Sujet vaste et vague que la foire humaine. Les auteurs ont eu probablement raison de piocher une ou deux contraintes pour se rajouter de précieuses minutes de réflexion.
- La pièce manquante
- La foire humaine
- Les naufrageurs
- Réalité augmentée
- Un voyage mal organisé
- Une passion dévorante
Contrainte 1 |
A la fonte des neiges |
Contrainte 2 |
Un distributeur d’organes |
LA PIÈCE MANQUANTE
Du bout du tentacule, Timmy caresse la caisse du distributeur. Un petit « Cling » résonne dans la rue déserte tandis que la machine prélève la somme sur le compte intergalactique maternel. Les rouages se mettent en branle dans un grincement caractéristique des appareils qui ne servent pas souvent et Timmy agite les tentacules, plein d’espoir. Il a testé tellement de distributeurs de la ville dans l’espoir de trouver ce qui lui manque pour compléter son jouet. À croire que le fabriquant fait exprès de créer une pénurie. Mais Timmy ne compte pas se laisser abattre pour autant.
La trappe s’ouvre avec une musique joyeuse sur une sphère de métal gris. Le poulpon l’ouvre délicatement, sautillant sur ses tentacules. Personne n’utilise jamais celui-ci, de distributeur, il a toutes ses chances. Alors qu’il dévisse la sphère, Timmy retient son souffle et ses trois cœurs s’affolent d’anticipation. Jusqu’à découvrir le contenu.
Oh, encore des poumons, émet-il mentalement, à personne en particulier.
Sa déception est juste trop forte pour la garder pour lui-même. Il espérait tellement obtenir un cœur. Deux ans qu’il récolte des organes dans les distributeurs des fonds, au rythme lent de son argent de poche. Il en rêve la nuit, de son humain de compagnie à venir. Une fois qu’il l’aura complété d’un cœur, cela dit. Soit toujours pas aujourd’hui.
Sur le trajet du retour, Timmy sème sa déception d’un mucus un peu plus gluant que d’ordinaire. Cela fera probablement le bonheur des nettoyeurs de la ville. En rentrant à la maison, Timmy s’est à peine engagé dans le couloir que la pensée de sa mère lui vrille le système nerveux.
Le mucus collant est interdit dans cette maison ! Tu vas me faire le plaisir de réviser ton attitude immédiatement, jeune poulpe !
Timmy agite les tentacules dans une imitation un peu moqueuse de sa mère.
Je te vois.
À peine a-t-elle conféré cette pensée qu’elle émerge de la couche de sable sous laquelle elle s’était enfouie pour une sieste. Timmy laisse tomber ses tentacules le long de son corps. Il ne l’a pas volée, cette remontrance.
J’en déduis que tu n’as pas trouvé ce que tu voulais ?
La pensée de sa mère s’est adoucie. Elle a dû lire la déception dans son attitude.
Non, encore des poumons. Comme si un humain en avait besoin de huit paires, ronchonne-t-il.
C’est ce qui fascine le plus Timmy chez cette drôle d’espèce, le fait qu’ils aient si peu d’organes en si peu d’exemplaires. Un seul cœur au lieu du trio que le jeune poulpe sent battre en lui, des poumons pour vivre à l’air libre quand Timmy doit chausser une combinaison spéciale pour quitter le fond marin, et seulement deux paires de membres. Comment peut-on vivre ainsi, cela échappe à Timmy. Raison pour laquelle il a décidé de se fabriquer son propre humain, vu que ceux prêts à l’emploi sont trop cher pour son maigre argent de poche.
Sa mère pose un tentacule compatissant sur l’un des siens.
Je vois bien tout le mal que tu te donnes. Tu t’es montré très sérieux, Timmy. Tu as bien mérité que je t’emmène sur Icecream.
Le petit garçon fixe sa mère, incertain. Quel rapport ?
La planète est entrée en fonte, précise-t-elle.
Encore ?
Oui, encore. C’est le problème avec les choses construites artificiellement, elles ne durent pas. Surtout quand on veut créer une planète glaçon assez près de son soleil pour ne pas y avoir froid.
Le duo observe un temps de silence. Comment leur espèce, qui a su quitter son statut d’animal des millénaires plus tôt en acquérant l’intelligence, entre autres choses, peut-elle dilapider ainsi leur fine technologie ? N’ont-ils pas mieux à faire ? Comme aider les humains à ne pas détruire leur planète d’origine plutôt que de prélever des spécimens pour étude, conservation et usages divers. Timmy s’efforce de ne pas trop y penser. Il se rassure en se disant que l’humain de compagnie qu’il construit, au moins, ne connaitra pas le sort funeste du reste de son espèce. Il sera choyé et aimé.
Ça ne me dit pas pourquoi tu veux m’y emmener ? insiste-t-il.
Je ne t’en ai jamais parlé parce que les pièces y sont très couteuses, mais il y a là bas des revendeurs d’organes humains. Comme la planète va fondre, il faut bien liquider les stocks avant qu’ils ne disparaissent dans le vide intersidéral. Du coup, ils ont décidé d’organiser une foire humaine. On devrait y trouver un cœur à prix abordable. Et qui sait ? Si tu es sage, on envisagera peut-être d’acheter de quoi monter un second humain, du sexe opposé. Tu pourrais les faire se reproduire, je suis sûre que ce serait très éducatif.
Les cœurs de Timmy en palpitent tellement il est heureux. Il va avoir son humain de compagnie !
Le poulpon n’a encore jamais quitté sa planète natale. Oh, il a bien enfilé une combinaison d’émergence une fois ou deux, histoire de voir à quoi ressemble la surface. Tous les gamins ont des sorties scolaires pour observer les espèces terrestres et mieux comprendre leur étrangeté. Mais là, il ne va pas se contenter de mettre la combinaison pour quelques heures. Non, il va devoir la garder non-stop jusqu’à leur retour à la maison. Difficile d’entretenir des fonds sous-marins sur une planète glaçon.
Sur la navette spatiale où Timmy et sa mère prennent place, le jeune poulpe observe avec admiration les étoiles et se demande si, dans le lot, il y a le fameux Soleil sous les rayons duquel les humains grandissent à l’état naturel. De son tentacule ganté, il caresse le verre qui le sépare du vide et se demande quel effet cela ferait de nager-là. Timmy aimerait bien faire ça, plus tard, comme métier.
Quand ils arrivent enfin sur Icecream, le jeune poulpe peine à contenir son impatience. Il flotte dans sa combinaison de surface, les tentacules appuyés sur les manettes de commande pour se diriger droit sur la foire. Pourtant, quand les portes s’ouvrent enfin et qu’il pose le tentacule sur la planète, il ne peut s’empêcher d’être happé par la beauté du lieu, et son étrangeté, il faut l’admettre.
Le sol d’Icecream brille sous les rayons lumineux de la mi-journée. La planète a beau orbiter autour d’une naine rouge, la chaleur est bien présente et la surface est constituée d’une fine couche d’eau sur du glaçon plus solide.
Mais pourquoi toute la planète fond, je ne comprends pas ? s’étonne-t-il.
L’eau semble vouloir rester à sa place, après tout, même fondue.
Une fois liquide, elle s’évapore et elle s’en va, lui explique Maman.
Timmy essaie d’imaginer, mais l’invisible est toujours difficile à percevoir. Comme quand on lui a expliqué, à l’école, que la surface de leur planète n’est pas constitué de vide, comme entre les étoiles, mais d’air. Le jeune poulpe s’attendait à voir quelque chose, quand il sortirait, mais il avait été déçu de ne découvrir… rien.
Cela dit, sans pouvoir mettre le tentacule dessus, Timmy a l’impression qu’il y a, sur Icecream, encore moins que le rien de sa planète natale. C’est peut-être pour ça que l’eau s’échappe au lieu de finir par retomber ?
Allez, trouvons les revendeurs de cœur avant qu’ils n’aient plus rien ! l’exhorte Maman. C’est l’organe qui part le plus vite, il parait.
Normal, ils n’en mettent pas dans les distributeurs, ronchonne le poulpon.
Timmy n’imagine pas d’autre explication à sa déconvenue.
Sagement, il suit Maman dans le dédale des marchands qui s’étend devant eux. Timmy a déjà visité la foire aux goujons à la maison, mais l’ambiance ici est très différente. Déjà, parce que tout le monde porte des combinaisons de surface qui leur inventent des jambes un peu comme celles des humains pour se déplacer. Ensuite, l’ambiance est drôlement silencieuse. À la foire au goujon, tous les poulpes émettent mentalement à qui mieux mieux. Ici, il y a seulement des panneaux lumineux sur lesquels s’étendent des sommes criardes en dessous du type d’organe vendu. Cela doit aider pour mentir.
Timmy guette impatiemment. De stand en stand, toute l’anatomie humaine se présente, en déclinaisons que le jeune poulpe n’aurait imaginé espérer. Dans les distributeurs, tout se passait au petit bonheur la chance. Son humain a ainsi un bras noir, un autre très poilu et les deux jambes blanches comme le sol d’Icecream. Sans parler des yeux vairons…
Quand il aperçoit enfin les cœurs Timmy assaille sa mère de pensées :
Ils sont là ! répète-t-il trois, quatre, cinq fois jusqu’à ce que sa mère, lasse, lui intime de s’arrêter de penser aussi fort.
Cela dit, elle continue vers les premiers vendeurs de cœurs. Elle en dépasse plusieurs sans un regard, au grand dam de Timmy, jusqu’à ce qu’elle finisse par s’arrêter devant le moins cher.
Un cœur fonctionnel, c’est possible ? demande-t-elle.
Le sang pulse si fort dans le corps de Timmy et dans son esprit qu’il étouffe le son des pensées de sa mère et du marchand. Ils passent quelques minutes à échanger et le jeune poulpe suppose que Maman négocie le prix. Elle a toujours été économe.
Enfin, elle se retourne vers lui, une sphère à organes en main, l’épiderme rougissant de plaisir.
Et voilà, Timmy, un cœur pour ton humain !
Seulement un ? proteste-t-il.
Le jeune poulpe n’a pas oublié la promesse de sa mère d’assembler un second humain pour tenir compagnie au premier et, qui sait, les voir se reproduire.
D’abord, on s’assure que celui-ci a bien été monté. Si tout vas bien, on se lance dans la récolte du nécessaire pour le second. Tu as pensé à emmener toutes les pièces avec toi ?
Timmy extrait d’une poche de sa combinaison la boite qui contient le corps son futur humain de compagnie. Le jeune poulpe pose un tentacule sur la paroi de verre qui le sépare de l’atmosphère confinée et de la température glaciale nécessaire à sa conservation.
C’est un mâle ou une femelle, d’ailleurs ? interroge Maman.
Timmy jette un regard perplexe à son humain. Comment fait-on la différence ? Il repense au jour où il a obtenu cet organe à la drôle de forme, un boudin flasque recouvert de chair fripée et accompagné de deux sphères un peu consistantes et poilues. Timmy ne trouve pas les humains très beaux, mais cette pièce-là… elle tient le podium. Incertain, il décrit la pièce à sa mère.
Elle prend un long moment de réflexion avant de lui répondre.
Je crois que c’est un mâle. On demandera confirmation au vendeur d’organes reproductif avant d’en prendre des femelles. Ces distributeurs manquent sérieusement d’explications associées, ronchonne-t-elle.
Mais ils ne sont pas chers, rétorque Timmy.
Maman ignore sa remarque et lui fait signe d’ouvrir la trappe à insertion d’organe. La boite d’assemblage est ce qui a couté le plus cher au jeune poulpe. Il a passé six mois entiers à économiser pour l’acheter, avant même d’avoir récolté la moindre pièce. Maman pose délicatement le cœur dans la trappe qui se referme aussitôt.
Un nuage de vapeur envahit la boite et le corps disparait quelques instants. Puis, quand la fumée se dissipe, Timmy constate avec joie que la chair est devenue plus rosée. Cela doit vouloir dire que le cœur travaille ? Il lui semble avoir lu une fois que le sang des humains est rouge. Excité, il colle un œil sur la surface de la boite pour mieux voir.
À l’intérieur, sa création s’est miss à s’agiter. Il est vivant ! Les cœurs de Timmy battent à l’unisson d’excitation. Il a tellement hâte de le ramener à la maison et de l’installer dans un humarium !
Lentement, l’humain ouvre les yeux, comme s’il se réveillait d’une longue nuit. Un instant, le poulpon se demande comment tout cela fonctionne dans la nature. Assurément, personne ne les assemble sur leur planète natale ?
Soudain, l’humain le fixe, puis sa bouche s’ouvre grand. Timmy se demande s’il en sort un son ? Lui n’entend rien, la boite est trop bien isolée. Ses yeux s’écarquillent puis soudain, ses pupilles se dilatent et il se fige. La couleur disparaît de sa peau et il devient gris. Timmy agite la boite, mais sa création est plus passive qu’un caillou au fond de son océan.
Le petit poulpon sent le tentacule de sa mère qui l’embrasse de son affection.
Il est mort, mon chéri. Il n’a pas supporté le choc. Je suis désolée.
Timmy fixe la boite, incrédule. Deux ans pour ça ? Tout son argent de poche économisé, tous les distributeurs d’organes écumés, même Maman qui a décidé de l’amener sur Icecream, et tout ce qu’il a obtenu c’est quelques instants de terreur et la mort immédiate ? Le dépit formule une pensée :
Et bah, s’ils sont si fragiles, pas étonnant que leur planète se meure et qu’on soit l’espèce supérieure.
Contrainte 1 | Entre hier et aujourd’hui |
Contrainte 2 | La chapelle d’un couvent |
LA FOIRE HUMAINE
– Marché conclu !
Un petit sac de graines stellaires passa d’une poignée de main à une autre, scellant la vente.
– Vous ne serez pas déçu, bourdonna Gaazz.
D’un geste brusque, il tira sur la laisse et fit tomber à genoux, devant son nouvel acquéreur, la créature repoussante.
– L’humaine est à vous.
– Pitié, ne me faites pas de mal, gémit l’esclave au sol.
– Gaazz, qu’est-ce qu’il vient de dire ? s’énerva Thaazz.
– Bah ! Vous savez, les humains et leur langage, c’est pas trop ma tasse de larves. Moi, je les vends, ça s’arrête là.
– Pitié…
– Oh, arrête de geindre, espèce d’animal ! Aucune reconnaissance.
D’un geste las, il donna l’extrémité de la laisse à Thaazz, son client le plus fidèle. Ce dernier venait régulièrement acheter sa marchandise sur la plateforme spatiale Adonis, en bordure de la ceinture d’astéroïdes de Jupiter. Ici, on y vendait des prisonniers et esclaves de toutes sortes issus de différents coins sombres de la voie lactée.
Gaazz avait su développer son business de poussière de comètes à inhaler grâce aux contrebandiers locaux. Ceux-ci lui mangeaient dans la main depuis la prise de la Terre et la capture d’une grande partie des humains survivants. La guerre s’était éternisée pendant deux ans, car les habitants de la planète bleue s’étaient avérés diablement résistants. Maintenant, ils n’étaient plus que du bétail.
Beaucoup de riches ressortissants, comme Thaazz, troquaient des humains contre des graines stellaires comestibles de fond de cale.
– Vous pourrez la manger aussi, vous savez, gargouilla Gaazz tandis que Thaazz s’emparait de son bien.
– En ce moment j’aime bien grignotter leurs yeux, confessa Thaazz.
– Ah bon ? J’ai cru comprendre que si on les balançait dans l’espace, ils gelaient sur place, ou que la pression pouvait faire exploser leurs tympans.
– Ah ça, je saurai pas dire. J’avoue que j’aimerais bien copuler avec eux, pour voir ce que ça donnerait comme engeance. Vous en pensez pas…
– Je m’en fiche, le coupa Gaazz, écœuré par la tournure de la conversation. Amusez-vous bien !
Thaazz n’insista pas. Ses paires d’yeux braqués sur l’humaine, il sortit de l’établi en gambadant sur ses fines pattes tordues, traînant son bien avec lui.
Gaazz expulsa de l’air en un fredonnement liquide. Pour les humains entassés derrière lui, prêts à être vendus au plus offrant, il s’agissait là de l’équivalent d’un soupir.
Autour d’eux, la foire grouillait d’esclavagistes de l’espace, tentant de refourguer tant bien que mal leurs lots d’humains en surplus. Certains vociféraient des bourdonnements rauques en espérant conquérir leurs acheteurs potentiels, mais la plupart des personnalités présentes étaient habituées à ce genre de manœuvres commerciales.
La veille, on leur proposait un éclopé, sous prétexte qu’il s’agissait là d’un ancien conquérant terrestre ayant perdu ses membres inférieurs lors de la bataille finale de l’Atlantique. Très vite, ce genre d’histoires héroïques fut épuisé, obligeant la plupart des esclavagistes à adopter un trait de caractère contre-nature : l’honnêteté.
Oui, ce vieil humain repoussant a perdu sa jambe car ses congénères l’ont mangée.
– Ce n’est pas notre faute, disait Gaazz, s’ils n’arrivent pas à manger de graines stellaires ou à fumer de la poudre d’astéroïde, comme nous ! Ce sont des bêtes.
Derrière le marchand, ses humains attachés entre eux communiquaient à voix basse.
– Tu crois qu’il va nous filer à ses amies mouches ? demanda un homme entre deux âges.
– Ce ne sont pas des mouches, rectifia une dame âgée.
– Ce sont des monstres, dit simplement une jeune femme.
– Je suis désolé, mais ce sont des mouches pour moi. Des ailes membraneuses, des paires d’yeux globuleux, des mains comme des appendices écœurants au bout desquels pendent des baguettes de chair.. Ils sont répugnants, et ils nous tuent !
– Eh ho !
Gaazz s’approcha, surprenant l’échange entre les humains.
– Je ne sais pas ce que vous dites, sales monstres écœurants, mais vous allez arrêter de piailler comme ça.
– Merde, vous croyez qu’il nous comprend ?
– Non, sinon on serait mort !
– Vous complotez contre moi ? bourdonna Gaazz en donnant un coup de doigt à une humaine.
– Faut qu’on fasse en sorte qu’il pense qu’on l’aime ! gronda un homme. C’est une mouche de l’espace, un putain d’insecte géant. Ils ont de la technologie, mais ils ont l’air cons comme des manches à balai sortis du cul d’un amateur de catch !
– Peut-être que dans le fond, vous m’aimez ? supposa Gaazz en caressant presque affectueusement le visage de celui qui parlait.
– Ne bouge pas, laisse le te toucher, ne réagis pas brusquement, suggéra la dame âgée. Il t’arracherait le visage comme il l’a fait pour Theo l’autre jour.
L’homme laissa les doigts extra-terrestres parcourir son cuir chevelu sans se reculer.
– Je te hais, grosse mouche à merde.
– Tu es trop mignon, humain, dit Gaazz avec une pointe d’émotion liquide dans la voix. Si vous aviez été les vainqueurs hier, peut-être serai-je à votre place aujourd’hui. Mais vous êtes tellement inférieurs… et laids.
Il avait toujours souhaité être proche de ses marchandises vivantes, mais un certain bon sens l’avait jusque-là empêché de trop vouloir communiquer avec elles. Après tout, malgré ses efforts, les humains le répugnaient. La nature avait vraiment mal fait son office. Comment pouvait-on pondre un être vivant aussi… hideux. Ils n’avaient pas d’ailes, qu’une seule paire d’yeux grotesques et une bouche oh combien moche, comme un trou à ponte.
Il s’approcha ensuite d’un homme et lui tapota le torse, là où un lambeau de veste recouvrait son corps. Gaazz savait ce que l’être humain cachait sous ce vêtement déchiqueté. Il en tira la photo du dieu humain, la regarda avec admiration, s’éloigna de quelques battements d’ailes, puis posa la photo au sol et s’agenouilla en émettant des gargouillements semblables à ceux d’un taon.
– Si seulement j’avais pu rencontrer votre dieu, s’émerveilla Gaazz. J’aurai pu le comprendre, savoir comment il vous a façonné, parler avec lui.. j’aurai pu le présenter aux imperators et avoir mon propre vaisseau. Aaaaah…
– Pourquoi il fait ça ? demanda une femme en observant Gaazz.
– Je sais pas, avoua l’homme qui s’était fait caresser la tête. J’ai jamais compris pourquoi cette abrutie de mouche se mettant à genoux devant la photo d’Agro.
– Agro ?
– Ouais. C’était mon cheval favori, à la ferme.
– Vous croyez qu’ils nous ont déclaré la guerre pour avoir nos chevaux ?
– De toute façon ils ont cramé tous les continents, la faune et la flore avec. Il n’y a que ceux qui étaient embarqués sur les océans qui ont survécu.
Gaazz fixait la photo. Ces contours propres, divins, cette gueule parfaitement proportionné, ce corps majestueux…
– Le monstre qui vend nos corps à ses congénères pleure devant la photo d’un CHEVAL ?
– Si on en avait un sous la main, on pourrait marchander notre survie…
– Gaazz !
Gaazz leva les yeux. Thaazz s’approchait de lui en virevoltant. L’esclavagiste prit le soin de cacher la photo entre deux membres dorsaux. Il s’avérait que le client souhaitait un nouvel humain.
– Celle que j’ai achetée tout à l’heure est morte, je croyais qu’elle était résistante, tu me l’avais dit ! Je l’ai coupée en deux sans faire exprès avant même de lui faire faire le tour de mon logis !
Gaazz lui désigna alors l’homme à qui il avait caressé la tête un peu plus tôt.
– Prends celui-ci en échange. Mais c’est le dernier que je te refile aujourd’hui.
Il amena l’humain au bout d’une laisse et le donna à Thaazz. Alors qu’il les voyait s’éloigner, une petite tristesse le prit.
– Ordure ! criait l’humain vendu à l’adresse de Ghaazz. Mouche à merde !
– C’était le seul humain qui réagissait bien à mon toucher, se lamenta Ghaazz.
– Insecte de mes deux, crevure de bidet, sale taon !
– Il va me manquer… dit Ghaazz en observant à nouveau la photo d’Agro, le dieu humain.
– Bouffeur de de cheval, mouche pédéraste !
Ghaazz se détourna de l’humain en manque de lui. Il regarda son lot restant, avisa.
– Encore quatorze à vendre avant demain. Si seulement ils pouvaient parler.
Contrainte 1 | Sur le bord d’un iceberg |
LES NAUFRAGEURS
Un jour, ils finiraient bien par nous trouver. Ils allaient venir, envoyer des recherches, des navires des aéroplanes… Voilà l’idée que je tournais et remuais. Je ne pensais à rien d’autre, et je crois que tous mes compagnons suivaient le même espoir.
Ça se bousculait, ça piaillait, ça puait, dans l’enclos. Il faisait froid, sévèrement froid. On aurait presque attendu que la buée qui sortait de nos lèvres tombe à nos pieds en poudre de givre. Les plus vieux, les mômes grelottaient. Je leur aurais bien passé une veste, une couverture, si j’en avais eu une. Mais on m’avait pris tous mes habits chauds, ma combinaison de vol : pas de vêtements trompeurs pour les esclaves. C’est ce qu’Ils avaient piaillé. Ce que notre maître d’esclaves avait piaillé. Il fallait que la clientèle puisse juger sur pièces.
Nous étions une trentaine, dans l’enclos, entouré de solides murs de glace. Au-dessus de nous, le ciel bleu, magnifique, comme toujours en avril dans l’extrême nord de l’Atlantique. Mais aucun de nous n’avait l’envie, ni même l’idée, de lever la tête et d’admirer le ciel bleu. Il fallait garder la tête baissée, humblement, en évitant de croiser le regard d’un pingouin. Le châtiment était vif et douloureux.
Au sommet du mur, une espèce de galerie était aménagée. Les badauds, les acheteurs faisaient lentement le tour, en nous observant. De temps en temps, ils battaient des ailes en direction du vendeur ou de l’un de ses aides. Un gardien entrait dans l’enclos, nous faisait approcher du chaland avec force cris et coups de bâton.
Une fois la « marchandise » sous ses yeux, le client commençait à poser des questions. J’ai appris, à la longue, un peu de leur langage, et je comprenais à peu près ce qui se disait :
« Fais-lui lever les bras… Sautiller… Tire un peu sur ses cheveux… Et ses dents ? Bon, ça va… »
En général, à la fin de l’entretien, le client pingouin demandait :
« Qu’est-ce qu’il sait faire ? »
Le gardien nous traduisait la question, avec son accent flûté. Le prisonnier répondait :
« Matelot… Cuistot… Chauffeur… Océanographe… »
Les matelots, les hommes habitués aux travaux de force, trouvaient assez vite preneur, en général. Les savants, beaucoup mois. J’en voyais un, l’océanographe, qui se morfondait depuis le matin, depuis l’ouverture de la foire. Il finirait la journée dans la fosse aux orques, pour l’amusement et l’édification des foules. Il ne faisait pas bon être un savant au pays des pingouins.
Moi non plus, je n’avais pas beaucoup de succès. Pourtant, j’étais en bonne condition physique, plutôt costaud, même. Mais à chaque fois, quand les clients apprenaient mon boulot, ils claquaient du bec, en signe de mépris, et passaient à quelqu’un d’autre. C’est vrai qu’« aviateur », ça ne dit rien à personne, dans une contrée sans aéroplanes.
Cette saleté d’hydravion m’avait lâché en plein voyage. À cause d’une tête de delco en bout de course. Un jour de purée de pois. Pas moyen de retrouver le bateau. Je me suis laissé descendre, le moteur arrêté, jusqu’à la mer. J’ai bien cru que j’étais fichu. Et puis, j’ai vu arriver les pingouins, poussant leur drôle de petit radeau. J’ai d’abord cru que j’avais picolé, puis que j’étais mort, puis que j’étais fou ; puis que j’étais sauvé. Mais ce n’était rien de tout cela. Je voulais les prendre dans mes bras, les embrasser sur le bec, leur crier ma joie. Je croyais tout ce que je voyais, je voulais tout croire. Mais ils m’ont mis des coups avec leur espèce de bâton électrique, sur les mollets, puis m’ont ficelé comme une mortadelle, et m’ont emmené à la ville.
Cela faisait six mois que j’étais prisonnier. J’avais eu plusieurs maîtres et maîtresses. Je déplaisais à chacun. Soi-disant que j’avais quelque chose dans le regard, qui leur déplaisait. Quelque chose d’insolent. Mais qu’est-ce qui pouvait bien passer sous leurs petits crânes de piafs ?
Alors, ils me battaient, et quand ils en avaient assez, ils me revendaient.
C’est comme cela que je me retrouvais, une fois encore, vieux briscard au milieu des prisonniers les plus récents.
Une bestiole m’a criaillé dessus, depuis le haut du rempart. Je savais ce qu’elle disait, mais je ne le montrais pas :
« Et toi, espèce de déchet, personne ne veut de toi ? Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as volé du poisson ? »
Je n’ai rien répondu, bien sûr. J’ai attendu qu’un garde vienne m’interroger, en me flanquant quelques coups, au passage pour m’apprendre la vie.
« Pêcheur », j’ai répondu, en essayant de ne regarder ni l’acheteur, ni le gardien.
« Combien ? » a fait le premier.
Cinq vertèbres et dix arêtes, a répondu le marchand, depuis sa guérite au milieu de l’enclos. Une bête détestable, grasse, répugnante, toujours en train de mâchonner un reste de saumon…
L’acheteur a piaillé sa réponse :
« C’est bon, je le prends. »
***
On peut dire que j’ai dû apprendre la pêche en quatrième vitesse…
Ce n’était pas la meilleure des vies, ce n’était pas la pire non plus. Je connaissais des esclaves humains qui étaient assignés dans les usines tesla. C’est là que les pingouins fabriquaient tous leurs objets de haute technologie, les bâtons électriques, les climatiseurs domestiques, les composants de ces immenses générateurs d’invisibilité, grâce auxquels nous n’avions jamais remarqué aucune de leurs grandes métropoles. Et pourtant, tout l’arctique en était truffé !
Il y a ceux qui allaient travailler dans les usines tesla : ils étaient des armées à courir, à longueur de journée, dans leur grande roue en fer. Et il y a ceux qui finissaient chez une riche dame pingouin de la haute société, une veuve couverte de colifichets, avec une caverne grande comme un palais, des meubles somptueux sculptés à même la glace… On disait que ces femelles achetaient surtout de jeunes hommes innocents, et leurs faisaient subir des pratiques que je n’ose pas imaginer, et encore moins nommer… Ils avaient chaud, le ventre plein, ces esclaves-là, mais je ne suis pas sûr que leur sort était le plus enviable…
Quant à moi, j’ai donc appris le métier de pêcheur. Mon patron était un brave volatile ; il n’avait aucune amitié pour moi, mais il me traitait bien. Je rendais les services qu’il était en droit d’attendre de son bétail. Bref, une sorte d’équilibre.
Les pingouins avaient essayé de nous faire nager comme eux, au début, mais les gens tombaient comme des mouches. Alors ils ont mis au point ces « radeaux à humains ». Leurs esclaves montaient dessus, et eux restaient dans l’eau. Des anneaux faisaient le tour des embarcations. Les pingouins les attrapaient dans leur bec ; parfois, les anneaux étaient remplacés par un système de harnais. Puis les petites bestioles battaient de toute la force de leurs pattes palmées. L’embarcation, même chargée très lourdement, prenait une vitesse très appréciable.
Mais il n’était pas question de se reposer et de regarder défiler les icebergs. Les esclaves, sur les radeaux, avaient le gros du boulot : lancer les filets, puis les ramener, à la force des bras, quand ils étaient lourds de poisson. Et parfois, encore, disputer la pêche aux prédateurs marins, à ces saletés de mouettes… Il n’était pas rare qu’un esclave tombe à l’eau. Jamais un pingouin ne quittait son poste pour lui venir en aide. Pertes et profits.
***
Comment les choses en étaient arrivées là ? J’avais toujours cru, comme le reste de l’humanité, que les pingouins étaient cette espèce d’oiseaux un peu stupides, puissamment ridicules, avec une sorte d’orgueil animal proportionnel à leur petite taille. Après tout, nos naturalistes savaient exactement les placer dans les branches du grand arbre de l’évolution…
Sauf que les pingouins n’étaient pas de ce monde. Je l’avais compris peu à peu, à force d’allusions, d’indices innocents, d’oreilles qui traînaient, dans la succession de cavernes où j’avais travaillé.
Ils étaient venus d’ailleurs, à une époque que situais plusieurs centaines de milliers d’années en arrière. Dans une vaste soucoupe-monde. Suite à une panne du compresseur de flux ionique, je crois. Une sorte de tête de delco intersidérale. Leur monde d’origine, composée d’eau, couverte de glace, ressemblait fortement à notre paysage polaire. Comme il n’y avait pas de garagiste spatial sur la Terre, mais qu’ils s’y trouvaient bien, ils avaient choisi de rester un moment. Ils n’avaient jamais eu envie d’explorer le monde. Je crois qu’ils ne se doutaient même pas qu’il existait, par chez nous, quelque chose comme le désert ou le rhum-coco sur une plage de la Martinique.
***
C’étaient de petits êtres frustes, en général. Sans élans, sans ambitions. Ils se mettaient en paire, creusaient ensemble une petite caverne, décidaient d’avoir une couvée ; les soirées se passaient en famille, assis sur le canapé en glace, à regarder la visio ; des émissions idiotes, concours de chants, jeux de survie, reportages sur d’autres pingouins tout semblables à eux…
Mais il y a un moment où ces animaux sortaient de leur innocent quotidien ; où ils devenaient de vrais, de terribles sauvages : celui où un bateau approchait.
Cela commençait par une marée de cris qui semblait couler sur la ville. Ils sortaient la tête de chez eux, se regardaient, s’interrogeaient ; puis, comme un seul homme, ils se rendaient, dans le brouillard, vers la mer. Ils ne se perdaient jamais en route. Dans l’eau, le long de la mer, c’était un vrai grouillement de bestioles. Elles apportaient les radeaux, les mettaient à l’eau, repartaient en chercher d’autres… Chacun en attendant, et lançait des plaisanteries cruelles :
« Les gars, j’y serai le premier ! Je me suis brossé les plumes pour aller encore plus vite ! »
« Je vais le bouffer tout cru, leur bateau ! »
« Ils vont déguster ! »
Pendant ce temps-là, on entendait, au loin, les coups de corne du navire qui avançait prudemment entre les glaces.
Enfin, le maire de la ville arrivait, plus gras, plus ventru que tous les autres. Le seul à aller lentement, au milieu de toute cette frénésie. Aussitôt qu’il avait trempé son croupion, tout le monde s’élançait à la course dans la direction de la corne de brume. Ils fonçaient à toutes pattes, en poussant leurs radeaux. La règle était simple : tout naufragé qui montait sur le radeau de votre équipe devenait votre propriété.
Les pingouins les plus forts n’étaient pas dans la vague d’assaut : ils se réservaient pour une autre tâche…
***
J’ai assisté, un jour, à une de leurs opérations. Vu que, lorsqu’une proie arrivait dans les parages, la ville se vidait de tous ses habitants. Comme la surveillance se relâchait, nous allions nous poster le long de l’eau, et nous attendions de voir émerger de la brume nos nouveaux compagnons d’infortune.
Cette fois-là, je m’étais posté sur le bord d’un iceberg. Des coups de vent avaient dissipé, de mon côté, les nappes de brouillard. J’ai assisté, de bout en bout, à ce drame puissant et horrible.
Le vapeur arrivait à toute vitesse. Il était barré de main de maître : il louvoyait entre les obstacles comme un petit canot à moteur. Ses cheminées lâchaient une fumée noire comme la mort, cette mort qui planait sur la machine et sur ses occupants…
Ils s’avançaient, terribles, déterminés, comme des centaures des mers, poussant leurs radeaux. Les passagers se disaient peut-être qu’ils souriaient, mais ce n’est pas un sourire, c’est la forme de leur bec. Ils ne sourient jamais… Les enfants se les montraient du doigt, appelaient leurs parents incrédules…
Et puis la montagne de glace est sortie du brouillard. Une masse énorme, un mur gigantesque, et encore plus si l’on sait que la masse principale s’enfonce profondément sous la surface des eaux… Ils étaient des milliers à la pousser en nageant. Les plus forts. L’élite de la nation pingouin. À leur sommet, le maire de la ville piaillait ses ordres.
Le capitaine du paquebot a vu le danger, bien sûr. Il a fait donner un coup à bâbord. L’iceberg, lui aussi, à obliqué du même côté. Le bateau a abattu sur tribord. La montagne de glace a suivi, comme un horrible reflet dans le miroir. Et puis…
Et puis il a été trop tard pour virer de bord une fois de plus. La machine d’acier a violemment embrassé le piège de glace. Un cri de métal a retenti sur l’océan, accompagné par les cris de joie de milliers de ces horribles bêtes…
Ils ont suivi le navire blessé, qui a mis en panne quelques kilomètres plus loin. Puis ils sont revenus, poussant les radeaux chargés de leur cargaison humaine effrayée.
Ils les ont débarqués un peu partout sur la côte en piaillant, en se jetant des plaisanteries, en se racontant leurs exploits. Une joie immonde, funeste.
Mon patron m’a appelé :
« Hé, toi, au lieu de glander, viens donc aider à la manœuvre ! »
Je reconnaissais son cri entre mille. J’avais appris, à la longue.
Je suis allé aider son équipage. J’ai tendu la main à un gosse, à une dame encore vêtue de ses falbalas trempés, à un musicien en frac, encore accroché à son violon, à un matelot. En sautant, celui-ci a perdu sa casquette à pompon. Il a voulu la repêcher mais mon patron l’a houspillé. Partout, chacun découvrait qu’il n’était prisonnier des pingouins. Les coups pleuvaient sur les mollets.
Et moi, je regardais cette pauvre humanité blessée, outragée…
Des pirates.
Des naufrageurs.
Je me suis allongé sur la glace. J’ai plongé le bras dans l’eau glacée, et j’ai ramené à moi la casquette.
Elle portait le nom du paquebot : « Titanic ».
Un jour, l’humanité saurait. Elle finirait bien par savoir, non ?
Contrainte 1 | Un contrebandier fatigué |
Contrainte 2 | Les abysses |
RÉALITÉ AUGMENTÉE
Tom serra dans son poing crispé la capsule translucide. Un si petit objet enfermant un monde. Un frémissement, puis, un souffle. Tellement ténu qu’il en devenait à peine perceptible. Un œil jeté sur la créature paisiblement allongée sur le lit, à l’autre bout de la pièce lui devint soudain intolérable. Le vieux contrebandier ne comprenait pas pour quelle raison une telle vague de dégoût le submergeait soudain. La marchandise, de première qualité cette fois, devait pourtant le mettre à l’abri du besoin pendant plusieurs cycles lunaires. Une si belle prise aurait dû accentuer son sourire désormais transformé en rictus amer.
– Tu t’en vas déjà ?
Tom serra plus fort la clé dans sa poche, comme pour se persuader de son importance et de la nécessité de la livrer. Il aurait été si simple, pourtant, de faire machine arrière.
– Non, je me prépare. Tu te rappelles que je dois te déposer…
Froncement de sourcils. Le beau visage semblait sans intérêt, à présent ; comme empâté de bêtise.
– Tu sais bien. Je t’ai promis de te faire découvrir un endroit à la mode. Un club privé sensationnel.
– Ah, oui.
Nulle trace d’émotion dans les magnifiques prunelles bleu sombre, un peu comme si une nuit éternelle s’était abattue sur la brillante jeune femme qu’il avait étreinte quelques heures plus tôt.
– Viens, ma belle. Je vais t’aider, si tu veux.
– Non, inutile. Tout va bien. Je me sens…comment dire ? Si bien.
Un soupir d’aise ponctua les paroles de sa maîtresse d’un soir.
– Si légère ! murmura-t-elle à l’oreille de Tom en se dépliant souplement. Sa nudité somptueuse éblouit le vieil homme et lui fit oublier pendant quelques secondes les remords inattendus. Depuis plus de trente ans, il avait séduit et livré des milliers d’individus sans que cela ne lui pose le moindre problème de conscience. Alors, pourquoi elle ? Parmi toutes les jeunes personnes brillantes qu’il avait pillées pour le compte des Immortels, qu’est-ce que Ludmilla possédait de particulier ?
Il demeurait encore possible de faire machine arrière. Cette pensait tournait en boucle dans son esprit, comme un mantra tentateur et inutile. Il n’appliquerait pas le collecteur de données et ne presserait pas sur la seringue pour libérer le précieux butin qu’une cliente trop importante pour la décevoir attendait impatiemment.
Les gestes lents et imprécis de la jeune femme trahissaient son état. Il avait poussé un peu trop le prélèvement. Mais elle restait vivante. C’était le petit aménagement dans la charte qui permettait à chacun de préserver une dose malvenue de bonne conscience.
La lumière tamisée de l’appartement de luxe qui avait été mis à sa disposition pour ses soirées de chasse nimbait la pitoyable chose d’une lumière dorée.
– Je vais t’aider. Laisse-moi faire.
Tom habilla Ludmilla comme une poupée. Comme elle était belle, dans sa robe évasée de soie mauve ! Elle ferait les délices des demi-immortels. Il allait empocher un joli pécule pour cette prise.
Le flacon transparent palpita une dernière fois au creux de sa paume et il s’efforça d’oublier ses états d’âme.
Elle finirait comme tant d’autres de sa caste. Belle, intelligente et raffinée, cela faisait un peu trop pour une femme incapable de rejoindre l’Olympe. La beauté seule suffirait.
La première livraison effectuée, Tom embarqua dans l’ascenseur réservé aux Immortels grâce à sa carte d’accès privé. L’Olympe. A chaque fois qu’il s’y rendait, son rythme cardiaque s’accélérait un peu. L’excitation des premières visites ne s’était pas calmée. Le trac. La peur des réactions imprévisibles de ces êtres parfaits pour lesquels le commun des mortels ne représentait qu’un instrument interchangeable. Il ressentit plus intensément le vide intérieur que ceux qu’il dépouillait avaient peu à peu creusé en lui. Pour qui ? Des individus qui ne retenaient même pas son nom et le considéraient, au mieux, comme un outil performant.
Cédant à une impulsion, il fit marche arrière. Au sens propre. Il était encore temps ! Ludmilla pouvait redevenir elle-même. Le transfert avait eu lieu depuis moins de vingt-quatre heures. Il n’avait jamais essayé l’opération en sens inverse. Cela devait fonctionner. Il devait lui rendre ce qui lui appartenait.
Tom détestait se rendre dans les clubs auxquels il abandonnait les fruits de son coupable commerce. Les enveloppes vides données en pâture aux acquéreurs fortunés des castes inférieures constituaient un bon complément de revenu pour lui, mais représentaient la partie la moins plaisante de son travail. Il était fatigué. Fatigué de voler aux autres l’essence même de leur humanité. Fatigué de trafiquer leurs chairs inertes. Fatigué de servir d’impitoyables seigneurs insatiables qui s’alimentaient depuis des siècles de personnalités usurpées.
La perspective d’aller affronter ces centaines de regards vides lui nouait l’estomac. Un seul lui avait donné la nausée, ce soir. Alors, être obligé d’observer ces danseurs décérébrés achetés par les plus offrants, véritable marché aux esclaves contemporain, le renvoyait à la vacuité de son activité :
piller la mémoire humaine, vider des corps parfaits destinés à vieillir pour le compte d’autres humains richissimes devenus immortels par la grâce de la science, mais qui s’ennuient et revêtaient, comme des tenues à la mode, les personnalités des autres pour se sentir encore vivants.
Dans la pénombre de la boite de nuit, il aperçut Ludmilla qui se trémoussait en cadence. Les percussions synthétiques vibraient au diapason de son cœur. En sauver une. Rien qu’une seule. Est-ce que cela la sauverait, lui ?
Les fins thérapeutiques de la modification mémorielle humaine avaient depuis trop longtemps été perverties par cette contrebande dont il percevait finalement l’inutilité.
Athéna, l’Immortelle qui lui commandait chaque semaine de brillants esprits, se lassait rapidement de ces vies détruites pour son plaisir.
Ludmilla ne possédait rien de plus ni de moins que toutes les autres mortelles dont il avait volé les psychologies.
Tom réussit à atteindre la jeune femme et à l’entraîner à l’écart de la meute gigotante, véritable foire humaine. Il l’embrassa. Froide et offerte, elle n’esquissa pas un geste de refus lorsqu’il lui introduisit l’embout de la clé dans son port USB, tout en bas de sa nuque. Il appuya lentement sur la seringue. L’impression de voir son regard s’animer. Ludmilla lui rendit son baiser. Sa main se glissa sur le haut de son dos et elle attira encore plus ses lèvres vers les siennes. Un peu comme si elle voulait imprimer son souffle tout entier dans son être à lui, se fondre en lui ou l’aspirer tout entier. Un doute. Lui avait-il rendu sa personnalité ? Ce geste de tendresse exprimait-il la gratitude ?
Un élan de pure tendresse, presque humaine, l’étreignit. Ses vibrisses frétillèrent tandis que les écailles de tout son corps se hérissaient. Ses fentes oculaires aperçurent, dans un recoin de la piste de danse noyée d’ombres mouvantes, le visage de celle qu’il n’aurait jamais crue capable de se mêler aux mortels. Son fin sourire ne présageait rien de rassurant.
L’onde le submergea. Il plongea dans les abysses insondables de l’humanité. Ce joyau précieux qu’il avait extirpé à des milliers de jeunes gens. Il percevait des centaines d’émotions, de souvenirs et de sensations contradictoires en même temps. Son coeur imparfait de semi-humain ne résisterait pas à un tel flot de données. La main parfaite de Ludmilla appuyait doucement sur la seringue d’une clé. De sa clé.
Le sourire triomphal d’Athéna illumina d’un dernier éclat insoutenable la nuit qui enveloppait Tom de son linceul.
Il allait enfin dormir !
Contrainte 1 | Un vegan garou |
UN VOYAGE MAL ORGANISE
Maudite soit l’agence de voyages Snozzle and C° ! Quel besoin, non mais quel besoin m’a pris de quitter mon chez moi confortable pour me lancer dans ce voyage idiot, et inconfortable par-dessus le marché ! Tout ça parce que mes confrères chantaient les louanges de cette minable planète d’un système si écarté que le Créateur a dû l’oublier ! Enfin, écarté jusqu’à ce qu’un trou noir se forme pas trop loin et se révèle un raccourci formidable pour les voyages intergalactiques. Du coup, ces aliens pas mal dégénérés qui vivotaient sur leur monde en voie d’extinction se sont révélés les plus redoutables commerçants des sept galaxies. Pas leur pareil pour acheter et revendre dix fois au prix d’achat, ou pour calculer le troc à leur avantage. Du coup si on veut admirer les poulpes cristallins de Deneb ou les tissus sensitifs de l’Amas ou même se livrer à des trafics moins avouables, le tout sans passer des décennies à explorer l’univers, la grande foire de Sol Trois est devenue une étape incontournable, un chaos de sons, de lumières, de parfums dont vous sortez paraît-il aussi déplacé qu’en avalant du shanor, et sans risquer votre vie. Qu’on dit. Moi j’ai de bonnes raisons de penser que cette planète, c’est un piège à gogos. Oh c’est vrai, les humains ont bien fait les choses, tout est organisé au petit poil, et avant même d’avoir mis un pied sur le sol des tentacules caressants viennent vous sonder le cerveau pour savoir vos goûts et vous conseiller l’itinéraire idéal. Paraît-il qu’un continent entier ou presque est consacré à la vente d’instruments faits pour tuer. Peut-on imaginer cela ? Enfin, quoi qu’il en soit, moi qui suis féru de la beauté sous toutes ses formes j’ai pu admirer un assortiment inouï d’instruments de musique et d’œuvres d’art. Mais le plus attractif était un secteur consacré à l’art culinaire ; je me vante d’être dans ce domaine aussi près de l’expertise que peut l’être un amateur, et les délicieux mets proposés aux visiteurs font explorer dans tous ses raffinements la contrée des plaisirs gustatifs. Je le reconnais, les humains non seulement ont su rassembler dans leur foire permanente tout ce que l’univers compte de grands chefs, mais ils exposent les produits les plus raffinés. La plupart des planètes, aujourd’hui, doivent hélas recourir à la culture hydroponique pour obtenir des fruits et des légumes. Je ne sais comment les Terriens arrivent à proposer des produits poussés en pleine terre ! On chuchote même qu’en y mettant le prix ils vous offrent de goûter à des morceaux de cadavres d’animaux dûment apprêtés, ils appellent cela de la viande. Abomination ! Hélas, c’est ce que je pensais… avant. Mais l’agence Snozzle and C° ne s’en tirera pas comme ça je le jure ! Ils doivent garantir l’hygiène et la sécurité sanitaire pendant le voyage et le séjour. J’ai relu le contrat. Ils se devaient de nous prévenir que nous allions fréquenter des êtres dangereux. « Une expérience pittoresque » ! Tu parles ! Quel pittoresque à visiter des lieux abandonnés à la barbarie et des êtres dont on doute sérieusement qu’ils puissent prétendre à la co-sentience ! Tout citoyen galactique qui se respecte a su limiter au minimum décent la part d’animalité à laquelle nous condamne le corps. Mais sur le plus grand marché de la galaxie, la planète la plus ouverte à toutes les modernités, trouver encore des humains… non améliorés ! Devions-nous admirer ces corps flasques, ces regards éteints, ces habitations prégalactiques ? Ou peut-être les déjections de tous les animaux mêlés aux humains ? Dans notre groupe, je le dis à mon grand regret, je crois bien avoir été le seul à noter l’indécence du spectacle qu’on nous offrait. Un authentique village humain ! Mes compagnons exultaient, captaient et émettaient sans discontinuer à l’adresse de leurs proches comme si on leur avait donné à voir la plus extraordinaire merveille de l’univers ; moi seul traînais mon ennui et mon impatience d’en finir, de retrouver le confort de la bulle climatisée qui nous avait amenés, d’oublier ces êtres si proches de l’animal. On dit que les animaux ressentent les émotions, même sans implants. Est-ce pour cela que je fus le seul à être agressé par une chose noire et velue se déplaçant sur quatre pattes ? Je n’eus pas le temps de brancher mon écran individuel (car le guide n’avait pas, faute grave que je soulignerai, branché d’écran collectif) que déjà la chose était sur moi et me plantait dans le bras des dents incroyablement longues et pointues. Moi ! Citoyen de première classe, pris comme… nourriture par un animal terrien ! Oh bien sûr notre guide a réagi. Il a désintégré la bête. Mais je gardais la trace de cette morsure, il fallut m’injecter de toute urgence des antidouleurs et des désinfectants. Il aurait fallu m’emmener en un lieu civilisé de toute urgence. Je n’ai rien compris aux explications fumeuses auxquelles j’eus droit pour m’expliquer qu’on ne pouvait pas tout de suite. Je crois surtout que mes compagnons de voyage ne voulaient pas voir leur visite écourtée. Autre comportement inadmissible : on m’installa dans une de ces… masures, si pauvres qu’elles ne disposaient même pas d’une AI domestique. Les indigènes étaient certes aimables, on les payait pour ça, mais l’attente me parut abominablement longue. Je m’assoupis et fus réveillé par des cris et des bruits bizarres. Les propriétaires de la masure retenaient à deux un Terrien nettement plus petit qu’eux. Et j’avais suffisamment appris à déchiffrer les expressions de leur face blême pour comprendre que le plus petit était en proie à des émotions violentes. La colère ? Le chagrin ? En tout cas, vu la façon dont il me regardait, j’étais la cible de ces émotions. J’essayai de poser des questions, mais mon traducteur incorporé personnel ne permet que la traduction depuis une langue étrangère non l’inverse. Il y aurait fallu le traducteur plus performant du guide, qui, maudit soit-il, était déjà loin, profitant de la visite avec le reste du groupe. Échappant à ses gardiens, le petit Terrien s’était jeté sur moi, saisissant et pinçant sans ménagement mes appendices antérieurs, tandis que, pouah, du liquide dégoulinait de ses organes de vision et tombait sur les miens. Écœurant ! Je compris à peu près qu’il y avait une relation… familière ? Amicale ? La notion était très floue, entre mon agresseur et la bête qui m’avait mordue, et qu’il me rendait responsable de son évaporation. Peut-on se montrer plus illogique ? J’étais l’agressé, et c’était moi qu’on accusait. Heureusement on les deux autres Terriens vinrent me délivrer de cette furie, et je réalisai enfin qu’il s’agissait de ce qu’ils appellent enfant, et que les deux indigènes de plus grande taille étaient ses parents, mâle et femelle, puisqu’ils n’ont que deux sexes pour la reproduction.
Enfin le guide et le reste du groupe daignèrent se souvenir que j’existais et je pus me croire délivré de cette nauséeuse survivance des temps barbares.
Hélas, il n’en était rien ! Les soins qui me furent prodigués dès mon retour dans la concession végane effacèrent sans douleur et sans retard la cicatrice de la morsure. Dégoûté de la planète Terre, et de sa foire, j’aurais volontiers entamé dès le lendemain le voyage de retour. Mais il me fallait attendre le jour dit. Ce que je fis en me promenant exclusivement dans le complexe hôtelier et les quartiers avoisinants. Mais voici que la nuit même précédant mon départ je me sentis pris de violents malaises. À une fièvre violente succédaient des frissons glacés. Je voulus faire venir un médecin, mais j’avais épuisé le nombre de visites auxquelles me donnait droit mon billet touristique et mon assurance. On me renvoya sans ménagement à la solitude de ma chambre, et à l’horreur de sentir en moi des choses pousser ou se rétracter, puis de voir mes organes eux-mêmes se modifier ; s’atrophier ou se développer, mes deux orifices buccaux réduits à un seul, atrocement déformé, mes sept appendices de marche et de préhension réduits à quatre, et d’autres modifications, plus hideuses les unes que les autres. Lorsqu’enfin la transformation s’arrêta et que je pus respirer, à un rythme étrange, je constatai que tous mes implants, déformés et inutilisables, avaient été éjectés hors de mon corps. Je n’avais plus aucun lien avec mes congénères et ma civilisation ! Je ne pus même pas faire surgir un miroir pour m’assurer e ma nouvelle apparence : tout dans l’hôtel était, comme il se doit, commandé par les impulsions électriques du cerveau, et accordé au schéma cérébral de chaque client. Même ce que je croyais le plus intime, le plus authentiquement personnel m’était arraché. Pire encore : la surveillance automatique m’ayant enregistré comme une présence étrangère et illicite, je fus chassé de l’hôtel, puis de la concession et même des secteurs civilisés. Une faim dévorante me gagnait. Horreur, je vis sur un étal exposée une viande, sentis l’odeur de la grillade, et avant d’avoir réfléchi, je me jetai dessus et m’enfuis, pourchassé par des cris de colère.
Le lendemain, je me réveillai dans une ruelle sordide du quartier « pittoresque », ayant repris ma forme naturelle. Je courus à la concession, mais il était trop tard : le navire transgalactique était parti sans moi. Mes crédits s’étant mystérieusement évaporés, j’étais condamné à demeurer comme un misérable mendiant, car il existe des mendiants dans la grande Foire, sur cette planète où je venais en touriste insouciant. La métamorphose maudite se reproduit, sans que je puisse même prévoir quand. Et je redeviens un Terrien arriéré à l’image de cet enfant dont les larmes m’ont contaminé. Volontairement ou non ? Maudit soit-il ! Je le cherche, et le cherche encore, toujours en vain. Je veux comprendre, mais comprendrai-je un jour ? ?
Contrainte 1 | Une plante récalcitrante |
Contrainte 2 | Au fond d’une grotte |
UNE PASSION DÉVORANTE
La lumière rosée du laboratoire éclairait doucement les plantes qui grandissaient à leur rythme. Des mains gantées passaient délicatement dessus, vérifiant que les nouvelles feuilles étaient saines, libres de toute boursouflure ou attaque d’insectes. Des tests habituels, mais presque inutiles dans ce milieu aseptisé, où le moindre changement de paramètres était contrôlé et dûment noté. Un sourire s’afficha sur les lèvres du scientifique, alors que les mesures qu’il effectuait prouvaient la bonne santé de ses protégés. Les plantes au moins étaient faciles à comprendre, et les voir épanouies le mettait toujours de bonne humeur. L’hydrométrie était parfaite, le terreau plein de nutriments, l’éclairage réglé sur le spectre lumineux optimal ; il pouvait quitter ce lieu l’esprit tranquille.
Son bureau était radicalement différent, les grandes baies vitrées laissaient passer suffisamment de lumière pour ses autres belles plantes, non soumises à des expérimentations, mais seulement là pour son plaisir. Il adorait cette odeur terreuse, humide, qui l’entourait dès qu’il s’asseyait sur sa chaise, prêt à remplir toujours plus de documentation pour subvenir aux besoins de ses expériences. Il était certain que le végétal était l’avenir de la nation, de la planète même ! Tout le monde parlait des problèmes que la vie humaine sur Terre avait entraînés : surpopulation, diminution (voire disparition) des ressources naturelles, pollution… Mais depuis des éons les plantes vivaient en harmonie avec la nature. Elles étaient la nature. Elles savaient se réguler et vivre dans des écosystèmes sains. Contrairement aux humains, pensait-il en supprimant les innombrables mails de réclame reçus. Service de restauration toujours plus rapide, prix avec toujours plus de réductions…
Soudain, il interrompit son travail de suppression en chaîne en avisant un autre visuel publicitaire. Sonné par ce dernier, il ne sut comment réagir, mais par chance son collègue débarqua au même moment.
— Dimitri, t’as vu ça ?
Il leva la tête, et vit une version imprimée de la publicité qui l’avait stoppée en pleine action. Une femme s’y trouvait, mais loin des femmes nues uniquement là pour attirer l’attention des mâles sur un produit en particulier (et ça marchait à priori avec n’importe quoi, des voitures, des lunettes, du déodorant…), celle-ci était composée d’un ensemble de ramifications de branches plus ou moins vertes. La mention « nouveauté : découvrez notre belle plante ! » laissez supposer que ce n’était pas qu’un photomontage particulièrement réussi. Sans s’en rendre compte, il avait dû se lever pour s’approcher, car il se trouvait à présent à vingt centimètres de son collègue.
— C’est une foire aux monstres, et elle passe dans le coin. Est-ce que c’est enfin une raison suffisante pour te faire sortir de ta grotte ?
Il saisit l’affiche pour la regarder de plus près, avant de prendre une décision. C’est vrai qu’il quittait rarement son travail, préférant veiller nuit et jour sur ses plantes et leur bonne santé. Mais un humanoïde végétal ?
— Tu as trouvé le truc improbable que je ne peux pas refuser.
Le reste de la journée passa plus lentement que jamais. Dimitri eut le temps de consulter à nouveau tout ce qu’il avait sur les hybrides plantes/humains, sujet qu’il connaissait déjà très bien pour en avoir fait une thèse. À l’époque, les premières expérimentations génétiques de ce type avaient été entreprises, jusqu’à ce que des comités d’éthique s’en mêlent, arrêtant net les tests, sous couvert de la morale et de la vertu. Comme il avait pu enrager, quand ses premières percées ne purent jamais être utilisées ! Pourquoi vouloir stopper à tout prix le progrès, pourquoi ne pas accepter d’évoluer ? Mais cette créature était peut-être la preuve que certains avaient continué leur essai dans l’ombre. Cet hybride qui, soyons clairs, n’avait pas sa place dans cette foire humaine, pouvait être le futur chaînon d’une évolution vers un monde plus vert, plus respectueux ! Il essayait de ne pas porter trop d’espoir sur la soirée à venir, sachant que la plupart du temps ce n’était que des effets de maquillage qui créaient ces monstres. Les enfants se laissaient berner par ces artifices, et les adultes faisaient semblant d’y croire, afin de participer à la magie de ces lieux. Mais même s’il tentait de rester rationnel, il ne pouvait détacher ces yeux du prospectus où rien ne laissait deviner une quelconque supercherie.
Quand Michaël, son collègue, vint le chercher, il était déjà prêt, l’image pliée en quatre dans une poche de sa veste. La foire humaine s’était installée non loin de leur travail, le trajet fut ainsi court et Dimitri put échapper aux sollicitations de son conducteur. Celui-ci avait lancé l’idée de partir visiter le cirque sur le ton de la plaisanterie, voyant là l’occasion de taquiner une fois de plus son condisciple sur son amour de la verdure, mais s’était retrouvé pris à son propre piège. Loin de le déranger, il espérait ainsi avoir une chance de mieux connaître celui qui partageait son bureau depuis de nombreuses années, et qui pourtant parlait plus souvent à ses plantes qu’à des humains. Et maintenant qu’il était assis à ses côtés dans sa voiture, il n’osait le déranger. Il le sentait terriblement fébrile, ses yeux brillaient, ses mains étaient calées sous ses jambes et il fixait la route. Il avait l’impression de conduire un adolescent à son premier rendez-vous, et se forçat à retenir les blagues qu’il avait en tête de peur de le vexer. Une fois en vue du chapiteau, c’est encore en silence qu’il rangea sa voiture le long des autres.
— Alors, nerveux ?
Dimitri se contenta d’abord d’un signe de tête pour répondre par l’affirmative, avant de se reprendre.
— Oui, assez. Tu savais que j’avais travaillé sur les hybrides de ce type ?
— Sérieusement ? Avant le scandale ?
— Du coup, je m’interroge sur la véracité de cette publicité. C’est théoriquement possible après tout.
Une fois à l’intérieur, ils suivirent le parcours proposé. Michaël regardait avec amusement les femmes à barbes, nains, contorsionnistes et autres étrangetés (il faut avouer que les siamois avaient un franc succès), mais il suivit Dimitri qui n’accordait aucune attention à ces mises en bouche. Seul le panneau « Belle plante » retenait son regard, et il suivait la direction avec la même ferveur qu’un religieux à l’approche du Saint des Saints. Ils firent la queue le long d’un paravent de bois ouvragé qui délimitait un espace assez vaste, l’un se régalant de l’ambiance qui régnait tout autour d’eux, l’autre rongeant non sans mal son frein, en venant à sortir la publicité de sa poche pour continuer son observation, maigre compensation quand l’objet de la photographie se trouvait à quelques mètres.
Enfin, se fut leur tour. Des barreaux de fer étaient plantés dans un sol inégal à intervalles réguliers, emprisonnant ainsi une créature à l’intérieur. Celle-ci, de forme humanoïde, les regardait approcher avec un regard inhumain. Aucun sentiment n’y transparaissait, ni ennui, ni curiosité, juste un mouvement dans leur direction trahissant le fait qu’elle les avait vus. Dimitri était enfin plein d’énergie, et tournait tout autour en scrutant la fameuse belle plante. Il en était persuadé, ce n’était pas du maquillage. Il vit clairement un espace vide entre les deux… branches qui composaient son bras, ce que les fards habituels ne pouvaient reproduire. Il repéra aussi d’autres signes, comme son torse qui ne bougeait absolument pas, alors qu’un humain ne pouvait empêcher, même légèrement, ses respirations de le trahir. Pas pendant aussi longtemps en tout cas. Et ce parfum… Un brassage de celui de son bureau, avec quelques notes plus florales. La créature s’approcha des barreaux, et à ces odeurs précédentes s’ajoutèrent des senteurs plus sucrées, presque mielleuses. Il s’enivra de ce mélange, ferma les yeux pour mieux s’en imprégner, tandis la main vers elle, quand le responsable de la zone lui saisit le bras.
— Aux suivants !
Il ne se souvenait pas du trajet du retour, ne pensant qu’à elle. Il avait parcouru des sites, des forums, réveillé ses anciens contacts pour vérifier si n’importe qui en avait entendu parler, mais fit chou blanc. Rien. Personne ne semblait en avoir eu connaissance de cet extraordinaire créateur, et la foire n’avait pas affiché sa tournée complète. Qui savait où elle serait demain ? Il s’assit sur son lit. Impossible de dormir. Pas sans en savoir plus sur elle. Elle qui était enfermée, constamment entourée d’une foule d’inconnus, au lieu d’être dorlotée comme la chose unique qu’elle était. Elle méritait une meilleure vie. Il se rappelait ses propres essais cliniques sur les hybrides. Certains de ses tests avaient fonctionné, mais le scandale avait éclaté et son université avait dû jeter ses bébés éprouvette. Il assumait le mot « bébé », après tout, la moitié de leur génome était constitué alors du sien.
Non il pouvait pas dormir, il ne pouvait pas rester là sans rien faire. Cet être méritait d’être libre, de vivre la vie que ses bébés auraient pu avoir s’il s’était battu à l’époque. Comme poussé par une nouvelle force, il s’habilla et retourna la retrouver. Le chapiteau était toujours monté, mais pas un bruit ne régnait autour. Dimitri fit silencieusement le tour des caravanes et, rassuré par le bruit des ronflements, se dirigea ensuite vers elle. D’un pas rapide, il contourna le paravent, sentant son parfum plus proche que jamais de lui, et se retrouva face à l’enclos. On aurait dit qu’elle l’attendait, se tenant pile en face de lui, tendant doucement son bras dans sa direction. Oui, j’arrive te libérer pensait-il. Il saisit un barreau pour le faire tomber, fit de même avec un autre, alors que l’odeur se faisant plus forte et plus douce à la fois. Il entra dans la cage ainsi accessible, l’invitant à en sortir. Elle ne réagit pas, et il lui prit la main pour la tirer tendrement vers l’extérieur. Toujours aucune réaction de sa part. Il voulut la porter, mais sa main resta collée à la sienne. Ébahi, il la regarda alors, vit des filaments verts qui se propageaient sur son corps. L’odeur se fit encore plus forte, plus entêtante, et il s’évanouit en se rappelant que l’amour et l’eau fraîche ne suffisent pas à toutes les plantes.