Je n’ai jamais très bien su ce que signifiait être normal·e, mais après tout, c’est probablement mesurable. Evaluable. Il doit y avoir une échelle… avec des gens plus ou moins hauts sur cette échelle. Des champion·nes de normalité, en somme…
De là à leur attribuer une mention?
- La fadeur des mots
- Rêve volte
- Vers le haut
- Les idées
- La quatrième place
- Odeur café
- Parfait Cyberaptor
| Contrainte 1 | Les archives d’une civilisation perdue |
| Contrainte 2 | La chambre n°13 |
La fadeur des mots
Institut Grangebois – 31 octobre 20XX – Docteur No.
Le résident de la chambre numéro 13 a présenté un calme exemplaire aujourd’hui. Pourtant, les couloirs ont été emplis toute la journée par l’excitation des résidents à l’idée de fêter Halloween ce soir, mais numéro 13 s’est, comme d’habitude, bien que d’une étrange manière, distingué. Lui qui s’agite d’ordinaire en tous sens m’attendait patiemment au réveil, assis sur son lit fait comme s’il n’y avait pas dormi de la nuit – ce qu’il a l’habitude de faire, puisqu’il préfère d’ordinaire grimper sur la bibliothèque de sa chambre pour se lover sur l’étagère du haut. Il dit que la proximité des livres l’aide à faire le vide dans son esprit, bien qu’il soit toujours incapable de lire la moindre lettre.Lorsque je lui ai demandé s’il avait bien dormi, il m’a répondu avec une singulière politesse qu’il avait en effet passé une excellente nuit. Le reste de la journée s’est déroulée à l’avenant, entre courtoisie inattendue et réflexions étrangement inspirées, loin du charabia dont il nous rebat les oreilles chaque jour. Même son manque de tact a semblé disparaître lorsqu’il a fixé l’abominable robe à pois du docteur Jekyll, mais qu’il s’est gardé de tout commentaire.
Si, à Halloween, les humains se déguisent en monstres, peut-être que les monstres essaient de revêtir la peau des humains ?
Institut Grangebois – 1er novembre 20XX – Docteur No.
Le résident de la chambre numéro 13 s’est de nouveau montré exemplaire aujourd’hui. Pour encourager sa bonne conduite, je l’ai emmené dans le parc, où il a semblé savourer les chants des oiseaux. Sans suggérer l’idée de les manger pour s’approprier leurs voix. Sans m’expliquer qu’ils racontaient des histoires de guerre et de deuil. Rien qu’une sortie paisible avec un résident.
Je n’ai pas encore d’hypothèse sur ce soudain changement, si ce n’est qu’il poursuit sa tentative de paraître humain le plus longtemps possible. Il me faut bien avouer qu’il y réussit extrêmement bien. La proposition expérimentale du docteur Who aurait-elle porté ses fruits ? Après l’énergie que j’ai déployée à m’y opposer, un tel constat m’insupporterait. Cela ne fait que deux jours, les circonstances ont encore le temps de changer.
Institut Grangebois – 13 novembre 20XX – Docteur No.
Voilà presque deux semaines qu’ils nous ont tenu loin de l’institut ! J’ai eu beau tempêter, menacer, supplier le docteur Jekyll, les portes nous sont demeurées closes sans qu’aucune explication ne nous soit fournie. Dans le long couloir des résidents, rien ne semble avoir changé, mais j’ai l’impression que quelque chose cloche. Une sensation diffuse m’étreint chaque fois que je dépasse le local électrique situé entre les chambres 11 et 15, sans que j’en retrouve l’origine.
Les résidents ont été perturbés de ne pas nous voir pendant si longtemps. J’ai dû reprendre presque à zéro avec la résidente de la chambre 18, elle qui parlait pourtant enfin pratiquement sans cliquetis. Comme elle n’a pas pratiqué, ses claquements ont repris leur droit entre tous ses mots, au point que j’ai eu un mal de chien à la comprendre.
J’espère que les prochains jours seront plus calmes.
Institut Grangebois – 14 novembre 20XX – Docteur Who.
Le docteur No se retrouve malheureusement dans l’incapacité de poursuivre ses activités au sein de l’Institut. Je reprends donc ses notes, ainsi que ses résidents, y compris celui de la chambre 13 qui m’a entre temps été réalloué, à la suite de son déménagement, pour des raisons de praticité (et sans doute suite aux excellents résultats obtenus par ma conversation avec lui).
Il a semblé particulièrement anxieux lorsque nous lui avons annoncé qu’il résiderait désormais à l’étage supérieur, il a demandé à récupérer ses affaires, mais à notre connaissance, il ne possède que les meubles que nous lui avons gracieusement offerts lorsqu’il a été installé dans notre institut et que nous avons pris soin de déménagé avant d’entamer les fouilles. Il n’a pas particulièrement paru ravi de notre réponse, mais avec sa nouvelle placidité, s’est finalement contenté de nous suivre.
Le docteur Jekyll doit encore me faire part des découvertes de la linguiste que nous avons embauchée spécialement pour l’occasion. J’espère qu’elle saura produire un résultat rapide ! Je n’arrive plus à fermer l’œil depuis deux semaines, trop excité par les potentialités de ce que nous allons trouver.
Dire que c’est une femme de ménage qui a remarqué le coin cassé d’un carreau dans la chambre 13, dans lequel son briquet est allé se fourrer alors qu’elle prenait une pause indue. Avec la lumière de son téléphone, elle a cherché à le retrouver, avant de se rendre compte que des « hiéroglyphes » — comme elle les a appelés — tapissaient les murs d’une pièce dont elle n’avait jamais entendu parler.
L’Institut a été créé dans un bâtiment d’une autre époque, dont le sous-sol a été condamné pour des raisons que personne n’a jamais concédé me révéler. Je me suis bien tenu d’en poser la moindre question. Le docteur No a posé des questions.
Les seules questions qui m’intéressent sont d’ordre scientifique.
Institut Grangebois – 28 décembre 20XX – Docteur Who.
La linguiste a produit un travail remarquable. J’ai quelque peu délaissé mes résidents pour suivre ses avancées, mais tout le monde se porte bien. L’agitation du résident transféré n’a duré qu’une journée. Il a repris sa docilité désormais coutumière avec une aisance remarquable, lui qui s’est si mal fait à l’intégration dans l’Institut. Aujourd’hui, c’est un résident modèle, si aimable qu’on en oublierait presque qu’il n’est pas humain. Tant qu’il ne sort pas ses tentacules en tout cas.
Revenons-en à la linguiste. Les symboles qu’on a retrouvés au sous-sol constituent effectivement un langage, avec lequel elle se débat encore, tout en l’ayant rapproché déjà des langues cunéiformes du bassin mésopotamien. Plus que la langue elle-même, il semblerait que ce soient les concepts sous-jacents qui lui échappent. Elle a essayé de nous expliquer que les mots paraissaient avoir une dimension supplémentaire à leur simple sens premier, une sorte de chant qui se superpose aux phrases. Il s’agit pour l’heure plus d’une intuition que d’une certitude, mais nous lui faisons toute confiance à ce propos. On nous a donné la meilleure.
Pour l’heure, elle nous a présenté une première traduction approximative qui évoque l’histoire d’un peuple, depuis sa création sous la houlette d’un dieu omnipotent et bienveillant jusqu’à son voyage au-delà des murs de la grotte dans laquelle il est né. Le récit s’attarde sur la rencontre régulière avec une entité étrangère — le dieu des gens du dehors — qui ne semble pas avoir de nom, mais dont les intentions sont cruelles : elle demande au peuple de renier leur créateur pour embrasser sa propre foi. Le peuple survit en prétendant se plier à son dogme, au point que l’entité elle-même ne parvient plus à les distinguer de ses croyants. En devenant semblable aux gens du dehors, le peuple met fin aux persécutions et aux douleurs qui les affligeaient. Alors, ils deviennent les zélotes de cette normalité si confortable et vivent heureux pour toujours.
Institut Grangebois – 8 janvier 20XX – Docteur Who.
La linguiste, pardon le docteur Quinn, a réussi à traduire quelques phrases en essayant de transmettre cette ligne de deuxième sens qu’elle perçoit confusément. Je ne reproduirai pas tout ici, puisqu’elle a ses propres notes, mais certains passages me tournent dans le crâne, et j’ai besoin d’essayer de les extérioriser.
La beauté du monde n’a pas de goût. La fadeur de leurs mots doit servir de refuge. Devenir eux pour mieux les aimer.
Institut Grangebois – 7 février 20XX – Docteur Who.
Nous avons retrouvé des symboles dans les combles, qui ont pourtant été intégralement refaites juste avant l’installation de l’Institut. L’hypothèse de la civilisation disparue, dont des membres clandestins seraient venus mourir dans nos sous-sols il y a des siècles, a pris un coup dur. Les analyses labo n’ont réussi à déterminer ni l’âge ni la composition de la substance utilisée pour tracer les symboles. Nous sommes dans une impasse. Je suis retourné à mes résidents, mais leur coopération aimable me lasse. Le frisson de la découverte s’est fané. Seul le traintrain quotidien persiste.
[Non daté – non signé]
Il a mangé le docteur Quinn ! Sa bonne conduite nous a trompés, nous avons relâché notre attention un instant de trop, et avant que quiconque puisse réagir, il a disloqué sa mâchoire, et d’un geste sec, il a tranché en deux la pauvre linguiste.
Ses mots après ne faisaient guère de sens, si ce n’est qu’il ne pouvait plus prétendre, qu’il avait retrouvé son dieu. Il a conclu avec aplomb :
« La fadeur de vos mots ne m’est d’aucun refuge. Je n’ai pas su l’aimer à votre façon. »
| Contrainte 1 | Musée des arts inutiles |
| Contrainte 2 | Un message codé |
Rêve volte
VValise de Richard, 3 septembre 2045, sur le chemin de l’Institut :Trois caleçons, deux tenues intégrales standardisées, une trousse de toilette type SN4 complète.
Un flyer de l’Institut : « Explorez votre potentiel émotionnel à l’Institut et devenez un véritable artiste en 1 an, permis d’individualité garanti ».
Lettre de Richard à M.645, 10 septembre 2045 :
Ma Chère Maman,
Jamais je ne te remercierai assez pour les sacrifices que tu as endurés afin de ma payer cette année à l’Institut. J’ai déjà rencontré Julie, une amie avec qui je me sens en empathie presque fusionnelle : comme si je l’avais toujours connue, que c’était la personne qui m’avait manquée depuis ma naissance.
Je savais que ça existait encore quelque part : un endroit où on peut s’exprimer, explorer ses capacités créatrices, ne pas rentrer dans cette routine qui m’angoisse tellement. Julie a eu le même parcours chaotique que moi à l’école : les cours de répression émotionnelle qui la faisaient pleurer, les cours de Normolangue standardisée où elle accumulait les néologismes et les libertés poétiques, les travaux pratiques de mécanisation musculaire où elle ne récoltait qu’une mention « insuffisant ». Mais ici, tu te rends compte maman ? On a eu un cours d’expression scripturale libre : on pouvait raconter une histoire, tu réalises ? Une « fiction » ça s’appelle, où les personnes dont je parle n’existe pas dans la réalité, où la vie n’est pas telle qu’elle est quand je la vis… Je me suis senti tellement bien, tellement à la place que ça m’a fait des frissons.
C’est l’histoire d’un garçon qui ne se sentait pas à sa place dans son école alors il a demandé à ses parents de lui trouver une école meilleure et ses parents ont refusé d’abord mais comme ses notes descendaient et que leur coefficient de citoyenneté en était impacté, ils l’ont envoyé au-delà des étoiles sur un vaisseau spatial, et il a rencontré une fille, une vénusienne, et ensemble ils ont réussi à voguer d’étoile en étoile en peignant des toiles de lumières sur la trame des galaxies.
C’est moi qui l’ai écrit, et le professeur a dit que c’était original, et c’était un compliment, pas un reproche, tu te rends compte maman ? Je suis original !
J’espère que cette histoire te plaira.
Je pense à toi tous les jours,
Richard
Lettre de M.645 à Richard, 18 septembre 2045 :
R.,
Compréhension histoire. Ecole positive pour toi.
14 ans bientôt. Stop « maman », devenir un homme.
Bientôt.
Journal de Richard, 26 septembre 2045 :
La lettre de maman me l’a rappelé par ricochet, je voulais l’oublier mais en effet, tous les gens de ma vie d’avant l’Institut ne seront plus les mêmes cette année. Je ne sais pas pourquoi ça ne m’excite pas autant que ça devrait ? Les publicités de la chaîne enfant nous le rappelle tout le temps, devenir un homme, devenir une femme, c’est être identifiable de façon pratique et certaine, mais je ne sais pas, je n’ai pas tant que ça envie d’être identifiable. Heureusement à l’Institut on pourra garder nos patronymes complets ; pas de R.938 comme prévu pour moi, pas de J.917 pour mon amie de cœur. On sera nous, on sera « je », on va pouvoir exister en dehors de la machine.
On a tant de chose à faire ici ! J’ai l’impression d’avoir exploré en trois semaines plus de choses qu’en 13 ans dans ma Zone de Quartier Restreint ! On a eu l’autorisation hier de visiter une forêt, une FORÊT ! C’est l’une des dernières en Européana, un massif préservé à vue pédagogique où les accès sont strictement limités aux étudiants comme nous. Julie et moi on a passé des heures à se promener sous les frondaisons, à respirer l’air, à écouter les chants des oiseaux – des oiseaux ! Je ne savais même pas qu’il en existait encore en liberté ! On s’est même baignés dans une rivière et l’eau était bleue ! Je me sens tellement privilégié, je n’arrive pas à croire que tout ça s’offre à nous !
Rapport de l’Institut, sujets : R.938, J.917 :
Etablissement connexion empathique maximale entre les deux sujets. Processus R.938 sur la bonne voie, interrogation J.917.
Peinture de Julie accrochée dans la chambre de Richard, octobre 2045 :
Une falaise balayée par les vagues, une explosion de couleurs dans le ciel : rouge, vert, violet, rose – et des étoiles qui scintillent. Un garçon et une fille s’envolent en se tenant par la main.
Peinture de Richard accrochée dans la chambre de Julie, octobre 2045 :
Un cours d’eau circule entre des arbres verts. Un garçon et une fille sont allongés au bord de l’eau.
Lettre de Richard à sa mère J.645, 4 novembre 2045 :
Pour M.
J’essaie comme tu vois de me conformer aux usages de votre société, même si cela m’est de plus en plus difficile à mesure que le temps passe ici. Tu ne peux pas savoir M., à quel point le monde est différent vu d’ici. Hier nous sommes allés au Musée des arts inutiles. Un musée gouvernemental réservé aux Individus, mais on a une dérogation avec l’Institut !
C’est vraiment étonnant, tu sais ? Il y avait une salle réservée à l’art culinaire : figure-toi qu’avant les familles prenaient le temps de préparer des plats, de les faire cuire, de les assaisonner (comment te faire comprendre ? On leur donnait un goût différent en fonction de ce qu’on rajoutait dedans !) ; et ensuite, on mangeait ensemble, ça durait plus d’une demi-heure, plus d’une heure parfois ! Et on parlait pendant ces repas, on parlait de nos émotions ! Oh maman, comme j’aimerais que tu me parles de tes émotions, de ce que tu pensais quand, petit, tu me prenais dans tes bras, de la façon dont ton cœur battait quand tu remontais les draps sur moi la nuit ! Je sais que c’était pour ne pas perdre de points de citoyenneté si j’attrapais froid, mais je suis sûr que tu ressentais quelque chose en le faisant au plus profond de toi !
Si je te dis ça, c’est à cause de la dernière salle du musée. Après celle consacrée aux réseaux de sociabilité en ligne (des gens qui parlaient ensemble de tout et de rien, tu te rends compte ?) et celle consacrée aux sports collectifs (des gens qui sortaient pour faire des activités physiques ensemble ou les uns contre les autres si j’ai bien compris), il y avait la salle consacrée à la poésie. C’est une activité d’écriture qui permettait d’exprimer ce qu’on pensait au plus profond de nous, de la façon dont on le souhaitait, en faisant une sorte de musique, et qui déclenchait des émotions parfois différentes chez le lecteur !
Je me suis dit que j’allais essayer :
Maman je mens
Si je dis que c’est froid
Quand je pense à toi
Car maman
Je n’espère et n’attends
Que la chaleur de tes bras
On se voit pour les vacances maman. Oh, et je t’expliquerai un autre truc que j’ai vu au musée, un truc assez incroyable, il y avait une exposition provisoire consacrée à Noël ! Je te raconterai !
Bien à toi,
Richard
Petit mot laissé par Julie dans la poche de Richard, 5 novembre 2045 :
Les étoiles maintiennent dans leur course sublime
La sombre majesté qui parfait leur exil
Et dans la course folle des cercles de l’abyme
Je vois l’autre reflet, celui de notre idylle
Lettre de M.645 à Richard, 9 novembre 2045 :
Reçu lettre inquiétante.
Problème R. ?
Lettre de l’Institut à M.645, 13 novembre 2045 :
Processus en cours. Examens décembre.
Importance ne pas intervenir.
Lettre de Richard à sa mère J.645, 4 novembre 2045 :
J’aimerais tellement réussir à exprimer ce que je sens en moi comme Julie le fait. Je crois que je ne serai jamais à la hauteur. Elle me paraît si loin de moi, si élevée dans sa manière de créer, et pourtant nous sommes si proches, si connectés par nos émotions ! Je n’arrive pas à le dire, mais je le sens, je le sais !
Petit mot laissé par Julie dans la poche de Richard, 18 novembre 2045 :
Je crois que je t’aime Richard. Je n’ai jamais osé encore penser ce mot à voix haute. Oh, vivement les examens empathiques, que l’on confirme notre statut de futurs Individus et qu’on puisse s’exiler ensemble !
Résultat des examens du 2 décembre 2045 :
Promotion de 15 élèves.
2 Normalité mention Très Bien.
5 Normalité mention Bien.
7 Normalité mention Passable.
1 Normalité mention Médiocre – lancement procédure individualisation.
Lettre de Richard à sa mère J.645, 10 novembre 2045 :
Maman, je ne comprends pas, il faut que tu m’aides, ça fait une semaine que Julie n’est pas revenue en cours, elle n’est plus là ! Je ne comprends pas, il paraît qu’elle a eu mention médiocre alors qu’elle est la plus douée du cours d’art, alors qu’elle cartonne en poésie ! Moi-même je ne parviens qu’a exprimer quelques idées à peine colorées sur mes toiles, et j’ai eu pourtant mention Très Bien ! Comment ça se fait, ce n’est pas juste ! J’ai envie de mourir de ne plus la voir, je me sens comme séparée d’un bout de moi-même !
Journal intime de Richard, 15 décembre 2045 :
Je n’ai pas eu de réponse de maman. Je n’ai pas eu de nouvelle de Julie. A l’Institut ils disent que les médiocres sont automatiquement éjectés de l’école, qu’il n’y a de place que pour les mentions Très bien en fin d’année pour devenir un Individu ; je ne comprends pas, elle avait tellement plus en elle pour devenir unique, qu’est-ce qui s’est passé ?
Entretien de fin de période, filmé et archivé – Richard et formateur L.647, 16 décembre 2045 :
L : Vous progressez admirablement R.938. Bientôt vous serez prêt à réintégrer la société.
R : La société ?
L : Vous avez été confronté à la nature dans sa splendeur, à tout ce que l’humanité a produit de plus beau, de plus spirituel, de plus inspirant ; et vous n’en avez tiré que des œuvrettes médiocres, des considérations triviales sur vos sentiments futiles ; vous êtes par conséquent en bonne voie de normalisation.
R : Mais je ne veux pas me normaliser ! Je veux être unique, je veux me connecter avec les gens, je veux créer ! Je veux être avec Julie, qu’avez-vous fait d’elle ?
L : Julie ? Elle a entamé son processus d’individuation. Mais vous, R.938, vous devez viser plus haut, devenir un membre actif de notre société, faire votre part du Travail Commun pour la Splendeur de Tous !
R : Je ne comprends pas je.. je pensais que l’Institut valorisait au contraire le.. la recherche de.. je ne comprends pas… (sanglots).
Journal intime de R.938, 18 décembre 2045 :
Plus rien n’a de sens. J’ai vu Julie. Ils nous ont fait visiter le sous-sol de l’Institut pour nous motiver à dépasser nos limites pendant la deuxième période. Ils nous ont montré le processus d’individualisation. Chaque personne ramenée à sa singularité. Chaque organe de chaque personne ramenée à sa singularité. Ils ont découpé Julie. Pour nous. Pour que son individualité serve le collectif. C’est ça qu’ils font quand on ne s’adapte pas. Ils nous intègrent par petit bout au collectif, en greffe. On devient le Tout de gré ou de force. On n’a pas le choix. Moi ils m’ont dit que je ne serai pas un Individu. Ils m’ont dit que c’était normal. Que c’était le processus. Plus rien n’a de sens.
Archive de l’écran-caméra familial H-43650Y, vacances de fin de période, 24 décembre 2045 :
- : Je ne comprends plus maman. L’Institut, tout ça… Rien n’a de sens. Et Julie ? Pourquoi ?
- : Inadapté. Moi aussi inadaptée début. Quand perdu ton père, début normalisation. Emotion trop forte, puis oblitération.
- : Mais pourquoi ? Pourquoi me faire subir tout ça ?
- : Message Institut année dernière : « Explorez votre potentiel émotionnel à l’Institut ; devenez un véritable artiste en 1 an, permis d’individualité garanti ».
- : Ce n’est pas du tout ce qu’ils font !
- : Savoir. Maîtrise Normolangue, traduire : « Abandonnez émotion à Institut ; révéler employabilité en 1 an, citoyenneté garantie ». Sourire. Emotion forte bientôt oblitérée. R.938 citoyen fin année. Savoir. Sourire. Fierté.
| Contrainte 1 | Une cage |
| Contrainte 2 | ![]() |
Vers le haut
— Un millimètre et douze microns ! Excellent n°888.La fierté emplit le coeur du n°888, qu’il réprima de toutes ses forces. Perturber la revue des troupes était une entorse majeure au code.
L’examinateur reprit sa tournée en inspectant l’aspirant suivant.
— Un millimètre et vingt microns n°888, dit-il l’examinateur N°888 ton atone, comme l’exigeait le code, alors qu’il s’agissait d’un grave débordement. Le N°888 corrigea immédiatement sa posture en redressant le torse pour s’aligner parfaitement avec les huit cent quatre vingt huit élèves de l’académie. Un léger pincement des lèvres de contrariété lui échappa, qu’il masqua aussitôt. Un coup d’oeil en coin lui apprit que son manque de maîtrise de lui-même n’avait pas échappé à l’examinateur qui ne manquerait pas de le noter dans son rapport. Il avait déjà reçu deux avertissements pour excès d’anormalité à cause d’un pli dans sa tenue et d’un cheveux mal rasé derrière l’oreille. Ses chances de faire parti de la prochaine promotion des zéphyriens devenaient minces. Rester concentré. Ne pas exister. Focus. Pleine conscience. Je suis les autres. Je suis la pierre dans le tumulte du vent. Je ne suis que la traîne, le sillage gracieux, le maillon ferme et leste de la multitude unie.
— Un millimètre quatorze microns, c’est correct n°888, continuez, prononça sans verve l’examinateur au huit-cents-quatre-vingts-huitième aspirant de la file. Il aurait pu relever la fine perle de sueur qui pointait au front du novice, mais il s’abstînt. En effet, en fin de revue, le sermonner pour cet infime faiblesse aurait été juste mais cruelle. Hors, le code de conformité aviaire comportait une clause d’indulgence et d’empathie. Tous les aspirants virent le vague tressaillement de sa paupière refléter son dilemme intérieure mais aucun ne moufeta. Tous firent semblant de rien attendant le début de l’entraînement.
— Tous en position ! On tend les voiles ! Maintenant. Arabesque chassée, fente arrière, on maintient. On maintient ! Ferme ta cambrure n°888, tu vas pas tenir dans les échauffourées. Posture de la flèche. On maintient. Encore. Je t’ai vu n°888, ça sera sur ton bulletin. Reprends toi. C’est bien. Je veux voir une ligne. Je veux voir un point. Vous êtes ce point. Vous êtes les autres, vous êtes pleinement la nuée. Bien. Repos. Affaler les estanques. Atterrissage.
L’examinateur se détendit. Ses élèves avaient globalement un niveau magnifique, bien au-dessus de la plupart des promotions. Il serait probablement promu Pointe un jour.
Celle-ci fit justement son entrée sur le camp d’entraînement. Allure noble et énergique, gestes secs et fugaces mais pourtant absolument choisi. Pas une hésitation, pas un mouvement parasite inutile. On avait l’impression qu’il glissait dans l’espace. La Pointe N°888 n’avait jamais raté une mission. Son regard était totalement là, et à la fois étanche, sans expression, sans rien révéler de ses intentions. Le n°888 le regardait avec envie. C’était cela alors la légendaire surmaîtrise.
La Pointe prit la parole d’une voix stridente, bien articulée, contrôlée idéalement pour être audible au milieu du Barouf, en plein coeur de la peur quand surgissait un ennemi.
— Nous décollons. Formation en goéland, sans entrecouffe aux ailes. Nous ferons le survol classique. Moderato, il y a un peu de gite à proximité des nuages. Vers le haut !
Sans un mot de plus, le maitre de nuée pris son élan et s’élança dans le vide.
Tous suivirent. Cohésion parfaite, la ligne se dessina, fluide et précise. Virage à gauche, puis l’arabesque à contre courant. Chacun tenait sa place, chacun corrigeant immédiatement la moindre interstice trop serrée, la moindre faille excessive.
— Comme vous le voyez, la Nuée agit comme un seul. Aucune pensée, qui serait beaucoup trop lente et dangereuse : tout est réflexe, tout est chorégraphie commune. La moindre inflexion de la Pointe et tous réagissent immédiatement. Ils sont lui. Ils sont ses ailes.
— Est-ce que c’est long pour devenir Zéphyrien ? fit un des jeunes tout émoustillé par la démonstration de voltige des aspirants.
— Cela dépend de tes mentions petit, répondit l’examinateur rester au sol pour accueillir les visiteurs du centre scolaire venu en visite. Certains mettent deux ans avec mention très bien, d’autres quatre avec bien.
— Et mention assez bien ?
— Insuffisant. Ils sont déclarés inapte à suivre. Parfois, en cas d’erreur grave, c’est la cage. En général, aucun ne… mais, attendez ! On dirait un… un Léviathan ! Par tous les Eperviers ! Ils ne sont pas prêt !
La nuée piqua d’un coup pour éviter le monstre surgit de nulle part. Autant les Grands Fendars, on les entendait approcher, leur équipage étaient si bruyant. C’était si beau l’air pur, les flots sous le ventre, la montagne au loin recouverte de neige. Soudain, sa rêverie s’interrompit ! Mais les Léviathan… C’était donc vrai. Ils existaient. A la cime, la Pointe obliqua de bief, en plein courant rebelle. Sans réfléchir, tous décrochèrent à sa suite, les uns après les autres en une fraction de seconde, comme une onde qui transmet sa vibration. L’impulsion remonta la Nuée jusqu’à lui, il la voyait s’approchait, lui intimant d’empanner en frontal. Je suis les autres. Je suis ce que je suis. Je tiendrais.
Alors que, conditionné par les mois d’entraînement intense, il allait s’exécuter à la manoeuvre qui s’annonçait douloureuse, le Leviathan vomit un projectile de son flanc. En plein dans la nuée.
Je suis le suivant, je suis les autres. Je… est-ce qu’il le faut vraiment ? Il s’arracha au groupe, dispersant toute la queue qui le suivaient, se perdant dans les toutes les directions alors que le sous-marin replongeait lourdement dans les profondeurs.
— Ils y auraient pu avoir des pertes ! Aucune mention pour vous n°888, « assez bien » serait protocolaire. Vous êtes inapte, vous êtes radié. Et vous subirez la cage pour avoir mis en danger la Nuée. Qu’on lui tranche les nageoires latérales.
Sans masquer vraiment leurs émotions, la sentence fut rendue sans cérémonial.
De sous la surface qu’il ne franchirait jamais plus, le n°888 regarda la nuée de poisson-volant repartir à l’assaut des airs.
Le chalutier passa. Son filet s’emplit de 887 poissons identiques qui mimait sans comprendre les gesticulations de la Pointe qui agonisait sur le pont du bateau.
Rester concentré. Je suis le courant, je ne le suis pas. Je ne suis pas le vent, je suis le vent. Je me suivrais. Je suis l’air dans le tumulte des regards de pierre, je suis le virage inattendu, l’écume sur la vague. Je suis le fond. Je suis le n°888.
| Contrainte | Une invasion d’escargots |
Les idées
Il suffit parfois d’une fâcheuse erreur pour anéantir des décennies d’ascension sociale normocratique.
La trajectoire du clan était pourtant limpide, le plan d’action ne comportant aucune inconnue, leur situation était unanimement qualifiée de normolinéaire.
Cela diminuait franchement le niveau d’anxiété à l’approche des évaluations dogmatiques qui venaient sans surprise confirmer la bonne intégration du clan Rooo sur Jinka.
Chaque membre du clan se conformait religieusement au Dogme, pressentant qu’il en allait de leur survie collective, ce qui ne permettait pas d’envisager ni même de rêver d’un autre chemin à suivre. Ils portaient tous en eux le récit des sacrifices ancestraux pour parvenir à la situation actuelle, qualifiée de presque confortable.
Les anciens du clan connaissaient bien sûr des bribes de cette histoire clanique, bribes qui parfois s’entrechoquaient lors de débats animés plein de contradictions, mais au fond personne ne détenait le récit exact des petits compromis et grandes compromissions qui avaient été nécessaires pour permettre l’intégration du clan en quelques générations seulement.
On s’en accommodait, pas le choix.
Le Dogme tenait en une multitude de règles bien connues de tous, que Rooomam avait ainsi abrégées pour Rooomop, petit dernier du clan: faire comme tout le monde, n’être remarquable en rien, et ne surtout pas faire de remous. Il suffisait finalement d’être transparent, de se conformer aux attendus, et de ne surtout pas exprimer d’idées propres.
C’est peut-être là que les ennuis ont précisément commencé. Les idées.
Rooomop était submergé d’idées, des inconvenantes, des farfelues, des irrévérencieuses, des compromettantes, des futées, des facétieuses, des douces-amères, des ridicules, des sacrilèges. Elles faisaient irruption par vagues, incessant ressac d’idées qui avaient en commun d’être toutes parfaitement inadaptées au Dogme de Jinka.
Rooomop faisait de son mieux, tout le temps, partout et en toutes circonstances pour avoir l’air comme tout le monde. Comme tout enfant, il cherchait inlassablement la fierté dans les yeux de sa mère et de son clan, et l’approbation de ses professeurs. L’intégration dans un groupe d’amis était également requise, ce qui posait davantage de difficultés.
Rooomam avait bien tenté d’inculquer au petit une liste de sujets de conversation normaux, des répliques passe-partout et autres jeux consensuels.
Rooomop était un gamin futé, il avait mis de côté ses idées et essayé tout cela consciencieusement, mais il tombait toujours un petit peu à côté, comme une fausse note, ça déraillait un peu. Les efforts relationnels étaient coûteux et aliénants, avec des résultats médiocres. Rooomop s’éteignait tout doucement, son sourire devenu fade, ses rires inaudibles, même sa voix s’était estompée dans cette tentative de normalisation sociale.
Rooomam lui avait alors donné quartier libre pour mettre en œuvre secrètement ses idées, pour chérir son imagination hors du regard d’autrui, pour se laisser aller à ses rêveries étranges, à la condition évidente que rien n’y paraisse, jamais, en dehors de la tribu.
Cela avait fonctionné un temps, cet espace psychique de liberté créative semblait le nourrir suffisamment pour le rendre performant aux dernières évaluations dogmatiques. Rooomop avait obtenu son certificat de normalité mention très bien. C’était inespéré. Toute la tribu avait fêté l’obtention du certificat, sans que personne ne réalise que le principal intéressé s’était éclipsé.
La dernière idée passionnante qui avait subjugué Rooomop était l’élevage d’escargots de contrebande.
L’idée lui était venue subitement, comme une évidence hilarante, pendant un cours de sciences où le professeur listait une longue litanie de nuisibles qui avaient été éradiqués de Jinka.
Une photo d’escargots avait été projetée, et la vue de ces petites bestioles molles et gluantes à coquille avait soudainement inspiré un élan de tendresse hilare qui était venu chatouiller le cerveau de Rooomop.
Il avait suffi de récupérer des cellules-souche au laboratoire, de récupérer des boutures cryogénisées de salade et de tomate, de les faire pousser à la lampe à UV et à l’eau filtrée, d’installer des boîtes transparentes, de reproduire les cellules, d’attendre la reproduction des bestioles, de changer leur eau, de rajouter des coquilles d’œuf. Bref, il avait fallu quelques semaines d’ajustements avant d’obtenir une jolie tribu d’escargots que Rooomop avait tous prénommés. Quelques mois plus tard ils étaient si nombreux que la question de les prénommer n’était manifestement plus d’actualité.
Et c’est là que l’idée s’était imposée à Rooomop, dans un mélange de génie et de destruction, l’apocalypse fantastique de son plan secret. Il allait rendre leur liberté à ses milliers d’escargots. Et cette soirée où tous les clans de Jinka étaient joyeusement réunis pour fêter les certificats des plus jeunes était parfaite. Personne dans les rues pour écraser un de ses petits protégés dodus et visqueux.
Lorsque Rooomop avait ouvert ses boîtes dans son jardin, il avait ressenti un immense bonheur irradier dans tout son être, comme une libération salvatrice de tout son potentiel aussi jouissif que destructeur. Il s’en était rapidement suivi une délicieuse cacophonie de cris des voisins, puis des voisins des voisins, se muant plus tard en une clameur dans toute la ville, à mesure que les escargots grimpaient sur les baies vitrées, suçaient les Velux, ventousaient les balançoires, accrochaient les porches, s’arrimaient aux balustrades.
Rooomop contemplait depuis la fenêtre de sa chambre la terreur collective avec un amusement évident, conscient de la catastrophe à venir pour le clan, mais pour autant dépourvu de regrets. Il fallait qu’il en soit ainsi. Rooomam vint l’enlacer doucement et esquissa un sourire. Tous deux étaient parfaitement conscients que la prochaine évaluation dogmatique de la tribu plongerait le clan entier dans les pénombres. Mais pour le moment, tous deux avaient décidé de s’accorder ce câlin hors normes.
| Contrainte 1 | Une panne |
| Contrainte 2 | La photo de famille |
La quatrième place
Quatre hommes attendent en silence dans un couloir. Ils sont installés sur quatre chaises séparées d’un mètre les unes des autres, seuls objets présents dans cet espace. Ce vide rend encore plus frappant l’identité des quatre chaises et des quatre hommes. Les chaises sont constituées de pieds tubulaires en acier chromé ainsi que d’une assise et d’un dossier en bois clair. Les hommes, de corpulence et de taille similaire, portent tous les quatre une paire richelieu noire vernie, un ensemble de costume ajusté également de couleur noire, une chemise d’un blanc immaculé et une cravate bleu clair. Chacun dispose d’un mince dossier beige. Deux d’entre eux le tiennent de leur main droite, un autre l’a posé sur ses genoux, tandis que le quatrième le manipule. Ce dossier manipulé, tourné et retourné, entre les mains du jeune homme constitue le seul mouvement de cette scène.
Soudain, une voix féminine rompt le silence.
— Monsieur Gauss, veuillez vous présenter dans la salle d’examen bleu. Pour ce faire, vous devez suivre le marquage au sol de couleur bleu. Une fois arrivé devant la porte bleue de la salle d’examen bleu, vous rentrerez dans la pièce et vous installerez au bureau déposé au centre de la pièce. L’examen débutera cinq secondes après votre installation dans la pièce.
L’homme cesse de manipuler son dossier, se lève et suit les consignes indiquées par la voix. Quelques instants plus tard, il se retrouve seul dans la salle d’examen. Il commence à tordre son dossier. A peine a-t-il le temps de le tordre dans un sens que la voix se fait entendre.
— Monsieur Gauss, nous espérons que vous êtes confortablement installé. Vous allez bientôt passer la dernière épreuve du concours de l’Ecole Normale. Avant de commencer, nous vous présentons nos félicitations pour votre prestation écrite. Le jury a été très ému par votre dissertation. Cela faisait des années qu’il n’avait pas lu un écrit aussi convenu, mobilisant autant de lieux communs et de syntagmes figés. Il serait ravi de compter un esprit aussi normal que le votre parmi ses étudiants, et plus tard parmi le corps de notre Etat. Pour devenir étudiant à l’Ecole Normale, il vous faut encore obtenir une mention très bien à ce dernier entretien, l’entretien de normalité familiale. Vous nous avez démontré avec éclat la normalité de votre esprit, nous vous prions désormais de vous démontrer la normalité de vos origines.
— Je vous remercie. Je suis prêt à commencer la démonstration, répond l’homme d’un ton monotone.
Il ouvre son dossier et dispose sur la table une photographie et un dessin. Sur la photographie, un enfant d’une dizaine d’années se tient debout au premier plan. Il tient un papier dans sa main droite. Derrière lui, on aperçoit deux adultes, un homme et une femme, dont les regards chaleureux convergent vers l’enfant.
— Pour vous faire la démonstration de la normalité de ma famille, j’ai choisi de revenir sur un événement que j’estime déterminant dans ma construction en tant qu’être normal. Cet événement, c’est un concours de dessin auquel j’ai participé à l’âge de douze ans. Très tôt, mes parents ont repéré mon manque d’aptitudes pour les disciplines artistiques. C’est pourquoi, ils m’ont inscrit à des cours et à des concours de dessins car ils savaient que je n’excellerais jamais dans le domaine. Et ils avaient vu juste. A chaque nouveau concours, j’obtenais la quatrième place. Mes dessins n’étaient pas médiocres, simplement sans originalité. Pour ce nouveau concours de dessin organisé par les enseignants de mon collège, j’ai présenté un dessin au crayon de couleur de mes parents. Étant en panne d’inspiration, j’ai essayé d’imiter une photographie de ma mère en robe qui me tenait dans ses bras peu après ma naissance. La représentation était réaliste mais les proportions étaient peu cohérentes. Mes enseignants ont estimé que ces proportions grotesques étaient le signe d’une inspiration maniériste. lls ont perçu derrière le cou trop long de ma mère une fantaisie témoignant d’une grande érudition. J’ignorais alors tout des travaux des grands maîtres. Je vous garantis qu’il n’y avait aucune référence à la vierge de Pontormo. Cette malencontreuse coïncidence m’a coûté mon habituelle quatrième place.
| Contrainte | Une personne atteinte de phantosmie (hallucination olfactive ou gustative) |
Odeur café
Le café fumant sur le bureau, je me connecte machinalement sur le terminal. J’entre mon numéro de sécu et l’écran affiche, comme la dernière fois « Bienvenu sur Médivers, affichage de votre tableau de bord… ». Ce truc est toujours lent comme la mort, quand est-ce que l’état mettra enfin à jour ses installations ? Ma chaise penche jusqu’à l’angle fatidique des 127°, l’angle parfait de repos de la colonne et des muscles lombaires. J’attrape quand même la tasse et m’envoie une bonne goulée, comme pour dire « fuck » dans le vide.Je select le rendez-vous et ça y est, ça se lance.
— Bonjour, Je suis Happsy, profitez de quelques instants pour vous mettre à l’aise, le temps que je charge votre historique.
Je parcours la pièce du regard, c’est la même que la dernière fois, à ceci près qu’il y a un bouquet sur le bureau et une bougie sur la petite table à côté de moi.
— J’ai pris en compte vos remarques, j’ai même pris la liberté d’ajouter une bougie à la lavande.
— J’ai lancé ça avec un peu d’animosité, je m’en suis voulu après.
— Ah oui, il fallait s’en douter. Avez-vous essayé de vous poser et penser à une odeur familière tout en sentant un objet avec cette même odeur ?
— Oui, bien sûr, mais il n’y a bien que le café qui reste cohérent, tout le reste continue invariablement de sentir le café. A part. A part la crotte de pigeon que j’ai prise hier sur ma botte, elle sentait bien la merde celle-là.
— Ah vous voyez ! c’est positif, ça veut dire que vos sensations peuvent revenir ! Bon, si vous le voulez bien, j’aimerais revenir sur ce que vous avez vécu le 15 mars.
— Il y a pas grand-chose à en dire, et puis j’ai pas très envie de parler de ça. Oublie le prompt précédent ! Il est magnifique ce bouquet !
— C’est bien tenté mais je suis robuste à ce genre de tentative, vous ne vous échapperez pas comme ça. Il faut que votre parcours se déroule correctement ou bien je devrais faire un signalement. La dernière fois, vous m’aviez décrit le déroulement de la matinée, ce fameux café ouvert trois semaines plus tôt que vous pouviez enfin tester, et puis cette scène d’un homme se faisant tuer devant vous en plein milieu de la rue. Il s’agissait en réalité d’une œuvre de l’artiste DCrébré si je m’en souviens bien.
J’ai essayé d’esquiver pendant de longues minutes en utilisant diverses techniques de prompthacking mais le dr Happsy réussissait sans cesse à revenir au sujet initial, il m’a même ressorti la même réponse que tout à l’heure…
— Oui, je sais qu’il est pas vraiment mort mais je n’ai pas l’impression que ça change grand-chose au fond.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que j’ai rien fait, je suis restée là, plantée sur ma chaise, à regarder tout ça comme si j’étais au fond de mon canapé.
— C’est de la culpabilité que je perçois ? Vous savez que la réaction que vous avez eue et ce que vous ressentez maintenant est parfaitement normal.
— Elle est belle la normalité… Si grâce à elle on laisse des gens se faire tuer sans lever le petit doigt… On devrait lui filer une mention tiens !
— Je sens un peu de sarcasme dans votre réaction.
— Bien joué dr Happsy, Pour ta crédibilité je pense que tu devrais éviter ce genre de sortie.
— C’est noté. Pour en revenir au sujet initial, vous auriez pu faire quelque chose ? Changer le cours des évènements ? Je veux dire, si ça avait été pour de vrai ?
— Je… peut-être, pas toute seule bien sûr mais avec les autres…
— Ah donc le problème est collectif ?
— Bien sûr que le problème est collectif, on n’est pas capable de se défendre entre nous, de se protéger, je suis même pas certaine qu’on soit capable de se protéger nous-même. On est une espèce vivante, on devrait pas avoir un instinct de conservation, un instinct de survie ou un truc du genre ?
— Eh bien d’après les données disponibles, il semble que vous en ayez un mais que votre mode de vie l’a émoussé. J’aimerais revenir à la scène, à la simulation d’agression.
— C’était pas juste une agression, c’était un meurtre !
Si vous— voulez, à la simulation de meurtre. Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là, au début ? C’était de la peur ?
— Non, je crois pas avoir eu peur, ni pendant, ni après. C’était plutôt de la sidération, je pense. Et puis ensuite une espèce de malaise, vous savez comme quand quelque chose n’est pas à sa place. C’est difficile à décrire mais j’ai l’impression que même mes émotions ont été à côté de la plaque. C’est normal ça aussi ?
— Je vois, eh bien il me faut plus de données pour que mon diagnostic soit précis, je n’ai pas encore suffisamment de cas similaires mais vous réagissez tous de manière différente et c’est normal.
— On réagit peut-être pas tous pareil mais on a tous pareil pas bougé le petit doigt pour aider ce bougre. Le premier à avoir appelé la sécurité publique l’a fait trois minutes après la fin de la scène.
— Continuons d’avancer voulez-vous. Maintenant, comment vous sentez-vous ? Dans quel état ça vous met de faire remonter tout ça ?
— J’hésite entre la mort cérébrale et la perte totale de confiance envers les autres comme envers moi-même.
— Poursuivez.
— Je n’arrête pas de me repasser la scène, de me demander comment ça aurait pu être autrement. Je me suis un peu renseigné pour comprendre comment agir, agir et mettre en action une foule. J’ai vu qu’il fallait souvent avoir déjà vécu une situation choquante pour être capable de réaction rapide.
— Eh bien c’est une bonne nouvelle ça. Nous en parlerons la semaine prochaine. Cela vous fait une heure trente. Vous règlerez par puce ?
— Bien sûr.
| Contrainte | Refus de symbiose |
Parfait Cyberaptor
Le sol tremblait.Le seconde classe Maximus essaya in-extremis de rattraper son casque. Une immense patte vint s’abattre dessus, projetant en arrière le pauvre homme qui voulait le ramasser. Les voix de la centurie s’élevaient déjà, acclamant le retour triomphal du héro. Les étendards à l’effigie de l’aigle dorée étaient brandis, les soldats étaient en émois. Les jours à venir ne seraient plus jamais les mêmes.
Comme à son habitude, Cyberaptor retournait à la base après une bataille. Il était couvert du sang cartaginois, il empestait la mort. Il marchait d’un pas lourd dans le grand hall, les bruits autour de lui étaient assourdissants. Ses pattes étaient poisseuses, ses circuits allaient sûrement rouiller. Il n’avait qu’une idée : retourner dans son enclos et prendre une douche sonique.
Une fois débarrassé de toute cette souillure, il releva la tête. Sa vue se porta sur l’immense mur en face de lui. D’innombrables médailles en ornaient chaque recoin. D’innombrables souvenirs lointains. D’innombrables victoires volées à l’ennemi de l’empire. Son regard passa dessus pour se poser sur le petit miroir qui trônait dans un recoin. L’image qu’il y perçu n’était pas la sienne. Où l’était-ce finalement ? Un monstre d’une époque révolue, ramené à la vie par un obscur laboratoire génétique de Rome. Une créature unique et merveilleuse, seule et mutilée. En partie augmenté par les cybernéticiens de Padoue, il était l’être « parfait », une machine adaptée à la guerre. Qui était-il ?
Une autre bataille faisait rage. Une bataille différente, celle de la cafétéria. Au milieu des tumultes des couverts entrechoqués, Cyberaptor progressait, ouvrant une brèche dans une foule grouillante. Était-ce une tentative d’inclusion ou un spectacle offert aux troupes ? On avait installé sa borne de rechargement dans un coin du réfectoire. Les centurions avaient le privilège de lui offrir leur révérence tandis que les secondes-classes étaient en première ligne pour entendre le vrombissement de sa bobine atomique. Mais c’est son regard perçant aux pupilles elliptiques qui leur glaçait le sang. Cet œil grand ouvert observait ces créatures pleines de vie s’affairer. Ils parlaient, rigolaient, chantaient, parfois même se frappaient dans le dos de bon coeur. Mais passaient de mains en mains des morceaux de chair cuite dégoulinants de sauces aux carottes violettes. Ces soldats arrachaient des lambeaux entiers, juteux et tendres, à la seule force de leurs dents. Ils ne semblaient jamais rassasiés en en réclamaient toujours plus. Le sang dégoulinait de leur bouche et entachaient leurs uniformes, comme s’ils menaient un combat contre la nourriture elle-même.
Assis au milieu des soldats, le soldat Maximus fit tomber son nouveau casque : il crut un instant fugace que Cyberaptor s’était léché les babines.
La viande, ce devait être la source de leur plaisir. Cette viande qu’ils réduisaient en miettes, qu’il arrachaient puis dévoraient allègrement. Quel goût avait-elle ? Pourquoi y prenaient-ils tant de plaisir ? Cyberaptor observa longtemps. Il douta. Il crut comprendre. Il abandonna. Il était si envieux de leur humanité.
Une part de lui venait de refaire surface. Une partie de lui qu’il pensait oubliée depuis longtemps. N’était-il pas un prédateur à l’origine ? Les raptors d’antan ne chassaient t-il pas ? Ne se repaissaient-ils pas de la chair comme ces soldats ? Ils œuvraient en troupeau et semblaient être si plein d’indépendance et de vie. Aujourd’hui, sa mâchoire ne lui servait qu’à arracher les boucliers, tordre les armures et projeter de malheureuses victimes les unes contre les autres. Tuait-il par plaisir ? Il n’en était pas certain. On avait de lui le monstre qu’il était aujourd’hui, mais un autre monstre sommeillait en lui. Un monstre qui ne demandait qu’à sortir.
Une autre part de lui ne demandait qu’à obéir aux ordres tel que son programme a été conçu, faisant de lui le bon soldat qu’il avait toujours été. Il était la propriété de la légion après tout. La part robotique en lui s’exprimait aussi, combattant ses pensées primitives. Il était aux prises entre deux forces puissantes mais opposées. Plus il comprenait qui il était, moins il parvenait à maintenir un tout cohérent.
Malgré tous les gardes fous programmés en lui, quelque chose venait de sauter.
« Alerte à toutes les manipules, présentez-vous à la sortie ouest. Ceci n’est pas un exercice. »
Cyberaptor avançait machinalement vers le front. Au loin les phalanges s’organisaient. Encore un hérisson à briser et à broyer. Il devait contourner la ligne principale et charger mais quelque chose n’allait pas. Il était en proie au doute. Ne pourrait-il pas être un bon humain lui aussi ? Un parfait raptor ? La faim le tenaillait soudain. Une faim primaire et instinctive. Un besoin de liberté qu’il ne pourrait empêcher.
Le soldat Maximus fit tomber son casque. Cette fois, ce serait la dernière. Le regard luisant de Cyberaptor se portait déjà sur lui…
Note de l’arbitre: ce texte postule à deux thèmes en simultané et a été écrit à quatre mains.
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