On ne présente plus ni Gemmel ni la Guerre de Troie, et pourtant cette saga réserve bien des surprises. Vous pouvez oublier tout ce que vous savez sur le mythe grec, ou au contraire vous en souvenir pour mieux savourer l’audace avec laquelle Gemmel modifie pour son plaisir – et le nôtre – les données de la légende.
Tenez, prenez Ulysse, par exemple, Ulysse aux mille ruses. L’intelligence et les ruses sont au rendez-vous, mais le personnage est laid à faire peur, ex pillard reconverti dans le commerce (pas pour rien qu’en Grèce Hermès était à la fois le dieu des voyageurs et celui des voleurs !), parfois parfaitement cynique et impitoyable, parfois généreux et même… sincère ! Capable de se jeter entre les dents des récifs pour sauver de la noyade… un cochon, qui lui inspirera une histoire abracadabrante de métamorphose et de magicienne. Car Ulysse est avant tout et par-dessus tout un conteur envoûtant, célèbre dans toute la Méditerranée. Gemmel va même jusqu’à lui attribuer la paternité de l’une de ses histoires !
Ou encore le pieux Énée, fils de Vénus, un peu gnangnan sur les bords, qui porte sur son dos son cher papa Anchise. Le cher papa est ici une belle ordure qui a traumatisé son fils, l’a renié, et pire encore. Quant à Énée, il est certes un personnage hautement positif et sympathique, mais aussi un impitoyable chasseur des mers, qui traque sur son vaisseau les pirates mycéniens et n’hésite ni à employer le feu grégeois, ni à arracher les yeux d’un ennemi (après l’avoir décapité, quand même). Au fait, il préfère qu’on l’appelle Hélicon. Chacun ses goûts.
La douce et soumise Andromaque, parlons-en ! Prêtresse guerrière et archère infaillible sur l’île de Théra, interdite aux hommes, elle quitte bien à regret son amante, sœur d’Achille, pour épouser par ordre Hector.
En fait de vieillards pathétiques, Priam et Hécube forment une belle paire de prédateurs. On pense irrésistiblement à la reine Aliénor et au roi Henri II dans le film Le Lion en hiver. Quant à la belle Hélène, pas si belle que ça, elle a tout simplement été envoyée à Troie par son père, désireux justement de la soustraire aux convoitises, purement politiques, des frères Atrides. Paisible et aimant l’étude, elle s’est tout tranquillement mariée au prince Pâris, qui partage ses goûts et n’a rien ni d’un Apollon ni d’un guerrier.
Et la guerre de Troie, me direz-vous ? Le fameux Cheval ? Le Cheval de Troie, on en parle, mais vous allez être surpris ! Quant à la guerre, patience, elle arrive, mais pas d’un coup. Au centre du problème, l’ambition démesurée d’Agamemnon, déjà pas très sympathique dans L’Iliade, mais que Gemmel rend quasiment diabolique – à faire passer Priam ou Hécube pour des parangons de vertu. Officiellement, la paix règne, seuls des « pirates » mycéniens attaquent les îles ou les côtes dépendant de Troie et c’est bien sûr sans aucun ordre officiel que des « renégats » argiens s’infiltrent dans Troie et attaquent le palais de Priam. Nul n’est dupe, évidemment.
À la fin du deuxième tome, bien des masques sont tombés, des alliances ont été nouées (souvent avec des gens qu’on méprise ou qu’on exècre, contre des gens qu’on aime et estime – servitudes de la politique), mais les deux camps en présence en sont encore à des escarmouches : batailles navales, razzias sur les îles ou les domaines des uns par les autres et inversement, tentatives d’assassinat, etc. L’ironie ou le pathétique de la situation voulant que très souvent on attaque ou cherche à tuer des amis, ou qu’un ennemi vous épargne quand votre propre roi vous trahit. L’univers de Gemmel est tout sauf manichéen.
Comme tous les grands romanciers, il excelle à nous présenter une foule de gens, en ordre dispersé, puis à lier peu à peu ces fils de chaîne que sont les destins individuels entre eux, puis à la grande trame du destin collectif. Les incessants voyages, explorations ou combats autour de la Grande Verte sont, il est vrai, des occasions rêvées de faire se rencontrer entre eux exilés, fugitifs, guerriers, aventuriers, commerçants ou voyageurs. En tout cas, Gemmel réussit le tour de force de n’embrouiller son lecteur ni avec les identités des personnages, tous parfaitement individualisés et pour la plupart dotés d’une véritable épaisseur psychologique, ni avec ses analepses, pourtant fréquentes, ni avec ses récits de bataille, pourtant aussi problématiques à l’écrit qu’ils sont prenants à l’écran.
Par ailleurs, il prend ses distances vis-à-vis de la mythologie. On ne voit apparaître aucun des dieux traditionnels et le Minotaure n’est que le nom donné aux forces souterraines qui agitent le sous-sol d’une île. Celle qui prend le prince Hélicon pour Apollon, « le seigneur de l’arc d’argent », n’est qu’une petite fille émerveillée. Mais il ne s’acharne pas, comme le film « Troie », à chasser tout mystère et tout surnaturel du récit. Au merveilleux a succédé le fantastique. Par exemple, Cassandre semble n’être qu’une pauvre enfant devenue folle depuis qu’elle a été victime d’une attaque cérébrale. Pourtant ses visions et ses présages se vérifient ! De même que d’autres visions, présages et prophéties. Le lecteur, comme les personnages, se tient sans cesse sur le fil du rasoir entre croyance et incrédulité, rationalisme et irrationalité. Inconfortable, mais beaucoup plus intéressant qu’une certitude !
Outre la guerre de Troie, bien des pistes sont ouvertes à notre curiosité gourmande. On flaire bien qu’un prince égyptien en exil, une vision apocalyptique et une île volcanique vont avoir affaire ensemble, par exemple… Rendez-vous au troisième tome.
Le Seigneur de l’arc d’argent
Le Bouclier d’Athéna
Troie – t. 1 & 2
David Gemmel
Éditions Milady
661 & 674 pages – 8,20 euros/vol
Nous en pensons...
Notre avis
Comme tous les grands romanciers, il excelle à nous présenter une foule de gens, en ordre dispersé, puis à lier peu à peu ces fils de chaîne que sont les destins individuels entre eux, puis à la grande trame du destin collectif.