Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2018 : « D’abord on a remplacé un doigt »

C’est étrange comme thème, vous ne trouvez pas ? Pas la peine de tourner autour du pot, on est à fond dans le corps, nous sommes bien aux Utopiales 2018 🙂

  • Corps et Âme
  • De très belles mains
  • L’engrenage
  • Mon petit doigt m’a dit
  • Deadline
  • L’artiste nourrit sa passion et pas l’inverse
  • La veuve bionique

CORPS ET ÂME

J’avais dix ans. Tous les jours, après l’école, j’allais me réfugier dans le petit bois derrière chez moi. Il y avait cette odeur chaude, rassurante des feuilles séchées, le souffle tranquille du vent d’automne, la courbe paresseuse des arbres, cette joie du secret. Mon secret. Je me mettais à courir, poursuivi par l’écho furieux de mes pas, traversé par le vent qui glaçait mes joues, les illuminant d’une piquante rougeur. Et puis un soir, j’ai voulu m’y réfugier pour de bon, échapper au masque terrifiant du père et de la mère quand ils se disputent, me retrouver dans la torpeur du jour faiblissant, adossé au tronc d’un vieux chêne. Ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre sans doute. Sans trop savoir pourquoi, je me suis mis à courir, ivre d’une liberté soudaine, gorgé de l’énergie d’une lune brillante, puissante et douce. Je n’ai pas vu la racine, ni le fossé d’ailleurs. Je ne me souviens plus.

On avait mis un pansement dessus histoire de dire qu’il n’y avait rien de grave. Les enfants sont idiots, ils gobent tout. Je n’avais plus mal, l’index disloqué, comme atrophié, gisait dans une boîte transparente, il n’y avait plus de sang, juste la chair rosâtre, mollassonne ; les empreintes digitales semblaient comme affaissées par la mort. Je contemplais ce petit bout de moi qui ne m’appartenait plus, cette créature boursoufflée, étrangement familière, qui ne s’agiterait plus. On me dit de bouger la main, de plier les phalanges. Le nouveau doigt obéit mollement, en silence. Je m’étais attendu à ce qu’il parle. Mais il ne dit rien ; il suivait le commandement, faisant imperturbablement corps avec moi.

*

« Niveau d’amour insuffisant. »

« Pardon ? Vous plaisantez ? Les capteurs sont sûrement mal branchés… »

« Je suis formel Thomas, la machine ne se trompe jamais. Jamais. La faille est toujours humaine. Toujours. Vous êtes visiblement confronté à une incapacité totale d’aimer et d’être aimé en retour. Je suis catégorique. Rentrez chez vous, reposez-vous et pensez-y sérieusement. A lundi prochain. »

Il faisait froid dehors. Le ciel était si vide. Je me sentais effroyablement nu. J’avais pris un jour de congé pour aller à ce rendez-vous, je pensais qu’après cela j’aurais emmené Sophie au cinéma, que nous nous serions goinfrés de pop-corn, que nous aurions pouffé de rire devant un film d’horreur, que je l’aurais prise contre moi, que nous serions restés là, sans rien dire, et puis que nous serions rentrés pour être seuls, tous les deux, étendus sur un lit, avec des sourires vagues, imbéciles, de bonheur diffus. Je rentrai directement à l’appartement sans passer par le parc ; je n’en avais pas envie, ces arbres couverts de sève gluante me donnaient la nausée. Arrivé dans la rue, je distinguai rapidement la silhouette de Sophie dans l’ombre de la guillotine. Elle m’attendait peut-être. Je montai les escaliers quatre à quatre. Elle avait ouvert la porte, se tenait sur le sellier, la mine grave, les contours des yeux striés de petits cernes anxieux. Elle était si belle dans sa robe à fleurs, avec ses yeux de vitrail, ses joues teintées de fièvre. Elle se précipita sur moi, me prit par le cou. Elle s’agrippait à moi en m’embrassant, sa main remontait dans mes cheveux, rapide, fugace. Je frémissais sans rien dire. Puis elle m’entraîna dans la chambre plongée dans une pénombre bleutée, déboutonna ma chemise. Je me laissais faire, sans rien dire, comme un enfant. Enfin je me mis à sourire, elle parut apprécier, elle enfonça son visage au creux de ma poitrine, elle tremblait en haletant. J’avais maintenant très envie de la prendre. Nous plongeâmes dans le bleu de la chambre. Quand je me réveillai, elle me caressait lentement le visage, elle me regardait avec quelque chose dans les yeux, une lueur cristalline, presque scintillante. Puis soudain sérieuse, elle me dit : « Voilà tout l’amour que je peux te donner. C’est bien tout ce dont je suis capable. » Je me redressai sur le lit, les traits embués, avec la pose lascive du sommeil éventré : « Tu ne comprends, le problème ne vient pas que de toi. Il y a tout cet amour que je ne peux pas te donner, que je ne pourrai jamais te donner. Tu ne vois donc pas ce que l’on rate ? L’amour absolu, l’amour parfait, l’amour dans sa beauté pure ? » J’avais des larmes plein les yeux, des sanglots qui étranglait ma gorge et mon cœur. Je respirais en hoquetant. Sophie me regardait, angoissée, désolée, avec cet air de complicité perdue, cet abandon qui se lit dans le corps : « Je ne peux pas faire ce que tu me demandes ». « Alors tant pis pour nous ». A mon tour, je la regardai, toute nue sous les draps, sa peau fine, le souvenir de ses baisers, à tout cela je renonçai ; pour le meilleur.

*

J’avais froid. J’étais nu sous les draps verts de la salle d’opération. Le docteur Grassin me tenait la main avec une excitation non dissimulée. « Je suis là, il ne peut rien vous arriver ; l’incision est rapide, vous ne sentirez rien ». Peut-être pas la bonne formule pour une transplantation cardiaque. Je m’abandonnai à la mélodie bruyante et saccadée des oscilloscopes. J’allai vivre enfin, parce que mon amour allait être infini.

*

On me dit que j’avais continué de pleurer pendant toute l’opération. Mes muscles ne s’étaient pas détendus. Ma poitrine devait porter une cicatrice profonde, je voulais regarder mais il y avait un pansement qui me cachait mon cœur. Mon nouveau cœur, un cœur si beau, si parfait, si adapté. A côté de moi trônait le cadavre sanguinolent de l’ancien, un pauvre cœur tout laid, hideux, trop petit, trop étroit. Qui ne pouvait pas contenir les émotions que j’éprouvais à présent, immenses, intenses, plus grandes que moi, plus fortes, plus expansives, rageusement dévorantes. Elle m’envahit, cette frustration d’être plus vivant que les autres, de les aimer plus qu’eux ne le pourront jamais. Je veux vivre davantage, aimer davantage, mais l’aimée ne me suivra jamais, elle ne comprendra pas qui je suis, ce que je ressens.

Je suis mort une semaine plus tard d’une crise cardiaque. Sophie est venue à l’enterrement et elle a pleuré, pleuré, jusqu’à ce que la pluie apaise la douleur de son cœur.

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  • Deadline25.53%
  • Mon petit doigt m'a dit19.15%
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  • La veuve bionique10.64%
  • L'artiste nourrit sa passion et pas l'inverse6.38%
  • L'engrenage2.13%

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