Roman très déroutant que celui-ci, écrit en 2010 et réédité chez Denoël. Les prix Hugo et Nébula font attendre un roman de fantasy, la belle couverture de Sam Van Ollfen une variation sur les thèmes de J. K Rowling. Or on pense plutôt au récit autobiographique de Jeanette Winterson, Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? En effet, l’héroïne de Jo Walton, Morwenna, dite Mori, écrit un journal intime entre sa quinzième et sa seizième année au moment même où Jo Walton avait cet âge, c’est-à-dire entre 1979 et 1980. (Seul le prologue se passe en 1975). Comme Jeanette au même âge, Mori doit se défendre contre une mère maltraitante à moitié folle, faire le deuil de sa jumelle, s’accepter, accepter les autres et entrer dans la vie. Les deux auteurs se plaisent à égarer le lecteur par des allusions, des sauts chronologiques, une narration très décousue mélangeant récit autobiographique et réflexions sur la littérature et la philosophie. En effet, bien que surdouée, Mori reste une adolescente très embarrassée de sa personne et très maladroite dans le relationnel. Elle enchevêtre dans son écriture de graves réflexions qui font sourire un adulte en le renvoyant à ses propres naïvetés passées, des commentaires philosophiques et des références à une foultitude de livres. Il est fugitivement question de Platon, mais beaucoup plus de SF. Chacun de nous pourra saluer au passage l’un ou l’autre de ses auteurs préférés, devenus aujourd’hui classiques. Ou s’agacer prodigieusement de ce défilé de titres et de noms dont peu lui sont familiers ! Mais les livres, pour Mori comme pour Jeanette, sont beaucoup plus qu’un divertissement. Non seulement ils l’ouvrent au monde, mais c’est à partir du moment où elle participera à un club de lecture, son karass, qu’elle échappera à sa solitude.
Circonstance aggravante, Mori, qui n’est pas censée veiller au confort d’un quelconque lecteur (elle écrit comme Vinci, à l’envers), procède par allusions sibyllines. On ne saura jamais vraiment au juste ce qui s’est passé entre la mère et les jumelles, avant l’accident qui a coûté la vie à l’une d’elles et laissé l’autre handicapée, accident dont on parle tout le temps, mais qu’on ne raconte jamais, sauf à la fin, et encore très brièvement ! On reconstitue par morceaux le puzzle, à l’occasion de telle ou telle conversation.
Certains lecteurs se plaignent d’un livre sans intrigue. C’est que pour l’essentiel l’aventure est intérieure, psychologique et spirituelle. De l’extérieur, si l’on ne croit pas à la magie, on ne voit rien qu’une adolescente mythomane et paranoïaque, qui voit des fées apparaître un peu partout et imagine que sa mère et ses tantes sont des sorcières, l’une convoitant ses pouvoirs, les autres voulant les anéantir. Comme la seule voix que nous entendons est la sienne, aucun narrateur externe ne peut briser l’ambiguïté et nous faire admettre l’existence des êtres et des faits surnaturels. Mori nous prête, comme à Wim, son petit ami, un bâton magique pour voir au-delà de la surface des choses, pour accomplir cette « suspension d’incrédulité » si difficile pour nous Français et apparemment si facile pour des Celtes : Morwenna est galloise, comme Jo Walton, largement inspirée par le folklore et la culture de son pays.
Mais on peut dire aussi que cette voix particulière, empreinte de naïveté et de sagesse, de cynisme et de tendresse, de mal-être et d’énergie vitale, eh bien, c’est elle, si on accepte de l’écouter, qui donne tout son intérêt au récit, comme celle de Corwin au cycle des princes d’Ambre de R. Zelazny.
Morwenna
Jo Walton
Trad. Luc Carissimo
Éditions Gallimard – coll. Folio SF
430 pages – 8,20 euros
Un roman merveilleux, très réussi !