« HUMAIN 1ERE CATÉGORIE : 3 ÉCUS LE KILO »
Végétariens et végétaliens s’abstenir ! Voilà un thème qui sent bon la grillade et les merguez !
- Un homme en or
- Humains première catégorie : 3 écus le kilo
- Le banquet du chef
- Le sacrifice
- Deux poids, deux mesures
Contrainte 1 | Une boussole qui pointe à l’ouest |
UN HOMME EN OR
Le « Faucon » était revenu au port de Corescittà, rutilant et magnifique sous la lumière du soleil, avec à son bord des marchandises précieuses des colonies. Ce vaisseau superbe repassait tous les trois ans, et Martin rêvait de pouvoir y embarquer depuis sa plus tendre jeunesse. Lui qui n’avait connu que le sable de sa terre natale, qu’il n’avait jamais quittée, et qui recouvrait tout, il pensait chaque jour aux océans d’Amadée, aux plages de Beetiver et à toutes les munificences que les voyageurs et les clients de son père lui vantaient au retour de chacune de leurs missions.
Le père de Martin, Peeter, était mécanicien au port. C’était un ouvrier doué dont nombre de marins louaient les services. Lorsque quelqu’un avait un souci avec son véhicule dans la ville de Corescittà, c’était dans son atelier qu’il venait. Voilà près de cinquante années qu’il travaillait dans ce domaine, et sa réputation s’était étendue bien au-delà de la planète. Mais la réputation de son fils Martin, en revanche, était loin d’être aussi bonne. Lorsqu’on est un humain de quatrième catégorie, dans son cas handicapé et obèse, on a beau être honnête et pourvu de qualités morales, on n’en est pas moins regardé, au mieux, avec condescendance, et au pire, avec haine.
Une relation tendre unissait Martin et son père. Ils se chérissaient et prenaient soin l’un de l’autre. Peeter savait bien que son fils était malheureux et ne trouverait le bonheur que s’il pouvait partir sur Amadée, ou même Chocran, à défaut ; en tous les cas, dans un endroit où on ne le maltraiterait pas pour sa différence. Mais Peeter savait également que son cher fils rêvait trop, et que jamais sa vie ne changerait. Que ce soit sur Amadée ou dans les landes de Beetiver, les humains étaient tous aussi cruels et bêtes, aussi intolérants et mesquins.
Le « Faucon » était un vaisseau régi par des lois centenaires. Quand les constructeurs l’avaient mis en service, ils avaient produit avec lui un règlement long comme la barbe d’un sage, et des conditions d’embarquement injustes et drastiques. Ses augustes ingénieurs étaient tous des humains de première catégorie, aux corps parfaits, mais aux valeurs rétrogrades. Pour eux, n’avaient de place sur leur navire que les humains en bonne condition, les hommes forts, tous ceux qui pouvaient être utiles dans les colonies. Les autres étaient autorisés à embarquer tout de même, ils n’avaient pu refaire les lois de la société ; mais le prix du billet devenait rédhibitoire pour ces indésirables. L’une de ces règles voulait que le billet soit réglé au poids : plus on était lourd, et plus le billet coûtait cher. Ainsi, Martin, qui approchait, suite à une maladie, des cent-vingt livres, aurait dû débourser, à douze écus du kilo pour un humain de quatrième catégorie pour lui, la somme de 1440 écus, ce qui était impensable. Lui-même, par son emploi d’assistant de l’atelier de son père, n’en gagnait qu’une trentaine par an. Jusque-là, il n’était parvenu qu’à obtenir un pécule de 300 écus, ce qui était tout de même conséquent pour un habitant de Corescittà. Il aurait fallu qu’il parvienne à monter de catégorie pour pouvoir partir, car un humain de première catégorie ne payait que trois écus par kilo. Même passer en troisième lui aurait suffi, il aurait ainsi économisé 480 livres en faisant descendre le billet à 960, ce qui, avec un emprunt et quelques années supplémentaires, serait difficile à payer, mais plus impossible. Mais pour cela, comment faire ? Entre son poids considérable et ses jambes manquantes, c’était impensable.
Mais Peeter, en secret, avait résolu de l’aider. Puisque son fils n’abandonnerait jamais l’idée de partir, il l’aiderait, quel que soit son avis sur son avenir possible. Cela faisait depuis trois arrivées du « Faucon », soit la neuvième année, qu’il travaillait dans sa réserve, à l’abri de tous les regards, sur un projet.
Lorsqu’il vit le « Faucon » apparaître derrière les nuages ce matin-là, il emmena Martin dans la réserve : il pouvait enfin lui révéler son stratagème.
*
Martin se présenta à l’embarquement du « Faucon » en début d’après-midi. Il soupira, se tripota nerveusement les doigts, très angoissé à l’idée que rien ne se passe comme prévu. S’il se faisait refouler lors du contrôle, il serait interdit de vol, ne pourrait jamais plus retenter sa chance, et finirait immanquablement ses jours dans l’atelier de mécanique. Un instant, l’idée d’abandonner son vieux père lui brisa le cœur, mais fut vite remplacée par la perspective de toutes les merveilles auxquelles il rêvait depuis tant de temps, se réalisant enfin. Oh, pouvoir plonger ses doigts dans l’eau chaude et non polluée, au lieu du sable de Corescittà qui recouvrait tout, s’infiltrait jusque dans vos poumons… Il n’en pouvait plus de tout ce sable, de ces étendues jaunes et rouges qu’il ne connaissait que trop. Mais être libre, là-bas, dans les villes sauvages où on ne le connaissait pas, sentir un vent frais lui caresser le visage ! Oui, recommencer sa vie, être un nouvel homme, c’était cela qu’il voulait !
Il se gratta un peu le ventre. Les prothèses lui faisaient mal et grinçaient désagréablement. Mais c’était étrange, et réconfortant à la fois, de pouvoir enfin marcher, même pesamment. De pouvoir faire la file d’attente comme les autres. De pouvoir espérer, comme les autres. Il ne restait plus d’ailleurs que trois personnes devant lui, les employés du contrôle travaillaient efficacement. Il mit les mains dans les poches de son pantalon et tâta pour vérifier une dernière fois, mais précaution inutile, que sa bourse était bien dans une poche, et son aimant dans l’autre.
Enfin ce fut son tour. L’employée lui lança un sourire bienveillant, qui lui parut de bon augure. Avec la machinerie de son père, il était vrai qu’il ressemblait désormais à un homme imposant et costaud, plutôt qu’à un obèse impotent. Il monta sur la balance, levant pesamment ses pieds de métal, et, les mains toujours dans les poches, dirigeât doucement les branches de l’aimant vers elle. L’aiguille de la boussole qui montrait son poids montrait l’ouest… et ses cent-vingt livres. Martin eut une bouffée de sueur. L’aimant ne marchait-il pas ? Mais l’aiguille, affolée un instant, pointa en-dessous des cent livres. Martin la stabilisa à ce poids-là, car il fallait bien que les données parussent vraisemblables. Tremblant, il attendit le résultat. Forcément, l’employée du contrôle s’en rendrait compte, elle verrait bien, comme les autres avant lui, qu’il n’était pas un homme… un homme première catégorie. L’employée leva les yeux vers lui et lui annonça :
« 98 livres, monsieur. Pour un humain bâti tel que vous, cela fera donc, à 3 écus le kilo, un billet à 294 écus. »
Martin soupira de soulagement, ne pouvant y croire, et sortit de sa bourse la somme demandée. 294 écus ! Incroyable, cela avait marché ! Son père avait réussi ! Il irait voir les océans violets d’Amadée, les plages de Beetiver, les mondes entiers, tout l’univers !
Avant de s’embarquer sur le « Faucon », de s’envoler vers les étoiles et d’atteindre ses rêves, il se retourna un instant vers son père, qui le suivait des yeux un peu plus loin, pour lui lancer un sourire empli de gratitude et de promesses.
Martin remercia l’employée, puis entra, de son pas pesant, mécanique et maladroit, dans le vaisseau qui changerait sa vie.
Contrainte 1 | Une machine à battre |
Contrainte 2 | Cette histoire est préhistorique |
HUMAINS PREMIÈRE CATÉGORIE : 3 ÉCUS LE KILO
L’extra-terrestre me pousse vers la plateforme de son unique main aux doigts difformes et je manque de trébucher sur la première marche. Quand mon regard croise la lumière intense des projecteurs braqués sur moi, je ne peux m’empêcher de fermer les yeux. La première larme qui humidifie mon globe oculaire ne suffit pas à éradiquer la douleur des jours qui viennent de s’écouler, entre épuisement, désespoir et conditions de détention déplorables.
Alors qu’un autre prisonnier m’effleure, je rouvre les yeux. Je n’aurais pas dû. Le petit groupe d’Orogones pressée devant l’estrade me terrifie, tous plus avides de sang les uns que les autres. Je place une main devant mon pubis, tandis qu’avec l’autre je tente de cacher mes mamelons.
J’ai compris seulement hier pourquoi j’étais ici. J’ai parlé avec l’autre humain qui a été capturé près d’Orléans le week-end dernier, en même temps que moi. Comment nous ont–ils choisi, ça je n’en saurais jamais rien. Le pur hasard, peut-être ?
Ce qui est certains, c’est que mes études en communication extra-terrestre avec une spécialisation en interprétation des langues orogoniennes ne m’ont pas appris ce qui semblait pourtant être un détail non négligeable de leur culture : s’ils ont « fraternisé » avec la Terre il y a 53 ans maintenant, ce n’était pas pour notre paire de belles mains, mais plutôt pour la tendreté de notre chair. Un peu tard pour t’en rendre compte, Madeline.
A ma décharge, je dois avouer que les premiers rapts ont surpris tout le monde, quand ils ont commencé l’an dernier. Et par tout le monde j’entends la confédération européenne, le gouvernement américain, la NASA et même l’Agence Internationale d’Amitié Humano-Orogonienne. Il semblerait que l’excitation du premier contact privilégié entre l’Humanité et une civilisation extra-terrestre ait rendu le monde entier aveugle.
— Orogoniens du cercle aristocratique, bonsoir ! lance le présentateur dans un orogonien très maniéré. Ce soir nous vous proposons notre habituel jeu de hasard, la roue du carnivore ! Vous en avez assez de manger chaque jour la même viande ? Des cuisses de gromaps, de la joue de fiok, du jarret de lampir… C’est d’un banal ! Mais pour la modique somme de cinquante écus aujourd’hui, vous pourrez vous offrir un peu d’originalité dans vos menus à venir ! C’est le moment d’inviter tous vos amis de la haute société pour les impressionner !
Il adresse un clin d’œil à une grosse dame qui a posé son bras boudiné sur l’estrade, sa main en forme d’oignon tendu vers le pied d’un autre prisonnier, comme si elle était si impatiente de manger l’un d’entre nous qu’elle ne pouvait même pas attendre la fin du « jeu » pour s’y mettre. Je tente de contrôler un frisson mêlé d’un sanglot en observant ses griffes acérées et ses trois yeux étrangement sombres.
Dans un sursaut de lucidité, je ne peux m’empêcher de lever les yeux vers le ciel, qui se constitue, dans ce lieu que j’identifie à un casino, d’un plafond rempli de projecteurs. J’imagine que l’un d’entre eux, le plus gros, le plus rond, le plus éclatant, est ce Dieu auquel je n’ai jamais cru. Si tu existes, sors-moi de là et je croirai en toi jusqu’à mon dernier souffle.
Un gémissement du prisonnier le plus proche de moi me sort de ma prière inutile. Malgré son allure élancée, il est minuscule, sûrement pas plus grand qu’un renard. C’est l’animal auquel il me fait penser, avec les longs poils soyeux aux reflets auburn qui couvrent son dos. Il lève un regard apeuré vers moi et son visage étrangement humain me glace le sang.
— Vous connaissez la règle, annonce le présentateur en s’avançant vers son public attentif. Chaque participant versera ses cinquante écus dans notre machine à battre de dernière génération, puis nous procédons au battage des spécimens. Comme vous le voyez, nous vous proposons aujourd’hui douze races aliens différentes, dont deux magnifiques humains !
Tous les regards se tournent vers moi et mon voisin, un agriculteur d’une cinquantaine d’années à la peau rongée par le soleil qui a eu le malheur de se trouver, comme moi, au mauvais endroit au mauvais moment. On ne sait jamais quand un rayon cosmique orogonien va frapper.
— Deux humains sur douze, c’est une aubaine ! lance la grosse orogonienne à son voisin. Vous vous rendez compte ? La semaine dernière, il n’y en avait qu’un seul, un vieux en plus. C’est Madame Olafia qui l’a ramassé, je peux vous dire que le ragoût que sa cuisinière en a tiré n’était pas fameux !
J’avale une boule affreuse d’émotions avec la plus grande difficulté, qui se bloque sans surprise dans ma gorge. Mais l’homme à côté d’elle ne lui répond pas, se contenant de fixer l’estrade devant lui, entre mes jambes et le dos du faux renard. Ses trois yeux à lui ne me semblent pas aussi sombres, et son bras est replié dans la poche de son élégante veste, si l’on parle en termes de mode orogonienne bien entendu.
Je me demande quel genre de mort ils nous réservent, cette petite masse d’une quinzaine de nobles venus des quatre coins de la ville pour participer à ce jeu morbide. J’espère que ce sera rapide et sans douleur. Pour la façon dont ils comptent me cuisiner, je ne préfère pas y penser. Une fois que je serai morte, ils peuvent bien m’embrocher ou me cuire à la vapeur que ça ne changera pas grand-chose.
— Je souhaite préciser qu’il s’agit pour toutes les races de spécimens de première catégorie : capturés dans leurs milieux naturels, nourris au grain depuis, retenus dans des cages avec de l’espace qui leur ont permis de bouger à leur guise et d’ainsi maintenir leur masse musculaire.
— Si on tombe sur le petit Fenoq, ça ne fera pas beaucoup non plus à cuisiner, fait remarquer la grosse dame.
— Ce sont les règles du jeu de hasard, Madame ! Vous aurez tout gagné si vous tomber sur l’un des humains, car comme vous le savez, sur les marchés publics, ils se vendent au prix de trois écus le kilo ! Ici nos deux spécimens pèsent respectivement soixante-deux et soixante-dix-huit kilos… Je vous laisse faire le calcul !
L’orogonienne acquiesce et se tourne cette fois-ci vers son autre voisin, visiblement plus enclin à la discussion, à voir le regard gourmand qui passe dans ses yeux quand elle lui sourit de toutes ses petites dents triangulaires.
— C’est quand même fou, ces différences de culture qu’il y a dans notre Univers entre les espèces, commence-t-elle sur le ton de la conversation. Ma fille étudie les civilisations extra-terrestres à l’école, vous savez ? Eh bien, les humains… Ce qu’ils appellent leur Histoire, c’est à peine cinq pourcent de notre évolution !
— Incroyable ! répond l’homme d’un ton enjoué.
— Totalement ! Leur Histoire, c’est notre Préhistoire à nous !
Ils éclatent de rire tous les deux et je sursaute, tant leurs voix éraillées typiques des orogoniens transpercent la pièce, faisant crisser le métal de l’estrade et des projecteurs au-dessus de moi.
— Bien, bien ! A présent il est temps de vous avancer vers la machine à battre. Nous allons répartir dedans nos douze spécimens et le hasard fera le reste. Merci de vous placer sur les numéros de votre choix.
Tels de bons petits soldats, la quinzaine de nobles orogoniens se place sur des chiffres tracés à même le sol, que je n’avais pas remarqués jusqu’ici. La grosse dame se tient sur le numéro un, bien entendu. Son voisin, celui au regard absent, est sur le numéro cinq. Le deuxième au rire perçant, sur le numéro neuf.
Sous moi, l’estrade s’ouvre et je pousse un petit cri de surprise comme la plupart de mes camarades d’infortune. J’atterris sur un gros coussin en mousse bleu. A peine me suis-je relevée que des murs en verre se placent autour de moi et des autres prisonniers, nous enfermant dans douze boîtes individuelles. Mon ventre se tord de douleur et je me laisse glisser contre l’une des parois en verre, mes genoux recroquevillés contre moi. Je m’aperçois alors que la façade de l’estrade est en verre elle aussi, si bien que nous sommes en face de nos futurs acheteurs et bourreaux.
Mon regard se fixe vers le seul phare dans ma tempête intérieure, les yeux verts de l’agriculteur. Il essaye de me sourire, mais le coin de ses fines lèvres bouge à peine. L’instant d’après, mes yeux embués de larmes ne peuvent que deviner son visage à travers le voile humide qui les recouvre.
Quand ma boîte se met à violemment bouger, je plaque mes avant-bras contre les parois en verre. Les mouvements brutaux et saccadés, alternant de grandes avancées latérales puis d’avant en arrière, rendent mon estomac encore plus douloureux. Je jette un regard autour de moi, incapable de discerner où se trouve notre public à présent, ni même les autres boîtes. C’était donc ça, leur machine à battre…
Au bout d’un moment, je rends mon petit-déjeuner exclusivement oléagineux sur le sol. A cause de la force centrifuge, une partie s’étale sur mes longs cheveux blonds. J’ai presque un rictus en pensant que je vais empester suffisamment pour incommoder mon futur acquéreur, mais celui-ci est vite interrompu par les tremblements erratiques de mes épaules.
La machine à battre finit par s’arrêter et je reste quelques secondes à quatre pattes, les yeux clos, respirant avec précipitation l’odeur acide de mon propre vomi. Si je n’ouvre pas les yeux, peut-être que tout ceci va s’arrêter.
C’est l’exclamation de protestation de la grosse orogonienne qui me sort de ma torpeur. J’ouvre un œil, puis l’autre, et je découvre le gros chiffre inscrit sous ma cage en verre, à moitié recouvert par mes mains.
Le chiffre cinq.
Je ne peux m’empêcher de fixer l’homme à qui j’appartiens désormais. Son attitude impassible n’a pas changée, même si ses trois yeux clairs sont à présent vissés sur ma cage. J’observe sa queue d’orogonien qui bat dans son dos, presque reptilienne, mais avec un mouvement qui me rappelle celui de la queue d’un chat agacé. Contrairement à beaucoup de ses congénères, il possède quelques cheveux sur la tête, d’une teinte grisâtre, qu’il dissimule sous un chapeau à la forme ovale.
Toutes les questions que j’ai refoulées jusqu’ici me claquent à la figure comme un élastique. Comment va-t-il me tuer ? Comment va-t-il me cuisiner ? Il n’a pas l’air sanguinaire. Et pourtant, il est ici, achetant dans un macabre jeu de hasard son prochain dîner.
Je repense à cette conversation entre la grosse dame et son autre voisin. L’Humanité, préhistorique ? J’aurais dû lui cracher au visage en l’entendant dire ça, tout à l’heure. Qui est enfermé dans une cage à attendre la mort et qui va ôter la vie, ici ? Qui est le plus sauvage, entre ceux qu’on a privé de toute liberté, tout espoir, toute famille, et ceux qui pensent avoir le droit d’ôter la vie arbitrairement ?
— Félicitations ! Tous les lots ont été attribués, à présent ! Désolée aux trois joueurs qui repartent sans rien, c’est le hasard qui en a ainsi décidé, et la machine à battre ne se trompe jamais… Je vous laisse maintenant venir récupérer vos spécimens. N’oubliez pas de visiter notre stand à la sortie, qui vous propose des livres de cuisine dédiés à chaque race, pour un dîner sans fausse note !
Quand la grosse dame attrape les chaînes qui retiennent le faux renard, son dernier regard, déchirant sous les projecteurs, est pour moi.
— Je n’ai vraiment pas eu de chance, grommelle l’orogonienne.
Je reste un instant à fixer sa cage à présent aussi vide que mon corps. Je ne vais plus pleurer, je n’en ai même plus la force. Ils m’ont enlevé cette liberté là aussi.
La main qui se pose sur mon épaule me fait sursauter, mais je me relève, bien décidée à marcher jusqu’à ma mort avec le peu de fierté qu’il me reste. Mon propriétaire ne me brutalise pas, il ne tire pas sur mes chaînes. Il me laisse juste avancer comme je le souhaite, résignée.
Un pas après l’autre, sans m’en rendre compte, il me fait à présent monter dans ce qui s’apparente à une voiture orogonienne. Je me remémore soudainement cette émission scientifique que j’avais vu étant petite où la présentatrice s’extasiait que J.J. Abrams, un réalisateur du début du du XXI° siècle, ait anticipé avec autant de précision l’esthétique des véhicules extra-terrestres.
A peine rentré dans le véhicule, mon bourreau me tend une serviette.
— Tu parles orogonien ? me demande-t-il en articulant avec précision.
— Oui, répondis-je en essuyant le vomi de mes cheveux et la sueur de ma nuque.
Il acquiesce puis démarre. Nous nous envolons dans le ciel rempli d’éclairs de cette planète à la météo capricieuse. Au loin, j’aperçois ce désert de sable à la teinte violette merveilleuse qui me plaisait tant quand j’étais enfant. J’en avais un poster accroché au-dessus de mon lit. Je ferme mes yeux trop secs, incapable de supporter cette vision une seconde de plus.
Quand je les rouvre, le véhicule s’est arrêté et mon propriétaire me fixe avec gravité. Je regarde autour de moi, paniquée. A perte de vue, je ne remarque qu’une étendue de collines vertes mouillées par une pluie abondante.
— Dépêche-toi, lance l’orogonien. Sous la pluie tu as une chance de t’en sortir, les drones ne peuvent pas te traquer. Je ne signalerai ton évasion que demain matin.
Incrédule, je saisis les habits qu’il me tend.
— Dirige-toi toujours vers le nord-est. Dors dans des grottes, si tu en trouves. Dans trois jours, tu devrais arriver dans un village. Demande à parler à Doran Gregiarr. Il te cachera.
Je ne réfléchis plus à présent et acquiesce en enfilant une longue tunique. L’instant d’après, je suis dehors, presque instantanément trempée par de grosses gouttes chaudes qui raniment en moi un instinct primaire, celui de la survie. L’homme, toujours assis dans son véhicule, me tend une boîte pleine de fruits, de lanières de viande séchée, de biscuits et d’une brique d’eau qui doit contenir un litre de liquide. Il y a aussi une boussole dans la boîte que j’accroche autour de mon cou. Je lasse mes chaussures et passe au-dessus de mes épaules un châle en laine épaisse.
— Merci, prononçai-je dans un murmure.
Il ne répond rien et se contente de claquer la portière avant de redémarrer en trombe. Je le regarde s’éloigner un instant avant de courir vers la colline la plus proche.
Aujourd’hui, le hasard a voulu que j’aie de la chance.
Contrainte 1 | Une pinte de lait de trolle |
LE BANQUET DU CHEF
Les hommes sont assez sages pour ne guère fréquenter les contrées reculées des Monts Brumeux. Seuls aventuriers et autres paladins s’y risquent, et généralement ils n’en ressortent pas.
Faudrait être fou, tout de même, pour aller dans ce pays de monstres, de trolls et de géants. Et d’ogres.
Dans le tout petit village ogre de Schmuntzk, les préparatifs d’une grande fête battaient leur plein. Les enfants accrochaient des guirlandes d’intestins aux portes des huttes et cavernes, ou posaient sur l’autel du village les oreilles et la queue de leurs dernières victimes.
Le chef Gröta, lui – le plus massif et puissant des ogres de Schmuntzk – se prélassait, attendant la soirée. On allait fêter sa dixième… heu douxième… enfin, une année de plus de son règne puissant et débonnaire.
Grault était le meilleur cuistot du village – et donc, son cuistot. Il s’approchait de son chef, l’air renfrogné.
« Chef Gröta, y’a plus d’humains dans l’saloir. Il va en falloir de nouveaux. Sinon, pas de repas ce soir. »
Gröta le regarda d’un œil torve.
« Trouve un gars pour aller faire le marché. Dis lui qu’on le mangera s’il y va pas. »
***
Povgâ fut donc volontaire désigné d’office.
Grault lui avait fait une liste longue comme le bras. Il traînait donc derrière lui, en râlant et pestant, une carriole vide, jusqu’au marché de Grattaz.
Celui-ci, le mieux achalandé des Mont Brumeux, n’était qu’à une heure du petit village.
Terrible déconvenue pour Povgâ. Déjà, l’humain de meilleure qualité, le paladin élevé au grain et à la prière du matin, était au prix de trois écus le kilo ! Et pire encore…
« Ben mon bon m’sieur, j’en ai pus, y’a un nécro qui m’a pris tout mon stock y’a pô dix minutes ! J’ai du second choix si vous voulez, seulement 1 écu le kilo ! De l’aventurier débutant, on les fait v’nir de loin, vous savez ! »
Le chef allait être déçu.
Bah, pour le même prix, il y en aurait plus.
Il fit ensuite le reste des courses, les épices, les petits légumes, la moelle de nain, le tonneau d’hydromel cuvée « massacre de printemps », il n’avait rien oublié.
Une fois tout chargé sur sa charrette, il repartit, poussant et tirant, ramenant les précieuses victuailles.
***
« ‘Tain, Povgâ, t’as une cervelle de gobelin ou quoi ? Il est où le lait de trolle ?
— Ben… J’l’ai oublié. »
Povgâ était sûr qu’en fait, Grault ne lui en avait pas parlé. C’était de l’humiliation gratuite, du harcèlement moral, mais il ne dit rien car le cuistot n’était pas comme le chef, il était plutôt du genre moyennement débonnaire, à coups de massue dans la gueule. Et foutrement jaloux que lui, Povgâ, ait gagné à la balle-au-troll lors du dernier match – son humain avait survécu indemne !
Enfin…
« Il en faut combien, cuistot ?
— Une pinte par hobbit !
— Uhhh… Ça fait combien, ça ?
— Ben y’en a deux par personne, et comme on sera au moins vingt, ça fait… Oh, plein. Démerdes-toi, tu sais pas compter ou quoi ? »
***
Povgâ repartit en ronchonnant, deux tonneaux vides dans sa carriole.
Il était trop tard pour revenir au marché, où parfois les trolles venaient vendre leur lait au plus entreprenant. Il n’avait donc pas le choix, et devait aller les voir chez elles.
Il connaissait une ou deux d’entre elles, et craignait de perdre trop de temps et de revenir trop tard au village.
Car, pour traire une trolle, il faut lui faire plaisir. Et c’est difficile, et très long. Ces dames sont farouches, après tout. Et chaque trolle est différente, et a ses propres exigences. Certaines aiment la poésie, d’autres aiment les courses dans les bois, d’autres encore…
Non, vraiment, Povgâ préférait ne pas en parler – et surtout pas à sa femme.
***
La nuit commençait doucement à tomber quand, exténué, il revint – enfin ! – à son petit village de Schmuntzk.
La fête avait déjà commencé.
Au centre du village, deux elfes tout frais de l’après-midi, venaient d’être saignés – le Boudin de la Fête était une tradition sacrée. Le goût de celui-ci était source de présages pour l’année à venir. Le boudin d’elfe étant généralement fort succulent, c’était déjà bon signe.
Autour des elfes, les ogres s’étaient tous vautrés dans l’herbe et la terre, et se goinfraient avec les plats que leur apportait Grault. Les humains de second choix, bien revenus dans leur sauce à la moelle et aux petits légumes, suffirent largement à contenter les ogres vorace – si le paladin était plus goûtu, le jeune aventurier avait encore la chair tendre.
Enfin, Grault apporta son chef d’œuvre – c’est lui qui avait inventé la recette !
« Et pour finir, le hobbit aux pommes arrosé de lait de Trolle. Un hobbit au dessert, c’est un régal que l’on sert ! »
***
PS : Merci à Chevallier et Ségur pour la citation tirée de Krok le Bô !
LE SACRIFICE
La balance miroitait de pénibles promesses. Une trentaine de scélérats s’esclaffaient, bruyaient, crachaient des larmes de piquette et de tabac chiqué, sifflaient à l’encontre du prochain héros qui venaient se tuer. Un garçon de ferme, l’apprenti d’un pauvre cordonnier, un gars misérable en fin de compte.
Lorsqu’on annonça le résultat, ses yeux pétillèrent d’une folle espérance, ses épaules tressaillirent et de curieux frissons lui taquinèrent le crâne.
Soixante-sept kilos.
Voilà qui ferait sa fortune. Soixante-sept kilos le séparaient du champion de l’arène, et le rapprochaient en même temps d’une vie d’opulence. Le tenancier leva les mains et l’attention de l’assistance se raffermit un peu.
« Il a les deux jambes et les deux bras qui vont. Vous connaissez les règles : s’il ressort victorieux de cet effroyable combat… lui sera versé, en écus, le triple de la différence de poids. Messieurs, c’est un combat à mort ! » conclut-il dans un tourbillon de hourras et de gurgitations.
« Attendez !! » s’écria une voix par-delà l’assemblée.
Au milieu des atroces et des malandrins, une femme, drapée de pudiques haillons, décida de fendre la foule attentive. Les quolibets s’effacèrent peu à peu en d’étranges murmures, percés çà et là de puissants rictus et de regards complices. Le garçon, fraîchement pesé, perdit le peu de maintien qu’il avait rescapé pour s’effondrer dans les bras de sa mère.
Entre colère et folles inquiétudes, celle-ci l’empoigna par la nuque et le pressa contre son sein. Des soupirs tonnèrent au milieu du brouillard et l’exaspération commença de gronder.
« Ma chère, appuya le gérant d’une voix emmiellée, nous devons procéder…
– Non ! rétorqua-t-elle avec force violence. Mon enfant ne le combattra pas.
– Ma chère, répéta-t-il en apaisant les cris de ses nombreux clients, il a signé. Je regrette sincèrement, mais il doit y avoir un combat.
Le garçon, recroquevillé dans sa plus tendre enfance, tremblait de dépit et de profonds remords. Finalement, deux rustres vinrent l’arracher à sa mère et le jetèrent sans ménagement dans la fosse encore tiède des combats de la veille. Il ramassa maladroitement l’épée et le bouclier de fer qui traînaient dans le sable et tenta chichement de se tenir debout. Une porte s’ouvrit rapidement, de laquelle émergea un géant. L’homme portait un puissant espadon et quelques lambeaux de cuir défraichi. Ses muscles, parcourus de veines gonflées, menaçaient chaque instant d’éclater sous l’effet d’une triste furie. Il grogna et poussa quelques moulinets devant son jeune et stupide adversaire.
« Je vais me battre ! » perça plusieurs fois une voix au milieu du vacarme.
Le tenancier s’apprêtait à frapper le métal quand son bras fut saisi par la brusque vaillance de la désespérée. Il mima la surprise auprès de ses clients et haussa les sourcils en demandant que faire. Ceux-là se désintéressèrent bientôt du malheureux garçon et s’enquirent volontiers d’un tout autre spectacle. En quelques instants, la mère fut autorisée à remplacer l’enfant et prit sa place au milieu de la cage. Celui-ci ne voulut rien entendre, refusa de lui donner les armes et s’interposa entre sa mère et le puissant colosse ; mais les rustres l’entravèrent bientôt et l’écartèrent de son propre destin, non sans endurer les hargnes et les hurlements qui déchiraient l’ambiance. La mère ramassa fébrilement le bouclier et la lame qui venaient de tomber, et se tint courageusement face au géant qui dominait l’arène.
Un premier assaut, lent et tronqué, raviva l’impatience de la foule soiffarde : les hourras s’embrasèrent aussitôt comme un vif incendie. L’ours jouait toujours avec ses mangeailles, et soulageait en même temps l’ennui de ses maîtres. Un second assaut siffla dans l’air, puis un troisième. La mère, déjà, peinait à soutenir le poids de ses équipements, quand le géant commença de s’énerver enfin. Il leva son épée et l’abattit d’un trait, tonnant lourdement sur le bouclier et résonnant tout entier le bras de sa victime. Le coup suivant la fit tituber, et celui d’après la projeta à terre. Une cynique admiration parcourue l’assemblée en murmures approbateurs, des mentons dodelinaient en respectant, tout de même, l’abnégation d’une femme, l’impeccable vaillance d’une mère aimante.
Le géant feinta pour amuser la foule et balança son poing énorme à travers la fosse. Du sang gicla en même temps qu’un cri de douleur. La courageuse eut juste le temps de lever son bouclier bossé pour parer un coup qui lui vrombit le corps. Le souffle court, le bras tremblant, elle le leva de nouveau, et l’objet se brisa finalement sous un nouvel assaut. Elle se tint maladroitement sur un genou fragile, appuyée contre sa vaine épée, et abandonna les restes de son bouclier. Les murmures s’intensifièrent. L’enfant hurlait sa misère en contemplant la scène. Le géant réclama des hourras et des encouragements, vantait sa virile puissance et narguait le gamin qui l’avaient défié.
Dans un ultime élan, le colosse s’abattit tout entier pour abattre la mère. Celle-ci se releva dans un violent pivot et lui trancha la tête d’une même lancée.
DEUX POIDS, DEUX MESURES
— non, merci, je crois que je vais m’arrêter là.
Comme à son habitude, ma belle-mère ne résistait pas au besoin de me proposer une deuxième part de dessert. Ce n’est pas que je n’aime pas sa cuisine, mais là, c’est trop. Comment arriver à perdre ces quelques kilos superflus, alors que, à chacun de ces déjeuners dominicaux, elle fait tout pour m’engraisser. « Mais il ne mange rien ce petit » m’avait-elle dit un jour alors que je déclinais le rechargement de mon assiette, déjà copieusement rempli lors du premier service.
Je prétextais une légère fatigue pour échapper au retour de la vengeance de la pâtisserie crémeuse, au prix d’un regard compatissant et d’une moue réprobatrice de mon épouse.
Un mètre soixante quinze. soixante-trois kilos. Selon les critères communément admis, je n’étais pas gros, D’aucun me qualifieraient même de maigre. Quatre de trop. Si mes calculs étaient juste, je n’avais plus qu’un mois avant notre anniversaire de mariage et devais éliminer cette surcharge pondérale. Si j’étais certain du délai — connaissant ma tendance masculine à oublier les dates, j’avais fait le nécessaire et mon assistant numérique me rappelait chaque matin le nombre de jours qui me séparaient de la date fatidique — le calcul de la masse à éliminer était plus incertain. Trois devraient suffire mais je m’étais fixé une légère marge d’erreur.
La salle de sport. Je déteste la salle de sport. Suer pendant des heures à courir sur un tapis défilant. Existe-t-il une activité plus stupide. La vis sans fin a une fonction mécanique. Je cherche encore celle du tapis sans fin. « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche » avait proféré un célèbre auteur au verbe haut. Certes, mais l’intellectuel ne se fatiguait pas. Je cumulais les deux inconvénients.
Huit cent grammes. Deux heures d’effort pour perdre huit-cents grammes dont, je le savais, j’en récupèrerais sept-cents dès que je boirai pour compenser la déshydratation.
Cent grammes par jour. Un mois. Trois kilos. Insuffisant.
Qui avait bien avoir cette idée stupide ? Pourquoi se doit-on de fêter un anniversaire de mariage. Dix ans. Belle performance dans une société qui voit la grande majorité de ses couples se séparer au bout d’une poignée d’années. Pourquoi s’obliger à célébrer cet événement qui porte de lui-même sa valeur ? notre mariage est aussi solide qu’à ses débuts et je ne vois aucune raison de perturber notre quotidien pour une simple histoire de dates.
L’eau fraîche de la douche me remit les pieds sur terre. À quoi bon m’en prendre à la terre entière ? Un peu de mauvaise foi n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit, mais là, je devais assumer. Je m’étais promis de lui faire ce cadeau. Je tiendrais mon engagement.
Lavé, séché, requinqué — la bouteille d’un demi-litre que j’avais vidé avait comme prévu annulé une bonne partie de l’effet de ma course — je me rhabillais lorsque j’eus soudain l’illumination tandis que j’enfilai ma veste de cuir, lestée de toutes les extensions de l’homme moderne; téléphone, clé, portefeuille, monnaie. Les vêtements !
Je tombais la dite veste et remontais sur la balance du club de sport sur laquelle j’avais mesuré ma perte de poids quelques minutes plus tôt. Un rapide calcul me livra son verdict. Un kilos sept centre grammes d’habits. Je tenais peut-être ma solution.
Le soir même, je me ruais sur ma tablette numérique et pénétrais dans l’univers infini de l’internet.
« Vetement leger » « chaussure legere ». Les mots clés s’enchaînaient sous mes doigts sans grand succès. À l’exception des brodequins de marche pour lesquels le poids avait son importance quand il s’agissait de gravir deux ou trois mille mètres de dénivelé dans la journée, aucun chasseur ne s’amusait à peser ses modèles. Je rêvais de tomber sur une annonce du style « Mocassin italien, 253 grammes. Pompon à gland amovible, 8 grammes ».
Je poursuivit ma quête de ma tenue idéale et parvint, après quelques jours à arpenter les boutiques de la capitale à réduire la masse de mes oripeaux. La paire de sandales de toile était ridicule, surtout portée avec une paire de chaussettes indispensable pour affronter les rigueurs de ce début d’hiver mais elle m’avait offert un gain considérable. Au moins une semaine de torture sportive.
Depuis ce formidable bon en avant, les journées s’enchainaient sans progrès notable. Doux euphémisme. Mes deux heures quotidiennes de sport ne parvenaient même plus à me faire perdre les cent grammes sur lesquels je comptais. Tombé à soixante-et-un kilo — soixante en équivalent-poids si je comptais l’apport des sandales, du tee-shirt en maille fine et du pull de laine polaire à la densité optimisée — j’étais en passe d’échouer à une semaine du but.
Six jours. Il ne me restait plus que six jours lorsque l’horreur se matérialisa par l’intermédiaire des vicieux chiffres apparus sur l’écran LED de la balance qui, séance après séance, me livrait son verdict implacable. J’avais repris. La perte en transpiration ne compensait plus l’eau que je buvais après la séance. Déjà mince, j’avais fini de brûler toute ma graisse et mon corps, bien décidé à se conformer aux contraintes que je lui imposais, avait commencé à produire du muscle !
Dépité, je rentrais chez moi, portant sur mon visage toute ma déception.
Mon épouse m’accueillit d’un violent uppercut verbal.
« Tu en fais une tête. Ta maîtresse t’a plaqué ? »
Elle s’effondra en larmes et vida son sac. Entre deux sanglots, elle déversa tout la rancœur qu’elle avait laissé s’accumuler depuis des semaines. Je ne la regardais plus. Je passais ma vie dans une salle de sport, moi qui revendiquait haut et fort ma détestation des adeptes de ces lieux de narcissisme exacerbé. Qui, si ce n’était une autre femme, avait pu me changer à ce point ?
Décontenancé, je ne répondis rien et me contentais de la serrer dans mes bras. Je passais la nuit sur le canapé, à compter et retourner dans ma tête tout ce ballet de chiffres, poids, masses, montants…
Les derniers jours s’écoulèrent, interminables. J’avais déserté la salle de sport, ne mangeait plus, comptant inlassablement les heures qui me séparaient de mon échec inéluctable.
Enfin le jour dit arriva. Je vis le soleil poindre avec le même sentiment ambivalent que celui du patient qui pousse la porte du dentiste. La journée ferait mal mais il était temps qu’elle arrive et me libère enfin.
— Bon anniversaire chérie, annonçais-je en entrant dans la chambre dont je n’avais pas franchi la porte depuis la crise précédente.
— Merci, lâcha-t-elle d’un ton monocorde qui ne laissait rien présager de ses sentiments
— S’il te plait, écoute-moi. si tu m’aimes encore ou si tu as envie de me donner une chance de tout expliquer, habille-toi avec ce que je t’ai préparé et suis-moi sans poser de question.
Ma tendre épouse me lança un regard interrogatif puis, sans un mot, se leva, passa à la salle de bain, et en ressortit vêtue de la légère robe sélectionnée.
Un taxi nous attendait. Malgré le regard sarcastique, ma femme eut la délicatesse de ne pas faire de commentaire sur mes sandales.
Une heure plus tard, nous y étions. Face à nous se tenait le gigantesque aéroport international au centre se dressait la fusée Armstrong, première du genre qui offrait aux plus riches citoyens l’occasion d’un vol unique. Une croisière de dix-huit heures, le temps d’un aller-retour enrichi de deux rotations autour de la lune.
Je conduisis mon épouse au travers du méandres de couloirs, halls et débarcadères.
Nous touchions au but. Le comptoir Armstrong.
au dessus de la guérite, une immense affiche proclamait : »Tour de la lune. Vol promotionnel. Humain première catégorie : trois écus le kilo ». Trois écus. Une fortune. deux ans d’économies drastiques.
Je lançais un sourire confus à mon épouse.
— C’est pour toi. En route pour la lune !
Je montais sur la balance, face à l’hôtesse. C’était l’heure du verdict.
0,7 kilo. J’avais sept cents grammes de trop par rapport à mon poids cible et mes moyens financiers.
Je lançais un dernier regard décu à celle qui partageait ma vie.
C’était trop bête.
Sept cents grammes.
Je retirai mes sandales, mes chaussettes. Mes pantalons, tee-shirt et pull suivirent. En slip, je remontais. C’était gagné ! Le ridicule paierait. Aller et retour en slip sur la lune.
À son tour ma femme monta.
Cinquante-huit ! Cinquante-huit ! Elle qui avait toujours pesé cinquante-six kilos en faisait deux de plus.
Mon monde s’effondrait.
— Bordel ! Qu’est-ce que tu as foutu ? Espèce de grosse vache !
Les larmes coulèrent.
— C’est toi qui voulais que je me taise. Je voulais te garder la surprise. Je suis enceinte…
Barback to basics?