Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2019 : « Plus on regarde et moins on voit »

Admettons le, nous aimons bien les contradictions apparentes. Charge aux auteurs de les réconcilier, avec bonheur ?

  • Plus on regarde et moins on voit
  • Sur la photo.
  • Des yeux de verre et de plastique
  • La dernière taverne
  • Une boucle douce-amère
Contrainte 1 Au sommet du mat
Contrainte 2 Un abattoir de licornes

PLUS ON REGARDE ET MOINS ON VOIT

Plus vite je saute, plus vite j’échapperai au froid et à la nuit d’encre. Une impulsion irrépressible m’a amené au bord du précipice, mais avec l’air humide du fleuve, alourdi par mes seize kilos de plombs aux chevilles et adossé à la balustrade rouillée du pont, je ne me lance pas.

Il n’y a pourtant rien à faire d’autre. La chute vertigineuse et l’impact dans l’eau glacée est le moyen de le plus sûr de ne pas retourner au travail demain. À quoi rêver, si ce n’est de ne plus appuyer le pistolet contre ces tempes douces, de ne plus presser cette gâchette et susciter le silence ? Les cornes coupées par mon collègue tintent à jamais en moi. Les licornes qui s’éloignent sur le tapis  roulant.

Qu’espérais-je autrefois, avant ces années d’horreur ? Je me souviens d’aventures à venir, d’histoires hallucinantes dans de fabuleux feuillets…  Une enfance livrée à une littérature libératrice.

À présent je suis adulte, et j’ai trop baissé le regard sur les bacs plastiques où s’accumulent les cornes argentées, fixation futile comme si je pouvais ainsi ne plus voir les beaux équidés inertes.

À présent, ne plus voir. Plonger dans le noir pour échapper aux ténèbres.

Je rassemble mon courage… mais sans franchir le critique seuil du vide.

Il m’apparait. J’aurais pu l’apercevoir bien avant. Sa musique joyeuse attire mon attention. Un immense navire sur le fleuve, toutes voiles rabattues, éclairé de lampions rouges, vert et jaunes. Encore une minute et il passera sous mes pieds.

Je suspends un instant mon suicide, prétextant ne pas vouloir m’écraser sur le pont du navire. Mais  de la proue des voix me parviennent, deux silhouettes, l’une déclamant un texte comme au théâtre. Leurs mots m’arrachent toute velléité de fuite.

« Si nous attendons d’être prêts, nous attendrons jusqu’à la fin de notre vie ! »

Je les entends rire, puis la même voix forte reprend, criant comme pour convaincre le vent de se taire.

« Le bien l’emportera toujours, car l’on accumule des forces qu’en temps de paix et le mal aime trop la guerre. »

Je me penche plus loin, pour mieux entendre. Leurs visages sont blancs comme neige… sont-ce des masques qu’ils portent ? 

«…Ô, mes amis, cette terre nous est seulement prêtée.  Il faudra abandonner les beaux poèmes, il faudra abandonner les belles fleurs, c’est pourquoi je suis triste en chantant pour le Soleil. »

Je me souviens, je connais ces mots. Des milliers de pages se tournent à nouveau en moi, ma mémoire excave des épopées incandescentes, des héros inflexibles, des morales d’acier et de verre, prêts à faire face à la vilénie du monde. Un auteur de mon enfance, ces mots exactement, un auteur qui m’a transporté… mais quel était son nom ? J’étais un enfant, de telles œuvres magnifiques ne pouvaient pas vraiment pour moi être œuvre humaine. Cette personne que j’ai tant lue, et qu’aujourd’hui j’ai enfin vue.

Mais sa silhouette est si loin en contrebas. Je ne distingue rien, et la voilà déjà qui passe sous mes pieds. Le bateau est emporté à bonne allure par le courant. Le premier de ses mâts passe, coiffé d’une petite vigie bardée de lampions. Un instant d’écoule. Le bateau avance. Le second mât se présente.

Quel est ce livre où la jeune femme bondit par dessus le précipice pour aller chercher l’herbe précieuse, seul remède pour guérir son ami d’enfance ?

Je n’ai qu’un instant : je saute dans le vide. Accélération, chute, violence. Déjà.

Pourtant quand je reprends connaissance, le front poisseux de sang, les jambes flageolantes, je me redresse dans la vigie du second mat. Le pont de mon suicide a déjà disparu, je suis emporté par le navire, à genoux au sommet du mât, volant à travers les ténèbres opaques. Nous naviguons sur notre reflet multicolore et dans le néant.

Quel est ce livre où des héros marchent au bord d’une falaise enneigée ? Un magicien courageux s’interpose pour protéger ses amis d’un démon. Il est jeté dans le gouffre. Mais cela ne le tue pas, il n’en devient que plus fort.

Je me traîne avec difficulté jusqu’à l’échelle de descente. J’ai la nausée, mes chevilles me font mal. Je n’arrive pas à les soulever, mais je les laisse glisser par le trou pour chercher le premier barreau. Ma main s’en empare, je quitte la vigie. Chaque barreau est un effort incroyable. Mais une partie de moi, ma conscience en retrait, passive, observe avec stupéfaction ma volonté inflexible.

Alric avait-il failli en descendant vers le volcan rougeoyant, pour reprendre aux flammes l’épée de sa destinée ? Alors moi non, plus, je ne renoncerai pas.

Chaque barreau me semble une corne d’animaux fantastiques, autant de raisons de plus de continuer, de laisser derrière moi

L’abatteur de licornes en moi a sauté d’un pont pour en finir. Mais je ne me laisse pas entrainer par son poids mort.

Un homme plein d’histoires prend pied sur le pont.

Je réalise soudain que je porte toujours aux pieds les plombs prévus pour m’entrainer vers le fond… Un rire hystérique me gagne, je tombe à genoux et me convulsent quelques instants en pleurant de chaudes larmes confuses.

Il me faut une bonne minute pour réussir à libérer mes chevilles. Puis je me redresse, essuie le sang séché de mes yeux et de mon visage, léger comme jamais, ignorant les douleurs dans mes poignets et ma hanche, emplis d’une énergie nouvelle.

L’auteur de mon enfance n’est plus à la proue, tout est désert, mais j’entends le piano sortir d’une trappe. Je m’y glisse immédiatement.

Dans la cale luxueusement aménagée, une fête bat son plein. Mes yeux s’habituent à la lumière intense des torches aux flammes vertes, rouges et jaunes.

Des dizaines de convives discutent joyeusement, habillés de beaux costumes, chacun un ou plusieurs livres à la main, très accoudés à des piles d’ouvrages contre les murs, sur les tables ou au milieu de la salle.

Chaque invité porte un immense masque d’un blanc ivoire. Je m’avance vers le plus proche.

– Excusez-moi… qui a écrit « Nous étions une assemblée vouée au bien, nous étions ensemble pour faire briller la lumière dans la nuit, nous étions ensemble, car c’est ainsi que les Hommes sont heureux. » ?

L’inconnu tourna vers moi son masque de hibou, d’immenses plumes en auréole, qu’il penche sur le côté avec perplexité. À travers les deux trous, ses yeux bleus semblent m’interroger.

– L’un d’entre nous monsieur. Mais il vous faut un visage, sinon vous n’irez nulle part.

Le voilà qui sort de derrière une pile de livres un masque comme les leurs. Avant que j’aie le temps d’apercevoir quoi que ce soit, il me l’ajuste et le fixe derrière mon crâne avec un système de lanière.

– Poser les bonnes questions ! me dit-il avant de s’éloigner en riant.

Je titube, tenant ma nouvelle apparence pour m’habituer à son volume. Je sens du bout des doigts que j’ai désormais de longs cheveux, ou poils, qui me descendent sur la joue. Mon museau semble volumineux.

– Madame, excusez-moi je cherche un auteur…

– Vous êtes au bon endroit ! me répond joyeusement la tortue au crâne dégarni.

Son décolleté ostentatoire me déconcentre un instant.

– Dans un livre, un frère et une sœur tombent chacun amoureux de deux inconnus, lorsqu’ils réalisent qu’il ont en commun la même maxime «  Tout ce qui est nécessaire pour que le bien l’emporte, c’est que les gens bien ne fassent rien. » Où est celui qui a écrit cela ?

– C’est Monsieur Snicket. Ah, ces pauvres orphelins, j’ai attendu jusqu’au dernier tome en espérant les voir heureux !

Elle se penche vers moi et je me dérobe, fuyant soudain à la vie pulsante qui se dégage d’elle.

Je percute presque un autre convive. Masque de lapin, une de ses immenses oreilles repliée.

– Monsieur Snicket, l’auteur, savez-vous où il se trouve ?

– Vous êtes un fan ? Moi-même, je ne m’en lasse pas. J’aimerais beaucoup lui parler, si vous le trouvez ! Je suis toujours marqué… souvenez-vous « le plus grand livre est celui dont le choc vital éveille en nous d’autres vies ».

Je hoche la tête. Romain Roland.

Tout ceci est-il réel ? Ai-je sauté de ce pont et suis-je en train de mourir dans l’eau glacée ? Je ne me sens pas mourant.

Je progresse dans la fête, interpelle un ours tirant la langue.

– Monsieur Snicket, répond-il ? Il porte un masque de chaton.

Je pars en quête du chaton.

Errant sur le plancher verni, légèrement ivre des vapeurs d’alcool et du roulis du navire, les mots me viennent, et je murmure.

« Ah! Donnez-moi au moins la démence, puissances célestes! La démence, pour qu’enfin je croie en moi-même! »

Et voilà qu’autour de moi des voix me font échos, soutiennent mes propos. Nous déclamons en cœur : « Donnez-moi le délire et les convulsions, les illuminations et les ténèbres soudaines, terrifiez-moi par des frissons et des ardeurs telles que jamais mortel n’en éprouva, des fracas et des formes errantes, faites moi hurler et gémir et ramper comme une bête: mais que j’aie foi en moi-même! Le doute me dévore, j’ai tué la loi. »

Et l’ultime silhouette se retourne, un chaton à l’air perplexe, un peu trop grand bien sûr par rapport à l’animal réel, mais dont la voix forte scande les mots finaux de la citation : 

– Je suis le dernier des réprouvés.

– Monsieur Snicket ?

– Moi-même. À qui ai-je l’honneur ?

J’ignore toujours quel masque j’arbore.

– J’ai lu tous vos livres. Quand j’étais jeune.

J’hésite quelques instants. Que suis-je venu dire ? Je n’ai rien prévu.

– Aujourd’hui, je suis employé dans un abattoir de licorne. Je suis chargé du pistolet qui tue l’animal. Mon voisin tranche ensuite la corne pour qu’elle parte aux sculpteurs. La viande est emportée pour la boucherie.

Le chaton me dévisage, silencieux et impassible. Il semble si jeune avec ce masque.

– Je ne sais pas comment vivre dans ce monde. Le sang, la mort, le massacre mécanique machiavélique… Je crois que je deviens fou. Vous qui savez tant, vous qui avez tant crée de beauté, dites-moi ce que je dois faire.

L’auteur retire son masque. C’est un vieil homme, ses traits tirés laissent néanmoins voir un sourire bienveillant, une bonhommie simple et chaleureuse.

– Mon ami, vous avez raison d’être fou. Je suis fou, nous le sommes tous. Nous serions fous de ne l’être pas. Je crois seulement qu’il est temps de partir en quête. Nous avons tous commis des actes que nous regrettons. Nous devons tous choisir nos batailles, concéder des regrets pour lutter contre notre impuissance à tout contrôler.

D’un geste lent, presque douloureux, il passe la main dans la poche intérieure de son veston. Il en sort un long objet fusiforme, à la pointe noircie d’encre séchée. Une plume de licorne. L’outil absolu d’écriture, taillé dans les cornes de la plus haute qualité.

– Mais bataillez mon ami. Bataillez pour voir au loin, pour ne pas fixer la noirceur du monde et pour voir la beauté et la bonté. Tracez votre caractère, bâtissez le bonheur. Vous venez de m’apprendre que je pouvais encore m’améliorer. Comme moi, vous pouvez raconter une histoire plus belle encore.

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Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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