Nous avons affaire à une réédition en format de poche du roman paru en 2004 aux Éditions Bragelonne, dans la traduction d’Alain Névant. Malgré ce que dit la quatrième de couverture, il ne s’agit pas d’une quête traditionnelle où des héros disparates se regroupent et trouvent l’accomplissement au bout d’un voyage semé d’embûches. Les voyages sont là, terrestres ou maritimes, ainsi que les embûches, l’accomplissement, et la lutte violente sous plusieurs formes (duels physiques ou psychiques, batailles).
Mais les groupes varient, avec le lieu et l’enjeu des affrontements. Seul demeure constant le couple d’amis : Talaban, l’Avatar 1 au grand cœur, lucide sur les erreurs et les crimes de son peuple, et Touchepierre, chamane anajo 2. Gemmel évite le manichéisme. Si les bons ont plutôt des faiblesses que des défauts, ceux que l’on croit et même qui se révèlent mauvais ne bénéficient pas d’une méchanceté sans faille. Un tueur fou méprisant les races inférieures soigne son magnifique jardin avec des tendresses maternelles ou guérit d’un cancer une femme qu’il a obligée à venir dans son lit. Les Avatars ont été d’impitoyables oppresseurs. Ils ont décrété races inférieures les peuples moins savants qu’eux et se sont bien gardés de transmettre leur savoir, pour pouvoir les opprimer en bonne conscience. Oui, cela rappelle quelque chose de notre Histoire. Mais ils ont aussi apporté au monde d’immenses connaissances, et créé des merveilles. Même les cruels Almecs, qui viennent d’un monde parallèle et sont en quelque sorte le double des Avatars – miroir dans lequel ils peuvent voir, accentués, tous leurs défauts : l’arrogance, l’égoïsme forcené, l’étroitesse d’esprit – se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît. La reine Almeia, prête à faire massacrer des populations entières pour prolonger sa vie, a été bonne et généreuse avant que la maladie du cristal ne l’amène à chercher son salut dans une sorte de vampirisme. Même son général Cas Coatl (toute ressemblance avec un dieu aztèque…) se montrerait presque humain à l’occasion.
De plus, les rôles d’ami ou d’ennemi sont loin d’être inscrits dans le marbre. On peut se retrouver allié de celui-là même qu’on s’apprêtait à faire assassiner, de ceux-là même dont on avait juré l’extermination ; assassiner un chef que l’on respectait ; ou priver son propre peuple de ses sources d’énergie et de son immortalité. Comme il aime le faire, Gemmell se projette en vertigineuse prolepse, grâce à des exergues, dans un monde futur très lointain, où tous les personnages de son récit seront devenus des légendes. On s’amuse bien à comparer les noms désignant personnages et hauts faits des légendes anajos aux noms d’origine ! Autre idée récurrente chez l’auteur : la bascule de la Terre qui tous les 10 000 ans à peu près provoque de terribles cataclysmes, la mort des civilisations anciennes et l’essor des nouvelles. À la lecture des pages somptueuses décrivant par exemple un raz de marée dépassant les montagnes ou une éruption volcanique au milieu d’un glacier (ice and fire !), on se demande sérieusement si certains scénaristes ne sont pas allés y pêcher leur inspiration.
Ce qui distingue nettement ce roman d’un énième scénario catastrophe, c’est sa dimension cosmique et mystique : le soleil et la lune ont de redoutables fantaisies, ainsi que les planètes. Par ailleurs, le savoir scientifique, réel est mâtiné de mystique orphique et de parapsychologie. La technique est assimilée à un art (la Danse) ou à un rituel religieux (la Communion). On pense par moments à ce que les pythagoriciens appelaient la musique des sphères, et le légendaire poète Virabidis pourrait être apparenté à la fois à Orphée et à Dionysos. Enfin, les plus lucides parmi les arrogants Avatars prennent très au sérieux les visions des mystiques et chamans des peuples dits inférieurs. Les prédictions des uns doublent souvent celles des autres. Les voyages par la pensée grâce au corps astral ne sont pas moins mouvementés ou importants pour l’action que les voyages matériels. Ce sont en définitive les pouvoirs psy et la Musique autant et plus que les batailles matérielles qui décideront du destin du monde.
Esthétiquement, l’univers du roman s’apparenterait par certains côtés au steampunk. La civilisation avatare, en effet, accorde une large part à l’esthétique. Elle utilise des matières naturelles (bois, mica), voire nobles (bronze, argent, or, diamants). Une arme ressemble à une harpe, un générateur à l’Arche d’alliance. Et quand l’auteur décrit le navire de Talaban, on se croirait dans le Nautilus du capitaine Nemo. Le tour de force de Gemmell est de commencer par un cataclysme majeur, quasiment une apocalypse, et de finir par un autre, positif, cette fois. Car il illustre ainsi l’idée fondamentale du cycle : il faut que certaines choses meurent pour que d’autres naissent, c’est vrai des sociétés comme des végétaux.
Chronique de Marthe ‘1389’ Machorowski
Nous en pensons
Notre avis
4,1
Le tour de force de Gemmell est de commencer par un cataclysme majeur, quasiment une apocalypse, et de finir par un autre, positif, cette fois. Car il illustre ainsi l’idée fondamentale du cycle : il faut que certaines choses meurent pour que d’autres naissent, c’est vrai des sociétés comme des végétaux.