Encore une reprise, bienvenue, des Éditions Bragelonne (2011) en livre de poche. Le roman, certes, renouvelle le mythe du vampire, comme le signale une citation de couverture, mais surtout, il donne une image très particulière de la ville la plus mythique de l’Italie. En ce début du 15e siècle, la Venise de Jon Courtenay Grimwood se situe évidemment au même endroit et possède les mêmes monuments que celle que nous croyons connaître. Mais dans cette réalité alternative, Marco Polo, au 13e siècle, a fondé une dynastie de ducs, les Millioni. C’est un de ses descendants, Marco V, qui règne. Théoriquement. Débile mental, il laisse gouverner à sa place sa mère, la duchesse veuve Alexa, et son oncle, Alonzo. Les deux régents bien entendu se détestent cordialement.
Inutile de préciser que complots byzantins, meurtres, massacres et carnages abondent : on patauge dans le sang et la faucheuse ne chôme pas. Rien d’étonnant pour quiconque connaît un tant soit peu l’histoire de l’Italie et de l’Europe à cette époque. Venise la Sérénissime porte bien mal son qualificatif, c’est Atilio le Maure qui l’affirme, et il sait ce dont il parle : ex-amiral de Tunis passé de force au service de Venise, chef des Assassins, il est au cœur des activités les plus meurtrières et les plus sournoises de la politique intérieure et étrangère, au cœur aussi des batailles.
L’originalité du récit tient à ce que nombre de ces complots, batailles, massacres et assassinats n’utilisent pas seulement les moyens routiniers (le fer, le feu grégeois, le poison, la foule fanatisée), mais des armes vivantes, comme le héros de cette histoire – et des suivantes. Tycho (mais est-ce son nom ? Il n’en sait rien, il est amnésique) développe d’étranges pouvoirs, d’étranges faims et de non moins étranges métamorphoses sous la lumière de la lune. Et lorsqu’il retrouve des bribes de sa mémoire, il commence à se demander depuis combien de siècles il a franchi certains cercles de feu et d’où il peut venir. Autres armes vivantes, les Kriegshunde de l’empereur Sigismond. Ces loups-garous sont dirigés par l’un d’entre eux, fils bâtard de l’empereur. La duchesse Alexa, quant à elle, utilise les services d’Ari’al, une stregoi à l’allure de fillette crasseuse et aux pouvoirs terrifiants, dont elle donne un aperçu dans l’apocalyptique bataille finale. Quant à Alonzo, il se fie plutôt aux services de son alchimiste, le Docteur Crow (on pense irrésistiblement au fameux Docteur Dee de la reine Elizabeth !)
Là ne s’arrête d’ailleurs pas la référence à l’époque élisabéthaine. Lorsqu’on cumule un Maure de Venise, une certaine Desdaio reniée par son père, un serviteur perfide nommé Jacopo et une arrivée à Chypre, le clin d’œil à Shakespeare devient évident, surtout si l’on ajoute la fameuse Ari’al, au service non d’un duc, mais d’une duchesse ! Et si certains rapprochements (avec L’Assassin Royal, le mythe des ninjas et Ann Rice) paraissent évidents, une autre parenté s’impose, paradoxale a priori : celle d’Émile Zola !
La grande affaire des romanciers contemporains, c’est de vouloir se démarquer de ce qui a été fait avant eux. George R. R. Martin assassine allègrement ses personnages principaux. Jon Courtenay Grimwood met son point d’honneur à parler de tout ce que les récits traditionnels laissent à la marge : les fonctions les plus humbles du corps et toutes les variantes de la saleté. Princesse ou pas, Giulietta doit tenir compte de la sueur ou de la boue qui salit sa robe, pire encore, choisir entre subir les effluves de son pot de chambre ou le couvrir de sa chemise, quitte à grelotter dans la pièce où on la tient prisonnière. Et au moment le plus émouvant, le plus dramatique, elle ne se rend pas compte qu’elle perd le contrôle de sa vessie ! Inutile de préciser que les gens du peuple empestent la pisse, la crasse et la sueur. Une robe raidie de saleté marque le pli des fesses. Et comme par hasard, quand un monstre prédateur tombe sur un pauvre bougre, ce dernier est occupé à déféquer ! Si la Venise des Princes et des riches est bien présente, avec ses architectures somptueuses, ses œuvres d’art et ses brocarts, l’auteur préfère de beaucoup évoquer l’envers du décor : des campi suintant la misère et le crime, des façades ruinées, une fosse de tanneur, des eaux croupies, des planches pourries, des boues fétides, des relents d’égout. Cela passe un moment, mais à force d’être systématique, cela finit par lasser. On regrette presque de ne pas s’être muni d’un masque hygiénique avant la lecture ! Impossible sans spoiler et sans confusion de résumer les intrigues : ce sont comme des dizaines de toiles d’araignée embrouillées ensemble ! Et au milieu de tous les prédateurs et manipulateurs, deux femmes, Desdaio, fille de l’homme le plus riche de Venise, et Giulietta, nièce d’Alexa et d’Alonzo, essaient de ne pas être de simples pions dans le jeu des puissants, d’échapper à la loi du mariage arrangé. Mais il y a un prix à payer. L’amour, même réciproque, et il ne l’est pas toujours, apporte son lot de complications et de malheurs…
Chronique de Marthe ‘1389’ Machorowski
Nous en pensons
Notre avis
3.8
Impossible sans spoiler et sans confusion de résumer les intrigues : ce sont comme des dizaines de toiles d’araignée embrouillées ensemble !