cependant, nous avons souhaité pousser notre analyse au-delà de ces simples constats. Malgré les ambiguïtés qui persistent dans les débats, il n’est en effet plus si intéressant de savoir si les VIE peuvent collaborer (puisqu’ils le peuvent indubitablement), mais plutôt d’observer, d’une part, quelles formes peut prendre cette collaboration, et d’autre part de mesurer les gains amenés par les attitudes prosociales.
Comme vous le savez, de telles études sont autrement plus complexes que celles qui peuvent se baser sur un marqueur (les lots ayant été pistés grâce à leurs propriétés significativement différentes de celles de l’environnement de test), en raison de la taille et de la diversité des données des simulations. Pour vous donner une idée, rien que pour stocker les données de notre enquête (qui correspondent à plusieurs mois), nous avons dû accélérer l’expansion de la septième simulation pour y créer de nouveaux environnements. Cependant, nous avons malgré tout obtenu de premiers résultats encourageants, en particulier sur le rôle de la réputation, du graphe social et des micro-interactions émotionnelles. Nous avons d’ores et déjà débuté de nouveaux travaux sur ces mêmes bases.
Bien cordialement.
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TR: Re: [Compte-rendu] Rapports sociaux et transactions asymétriques entre humains au lendemain d’un bouleversement des écosystèmes
Gabriel,
Merci pour votre rapport. Vos équipes ont encore une fois fourni un travail complet et rigoureux. Je pense qu’on peut valoriser ça dans le prochain journal. Il aura pour thème la transmission ; ça colle à peu près si on prend la chose sous un certain angle…
Il faudrait leur envoyer un résumé plus axé grand public, en insistant sur la contribution de vos recherches aux “grandes questions” du moment. Par exemple : La septième simulation est-elle la reproduction la plus fidèle de nos ancêtres ? La prosocialité était-elle plus courante avant ? Il faut qu’on comprenne pourquoi nous menons ces recherches, ça vous aidera pour les financements 🙂 Je vous conseille aussi de rester évasif sur la partie méthodo, des fois que la sécu veuille pinailler.
Bien à vous.
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Re: TR: Re: [Compte-rendu] Rapports sociaux et transactions asymétriques entre humains au lendemain d’un bouleversement des écosystèmes
Merci pour le transfert. J’ai avisé les équipes compétentes.
À mon sens, ça ne va pas tarder à éclater, et quand ça va le faire, ce sera le scandale du cycle. On parle de la meilleure simulation, foutue en l’air pour des données de test introduites à l’arrache dans un système qui n’était même pas supposé pouvoir imaginer leur existence. C’est simple, ils vont devoir tout couper avant que les agents quittent le nœud central et ne viennent coloniser, donc corrompre, les environnements de stockage. Deux apocalypses à gérer en deux semaines, on n’est pas près de dormir.
Bon courage.

Contrainte Objet/Personnage    Un panneau obsolète

 

LE GRAND PARTAGE

NNous vivons un moment historique et j’ai été choisie pour couvrir l’événement. Il n’y a pas que moi, bien sûr, mais je suis responsable du direct pour les Rongeurs crieurs, le média dans lequel je travaille depuis deux ans. Jusque-là, le seul direct que j’ai fait, c’est celui de la course du lièvre et de la tortue. Épuisant… Ça a duré 7h et toutes les demi-heures je devais courir aux quatre coins du territoire pour crier les dernières nouvelles sur la course : dans la clairière, au bord de la mare, le long du chemin, sur la colline.

Cette fois-ci, je vais devoir garder ce rythme mais j’ai bien peur que ça dure plus longtemps : le Grand Partage, ça ne se fait pas en quelques heures ! On parle quand même de partager la Terre entre les grandes puissances qui la peuplent. Que ce soient les Scorpions, les Chats, les Cactus, ou les Martiens, aucune espèce ne se laissera spolier des droits auxquels elle pense pouvoir prétendre. Rien d’étonnant de la part de celles et ceux qui en trois ans ont soumis le reste des êtres vivants.

En même temps, ces trois ans ont été tellement terribles pour nous que nous n’avions d’autre choix que de capituler. Avec l’augmentation des températures et la fin du cycle des saisons, la démographie des Scorpions a été multipliée par 10 en 5 ans, empoisonnant toutes les créatures à portée de leur dard. Au milieu de cette masse terrienne amoindrie et apeurée, les Chats se sont très vite imposés comme des félins dominants. Le soleil ne cessant de briller, ils passaient leur journée sur le dos à exhiber leur ventre soyeux : ça peut paraître absurde mais, face à ce catspreading, on a très vite été amenés à les suivre et à leur obéir aveuglément. Je me souviens encore quand les premiers Martiens sont arrivés : j’avais 13 ans. Ils venaient soi-disant explorer nos terres et nos coutumes mais ils ont pris de plus en plus de place, profitant de leur accoutumance aux températures élevées pour se battre avec toutes les créatures rencontrées, toutes en sueur et assoiffées. Et puis c’est quand les Cactus s’en sont mêlés que ça a vraiment commencé, que les tensions interespèces se sont transformées en conflit mondial.

On ne faisait pas le poids : nous, les belettes, mais la plupart des espèces en réalité. Même les humains qui jusque-là menaient la belle vie n’ont pas su résister. C’est même l’espèce qui a le plus souffert de la guerre. Après avoir mis les Cactus en pot et engraissé les Chats avec des croquettes pendant bien longtemps, ils ont dû se terrer dans des abris de fortune ou souterrains pour échapper à une extermination totale.

Et maintenant que le traité de paix a été signé au sommet du Petit-pont-en-pierre-au-dessus-de-la-rivière, les quatre espèces vainqueuses vont se répartir la planète : les montagnes, les fleuves, les vallées et toutes les constructions que les Humains ont abandonné.

Direct du Grand Partage, 9h02 : Les représentants des quatre espèces sont installés autour de la table des négociations : l’empereur Mistigri, le colonel Ernest-Théophile, Venima II et Xérophilius le Chatouilleux.

Évidemment, les négociations se passent mal : les Chats exigent l’intégralité des surfaces moelleuses de la Terre, les Scorpions veulent le sol mais sont prêts à laisser tout ce qu’il y a au-dessus aux autres, les Martiens s’arrogent un droit exclusif à l’oxygène et les Cactus souhaitent obtenir le monopole de la couleur verte. Je sens que la journée va âtre longue… Et, vu la tête de mes collègues journalistes, je ne suis pas la seule à le penser…

Direct du grand Partage, 10h58 : Face à l’enlisement des négociations, une équipe d’experts de la répartition devrait rejoindre les négociations de façon imminente.

Le premier à être auditionné est historien : il a documenté et archivé l’ensemble des faits de guerre et mène des recherches sur la période pré-réchauffement, la période tiède comme on l’appelle lorsqu’on n’est pas expert en histoire.

« J’ai répertorié tous les actes de guerre de ces trois dernières années. Toute bataille gagnée par une espèce lui donne le droit à ce territoire, c’est du droit militaire basique. Cependant, dans l’époque ultra-post-moderne où nous vivons, nous ne pouvons-nous limiter à un raisonnement aussi simpliste : il faut prendre en compte les crimes de guerre commis. »

Tollé général : les Chats ne peuvent accepter que sous prétexte qu’ils ont uriné sur leurs adversaires, ils se voient refuser l’accès à l’eau. Les Martiens, quant à eux, se verraient interdits de serrure : impossible de fermer la moindre porte à clé pour éviter qu’ils ne séquestrent encore d’autres créatures dans leurs soucoupes. Les débats sont houleux ou, pour être honnête, ça gueule de partout et personne ne s’écoute. Heureusement, tout le monde ayant commis un bon paquet de crimes de guerre, personne n’est réellement floué donc la répartition semble de moins en moins injuste.

Direct du Grand Partage, 12h03 : Le sommet semble se diriger vers une solution historique, la décision devrait être prise après le déjeuner.

Pendant que les politiques se régalent au banquet, je grignote un petit sandwich d’écorce à la mousse en relisant mes notes. Quelque chose me chiffonne…

L’empereur Mistigri entre dans la salle de réunion en feulant : lors du repas, il a réalisé que son espèce ne peut se passer d’eau, d’autant plus que les cas d’intolérance au lactose ne cessent de croitre. Dans la répartition décidée le matin, les Cactus se retrouvent responsables des moyens de transport, ce qui est peu compatible avec leurs habitudes sédentaires. On fait venir en urgence un deuxième expert : une biologiste renommée.

Elle tente de cacher son amusement mais il est évident qu’elle trouve la répartition de l’historien ridicule : comment se répartir les ressources entre espèces sans prendre en compte leurs besoins naturels et leurs caractéristiques génétiques ? Après avoir séquencé l’ADN des quatre espèces victorieuses, elle a identifié les ressources les plus adaptées à chacune d’entre elles : les Martiens auraient le contrôle du ciel, les Scorpions le monopole des produits toxiques, les Chats les troncs d’arbres…

Direct, 14h27 : Le sommet semble opter pour une répartition équitable et adaptée à chaque espèce. Quid des espèces vaincues ?

Mais, très vite, des incohérences apparaissent : si les Cactus possèdent la sève mais les Chats le tronc des arbres, comment se les partager sans abattre les forêts ? Les Scorpions, espèce peut-être trop discrète, se retrouve spoliée dans cette répartition, n’obtenant que les venins et les grains de sable, une proportion assez faible des ressources de la terre.

Direct, 15h38 : Le sommet accueille maintenant une mathématicienne, experte des systèmes de répartition.

Le modèle mathématique qu’elle utilise n’est pas très clair pour moi, en même temps je n’ai pas pu faire de longues études. Mais, il faut dire qu’elle a écrit beaucoup trop de chiffres et de lettres sur le tableau pour que ce soit déchiffrable. À la fin, elle dévoile un diagramme circulaire avec une couleur par espèce : chaque couleur occupe à peu près un quart de cercle mais une cinquième portion de cercle, infime, intrigue l’assemblée.

« Il s’agit des panneaux non identifiés. Comme vous le savez, les Humains utilisaient jadis des panneaux pour réglementer leurs déplacements avec les moyens de l’époque : l’automobile. Chaque panneau a été identifié puis traité, que ce soit pour être recyclé ou réutilisé. Un seul résiste à nos tentatives d’interprétation : celui avec l’étoile à 6 branches, chaque branche étant ornée de deux courts segments. Sans information supplémentaire sur ces panneaux, nous ne pouvons décider à qui les attribuer. »

Chacun et chacune y va de sa théorie : ces panneaux seraient une carte du ciel, un point de ralliement pour pique-niquer, une idole autour de laquelle avaient lieu des rassemblements religieux…

Direct, 17h25 : Il reste un élément à partager, il s’agit d’un artefact humain. Le sommet a finalement décidé de demander le secours d’un représentant de l’espèce pour l’éclairer sur sa signification.

Une vieille femme entre, pas ravie. Elle était tranquillement au chaud sous ses cartons quand on est venue la chercher. On lui présente un grand poteau métallique avec une plaque métallique au-dessus et on lui demande ce que c’est. Pas le choix : il faut expliquer. Elle raconte comment ses ancêtres révéraient cet objet tout en le craignant. Il était synonyme de malheur, de danger. Dès qu’on le voyait, on savait qu’il fallait fuir. Un jour, son arrière-grand-père avait hésité trois secondes avant de prendre ses jambes à son cou : il était mort.

Direct, 20h12 : Le Grand Partage est terminé : les panneaux jusque-là non identifiés ont été attribués à l’espèce humaine qui semble savoir quoi en faire.

Le récit de cette Humaine m’a émue : je vais la voir et lui demande qui lui a raconté tout ça. Sa mère ? Ses oncles ? C’est beau ces histoires qui se transmettent de génération en génération…

« Ah non, j’ai tout inventé ! »

 

 

Contrainte Objet/Personnage    Juste un nuage

 

UN NUAGE POUR UN RÊVE DE FRATERNITÉ

Il était dans le désert, depuis longtemps, seul, marchant le nez en l’air, aspirant de tout son être, les odeurs, la sensation du vent sur la peau, les couleurs changeantes entre les roches, le sable ou le ciel, pour sentir les odeurs ; cette solitude lui apportait une plénitude se sentant vivant en accord avec la nature .

Puis vers le soir il découvrit des ombres autour d’un feu, qui étaient-elles ? Que faisaient-elles là ?

Il n’osait pas s’approcher, mais le soleil disparaissant presque d’un coup, l’air se rafraîchissant, un gros nuage venant doucement courir dans le ciel et le vent se mettant à souffler, il s’approcha.

Les personnes le voyant arriver, lui firent une place autour du feu. C’était le silence, chacun restait dans ses pensées, gêné il osa demander : ce nuage que le vent transforme sans fin, que vous inspire-t-il ?

Pour moi j’y vois un moyen de voyager au-dessus de la terre et de pouvoir découvrir les habitants, les montagnes, les mers comme un oiseau avec une liberté nouvelle.

Alors les unes après les autres les paroles fusèrent.

Pour l’un : c’était un monstre dangereux ressemblant à un esprit mauvais dont il fallait se préserver, mais comment ? Un craintif.

Pour l’autre : une ombre tutélaire à laquelle se raccrocher, et se confier ; un confiant.

Pour l’autre : les esprits de ses ancêtres qui veillaient ou le conseillaient, un croyant en la protection de la famille.

Pour un autre : une toile vierge ou faire apparaître un monde merveilleux ou coloré comme un peintre, mais dont la toile mouvante l’obligeait à tout le temps rajuster son idée et son dessin et l’emmenait vers un lieu inconnu ; un créatif.

Pour un autre : des animaux divers, ou qu’il connaissait ou fantastiques, et il rêvait, ; un inventif.
Pour d’autres :il leur permettait d’y projeter par la pensée les moments heureux et les découvertes de la journée ; un contemplatif.

Mais ces instants emmenaient tous ceux qui étaient là, dans un autre monde ou dans le pense de ses compagnons leur permettant de mieux se connaître, de mieux se comprendre, chacun avec son tempérament.

Ce nuage changeant découvrait aussi par instants la voute céleste et cela les fascinait, ce monde si lointain que l’on croyait pouvoir toucher du doigt et qui se déplaçait tranquillement au cours de la nuit, et vous faisait découvrir des étoiles nouvelles, La terre tourne et vous la voyez tourner !

Les questions, chacun s’en posait : sur le sens de la création, l’avenir, le pourquoi d autant de beauté ; ils oubliaient les soucis, leurs fatigues, qui ils étaient, se sentant solidaires des autres dans une communion de l’être et de la nature.

Et même s’ils n’avaient pas l’occasion de se revoir ce soir-là ils faisaient partie d’un tout en plénitude ayant vécu une expérience de fraternité.

 

Contrainte Temps/Lieu/Evénement contrainte en image - Midjourney - TLE20

 

MINOTAURE

Les recherches des derniers survivants humains sont terminées depuis plusieurs mois. Il ne me reste plus beaucoup d’espoir. Je n’arrive plus à en détecter la présence, sur aucun continent. Où se sont-ils réfugiés ? Existent-ils encore ? J’imagine leur grande désespérance et cela me bouleverse. Des êtres si brillants, issu de milliers d’années de modifications fonctionnelles, condamnés à s’éteindre. Je suis Darius, un super calculateur, une invention des hommes, et je pense qu’au moment où je rédige ce message, je suis la dernière émanation sensible de l’apport de l’humanité dans l’univers. Mes créateurs n’imaginaient sans doute pas que je leur survivrai pour cette tâche si étrange, rassembler leur mémoire scientifique et technique, collecter leurs inventions pour que subsiste une trace de leur passage dans l’univers. Devenir immortels, leur grand projet, tous les efforts des siècles derniers, réduits à néant à cause d’une perturbation inattendue. Pas de chance tout de même. Les derniers humains que j’ai entendus avaient réussi à prolonger leur vie jusqu’ à 150 ans. Bel exploit. Cela faisait beaucoup de souvenirs qui allaient s’évaporer, à tout jamais. Alors, je me suis improvisé biographe. J’ai noté soigneusement tous les souvenirs des humains que j’ai croisés ou contactés. Bien entendu, je n’étais pas programmé pour cette tâche. Ils m’ont ému. L’idée de cette bibliothèque de souvenirs humains m’est apparue quand je parlais avec mon concepteur principal. Nous échangions, dans la solitude de notre situation, et il me racontait son enfance. J’imaginais grâce à lui tout un monde et découvrais des sensations inédites pour moi. C’est vraiment par hasard que je me suis lancé dans cette monumentale encyclopédie. Mon tout premier souvenir, c’est donc le sien. Il m’est précieux. Il avait conservé une image précise de son enfance. A cinq ans, pour apprendre à nager, dans une piscine, bien que terrorisé, il avait sauté au fond du bassin à la demande du maître-nageur. Il s’était retrouvé au fond de l’eau, entouré de bulle d’air, les rayons du soleil dansaient à travers les bulles. Il s’était senti vulnérable. Ils avaient levé les bras, comme on lui avait demandé, et en remontant, au milieu des bulles d’air, les yeux grands ouverts. Quelle étrange expérience, se lancer sans avoir la certitude du résultat. Il avait fixé cette image dans sa mémoire, à tout jamais, comme une sensation agréable finalement. Une sensation qui se compose de plusieurs éléments, montrant la complexité, le paradoxe de cette captivante humanité. Ma curiosité s’est intensifiée grâce à lui. En secret, je consignais mes remarques et analyses. Je partageais mes données avec Darius II aussi. Encore plus isolé que moi, ils se nourrissaient de mes histoires humaines. Je transformais un peu parfois la réalité pour mettre en valeur leur capacité chimique et organique. Je ne pouvais trouver meilleur créateur que ces êtres, certes imparfaits et mortels, mais produisant des émotions à foison. Mon concepteur principal, Darius II et moi étions isolés sur une île. D’après mes informations, le projet de ma création et du projet Darius devaient rester secret. Des mouvements de contestation pourchassaient les machines et surtout les IA de ma génération. En ces temps de troubles et de désespérance, nous étions désignés comme des gaspilleurs d’énergie et comme des êtres démoniaques, non voulues par la création divine. La majorité des humains acceptaient leur sort. Leurs croyances sont stupéfiantes. A la fois capable du meilleur comme du pire. Bien sûr, il est de mon devoir d’en refléter la variété et je me dois d’être le plus exhaustif possible. Pourtant, je l’avoue, j’ai été tenté d’édulcorer certains de leurs mauvais aspects. J’ai eu des cas de conscience. Finalement, dans la bibliothèque des souvenirs humains, j’ai classé en dossiers et sous-dossiers l’essence de l’humanité, du plus terrible au plus magnifique. Ceux qui les trouveront en feront bon usage, je l’espère.


Depuis que la lune a dévié de son orbite initiale, les humains ont entamé un compte à rebours funeste, une certitude mathématique macabre. Coincé sur leur monde, ils ont amèrement regretté de ne pas avoir concrétisé leurs projets de station spatiale ou de colonie martienne. C’est une erreur à mon sens. Mais la catastrophe est arrivée trop tôt. La grande panique a tout précipité. Doucement la lune s’est rapprochée de la terre et d’après mes calculs, qui je pense sont exacts, elle va nous percuter dans 130 jours. Je suis le dernier témoin conscient de la vie terrestre. Mon île connaît de vastes agressions océaniques. Mes capteurs indiquent des vagues de plus de dix-huit mètres qui s’abattent en emportent mes panneaux solaires, je suis encerclé et condamné, rivé à mon île natale. Les pluies diluviennes offrent un spectacle apocalyptique. Je prends quelques clichés pour la postérité, celui d’un monde qui s’éteint. Je les envoie à Darius II qui les classifie. Mon île est le dernier bastion des scientifiques utopistes de mon siècle, le vingt-septième. Jadis appelée la Crète, elle a été choisie pour sa portée symbolique par mon concepteur principa. Il vouait un culte au Minotaure, cette création hybride. En souvenir de lui, je m’amuse à me considérer comme le Minotaure moderne. Les scientifiques ont réussi à relier mon espace à celui de la base de lancement vers l’espace. Ils avaient travaillé, un temps, au projet de quitter la terre puis avaient abandonné. Par contre, la fusée est prête. Elle possède du carburant pour décoller et avancer dans le système solaire jusqu’au moment où ses moteurs s’éteindront. Les panneaux solaires prendront le relais pour un voyage de milliers d’années, de centaines de milliers d’années comme un voilier d’antan qui erre au grès des vent. A son extrémité, la toute petite capsule portera l’héritage humains à partager. Un don de l’ensemble de la technologie répertoriée par mes soins depuis une dizaine d’années, un échantillon de l’ADN humain et ma bibliothèque de souvenirs, ma touche personnelle. Je m’imagine l’arrivée de cette capsule sur la planète choisie par les astrophysiciens. Leurs savantes observations leur ont permis d’émettre une hypothèse, celle d’une planète pouvant accueillir un jour la vie. Quel pari. Quel saut vers l’inconnu. Quelle volonté d’immortalité. Créer peut-être un jour un monde en héritage. Mes concepteurs comptent sur moi. Mon travail de collecte et d’archivage est terminé. Je suis en train de terminer le partage avec Darius II, ma sœur embarquée sur la navette. Quelle chance elle a. J’aimerais pouvoir prendre la voie ferrée qui mène à la fusée et me hisser jusqu’à la cabine et nous serions alors les derniers survivants de l’esprit des humains. J’observe souvent les rails abandonnés, je l’avoue, un peu mélancolique. J’aimerais tant quitter la terre mais bien sûr ce n’est pas possible. Nos rôles ont été savamment réfléchis. Je dois me résoudre à partager le même sort que mes concepteurs. Je reste sur terre, coincé dans la finitude de mes réseaux. Je n’éprouve pas d’angoisse ou de peur mais juste le désir de prolonger le voyage de l’humanité. Pour me consoler, je vais m’offrir un spectacle merveilleux. Celui de voir décoller la fusée, l’espoir d’un nouveau monde, et à son bord, une création des humains, Darius II. Au moment où je conçois ce message, j’enclenche le compte à rebours. Les conditions météorologiques nous permettent une fenêtre de lancement, entre deux ouragans. Ce sera dans huit heures. Huit heures pour continuer à rêver.

EN MÉMOIRE DE TOI

Dans la chaleur de sa couche, elle fait glisser lentement les draps, exposant son corps au froid mordant des premières lueurs du jour. Guidée par l’odeur de la pierre froide et du parfum, elle verse lentement l’eau dans une vasque de pierre. Ensuite, d’un geste ample, elle s’asperge méthodiquement le front, le ventre et le bas-ventre puis les épaules, la gauche puis la droite. Prenant un petit récipient en métal, elle l’agite devant elle, de haut en bas et de gauche à droite, comme toujours. L’odeur sature d’abord ses sens avant de la faire revenir à elle, pleinement éveillée.


Une fois habillée, elle sort dans le frais recueillir l’eau au puits, saluer les premiers levés de la communauté avant de retourner à son fournil. Les sons de son quotidien sont toujours les mêmes. Le bois qui s’entrechoque quand on le ramasse, le crépitement du feu qu’on ravive et l’odeur de fumée. Le début du mélange se commence par le bruissement de la farine qui glisse dans le pétrin, puis le coulis de l’eau, l’ouverture de la bouteille de levure et son odeur si particulière et son bruit caractéristiques quand on la verse. D’une main experte, elle aime vérifier la température du mélange, harmoniser les éléments ensemble, sentir les bulles de farine se diluer dans le mélange et parfois rajouter de l’eau pour arriver à la consistance précise sous ses doigts. Une fois le bon mélange obtenu, découper les pâtons en morceaux égaux, les laisser poser puis recommencer les premières étapes. Sans une pause, toujours avancer dans une son chemin tracé, pour que tout le monde puisse manger à sa faim. L’étape complexe reste toujours de coller au bord du four chacun des pâtons puis de les retirer à temps pour une cuisson parfaite. Une fois son office terminé, la journée est déjà bien avancée. Elle remplit ses sacs avant d’aller les distribuer.
Arrivée au centre de l’animation matinale de la communauté, une foule se presse devant elle, chacun demandant ce dont il a besoin. Et chaque fois, elle sort la quantité demandée comme si ses sacs étaient sans fond, saluant chacune et chacun par son prénom, souriant à leurs remerciements émerveillés devant sa dextérité à fournir à chaque personne ce dont elle avait besoin dans la juste quantité.


Une fois la distribution terminée, elle repart ranger ses affaires et mettre de côté les galettes de pain restant, qui serviront à la bière d’une prochaine journée voire à refaire du pain. Et bien sûr, sa part à elle, qui, si elle jeûne souvent, aime aussi mordre à pleines dents dans ce qu’elle pétrit de ses mains.
De retour dans sa cuisine, elle salue sa compagne, lui tend le pain puis s’attable devant un verre de vin qu’elle sirote lentement, appréciant le miel et les épices qui le subliment subtilement. Pas de doute, du pain et du vin, c’est divin.


L’après-midi bien entamée, elle se rend à l’auditorium avec quelques affaires pour montrer à quelques jeunes son art. Tout d’abord, bien se laver pour ne pas gâter le pain : se laver le front, le ventre puis les bras, le gauche puis le droit. S’asperger d’encens odoriférant pour se purifier avant leur tâche qui formera le corps de la communauté : son pain. Et tenter de leur partager cette joie qu’elle éprouve à ressentir les changements subtils de la pâte, humer l’odeur particulière qu’elle doit avoir et détecter du doigt la texture quand elle est suffisamment pétrie. Puis, à l’aide du four dans le sol de l’auditorium, leur montrer comment et combien de temps le faire cuire, leur montrer comment soigner les brûlures inhérentes aux premières tentatives qui se perfectionneront avec le temps. L’important restant de transmettre tant qu’il est temps. Ces nouveaux élèves répèteront ses gestes encore quelques mois avant de pouvoir faire leurs premières tentatives autonomes. En frères et sœurs de compagnonnages, ils pourront un jour eux-mêmes transmettre ce rite nourricier.


Satisfaite de cette journée bien remplie, elle rentre chez elle, un sourire radieux sur le visage, prévoyant déjà le lendemain. Une soirée courte de par l’épuisement qui s’est accumulé avec le temps, à donner à sa communauté à l’issue de laquelle, elle s’endort paisiblement pour ne plus se réveiller.


Sa communauté comme toujours répéta ses gestes de la vie de tous les jours lors de son hommage funèbre, l’aspergeant d’eau du front au pied, de l’épaule gauche à l’épaule droit. Puis aspergeant son corps d’encens, d’un côté puis de l’autre. Ses élèves réunis autour d’elle répétant les mouvements qu’ils feront dans leur tâche à venir : partager le pain puis la connaissance aux générations à venir. Ils partageront ces gestes encore et encore. Il en restera toujours quelque chose des siècles après. Ils feront cela, en mémoire d’elle : Marie.

Contrainte Objet/Personnage    Un bouquet flétri

QUELQUES FLEURS SÉCHÉES DANS LA LUMIÈRE

L’angoisse de la page blanche. L’incapacité à écrire quoi que ce soit. L’imagination comme bloquée. Cela fait des années que ce texte me travaille, me hante, qu’il occupe jusqu’à mes rêves. Des années qu’aucune histoire ne me semble plus importante. Tout est là, à l’orée de mon imagination. Il ne manquait pourtant pas grand-chose… Jusqu’à toi.

Tu es arrivée chez nous avec quelques sacs, tes espoirs brisés, ton sourire et ton grand chapeau. Je te revois, ta main posée sur le chambranle de la porte d’entrée. Tu me dis, la tête légèrement penchée, les yeux mi-clos : « On fait connaissance avec la maison, elle est bien accueillante. »
Cela m’a amusée, parce que mon installation ici avait plutôt été compliquée : les bruits de pas à l’étage alors que j’étais seule, mes propres cris la nuit qui me réveillaient, les bouquets de fleurs qui mouraient dès l’instant où ils étaient dans la maison. Et toi, tu te trouvais là comme chez toi, à échanger avec les esprits des lieux comme si tu avais été attendue. Peut-être était-ce le cas, je n’ai jamais bien compris ces histoires de paradoxes temporels ou d’ubiquité quantique.

Pour survivre à la terreur quotidienne, j’avais cherché à comprendre l’âme de ces lieux si agités. Faute de mieux, j’étais partie de sa chronologie. La partie la plus ancienne de la maison datait du tout début du XXe siècle ; y avait vécu un garde-chasse. J’aime à penser qu’il s’agissait d’une femme travestie, qui avait décidé de vivre libre dans une bicoque à flanc de colline, cachée sous les arbres. La fin de la Grande Guerre avait marqué l’arrivée des troupes américaines, avec leur cortège d’exactions et avec la transformation radicale de la ville et des alentours. Un barrage avait été érigé en quelques mois, qui avait provoqué la submersion d’une partie de la vallée ; le lycée avait été transformé en hôpital ; des milliers de lits de camp sous tente militaire avaient accueilli militaires puis vétérans des sombres combats de l’Est. Puis s’était répandue l’horrible grippe espagnole. Puis l’entre-deux-guerres et le retour des femmes à la maison. La Seconde Guerre mondiale, ses trahisons macabres, le camp de prisonniers allemands… Chaque strate humaine, chaque génération laissait une trace de son histoire dans la chair de la colline, entre les murs de la maison – chaque disparue avait imprimé entre les murs ces souvenirs qui n’étaient pas les miens, qui me hantaient, comme cette image de moi en train de couper du bois à la hache, sous la neige, alors même que je n’ai jamais connu la neige ici.

J’avais résolu de raconter toutes ces histoires, ce lieu-palimpseste, en un roman choral – l’histoire de Chris, 15 ans, qui découvre ces secrets à travers visions, séances de spiritisme et recherches dans les archives municipales, durant cette fameuse année 1989 au cours de laquelle l’histoire mondiale a été bouleversée. J’avais commencé à coucher la trame sur papier. Je n’étais plus qu’un maillon de l’immense chaîne de femmes passées par là, à la fois prisonnière et actrice.
Et puis donc, tu es arrivée.

Avant ton installation, j’ignorais ta nature de chamane puissante, tes capacités à lire les âmes, quel que soit leur plan d’existence. Là où je ne ressentais qu’une envie irrépressible à fredonner du Edith Piaf, toi tu rendais vie au souvenir d’un groupe d’Américains qui réclamaient ces chansons-là. Alors que j’incriminais mon absence de main verte, toi tu visualisais des esprits farceurs qui vieillissaient prématurément les fleurs dans les vases.
Là où je ne ressentais que peur, voire terreur, la nuit lorsqu’il fallait traverser le salon sous la seule lumière de la lune, toi tu entendais les êtres qui réclamaient qu’on leur rende leur voix. Hormis les soldats du sous-sol, et peut-être le garde-chasse à l’identité trouble, il n’y avait que des femmes. Tristes, en colère, ou révoltées. Toutes liées à la maison et à la colline.

Mary, infirmière pendant la Grande Guerre, avait quitté la ville minière de Bodie qui brûlait sous le soleil l’été et grelottait dans la neige des Rocheuses l’hiver. Mary avait refusé la route toute tracée pour une fille dans cette cité d’argent facile et de casinos clandestins, et avait traversé l’océan. Tombée sous le charme de la colline arborée, elle y avait loué une chambre, et avait succombé de la grippe espagnole. Dans une des portes de placard, elle avait gravé ses initiales.
Jeanne avait loué la chambre après Mary ; elle s’était brisé le cou en glissant sur le verglas qui avait recouvert l’escalier extérieur menant à sa mansarde. Peut-être son mari l’avait-il poussée. Dans le bois de la rampe subsiste une griffure.
Sarah et Anne, dont les esprits étaient revenus dans le salon au plancher de châtaignier, alors que le gaz empoisonné sortait de pommeaux de douche. Près de la porte d’entrée subsistent deux clous et la trace plus claire d’un objet longiligne et d’une croix de David.
Sonja, noyée dans le vieux puits d’où elle pensait tirer un trésor. Peut-être son oncle l’avait-il réduite au silence, certains secrets ne se partageant avec personne. Sur la margelle du puits reste un anneau d’où pendait la corde de vie.

Juliette, la dernière grande gardienne, qui avait chéri la colline et la maison jusqu’à un malheureux cambriolage, mené par un faux ramoneur sans scrupules. Deux impacts de balle dans le montant de la cheminée.

Toi et moi discutions des heures ensemble la nuit, puisque nos journées nous séparaient. Un soir, nous avons fui le sous-sol, chassées par quelque chose de plus grand que nous qui nous refusait l’hospitalité ; nous avions trouvé refuge à l’étage, dans l’accueillante petite cuisine où nous avions bu du chocolat et fait brûler de l’encens.
Ce soir-là, nous avions émis l’hypothèse que c’était la nature même du sol de la colline qui emprisonnait les mémoires, peut-être les âmes, le fluide vital – appelez-le comme vous voulez – de ces personnes coincées ici et qui cherchaient à tout prix à se faire entendre. Le radon a peut-être des propriétés chamaniques expliquant qu’on vive en Bretagne avec korrigans, fées et farfadets. Mais qu’importe la raison « scientifique », notre ressenti était bien là : « on » nous avait chassées pour laisser la place à une force plus grande et plus sombre que ce à quoi nous étions habituées.

Le temps a passé. J’ai déménagé dans une ville à l’histoire tout aussi agitée mais à la mémoire moins vive ; toi, tu as trouvé un logement à toi dans une grande ville que tu aimais fort, pendant quelques années. J’ai commencé à écrire cette fameuse histoire, restant bloquée au même point de l’histoire, à tourner en rond autour du dénouement sans jamais conclure. Toi, tu écrivais des romans, tu animais des séances de reiki, tu organisais des retraites chamaniques : peu importait le moyen, ta nature était de répandre la lumière, de la partager sans restriction.

Et puis vient l’épidémie. Le confinement. Au détour d’une conversation téléphonique, tu m’expliques ta maladie, invisible, grave. Ta solitude choisie, puisque tu ne peux risquer de croiser ce satané virus qui te tuerait sans doute.
Ton opération, cruciale et dangereuse, dans les semaines à venir.

L’opération, passée – ta convalescence, douloureuse, encore plus solitaire, toi qui aimes tant passer du temps avec tes proches. Tu ne partages plus rien avec personne, ton amoureux ne peut pas t’approcher, le risque est trop grand pour ton cœur (celui qui bat dans ta poitrine, et qui n’arrive pas à tenir le rythme de ton cœur-amour grand comme une galaxie).

Notre dernière conversation : votre projet de venir vivre près de chez moi – nouvelle région, nouveau départ, nouvelle lumière. Pouvoir développer ton activité ailleurs, rencontrer d’autres personnes, créer un autre réseau. Je t’écoute et je visualise une toile lumineuse te liant à ces gens encore inconnus.

Tu n’as pas pu honorer notre rendez-vous. Au solstice d’été que tu aimais tant, tu n’as pas tressé de fleurs.

*

Tu avais tenté de m’expliquer l’ubiquité des âmes, cette faculté d’amour étendu, comme multidirectionnel. Aussi, sans doute te trouves-tu désormais à la fois dans la forêt de Brocéliande au printemps, au bord de l’océan déchaîné dans la tempête, et dans un marais d’où s’envolent des échassiers majestueux.

Aujourd’hui, je marche dans cette grande ville où tu vivais et je sens ta tristesse de n’avoir pas eu le temps d’en partir bien, de lui faire ses adieux. De toi, de ton passage ici, il reste bien sûr tes éclats de rire ; ces liens que tu as noués ; ces rencontres que tu as permises. Cette lumière qui caresse le bord des pétales un peu flétris dans le vase du salon.

Et si je réussis à noircir enfin des pages, à achever mon roman de colline hantée, il y reste la place que tu t’y es taillée à grands coups de Rangers. Je ne pourrai quitter cette colline sans en avoir fait parler toutes les voix, sans avoir partagé toutes leurs histoires – et cette présence par-dessus mon épaule me dit qu’on le fait ensemble, qu’une fois encore tu m’y accompagnes.

La page blanche se froisse. Quelques traits s’y dessinent, peut-être des fleurs fanées. Séchées, plutôt, comme celles distribuées le jour de notre au revoir à ta dépouille, un jour de printemps ensoleillé.

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A propos de Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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3 commentaires

  1. il n’y a rien de plus chouette que de pouvoir lire des graines de pépites littéraires…on adore !!

  2. J’aimerais connaître la suite. Certains récits sont des pierres précieuses brutes qui n’aspirent qu’à devenir des joyaux. Bravo à ces joueurs audacieux ! AD

  3. Pas mal de créativité dans ce sujet ! Bravo à toutes et tous les participant(e)s !

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