Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2018 : « Ils ne peuvent plus vivre l’un dans l’autre »

Très peu de contraintes sélectionnées par nos candidats du jour. Était-ce un bon calcul que de se voir porter par un thème qui semblait tout écrit sans se rajouter une dose de stress … mais de temps aussi ? Pas si sûr …

  • Élevage
  • Osmose
  • L’attente
  • Un mauvais choix de chaussettes
  • L’add
  • Accord à corps
  • Divorce symbiotique

ÉLEVAGE

Jour 1

Placenta devient deux. Boule, minuscule, de la couleur d’une veine du creux du bras, a fait son apparition dans le coin gauche, en haut. Placenta la sent. Elle est comme lui, mais différente. Placenta colle sa membrane autour de Boule, tissant autour d’elle un filet de sécurité moelleux et élastique.

Jour 67

Boule est devenu Amas. Amas se développe, encore et toujours. A intervalles réguliers, des excroissances émergent et s’étoffent. Certaines se confondent avec la nuit perpétuelle de la salle, outremer. D’autres sont plus claires, entre ciel et chair. Amas est forme, mouvement, évolution. Placenta le berce en chantonnant, et s’adapte à lui.

Jour 186

Placenta remue tout doucement, évitant la moindre secousse, tendre, aimant.

– Hey… tu vas bien ?

– Hey mon petit ? Mon œuf, mon moi, tu vas bien ? Hey ?

Amas se met à luire. Une aura bleutée teinte légèrement le liquide visqueux qui les enveloppe. Quelques bulles minuscules se promènent dans le tube en plexiglas qui les préserve de toute agression extérieure.

Tout n’est que douceur, enveloppement et chuchotis. Seuls quelques battements légers témoignent de la vie qui court au cœur des cellules.

J’ai rêvé. Je mangeais. C’était bon !

– J’ai bien senti que tu étais content. Tu te balançais comme une outre pleine. Raconte-moi…

J’ai aimé ça. Après, j’avais envie de bouger. Je sentais tous les bouts de moi se réveiller.

Jour 255

Amas est devenu Lui. Lui est gros et comble Placenta, qui s’étire au maximum de ses capacités. Lui rayonne, éclairant le tube de sa puissance. Lui bouge beaucoup. Placenta peine à le protéger efficacement, et frôle souvent le plexiglas.

– Calme-toi, mon œuvre. Je n’arrive pas à te suivre.

Regarde ! Je fais des bulles ! Regarde ! Celle-ci est presque aussi grosse que moi !

Regarde ! C’est mon bras. Dis, c’est mon cœur qui fait tout ce bruit ?

– Oui…

Dis, est-ce que je vais continuer à grandir toujours ? J’aurais cinq bras un jour ?

– Je ne sais pas, mon œuvre. Je ne sais rien d’autre que le présent.

Je voudrais bouger encore plus !

  • Je sais.

Jour 273

Le liquide frémit. Lui s’accroche à Placenta, émerveillé, apeuré. Lui découvre le courant, la puissance de l’environnement. Lui veut le suivre maintenant. Quelles sensations ! Le liquide qui court à la surface de la peau, les organes dans lesquels se répercutent les vibrations régulières.

Imperceptiblement, Placenta rétrécit. Il se détache, cellule après cellule, se recroqueville sur lui-même. C’est un lent abandon, sans émotion.

Lui regarde l’horizon s’éclairer et s’élargir. L’outremer devient azur, vire à l’or, pour finir en blanc. C’est éblouissant. Il y en a plein d’autres tubes. Des choses qui bougent autour des tubes. Lui découvre le plaisir de la multiplication des sons, qui se déforment et s’adoucissent avant de l’atteindre.

Placenta tombe au fond du tube, inerte.

Doucement, Lui est emporté par le courant. Aspiré par un large tuyau, il tombe à l’air libre dans un nuage ouaté. C’est froid, sa peau pique, il étouffe. Il hurle d’un coup, envahi par son propre cri. Des mains le saisissent et l’auscultent, le soupèsent et l’enroulent dans une matière tiède et veloutée. Lui se calme. On lui fourre une chose en plastique dans la bouche.

La machine s’enroule autour de son épaule droite et imprime son identité, « Zone HGT – Matricule n°962 354 987 612 », tandis qu’il sent couler la vie dans son œsophage, satisfait.

OSMOSE

Elle était là, sans vraiment se souvenir du pourquoi, ou bien de comment elle avait atterri là. Il faisait bon, ni trop chaud, ou trop froid, et elle n’avait pas faim. C’était une belle journée, de celles qui peuvent se deviner très douces et agréables. Le cadre était superbe, le chalet surplombait une petite vallée au creux duquel un lac scintillait du reflet de cette aube dorée. Alors qu’elle s’appuyait sur le rebord de la terrasse, une voix se fit entendre derrière elle.

« – Tu es là ! »

Elle se retourna lorsqu’il posa ses mains sur ses épaules. Sa manière de la regarder ne laissait aucune ambigüité, il l’aimait comme au premier jour. Il se retourna vers la vue au bord de la terrasse.

« – C’est bon d’être vraiment chez nous. Nous avons le temps, mais je suis tellement excité, que veux-tu faire en premier ? »

La question la prit au dépourvue. Il remarqua sa détresse.

« -Tu n’as pas à répondre tout de suite, rien ne presse. »

Quelque chose clochait, mais elle ne savait pas quoi. Tout était parfait, comme si ordonné et synchronisées dans l’espace et le temps. Mais mue par une force invisible, elle avait envie de profiter de ce moment, les questions attendraient. Sans un mot, elle prit sa main et l’entraina dans la forêt, vers le lac.

La journée se passa comme une douce symphonie, sans encombre, tout exceptionnellement et parfaitement juste, sans une seule fausse note. A la sortie de leur baignade, un panier repas et des serviettes les attendaient sur la berge. Lorsqu’ils eurent envie de marcher en forêt, les vêtements appropriés les attendaient, soigneusement pliés, sur la table du petit salon. A leur retour, le café était déjà prêt, et un service disposé sur la table basse. Le temps était assez doux pour en profiter dehors et la journée se termina sur les mêmes notes qu’au début. Un crépuscule doré et aux nuances de vermeils berça la vallée avant de laisser la place à une nuit étoilée telle qu’on en voie qu’en rêves.

Ils passèrent un moment à observer les astres, riant de leur ignorance concernant telle ou telle étoile, et passèrent un moment à les renommer, puis enfin à observer les étoiles filantes. Ils étaient allongés dans l’herbe, en contrebas de la maison. L’ambiance apaisante de la soirée avec rasséréné les deux amoureux.

« – J’aimerais que ce moment ne s’arrête pas »

Elle avait à peine murmuré, mais il l’avait entendue. Il se retourna et la serra contre elle, avec tendresse et douceur.

~

Une semaine s’écoula, sur le même rythme. Les mêmes attentions toujours préparées aux bons moments par une force invisible, comme devançant leurs moindres désirs. Ils faisaient ce qu’ils souhaitaient, chaque jour était une nouvelle aventure, il ne suffisait que de choisir ce qu’ils voulaient faire. Rester à l’intérieur, passer la journée au lit, ou bien sortir se promener, à pied, à vélo, faire un peu de bateau, il ne suffisait que de le souhaiter pour que cela soit possible.

Bientôt un mois s’écoula, puis deux, et enfin une année entière. La seule chose qui lui posait question à présent était que le temps n’avait pas changé, jour après jour, le soleil se levait et se couchait toujours aux mêmes horaires. Le temps était aussi doux et les arbres restés verts du plus loin qu’elle puisse se souvenir. Elle se sentait prisonnière d’un été sans fin. Lorsqu’enfin elle se décida à lui en parler, il fit mine de ne pas comprendre, mais elle se rendit compte que pour la première fois depuis l’année passée, qu’il n’était pas sincère avec elle.

Le lendemain matin, elle se leva avant lui, elle avait besoin de comprendre, le lieu semblait avoir compris sa demande car une seule paire de chaussures de randonnée l’attendait sur le seuil. Elle les enfila et sorti. Le sentier lui paraissait familier et en même temps comme empreint de nouveauté. Elle suivi le sentier qui s’ouvrait devant elle, comme s’il se dévoilait pour elle à sa demande. Elle arriva devant au bord d’une crique naturelle. Creusée dans la roche par l’eau, une cascade se déversait doucement dans le bassin de pierre. L’eau était limpide. Sur l’autre rive, a un mètre environ du sol, une bulle flottait. Elle émanait une douce lumière. Chaleureuse, elle semblait pulser de l’intérieur de la bulle. Sa simple vue lui fit monter les larmes aux yeux. Alors qu’elle entreprit de se déshabiller, une voix l’interpella.

« – Tu n’as pas envie de faire ça. »

Le ton était plus sec, presque rauque d’une personne qui a le cœur lourd. Il se tenait à un mètre derrière elle.

« – Pourquoi ça ?

– Car c’est toi qui l’as placée là.

– Je ne comprends pas.

– Je ne t’empêcherais pas d’y accéder, mais je pense que tu es plus heureuse sans. C’est mieux pour toi, c’est mieux pour nous deux. »

Un mélange indéfinissable de sentiments bouillait à présent en elle. Elle ne trouvait pas ses mots et le laissa la ramener à la maison. Mais le mal était fait, elle avait besoin de comprendre. Une nuit alors qu’il s’était endormi, elle finit par y retourner.

La bulle n’avait pas bougé, elle était toujours présente. Aussi brillante que la fois passée, elle semblait l’attirer. Elle enleva ses vêtements et se glissa dans l’eau. Elle était glacée, le froid pénétra rapidement tout son être. Prestement, elle traversa à la nage le lac qui semblait illuminé par la seule présence de cet objet surnaturel.

 Alors qu’elle approchait de la sphère, elle se rendit compte que celle-ci était composée d’images mouvantes. Il lui sembla reconnaitre certaines visions, des visages, des moments, comme si elle était intimement connectée à elle. Elle avança une main pour la poser sur l’objet. A sa grande surprise, celle-ci traversa la surface poreuse pour s’enfoncer au cœur même de cet ovni. La bulle se mit à grossir pour finir par l’englober complètement. Le processus fut bref, tant dans son déroulement que sa fin. Après l’avoir recouverte tout entière, la bulle éclata, la laissant sur le sol inerte.

Il la trouva au petit matin, errant sur les layons de cette forêt qui jadis leur était chère. Alors qu’il s’approchait pour la prendre dans ses bras, elle recula. Des larmes coulaient sur ses joues.

« – Comment as-tu pu me laisser faire ça ?

– Je t’avais dit de ne pas y aller, que… »

Elle ne le laissa pas finir sa phrase.

« – Non, pas ça. Ici, pourquoi avons-nous accepté de vivre ici ? »

Il la regarda, et cette fois c’est lui qui recula d’un pas. Il ferma les yeux et prit une profonde inspiration avant de prendre la parole.

« – Nous avions choisi de vivre ici, car nous nous aimions. »

Les larmes ruisselaient à présent sur ses joues, elle ne pouvait plus le regarder.

« – Je n’ai pas eu le choix, je ne l’ai jamais eu.

– Je suis désolé.

– Que s’est-il passé ? Dans le vrai monde je veux dire. »

C’était lui à présent qui ne pouvait plus la regarder, comme souffrant d’une décision qui le hantait.

« – Tu as eu un accident, tu allais mourir. Les médecins ont proposé de transférer ta conscience ici pour te sauver. Je ne pouvais pas imaginer le monde sans toi. Alors j’ai conçu ce monde pour toi. »

Interloquée, elle le regardait. Il continua.

«  – Les vingt premières années, tout s’est bien passé, et puis, il y a eu des soucis. Tu as commencé à dire que tu ne pouvais plus vivre avec moi, ici. Que c’était trop, que tout était devenu trop. Un jour, alors que tu parlais d’attenter à ta vie, je t’ai proposé cette solution. Une vie de souvenir contre le bonheur, simplement être heureux, un peu, ensemble. »

Il lui tendait la main.

Elle leva les yeux vers lui.

« – Je suis désolée, je ne peux pas. »

~

Quelques lignes sur un serveur. Des zéros et des uns, compressés pour tenir sur une mémoire dédiée. Le tout préservé sur disque dur rangé parmi des dizaines de milliers. Le hangar s’étendait à présent à perte de vue. Préserver la conscience humaine, mais à quel prix ? Et si l’âme n’était pas faite pour être contenue ? Si cette prison était la porte à la folie, une ouverture aux tourments les plus sombres de l’Homme ? Les dérives sont multiples, et toutes plus perverses les unes que les autres. Aimeriez-vous un monde parfait à votre image, figé dans cet état de grâce pour toujours ?

L’ATTENTE

La grimace du gynéco n’annonçait rien de bon. Il appuyait de plus en plus fort sur la sonde cherchant à mesurer la longueur de la petite chose qui fuyait à son contact. Des routes gluantes se formaient sur mon ventre, mais je n’avais d’yeux que pour l’écran.

— Il a vraiment un retard de croissance. Maugréa-t-il.

Anxieuse, j’essuyais la vaseline puis me rhabillait en attendant la suite du verdict.

Il ne fut pas long à venir.

— Si vous voulez que votre enfant vive plus de trois mois à l’état de fœtus, il va nous falloir agir rapidement.

C’était mon deuxième enfant, je savais que j’allais au-devant de problèmes, mais la médecine avait suffisamment fait de progrès pour que deux rhésus opposés puissent cohabiter. J’avais déjà subi une première hospitalisation dès le premier mois de grossesse afin de transfuser intra-utérus l’embryon.

Anxieuse, j’attendais qu’il précise la suite de sa réflexion.

— Vos anticorps sont trop efficaces. Il semble que la transfusion n’a pas jugulé incompatibilité de rhésus. Nous allons devoir l’extraire pour le mettre à l’abri. Je vous garde pour qu’on puisse transférer le fœtus dans un utérus artificiel dans la journée.

Je sortis de l’hôpital le jour même, Patrice était venu me chercher en quittant du boulot. Il patientait l’air défait dans la salle d’attente.

Réagissant devant ma tristesse, il tenta de me rassurer :

— Il est vivant, c’est le principal.

— Mais j’aurais tellement aimé le sentir grandir en moi, lui parler, ressentir ses coups. Tu sais, ce n’est pas rien d’être enceinte. Il y a un vrai partage à ce moment-là. Rappelle-toi comment c’était pour Adrielle.

— En t’attendant, le docteur Perigrini m’a confié ces deux ceintures, il paraît qu’elles permettent d’écouter l’enfant à distance.

Il extrayait les objets d’un grand sachet blanc pour me les présenter.

J’en pris une avidement et commença à m’en harnacher.

— Dans ce cas, je ne vais pas la quitter !

Le contact s’établit presque aussitôt. C’était comme un petit bruit tactile, très ténu mais si indispensable…

Patrice ne conserva pas la sienne. Il n’entendait rien, disait-il. J’eus beau l’inciter à percevoir les frissons de vie, il semblait hermétique. Il convint d’attendre encore quelques mois pour profiter de sa présence.

La ceinture était assez volumineuse, mais avec des vêtements larges, elle pouvait être aisément portée à longueur de temps.

J’allais toutes les semaines au centre hospitalier voir notre futur petit garçon que nous avions d’ores et déjà baptisé Gabriel. Les mois passants, les à-coups se faisaient plus vigoureux. Je prenais un plaisir fervent à attendre cette conversation. Je m’amusais à tenter de déchiffre son langage.

Le seul inconvénient de la ceinture était qu’elle devait être rechargée tous les soirs et je coupais le contact durant la nuit. Moment où Patrice prenait le relai. Il portait maintenant la ceinture toutes les nuits sous son pyjama et je me frottais volontiers à lui avec l’espoir de percevoir quelques échos.

Au sixième mois de grossesse, le docteur Perigrini nous assura que Gabriel ne craignait plus rien qu’il arriverait à son terme sans carence. Je m’étonnais parfois de ne pas me sentir lourde et pataude. Mon ventre restait indéniablement plat. Mon fils me manquait chaque jour un peu plus. La ceinture ne suffisait plus à pallier la sensation d’être estropiée d’une partie de moi.

J’avais demandé à voir mon enfant chaque jour et je passais un long temps dans la salle de maternement comme j’avais mentalement nommé le lieu aseptisé et froid qui conservait les futurs-nés.

Lorsque j’étais proche de la bulle qui lui servait d’utérus artificiel, je pouvais presque croire qu’il me parlait. Je pouvais le suivre par l’intermédiaire de la ceinture et poser ma main sur la boite de conservation.

Au huitième mois, les images d’un univers chaud et doux me parvenaient et j’aurais presque pu croire qu’il répondait à mes avances lorsque je lui parlais.

La nuit n’était plus pour moi une épreuve d’endurance à l’absence. Le contact si présent de la journée me marquait si fort qu’il perdurait dans mes songes.

Le jour de la naissance, nous étions tous les quatre présents : Le docteur Perigrini, Patrice, Gabriel et moi.

Nous étions équipés de nos ceintures et le Docteur nous convia à les retirer avant d’extraire l’enfant de sa bulle.

C’est là que je sus. Gabriel était là, bien présent dans ma tête. Je l’entendais. Je le percevais. Nous étions présents, en contact.

Contrainte 1
Un détective de l’étrange
Contrainte 2
Dans le Village

UN MAUVAIS CHOIX DE CHAUSSETTES

Lord Arnulf descendit de la petite automobile vrombissante en ronchonnant. Il constata avec contrariété que son élégante veste-redingote était froissée, et claqua de la langue. Le voyage avait été pénible sur la route cahoteuse et interminable qui l’avait amené à Uluthc. Sitôt qu’il posa le pied sur les pavés gris et trempés, il regretta d’être venu.

Cette affaire puait. Et de très loin.

Pourtant, Uluthc était un charmant petit village possédant tous les atouts nécessaires pour attirer les petites vieilles aimant faire des tartes aux pommes et les jeunes couples aux idées bucoliques. Les maisons en pierre étaient tout à fait typiques, avec leurs jolis toits en tuiles rouges, des fleurs ornaient tous les balcons et toutes les plates-bandes, et les arbres croulaient sous les fruits malgré la bruine qui démentait le fait que l’on était au milieu de l’été.

Mais tout cela ne changeait rien au sentiment de malaise qu’avait ressenti Lord Arnulf en descendant de cette machine infernale, lorsqu’il avait constaté que la place du village était vide, mais que de nombreux regards se fixaient sur lui derrière les légers rideaux aux fenêtres.

« Une minuscule et ridicule petite faveur », lui avait demandé Lady Twinning. « Une de ces angoisses de vieilles dames, qui s’inquiètent pour tout alors qu’elles devraient plutôt penser à leur propre mort ». Sa nièce n’avait plus donné de nouvelles depuis un mois. Lord Arnulf était redevable à Lady Twinning, qui lui avait fait confiance à ses débuts, et l’avait soutenu. Aussi il avait accepté d’aller vérifier que ladite nièce s’était tout simplement trop amourachée d’un jeune péquenot pour prendre le temps d’écrire à sa tante adorée.

Dans le cas contraire, il espérait qu’elle était jolie. Sauver les demoiselles en détresse, d’accord, mais il y avait des limites.

Lord Arnulf s’ébroua, et se dirigea d’un pas rapide vers l’auberge. Il jeta un coup d’œil discret à la montre bracelet qui entourait son poignet en émettant un tic-tac léger et rassurant. Inutile cependant d’en chercher l’heure. Les aiguilles, au nombre de sept, indiquaient tout autre chose. Lorsqu’il franchit la porte, aucune d’entre elles ne s’affola, et il s’autorisa un petit froncement de sourcil.

Quoiqu’en dise la montre, il avait un mauvais pressentiment.

L’aubergiste avait le profil typique de l’aubergiste : gras et chauve, un tablier tendu sur son ventre bedonnant, un sourire jovial collé aux lèvres. Il lui attribua une chambre avec un enthousiasme qui accentua la méfiance de Lord Arnulf – lui-même n’était sympathique que lorsque les circonstances l’y obligeaient, il trouvait donc toujours suspect les démonstrations trop ostentatoires de sociabilité. Il décida cependant d’attaquer immédiatement. Après tout, c’était peut-être encore sa nature paranoïaque qui lui jouait des tours.

— Dites-moi, connaissez-vous une certaine Elisa Twinning ? Elle habite dans ce village depuis un an, j’aimerais lui rendre visite au nom de sa tante.

— Non, ça ne me dit rien, répondit l’aubergiste avec un large sourire.

Trop large, le sourire, pensa Lord Arnulf tandis qu’il hochait la tête, remerciait poliment l’homme et montait dans sa chambre. Il prit à peine le temps de refermer la porte et se précipita vers la fenêtre, soulevant discrètement le rideau. Mais la place était toujours vide.

Agacé, il laissa retomber le tissu et enleva ses chaussures avec un soupir de soulagement, dévoilant une paire de chaussettes d’un violet surprenant. Lord Arnulf aimait l’excentricité cachée. Ce qui correspondait tout à fait à son travail, puisqu’il traquait tout ce qui sortait de l’ordinaire, mais ne se montrait qu’aux yeux les plus avertis et qu’aux esprits les plus curieux.

Comme il était déjà l’heure de dîner, il sortit, et choisit le premier restaurant qu’il croisa. La nourriture était excellente et tout le monde fut excessivement chaleureux avec lui. Il posa de nouveau la question, mais le nom d’Elisa Twinning n’eut pas plus de succès auprès de la serveuse. Lui, en revanche, l’intéressait nettement plus. Il fallait reconnaître à Lord Arnulf que, du haut de sa trentaine, il était bel homme, et sa froideur lui donnait cet air mystérieux qui plaisait tant aux femmes imaginatives. Du moins, c’était ainsi qu’il l’interprétait.

Il rentra à l’auberge, frustré de n’avoir relevé aucune réaction déplacée en citant le nom de Miss Twinning, et de n’avoir rien trouvé de suspect. Les aiguilles de sa montre étaient restées d’un calme exaspérant durant toute la soirée. C’était pourtant le genre de village où tout le monde se connaît et où les secrets d’une personne sont les secrets de tous. Miss Twinning était la fille d’un Lord, issue d’une noble lignée, elle aurait donc dû être connue, ne serait-ce que de nom. Il décida donc d’attendre le milieu de la nuit, et de faire ensuite une petite promenade, afin de déterminer si quelque chose clochait dans ce joli village.

S’accordant tout de même une petite sieste, il se déshabilla en se glissa dans les draps froids, non sans avoir soigneusement mis sous son oreiller une petite dague ornée de runes et au manche non conventionnel. Mieux valait être prudent.

Quand minuit sonna, il était prêt. Il s’était habillé de noir, et avait choisi une paire de chaussette d’un rouge carmin qu’il affectionnait particulièrement. Il descendit furtivement l’escalier et se faufila dehors, tous les sens aux aguets. Les rues éclairées par la lune étaient calmes. Cette fichue bruine tombait encore. Lord Arnulf claqua la langue. Il n’aimait pas la pluie. Il n’aimait pas le soleil non plus, d’ailleurs. En fait, on peut s’accorder sur le fait que Lord Arnulf n’aimait pas grand-chose. Cette petite excursion ne lui procurait donc qu’un immense déplaisir, accentué par le fait qu’il ne se passait rien.

Mais alors, absolument rien.

Pas de manifestation ésotérique, pas de signes étranges sur les murs, pas d’animaux morts ou de plantes desséchées. Non, vraiment, tout était normal. Et cela agaçait Lord Arnulf au plus haut point. Il retourna se coucher, furieux, et se retourna dans son lit toute la nuit sans trouver le sommeil. Son instinct était-il mort ? Ne pouvait-il plus faire confiance à ce sixième sens qui l’avait toujours épaulé ?

Le lendemain sembla étayer cette hypothèse, puisque le village se révéla incroyablement commun. Lord Arnulf était de mauvaise humeur. Il avait revêtu sa veste des mauvais jours et une paire de chaussette d’un noir tout à fait banal. S’il n’y avait pas grand monde dans les rues, c’était à cause du temps, qui faisait fuir les touristes. Il se rendit à la mairie où on lui annonça que Miss Elisa Twinning leur avait bien fait l’honneur d’habiter à Uluthc, mais était partie il y avait environ un mois après s’être mariée avec un paysan du coin.

Une telle union, hors de sa classe sociale, pouvait expliquer son silence vis-à-vis de sa tante.

Lord Arnulf allait renoncer quand il aperçut, enfin, un premier élément intrigant. Aussitôt, il sentit l’énergie l’envahir à nouveau. Il en frétillait presque d’excitation. La personne l’ayant très aimablement renseigné avait les yeux rouges et gonflés, comme si elle avait longuement pleuré. Rien d’étonnant en soi, sauf si tous les employés de la mairie présentent les mêmes symptômes. Scrutant les lieux avec un peu plus d’attention, Lord Arnulf repéra les motifs horriblement laids qui ornaient le carrelage du grand hall. Des fleurs immenses s’entremêlaient en une combinaison tout à fait classique, sauf si l’on examinait leurs tiges, qui elles, formaient un tout autre motif, nettement plus intrigant. Lord Arnulf se baissa, feignant de renouer ses lacets, et les examina de plus près, jusqu’à avoir l’intime conviction qu’il s’agissait bien là d’un cercle d’incantation, situé, s’il ne se trompait pas non plus, à l’exact centre du village.

Une petite visite nocturne s’imposait.

Ravi, il se redressa, et repartit à l’auberge d’un pas guilleret.

Voyant tout d’un air neuf, il repéra enfin ce qu’il aurait dû voir dès le premier jour, mais qui lui avait échappé à cause de sa réticence à traiter cette affaire. Les arbres étaient certes couverts de fruits, mais ceux-ci n’étaient pas mûrs alors qu’ils auraient dû l’être depuis bien longtemps. Les fleurs qui envahissaient chaque coin d’herbe n’étaient que des fleurs appartenant à la famille des mauvaises herbes, un choix étonnant pour des plates-bandes ornementales. Il manquait plusieurs tuiles aux toits des maisons. Et, bien sûr, cette bruine, en plein milieu de l’été, et l’absence totale de touristes.

Il se passait quelque chose, son instinct ne l’avait pas trompé.

 Il bavarda pendant environ une heure avec l’aubergiste, qui n’avait que des platitudes à partager mais les yeux fatigués, puis remonta dans sa chambre, attendant le soir avec impatience. Il prit grand soin de sa tenue : Lord Arnulf mettait toujours un point d’honneur à être impeccable face au surnaturel. Il se plaisait à penser qu’il était l’élément rationnel au milieu de ce maëlstrom dégénéré. Et une affaire comme celle-ci méritait bien une paire de chaussette jaune poussin, soigneusement dissimulée sous de silencieuses chaussures en cuir.

Quand la nuit vint, il se rendit tout droit à la mairie, entra par effraction sans aucune difficulté – toutes les portes s’ouvrent devant un Lord – et commença à tapoter le carrelage du hall avec application. Après quelques minutes de reptation indigne, il finit enfin par trouver ce qu’il cherchait. Un des carreaux était discrètement descellé. Il le souleva, révélant un escalier qui s’enfonçait dans l’obscurité.

Lord Arnulf frissonna d’excitation. Il sortit sa dague de sa poche, alluma un briquet dans son autre main, et commença la descente avec précaution. Plus il progressait, plus il entendait des bruits ressemblant à des gémissements et des pleurs. Les aiguilles de sa montre se mirent à tourner, comme prises de folie, et la plus grande pointa droit devant lui. Il était sur la bonne piste. En bas de l’escalier, une lourde porte en pierre était entrouverte, laissant filtrer une lumière tremblotante. Il s’approcha sans un bruit et jeta un coup d’œil par l’ouverture.

Lord Arnulf avait vu beaucoup de chose lors de sa carrière. Des rites sataniques, des sacrifices humains, des invocations ratées aux résultats catastrophiques, une ou deux abominations qui n’appartenaient pas à ce monde. Mais le spectacle qu’il contemplait le plongea dans un océan de perplexité.

La salle creusée sous la mairie était immense. Les murs étaient recouverts d’inscriptions et de dessins incompréhensibles. Un petit groupe de personnes était réuni en son centre, éclairées par d’innombrables bougies. Ils pleuraient, tous sans exception, agenouillés devant la plus incroyable créature que Lord Arnulf ait jamais vu. Ou plutôt, les incroyables créatures.

Car elles étaient deux, recroquevillées à une petite distance l’une de l’autre. Il était difficile de les décrire, tant leur forme paraissait morphologiquement incongrue. Des tentacules et autres appendices reposaient mollement sur le sol. Leurs têtes énormes retombaient sur ce qui devait être l’équivalent d’un menton. Leur respiration semblait difficile, car leur souffle était rauque, et l’endroit où devait se situer leurs poumons s’agitait de manière désordonnée.

Lord Arnulf comprit alors : elles étaient en train de mourir. Et la cause devait certainement être les morceaux de chair apparemment arrachés qu’elles arboraient toutes les deux, qui formaient des angles étranges, comme si…comme si on les avait séparées de force.

C’est à cet instant précis que Lord Arnulf reçu un grand coup sur la tête et s’évanouit.

Quand il ouvrit les yeux, se fut pour voir en premier lieu une jeune femme blonde au regard terrorisé qui lui faisait face, attachée sur une chaise.

— Miss Twinning, je suppose ? marmonna-t-il, encore un peu sonné.

La blonde secoua énergiquement la tête, de toute évidence trop bouleversée pour parler.

— Tout va bien Miss, je suis là pour vous aider.

Elle lui adressa un regard dubitatif, et il ne lui en voulut pas. Ayant retrouvé une clarté d’esprit relative, il se rendit compte qu’il était exactement dans la même situation qu’elle, c’est-à-dire attaché à une chaise, diminuant fortement ses capacités à aider qui que ce soit. Il soupira et claqua la langue.

— Hé bien, Miss, je suppose que si vous êtes attachée ici, c’est que vous êtes responsable de l’état des créatures qui se trouvent en bas. Comment avez-vous pu vous mettre dans une telle situation ?

— Elle l’a souillée, répondit une voix sèche située derrière lui.

Lord Arnulf tordit le cou pour voir son interlocuteur. Il le reconnut pour avoir vu sa photo dans la mairie : Monsieur le Maire en personne. Lord Arnulf secoua la tête : il n’approuvait pas le mélange de la politique et des forces obscures.

— Souillée ? répéta-t-il, perplexe.

— Elle s’est introduite dans le sanctuaire, a touché de sa main de mortelle notre déesse, et a souillé son corps, rompant la symbiose qui unissait nos deux entités protectrices. Elles sont séparées, elles ne peuvent plus vivre l’une dans l’autre à présent, et quand elles mourront, le village mourra, et nous aussi.

Lord Arnulf adressa un regard réprobateur à la jeune femme.

— Enfin, très chère, quelle drôle d’idée d’aller toucher une chose pareille !

Miss Eilsa Twinning ouvrit la bouche, semblant vouloir répondre, mais ne trouva rien à dire, et la referma.

— Et que comptez-vous faire de nous maintenant ? demanda très poliment Lord Arnulf.

Le Maire sourit. C’était un vrai sourire. Il n’était ni sadique, ni hystérique, ni fou. Juste un doux sourire. Et cela rendit Lord Arnulf inquiet.

— Nous allions tenter une réunification, et nous sommes ravis que vous soyez présents, comme cela aucun membre de notre communauté n’aura à se sacrifier. Nous vous remercions, Monsieur ; soyez assuré que ce don de votre existence en sauvera de nombreuses.

Lord Arnulf n’eut pas le temps de protester, on le bâillonna brusquement. Il fut trainé avec Miss Twinning dans le sanctuaire, où l’on entailla leurs bras et colla leurs plaies l’une contre l’autre. Lord Arnulf trouva cela d’un classique tout à fait écœurant. Miss Twinning se débattait, affolée. Lord Arnulf ne voyait cependant pas d’échappatoire à la situation.

Il fut amené devant l’une des créatures, qui l’enserra dans ses monstrueuses tentacules. Miss Twinning subit exactement le même traitement avec la deuxième. Elle hurlait désormais à plein poumons, ce qui était assez dérangeant.

Et alors, Lord Arnulf comprit ce qu’il se passait. Les tentacules étaient étrangement doux au toucher. Elles l’entouraient doucement, et la créature produisait un son grave proche du ronronnement, satisfait. Il sentit qu’il était en train d’être assimilé.  Et, pour être honnête, il se sentait bien. Ce n’était pas douloureux. C’était infiniment perturbant d’avoir ainsi conscience de sa propre disparition et intégration dans un autre corps que le sien, mais s’en était même presque agréable. Si l’on exceptait les horribles bruits de succions et autres désagréments sonores.

Tandis qu’il disparaissait peu à peu dans le corps chaud et visqueux, les deux créatures se rapprochaient l’une de l’autre, jusqu’à ce Lord Arnulf et Miss Twinning soient en contact, puis collés l’un contre l’autre, et que les deux entités se rejoignent enfin avec un gémissement de bien-être manifeste. Les chairs se reconstituèrent, la matière humaine assimilée leur permettant de retrouver une correspondance physique. L’assemblée, qui observait jusqu’ici le phénomène dans un silence religieux, explosa de joie et se mit à chanter. Lord Arnulf ne s’était certainement pas attendu à ce que sa mort survienne ainsi, ni à ce qu’elle soit célébrée de cette manière. Il claqua la langue une dernière fois.

Alors qu’il ne restait plus que le visage de Lord Arnulf, dépassant du poitrail de la créature, le nez collé à celui de Miss Twinning, il eut un dernier regret avant de disparaître entièrement.

Miss Twinning était certes jolie, comme il l’avait espéré, mais il ne portait définitivement pas la bonne paire de chaussettes pour un tel événement.

L’ADD

En France, la femme aime son mari et le mari aime sa femme. Les parents aiment leurs enfants et les enfants aiment leurs parents. C’est le socle de notre nation. Chacun s’y soumet. Encore qu’il soit injuste de parler de soumission, car l’amour inconditionnel et partagé ne saurait qu’être une condition du bonheur.

La France, patrie des Droits de l’Homme et bastion de la modernité, peut se targuer d’une diversité unique au monde parmi ses habitants, qui fait sa force et sa richesse. Chaque nouveau Français est cloné selon une sélection de gènes rigoureusement aléatoire et attribué au couple qui a fait la demande d’un nouveau-né. Lui est alors implanté l’add (l’Académie Française préconise plutôt l’emploi du terme d’augmentimplant). L’add contient une puce (la carte à puce est une invention française) à laquelle correspond un identifiant unique propre à chaque Français et permet de faire remonter dans un fichier central nombre de données nécessaires à la bonne marche (santé, sécurité, joie de vivre) de la nation.

L’add diffuse également dans l’organisme de chacun un mélange hormonal qui anime un amour inconditionnel envers qui possède l’identifiant correspondant, soit les parents pour les enfants, les enfants pour les parents, le mari pour la femme et la femme pour le mari lors de la déclaration des vœux. Solution élégante et pérenne aux fléaux que sont (qu’étaient) les divorces, les familles dissolues et les déviances sexuelles ; une fois marié, au plus tard à 20 ans selon la loi, un déviant sodomite par exemple, ne ressentira plus d’amour que pour sa femme, et deviendra un citoyen opérationnel et honorable de notre société-modèle. Chacun devient le point de mire de l’autre, vit dans l’autre, chaque foyer brûle d’un amour inaltérable et irradiant.

En France, le mari aime sa femme. Mais entre le mari et sa belle-famille, les choses sont moins évidentes. Ainsi lorsque Jean V., sinistre petit fonctionnaire du conseil général de la Nouvelle Aquitaine, dont les traits de caractères se résument à la  lâcheté et à l’indolence, se voit rappeler par le père d’Emma, sa femme, à quel point il est attristé de voir sa fille mariée à un sinistre petit fonctionnaire du conseil général de la Nouvelle Aquitaine et à quel point elle aurait pu prétendre à mieux, sur les plans intellectuel, culturel et financier, et ce, pour la quinzième fois du week-end, un mécanisme inédit se met en branle en lui. Il sourit affablement, fait mine d’aller chercher du terreau dans le cabanon de jardin pour les rosiers, en revient avec la main un sac de boules de pétanque et les abat sur le crâne rutilant de Michel T., dos à lui, dont la dernière pensée est  « quels rosiers ? »

Fébrile et en sueur, Jean V., s’introduit dans le bureau de Damien S., son supérieur et responsable de la sécurité informatique au sein du conseil général. Il lui suffit d’un essai pour trouver le bon mot de passe : Sylvie, le nom de la femme de Damien S. En France, l’amour inconditionnel du mari pour sa femme apporte la prospérité à la nation mais il faut admettre qu’il est peut-être néfaste à la diversité des mots de passe. L’add de Michel T. fera remonter bien assez vite ses données vitales pour le moins compromises ainsi que sa position dans le cabanon de jardin à la police. A moins que…

Sans être vraiment sûr de son coup, acculé, Jean V., valide une à une toutes les procédures de validation informatique de sa requête, elle aussi inédite dans l’histoire de la France. Finalement, après que lui a été demandé le mot de passe du Président du République en personne (soit Aline, le nom de la première dame), il finit par commettre l’irréparable et efface de la base de données française l’identifiant de l’add de Michel T., son ex-beau-père, dont l’existence est abolie.

Ce qu’ignore Jean V., c’est qu’il vient, par mégarde et surtout par bêtise, de décaler d’un cran les identifiants de chaque Français dans cette base vitale et de faire basculer le sort du pays. Ni plus ni moins.

Lorsqu’il rentre chez lui, l’attend dans la cour de la maison Emma V., aux yeux rougis par les pleurs. Il la regarde. Et il la trouve laide, désespérément laide. Ses cheveux sont filasse, son nez épaté, elle tremble comme un petit oiseau ridicule. Il ne l’aime plus. L’a-t-il jamais aimé d’ailleurs. A ses pieds, leur enfant, Didier V., 3 ans, regarde ses parents, hagard. Ses parents le regardent à leurs tours et leurs yeux se révulsent : ce petit être n’a ni leur couleur de peau, ni leurs yeux, ni rien qui leur donne encore envie de l’aimer. Jean V. regarde sa femme et une certitude le frappe : ils ne peuvent plus vivre l’un dans l’autre.

Par contre, de nouvelles pensées lui viennent, le foudroyant presque : il aime intensément Georges W., 67 ans, du Pas-de-Calais, et considère Jeanine V., 26 ans, de l’Oise, et Hughes, 79 ans, de Nîmes, comme ses enfants. Il part en voiture, pressé de retrouver sa famille. Comme le font ses voisins, comme le font tous les Français. Le pays bascule.

Contrainte 1
Un accouchement
Contrainte 2 Un agent du gouvernement pitoyable

ACCORD A CORPS

Sandrine rêvait d’une plage ensoleillée, nimbée du halo mordoré de l’écume et bercée par le ressac musical de l’océan. Elle savait qu’elle dormait et s’étonnait de réussir à trouver un moment de détente au milieu des cauchemars qui avaient peuplé le début de son sommeil. Elle leva la tête, soudain inquiète, et fouilla le paysage à la recherche d’Eusèbe. Le petit garçon, assis en tailleur sur le sable humide, tapotait un pâté de sable. Il sentit son regard et lui adressa un sourire de bonheur, une de ces caresses mentales dont il avait le secret et qui avaient sur Sandrine l’effet d’un baume. Elle comprit que son fils était à l’origine de ce rêve. Une fois de plus, il venait à son secours, la couvrait de son amour sans limites et l’enveloppait d’un univers de douceur. Il savait toujours quand intervenir. Son esprit pouvait traquer les angoisses de sa mère mieux qu’un limier lancé sur les traces d’un cerf. Le cancer du sein guéri avant même le début de la chimiothérapie, c’était lui. Le burn-out professionnel transformé en reconversion brillante, c’était lui. Elle lui devait tant, l’avait tant attendu, tant désiré, aimé avant même de le connaître. Cette relation fusionnelle allait s’éteindre dans quelques heures, brisant cette connexion avec son bébé, avec son petit Eusèbe. Elle avait pourtant tout fait pour échapper au couperet.

— Eusèbe, supplia-t-elle, réveille-moi ! Il faut partir !

Le petit garçon se figea, pelle en main, les yeux vers le sol.

— Maman, pour aller où ? Tu ne peux plus marcher, plus personne ne nous aidera désormais. Papa a raison, il faut accepter le chemin de la vie.

Sandrine ressentit la mention du père comme une horrible déchirure. Sa jalousie n’échappa guère à son fils. Il quitta ses jouets et courut de sa façon dégingandée pour se jeter au cou de sa mère.

— Je t’aime maman. Et je t’aimerai toujours. Tu es unique. Nous sommes unique.

Plus pour longtemps, songea Sandrine avec une telle aigreur que le rêve se brouilla. Un vent glacé souffla sur la plage, drainant à suite une sombre montagne de nuages noirs. Des éclairs crépitèrent à l’horizon.

— Maman, murmura Eusèbe. Ne gâche pas nos derniers instants. Je vais découvrir un autre monde, je ne serai pas loin.

Les larmes de Sandrine roulèrent comme la pluie qui s’abattait sur son paradis perdu, plongeant son esprit au creux souvenirs glacials.

Elle poussa la porte du bureau fédéral du ministère de la santé. Une secrétaire obèse, aux ongles peinturlurés d’hologrammes mouvants, souriait niaisement sous son masque de réalité virtuelle. Le tintement de l’indicateur de présence effaça de ses lèvres l’image de son bonheur privé.

Sans daigner relever ses lunettes, ni faire semblant de s’intéresser à la nouvelle venue, elle grinça d’une voix aigrelette :

— Madame Vasco ! Une semaine de retard à la convocation du ministère ! Non non ! Inutile de me sortir votre excuse bidon. Elles font toutes ça. Allez vous asseoir dans la salle d’attente, M. Grimstein va vous recevoir.

Sandrine se détourna, honteuse et angoissée. Dans la salle d’attente, personne ne se leva pour lui laisser une place assise, mais elle s’en accommoda. La plupart des visiteuses étaient dans le même cas : les mains posées avec passion sur leurs bidons rebondis, affichant orgueilleusement leur statut de mères connectées.

— Madame Vasco ! tonna la voix de Grimstein dans son dos.

L’homme, un quinquagénaire aux cheveux poivre et sel, lui indiqua son bureau. Avec une froide cordialité, il lui indiqua un siège et s’installa derrière sa console. Affectant un sourire compassé, il s’enfonça dans son fauteuil.

— Votre comportement est inadmissible, madame. Irresponsable. Le ministère vous a octroyé un statut de mère connectée et vous avez signé un contrat. Vous connaissez les termes. C’est votre troisième requête en prolongation, mais cette fois elle a été rejetée !

— Pourquoi ? sanglota Sandrine.

— Parce que vous n’êtes pas seule, madame ! Monsieur Vasco souhaite rencontrer son fils. Pratiquement trois ans de grossesse, c’est deux fois plus que la norme pour ce genre de connexion.

— Mais Eusèbe appuie mes demandes !

Le fonctionnaire se pencha en avant avec un regard inquisiteur.

— Combien de bébés demandent à sortir au bout de neuf mois, madame ? Le savez-vous ?

Sandrine se sentit humiliée.

— Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est. Cette fusion, ce sentiment de plénitude. C’est plus que de l’amour, plus que ce qu’aucun homme pourrait apporter à une femme !

L’agent eut un rictus, visiblement touché dans sa virilité.

— Vous dites toutes la même chose. Croyez-moi, j’en vois passer tous les jours des phénomènes comme vous.

Sandrine posa son sac sur le bureau et en tira une enveloppe. Elle l’agita sous le nez du bureaucrate avant de la lui glisser d’un geste énervé. L’homme posa la main dessus et renifla.

— Encore une recommandation en forme de passe-droit ? J’ai tout votre dossier ici. Il n’y aura plus de dérogation. Votre accouchement est prévu dans une semaine, vous avez reçu votre convocation, aucun manquement ne sera toléré.

— Eusèbe est affecté à la Défense Nationale ! Programme prioritaire ! Après sa naissance, il lui faudra deux ans avant de retrouver pleinement ses capacités cognitives ! Le Ministère de la Défense ne l’entend pas de la même oreille que vous !

Grimstein repoussa la lettre avec mépris.

— Le remplaçant d’Eusèbe est déjà connecté. Ce qu’entend le Ministère ne vous regarde pas.

Il se pencha en avant, vers un micro dissimulé dans le bois du bureau.

— Sécurité, veuillez prendre en charge madame Vasco. En vertu de mes attributions, je réclame une mise sous tutelle déconnectée jusqu’au terme.

Sandrine hurla.

— Vous n’avez pas le droit ! Je vous en prie, je serai là dans une semaine, ne vous inquiétez pas ! Ne me coupez pas de mon petit !

Grimstein secoua la tête.

— Je n’ai plus aucune confiance en vous. Cette connexion vous fait perdre la tête.

Sandrine se leva, paniquée, et se jeta sur la porte. Son ventre démesuré la tiraillait, déviant sa course pour l’envoyer rebondir d’un mur à l’autre. Derrière elle, deux agents s’élancèrent en tenant leurs oreillettes d’une main. Ses jambes tournaient dans une sorte de mélasse qui la retenait captive, jouet de l’inertie de son corps gonflé, incapable de progresser vers la sortie. Elle suffoqua.

Une douleur fulgurante tira Sandrine de son cauchemar. Alors que la réalité la rattrapait, une petite voix résonna dans le brouillard de son réveil :

— Nous ne serons pas séparés, maman. Je serai bientôt là. Il nous suffira de nous serrer l’un contre l’autre, et nous serons à nouveau un, et un seul.

Sandrine éclata en sanglots.

Le visage d’une sage-femme, flou, mais coloré d’un sourire apaisant, se pencha sur elle.

— Je vous comprends, madame. Moi aussi j’ai voulu échapper au terme. Trois ans… mon petit Tom et moi.

Elle lui serra la main, et ajouta :

— Tom est grand maintenant. Toujours aussi beau, toujours en moi, quelque part.

Elle poussa un soupir.

— Allez, vous rencontrerez bientôt votre petit Eusèbe, pour de vrai. Ce ne sera plus une projection virtuelle, plus un rêve : un petit être de chair et de sang. Une partie de vous-même qui vous quitte, mais que vous ne perdrez jamais.

Contrainte 1 En pleine bataille

DIVORCE SYMBIOTIQUE

Selon un adage populaire, les batailles les plus éprouvantes, les plus complexes et les plus longues s’affrontent, voire se gagnent, à deux. Ainsi en allait-il des époux se promettant d’affronter les épreuves de la vie, de s’épauler pour le meilleur et pour le pire. Ainsi en allait-il des amis d’enfance se jurant solennellement une amitié éternelle scellée dans un pacte de sang au clair de lune. La Nature même portait la vertu au pinacle de l’évolution en permettant à deux organismes de bénéficier de l’apport, de la protection de l’un et de l’autre.

Selon des mathématiques élémentaires, celles que n’importe quel gamin de moins de six ans pouvait saisir, on était évidemment plus fort à deux. Le binôme valait la somme des parties, en quelque sorte. J’ai ainsi fait la connaissance de Marissa dès le premier jour de mon entrée à l’École Tactique. Comme tous les élèves, je suis passé devant le médecin-chef qui m’a déclaré apte après m’avoir inoculé une batterie de vaccins, des produits anti-rejets et des barrières antivirales. Puis, devant le neurologue des Forces de Défense de l’Humanité qui, à son tour, avait validé ma feuille de soin électronique après avoir farfouillé dans mon esprit à l’aide d’un neuroscan. Dans la salle suivante, le psychologue s’était contenté de me poser quelques questions dont le sens échappait à toutes les recrues. En bout de chaîne, le bio-clinicien de la FDH m’avait préparé pour l’implantation.

C’est ainsi que j’ai reçu Marissa. Ce prénom, je ne l’avais pas choisi. Il paraissait que la plupart des soldats en devenir finissaient par leur en donner un surnom, comme l’on nomme un animal de compagnie. Parfois, le vocabulaire était plus fleuri, voire salace. Au simulateur de combat, il n’était pas rare d’entendre des jurons tels que : « go ma beauté ! », « vas-y ma salope ! » ; ou plus simplement : « Audrey, t’es la meilleure ! ». Quand aux combattantes, il n’était pas rare d’entendre : « Allez Luka, envoie le jus ! ».

Marissa et moi étions soudés. Littéralement soudés. Elle, à la base de mon crâne, dans une excroissance que je pouvais sentir en y passant ma main. Moi, en projetant ma volonté, mes ordres, mes pensées en elle, dans un univers augmenté où les choses les plus impossibles, comme stopper un char d’assaut lancé à pleine vitesse ou atteindre une cible à plus de cent kilomètres, devenaient une réalité, des paramètres que d’un commun accord, nous ajustions pour obtenir l’effet désiré.

Il n’existait pas meilleure façon de faire la guerre. À deux. En symbiose. C’était ce que nous avions tous appris durant nos classes.

Grâce à ses extensions sensorielles, ses capteurs déportés, mon œil interne se déplaçait en une succession de mouvements saccadés sur un champ de bataille jonché de carcasses fumantes. La queue déchirée un chasseur stratosphérique émergeait d’un amas de métal tordu et les formes noires, luisantes, de blindés fondus dans le sol renvoyait une lumière sinistre. Nous avancions, elle et moi, dans une plaine constellée de cratères ouverts par les charges à plasma, éventrée par des fosses profondes, parallèles, de l’artillerie à guidage terminal. Plus loin, un seul arbre restait encore debout, plié, le tronc à nu déshabillé de son écorce protectrice, témoignant de la violence des combats. Un jour, plus difficile que les autres, Marissa m’avait sauvé la vie. Un drone hypersonique avait traversé la barrière de catapultes anti-aériennes en esquivant les carreaux d’énergie comme un démon, ses ogives tri-N pointées sur nous. Marissa avait érigé un écran de plasma, puis elle avait pris les commandes de mon exosquelette. Nous avions foncé à travers le no man’s land. Je courrais si vite que le paysage m’apparaissait flou. Lorsque les ogives avaient éclaté, j’étais juché sur un promontoire.

« Merci, ma belle » avais-je déclaré.

C’est sur le tarmac surchauffé alors que nous revenions du front, que j’ai croisé Billy pour la première fois. Dès que mon regard s’est posé sur son corps ferme, noueux, j’ai senti comme un choc électrique à la base de mon crâne. J’avais mis cela sur le compte de mon émotion, bien réelle, pure. Billy ne combattait pas. Son rôle consistait à assurer la logistique et nous nous retrouvions, la nuit tombée, dans un logement exigu entre les caisses de munitions et les racks de stockage des roquettes APKWS à guidage laser. Nous nous abandonnions. L’un à l’autre.

Je ressentais toujours des chocs électriques, à chacune de nos rencontres passionnées. Parfois, je revenais à mon baraquement avec une douleur intense dans le cou. Bien sûr, j’étais électrisé et la persistance de la sensation revenait à prolonger le plaisir. Billy était en train de me transformer.

Ce que j’ignorai, c’est que Marissa changeait également. Pas vraiment dans le bon sens. Et l’on pouvait dire qu’elle avait choisi un drôle de moment pour me le faire comprendre. Alors que nous combattions à nouveau, elle aspira mon esprit dans un espace tactique replié, un endroit isolé de la bataille.

— Je ne supporte plus, cette situation.

Son avatar se troubla, vibra. Comme une colère trop longtemps contenue.

— De quoi parles-tu ? lui disais-je.

— Toi et Billy !

— Quoi ?!

— Toi et Billy, ce que vous faites ensemble, ce que vous… partagez.

— Les décharges électrique, c’était toi ?

À ma connaissance, c’était la première fois que Marissa ou l’un de ses congénères manifestait une forme de… de jalousie. Je ne savais pas quoi dire, que répondre. Marissa n’était pas un être humain, elle était moi, et j’étais elle, nous étions un binôme.

— Je te quitte ! s’exclama-t-elle.

Au moment où elle formulait ces mots, je me demandais comment cela était possible. Marissa s’éteignit. Tout simplement. J’avais beau crier, appeler, elle ne répondait plus. Mon esprit buttait contre un mur.

Et un divorce, en plein champ de bataille, c’était le plus sûr moyen de mourir.

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