Comme souvent, cette trilogie est un roman unique en trois parties, qui développent le thème de façon de plus en plus complète. Mais je ne saurais donner dès le départ certaines clés du troisième volume sans « spoiler », aussi vous laisserai-je découvrir par vous-mêmes comment le récit de ce qui est au départ une recherche scientifique et une confrontation politique entre humains, militaires et savants, se transforme progressivement, en même temps que le mode de pensée de l’héroïne principale, en un récit mythique qui mêle références à la mythologie indienne et mythologie non humaine.
Pour s’adapter à la vision du monde des Timhkãns *, la biologiste Ambre Pasquier va devoir la combiner à ses conceptions rationalistes, mais aussi retrouver ses propres racines d’enfant indienne. Car les Timhkãns, bien que d’aspect presque humanoïde, sont d’une biologie profondément différente, et ont une relation à la réalité beaucoup plus magique et mythique que scientifique. L’essentiel de la quête de l’héroïne sera donc la recherche d’un équilibre entre les trois représentations de l’univers qu’elle est obligée d’utiliser conjointement.
Le récit : au départ, nous avons une planète gelée et inhabitée, Gemma, qui tourne autour d’une étoile double, et près de laquelle un artefact gigantesque, le Grand Arc, inaccessible et impénétrable, a été abandonné par les Bâtisseurs, une espèce non-humaine disparue dont on ne sait rien. Une colonie de mineurs et une base scientifique ont été installées sur Gemma, l’une pour essayer de créer une industrie, l’autre pour chercher les traces et les secrets des Bâtisseurs. Mais des phénomènes incontrôlés, des accidents se multiplient et rendent l’exploitation de Gemma de plus en plus difficile, d’autant plus que les colons, dont certains sont nés sur Gemma, commencent à revendiquer leur indépendance. Ce contexte social tendu va pousser les miliciens de l’amiral Thormundssen à établir la loi martiale. De son côté, nouvellement arrivée à la mission Archea, Ambre Pasquier est affectée par des rêves, qui lui parlent d’une entité, Ioun-ke-da, qui attend sa délivrance. Et la mission va découvrir sous la glace les premières ruines de ce qui semble avoir été un temple érigé par les Bâtisseurs… Entre luttes internes à la communauté humaine, interventions d’un non-humain qui est peut-être un descendant des Bâtisseurs, et catastrophes liées au réveil de Ioun-ke-da, le récit se transforme en une Quête mythique, un conflit renouvelé entre le Bien et le Mal. Ambre va devoir résoudre les mystères du passé et de la nature des Timhkãns, pour mener le combat contre le Destructeur, qui a anéanti autrefois leur civilisation.
Le lecteur doit, en même temps que l’héroïne, s’imprégner d’une vision différente du monde. Comme disait Hamlet, « il y a plus de choses dans le monde, Horatio, que n’en peuvent imaginer tous tes philosophes », et les scientifiques rationalistes de la mission Archéa ne sauraient, seuls, faire face au danger qu’ils ont ranimé. Comme eux, le lecteur doit se départir de cette rationalité étriquée, accepter des possibilités alternatives et l’émerveillement devant une autre réalité possible (le fameux « sense of wonder » où la SF prend sa source). Est-il besoin de rappeler que les lois d’une fiction ne sont pas laplaciennes ?
Ce jeu entre trois visions de l’univers – car les souvenirs d’enfance d’Ambre participent à la cohérence du récit – aboutit à une œuvre splendide, un conte merveilleux et un univers fabuleux, une œuvre majeure de la SF actuelle, servie par une écriture riche et soignée. Ne cherchez pas une étude fouillée des personnages, le roman porte essentiellement sur les aspects philosophiques et métaphysiques de la situation imaginée. Si la réflexion d’Ambre Pasquier est intimement liée à sa résolution de l’énigme de Gemma et à la lutte contre le Destructeur, les autres personnages ne sont pas du tout travaillés en profondeur. En revanche les descriptions des mondes et des événements sont soignées, dans une langue riche et poétique. L’intervention d’entités surhumaines, quasidivines pour les Timhkãns, appelle une forme plus philosophique que techno-scientifique du récit. Qui n’en reste pas moins, par le sujet traité et par ce traitement, une œuvre de SF « pure ».
Le fait que cette œuvre ait été appréciée par un certain nombre de maîtres britanniques 2, en particulier par Alastair Reynolds, et que de ce fait une traduction prochaine du premier volume en anglais soit envisageable, n’est pas à négliger quant à l’effet d’entraînement qui pourrait s’ensuivre pour toute la SF française dans le monde anglo-saxon. Voir l’interview de Laurence Suhner par Alastair Reynolds sur le blog Strange Horizons :
http://www.strangehorizons.com/2015/20150525/1suhner-a.shtml
Nous en pensons ...
Notre avis
4.8
Ce jeu entre trois visions de l’univers – car les souvenirs d’enfance d’Ambre participent à la cohérence du récit – aboutit à une œuvre splendide, un conte merveilleux et un univers fabuleux, une œuvre majeure de la SF actuelle, servie par une écriture riche et soignée.