Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2018 : « La nuit en fermant les yeux »

Évasion ? Rêve ? Horreur ? Policier de l’imaginaire ? Coquineries au coin du feu ? Tous les univers sont ouverts avec un tel thème. Je vous laisse explorer les cerveaux de nos participants 🙂

  • Egon
  • Tu honoreras tes parents
  • Un si long sommeil
  • Journal de bord
  • L’Euphraise
  • En route avec Hubert
Contrainte 1
Une chenille géante
Contrainte 2
Au cirque

EGON

Un nouveau jour, une nouvelle horreur. Sa fille, sa femme, son boulot, ses rêves, le tout effacé, disparu, perdu, inaccessible. Sans l’ombre d’un espoir en vue, il errait au cœur de la ville, les yeux dans le vague, reflet de ses pensées morbides. Indifférent aux néons des clubs, à l’odeur étouffante des restaurants exotiques, au bruit des voitures aéroportées, ses pas le portaient sans but précis.

Contournant un androïde aux courbes sensuelles, son corps se retrouva à l’entrée de la tour verte. Cet entassement de parcs naturels l’appelait, comme une lampe appelle la mouche rassasiée par l’abondance d’ordures. Il passa le ruban d’inauguration et pénétra le bâtiment. Un silence profond l’accueillit au milieu des arbres, surpassant le vacarme de la ville que ses oreilles ne voulaient plus entendre. Là il serait bien cette nuit.

Une main s’écorcha sur une pierre tandis que l’autre s’enfonça dans une couche moelleuse de mousse. Aucun doute, ses muscles voulaient en rester là, son âme elle-même n’avait plus la force de continuer. Peut-être demain la lumière reviendrait, peut-être demain il se rappellerait son nom. Pour l’heure il s’abandonna à ces odeurs de terre synthétique, ferma les yeux, et cette familière inconscience le gagna. Il s’endormit.

*

— J’ai quelque chose !

Trois visages se tournèrent vers Jack. Lui qui habituellement contemplait ses graphiques derrière ses lunettes et ingurgitait café sur café, voilà qu’il parlait maintenant.

— On t’écoute vas-y. Mais passe les détails, ok ?

— Ok ! Bon depuis le premier cas à la tour verte, on a cherché des mobiles, des suspects, des coupables… Pourquoi on ne chercherait pas plutôt une explication environnementale.

Les trois autres se regardèrent, incrédules. Karl, le dirigeant de cette cellule d’enquête soupira bruyamment, laissant échapper la fumée de son cigare.

— Je sais ce que t’as en tête l’intello… Je pense que c’est une perte de temps, mais au point où on en est…

Il se leva et inspecta le tableau d’ensemble.

— D’abord la tour verte il y a trois jours, la veille de l’inauguration : deux morts et des dégâts considérables. Puis le canal le lendemain : asséché et rempli des corps de cinq cents personnes. Hier six personnes embrochées en haut d’un gratte-ciel. Et aujourd’hui : une centrale à fusion portée à un état d’instabilité à la limite de l’évacuation massive.

Le dirigeant s’assit face au scientifique. Il inspira à nouveau sur le cône de tabac roulé et souffla au visage de Jack.

— Va les voir… t’as accès à tout ce qu’on a comme preuve et comme autorisations. Mais je te préviens, t’as jusqu’au prochain cas avant de laisser ces cinglés à leurs expériences loufoques et inutiles. C’est clair ?

— Mais… Le prochain cas, ce sera peut-être ce soir…

— Raison de plus pour que tu te dépêches.

*

Egon. Un prénom étrange que ses parents lui avaient donné, y voyant un présage de modernité et de force. S’ils avaient su. Lui y trouvait une toute autre image : celle du dragon, abattu par la science et la modernité qui brise toute notion d’imagination et de rêve. Les preuves formalisées par informatique, et les inférences de probabilité redressent en permanence toutes pensées qui ne suivent pas le carcan de la réalité.

Un pied devant l’autre sur le pavé qu’il partageait avec une foule d’enfants surexcités. La musique claironnante aux cuivres, entrecoupées d’annonce édictées par le nez, répondait à leur rires enjoués. Une compilation d’odeurs parvenait aux sens de l’homme : barbes à papa, popcorn et friandises, mais aussi sueur, terre retournée et excréments d’animaux. C’est eux qui intéressaient le dragon déchu.

Partager sa peine avec eux, comprendre leur mal-être de prisonniers et tenter de trouver un réconfort dans leur présence. Egon contourna le chapiteau de sang et d’or, théâtre des martyrs qui rendent heureux, et s’installa dans un recoin entre les cages, attendant patiemment le voile du sommeil.

 Une nouvelle nuit, un nouveau cauchemar.

*

Jack sortit du bureau des pièces à convictions sous le regard inquisiteur du gardien de nuit qui ferma la porte derrière lui. Il se dirigea vers le groupe d’une dizaine de personnes qui s’activaient autour d’une grosse machine cubique posée sur une planche à suspension et tendit trois fioles de sang à une femme vêtue d’un bleu de travail.

— Tiens Yonna, voilà les échantillons de sang des victimes.

Elle se saisit des échantillons, les inséra dans un orifice de l’engin qui les absorba sans broncher. Puis elle et deux autres membres du groupe activèrent quelques boutons tandis que les autres pianotèrent sur les écrans holographiques qu’ils avaient aux poignets. Après quelques minutes la femme revint vers lui.

Elle sortit un petit instrument semblable à un stylo, appuya dessus et le chariot projeta une carte sur le sol. Un point lumineux pulsait quelque part dans le nord-ouest de la ville.

— Voilà où est ta concentration d’aberrations. Je t’accompagne pour les comptes rendu.

— Vous êtes efficaces… Vous aviez déjà eu affaire à ce genre de cas ?

— Jamais. Mais contrairement à ce que tu penses, le gouvernement ne file pas de l’argent au département du paranormal pour qu’on se tourne les pouces.

*

En entrant dans le chapiteau, Yona et Jack frissonnèrent. Le vent dans les toiles et le grincement des trapèzes ballottés, s’ajoutait au froid de la nuit et à l’odeur de sang séché. Comme souvent dans ce genre d’établissement, des animaux étaient mis à mort, et le cadavre d’un ours décapité gisait sur le bord de la piste en terre. Sans prêter attention à la  tâche sombre qui maculait le sol, Yonna ressortit son instrument pour affiner certains réglages.

Alors qu’elle modifiait ses valeurs, un vacarme assourdissant emplis l’espace et les gradins s’animèrent. Les disques de lumières projetés par leurs lampes projetaient des ombres arachnéennes et déchirées qui couraient les murs à une vitesse vertigineuse. Les armatures se fondirent à cette masse de métal et de bois grandissante et soudain un regard se posa sur les deux enquêteurs. Le regard insectoïde d’une immense chenille à l’apparence mécanique.

Reculant à tâtons, Jack cherchait une issue, la derrière il y avait une sortie, il le savait. Des larmes roulèrent sur ses joues, son souffle tremblant laissait échapper des saccades de condensation. Il allait courir. Il courut. Un mètre, deux, trois, puis une excroissance de l’horreur vint le faucher au vol. Brisant ses os et éclatant ses organes ressortis sous l’impact.

Yonna en avait profité pour s’enfuir. Elle déboula entre les cages et alors qu’elle allait prendre la direction de sa voiture, elle vit un homme couché.

Elle hésita.

Prise par la peur elle se posa une seule question : une vie valait-elle la sienne ?

Oui.

Sous le tonnerre métallique des mouvements de la monstruosité, elle saisit cet étranger et le secoua.

— Monsieur, réveillez-vous ! Vite !

*

Egon ouvrit les yeux et découvrit une femme apeurée. Dans le silence de la scène elle paraissait abasourdie, perdu, terrorisée.

— Madame, pourquoi m’avez-vous réveillé ?

Contrainte 1 Un élémentaire de feu timide
Contrainte 2 A l’heure de pointe

TU HONORERAS TES PARENTS

— Tu me dis si je te fais mal, mon bonhomme.

Thomas sourit au grand jeune homme. Il aimait beaucoup son nouveau kiné. Au moins, celui-ci faisait attention lorsqu’il massait ses muscles de grenouille, comme les appelait son petit frère, Alex.

La séance dura le temps d’un épisode de fantasy warriors of the moon, son dessin animé préféré, puis, au moment du générique, sa mère entra dans sa chambre, un sourire éteint sur ses lèvres. C’était ainsi depuis que papa avait quitté la maison avec Alex. Papa avait du mal à aimer un fils en fauteuil roulant qui ne pourrait jamais jouer au foot. Elle jeta un coup d’œil à l’écran accroché au-dessus du bureau.

— Qui a gagné cette fois-ci ?

— Personne ! Ils ont même perdu dans la bataille un élémentaire de feu, tu sais, celui qui rougissait tout le temps parce qu’il était timide.

Elle se glissa de l’autre côté du lit et lui passa une main dans les cheveux.

— Comment le trouvez-vous aujourd’hui, Loïc ?

— Toujours un peu raide au niveau des genoux et des chevilles. Les tendons ont tendance à se rétracter. Vous voyez quand le médecin ?

— Dans une semaine, je lui en parlerai. Vous pouvez m’aider à remettre Thomas dans son fauteuil ?

— Bien sûr.

Thomas ferma les yeux et essaya de se faire encore plus mou que d’habitude pour faciliter le transfert. Il savait que cela devenait de plus en plus difficile pour sa mère, parce que même handicapé, il grandissait et grossissait. Il attendit d’être complètement installé et sanglé pour rouvrir les yeux. Sa main droite chercha instinctivement la manette qui commandait son fauteuil. Bientôt, il ne pourrait plus le faire, seuls son pouce et son majeur lui obéissaient – un peu. Thomas Farelle, neuf ans trois quarts, infirme moteur cérébral depuis la naissance. « Et même pas toutes ses dents » ajouta-t-il in petto. Fallait bien rire, c’était tout ce qui lui restait. Ça et sa mère.

La fin de l’après-midi passa à toute vitesse. Quand sa mère le remit dans son lit et brancha la machine qui l’aidait à respirer la nuit, ses yeux papillonnaient de sommeil. Elle l’embrassa sur le front.

— Bonne nuit, mon poussin. Il est l’heure de dormir

***

Il leva les yeux vers la fenêtre et en tira les rideaux. Une lune, ronde et blanche apparut et éclaira le corps étendu dans le lit. Une tache sombre ornait le devant du pyjama. La petite poitrine ne se soulèverait plus jamais. Il réprima un sanglot, essuya ses larmes d’une main malhabile. Telle était sa nature, il n’y pouvait rien. Il prit un mouchoir et nettoya la pointe sanglante.

***

Thomas poussa son fauteuil le plus près possible de la porte du salon. Sa mère avait pleuré ce matin. Il le savait, car il l’avait entendu se moucher dans la salle de bain et après, quand elle était venue l’habiller, ses yeux étaient tout rouges. Et maintenant, ça faisait un bon quart d’heure qu’elle parlait au téléphone. Avec papa.

— Écoute, Patrice. Merde ! Pour une fois dans ta vie ! Non, je ne suis pas hystérique ! Non, je me m’inquiète pas pour un rien ! Ce matin, un septième enfant est mort. Ils en ont parlé à la radio.

Thomas avait du mal à reconnaître la voix de sa mère, tellement elle était aiguë.

— (…)

— Oui, des enfants comme le tien !

— (…)

— Tu n’es qu’un sale fils de pute ! Osez dire ça ! Non, ce n’est pas ce qui peut leur arriver de mieux ! Ton fils a le droit de vivre, comme les autres. Je…

Un grand boum résonna derrière la porte. Ce n’était pas la première fois que sa mère cassait des objets. Thomas fit reculer son siège et s’éloigna. Maman n’aimerait pas apprendre qu’il avait écouté aux portes. Surtout ce genre de conversation. Papa était encore très fâché contre lui. Une larme glissa sur sa joue et tomba sur sa cuisse. Il aurait tant voulu que son père le regarde de la même façon que son petit frère.

Sa mère le rejoignit, le plateau du petit-déjeuner dans les mains. Alors qu’il buvait à la paille son lait au chocolat, elle déclara :

— Nous partons chez papi et mamie, le temps de charger la voiture.

Il hocha la tête, sans lâcher sa paille. Il savait pourquoi. Maman avait peur pour lui. Y avait un type qui s’amusait à tuer dans leur sommeil les garçons comme lui. « Avec une aiguille à tricoter très effilée ou un truc du même genre », avait dit le journaliste à la télé.

C’était injuste, pourquoi que des garçons ? Il y avait aussi des filles, comme lui, non ? Il réfléchit. Oui, il en avait déjà vu à l’hôpital Necker. Bref, probablement que maman en lui faisant quitter Paris pensait le mettre à l’abri. Et puis, il aimait ses grands-parents. Mamie ressemblait beaucoup à maman et sentait bon la violette. Sauf qu’ils habitaient un coin paumé en Vendée et que cela allait être bonbon pour trouver un kiné et un ergothérapeute pour lui. Pas grave. Si maman pouvait arrêter de flipper.

— Cool ! Je pourrais jouer aux jeux vidéo avec papi.

***

Thomas avait somnolé pendant tout le trajet. Quand ils arrivèrent, la nuit tombait sur la ferme. Deux silhouettes les attendaient dehors, attentives.

— Alors mon bonhomme, fit son grand-père en ouvrant la portière arrière du van. Tu as fait bonne route ?

Il avait des joues toutes rouges, une moustache toute blanche et un accent à couper au couteau. Peu importe, Thomas l’aimait beaucoup et se blottit avec tendresse contre lui. S’il fermait les yeux, il pouvait presque imaginer que c’était papa qui le tenait ainsi dans ses bras. Son grand-père l’installa dans la chambre à côté de la sienne, dans un super lit à baldaquin qui sentait bon la cire. Thomas n’avait pas envie de dormir, mais il ne protesta pas quand sa grand-mère et sa mère vinrent lui souhaiter bonne nuit. Il demanda juste à ce qu’on laisse les rideaux ouverts pour pouvoir observer le ciel plein d’étoiles.

Sa mère, avant d’éteindre, lui envoya un baiser.

— Bonne nuit, mon poussin. Il est l’heure de dormir.

Il acquiesça. La porte se referma en grinçant. Il garda les yeux ouverts fixés sur les étoiles. Est-ce qu’un enfant comme lui pourrait être astronome. Perdu dans ses songes, il entendit au loin sonner l’horloge de l’entrée. Vingt et une heures. Ses yeux papillonnèrent, son corps devint léger, léger… les murs de sa chambre s’estompèrent. Il se retrouva dans un couloir sombre, éclairé par des veilleuses à la lumière verdâtre. Que faisait-il ici ? Il leva la main devant ses yeux. Ses doigts s’étaient recroquevillés sur une longue pointe effilée. Son sang se mit à pulser dans ses veines, ses jambes prises de tremblement flanchèrent et il tomba à genoux, sur les dalles froides. Pourquoi ? Pourquoi il faisait ça aux petits garçons ?

« Parce que les petits garçons qui ne peuvent pas jouer au foot ne devraient pas avoir le droit de vivre », gronda la voix de son père dans sa tête.

Oui, bien sûr, c’était une évidence. Une grande paix intérieure l’envahit.

— Oui, papa. Je comprends.

À défaut d’autre chose, papa aurait un fils obéissant.

Contrainte 1 Un récupérateur
Contraine 2
Dans la galère

UN SI LONG SOMMEIL

Toutes ces petites frimousses endormies détendues, et les yeux clos, faisaient plaisir à voir. Dans le dortoir silencieux qu’un faible rayon éclairait, Louis souriait malgré la charge de travail qui l’attendait. La nuit allait être longue. Eux dormaient, lui veillait. Depuis toujours, il en était ainsi.

Il ajusta précautionneusement la première sonde au jeune dormeur sans susciter aucune réaction. Avant chaque nuit, une dose de sommeil ajustée à chacun permettait de rendre chaque nuit encore plus belle. Cette précieuse marchandise méritait les meilleurs soins. A l’autre bout de l’alignement de lits confortables, une nurse avait commencé sa ronde de nuit. Inlassablement, elle oignait les jeunes corps d’huiles parfumée et leur prodiguait des massages afin de préserver la souplesse des petits corps. Ses comparses se trouvaient disséminées dans la salle, inlassables veilleuses des rêves enfantins.  Louis savait qu’il croiserait les belles infirmières plusieurs fois dans la période de soins réservée au bloc des enfants. Ces doux frôlements agrémentaient sa tâche.

Le ronronnement des moteurs proches augmentait cette sensation d’irréalité. A la faveur de la nuit, il régnait seul sur cette armée de rêveurs endormis. Les centaines de respirations ralenties avaient fini par s’accorder, avec le temps, et formaient un chant mélodieux que seuls ses gestes précis rythmaient.

Les jours n’étaient jamais aussi beaux.

Louis profitait pleinement de ces moments enchanteurs. Telle une ombre, sa silhouette se faufilait entre les petits lits. Entre les pauses des sondes nourricières, il allait contrôler le récepteur relié à la multitude d’électrodes reliées aux petits crânes rasés.

  • Maman ! J’ai peur ! J’ai peur ! Viens vite !

Ce cri soudain, agrémenté de sanglots sonores, résonna dans l’immense pièce avec  intensité.

Les adultes se figèrent. Les infirmières se retournèrent toutes, comme une seule personne, vers Louis qui ne savait pas quelle contenance adopter. De mémoire de récupérateur, jamais un tel fait ne s’était produit. Pas de pièces défaillantes à bord ! Les faiseurs de rêves fonctionnaient même tellement bien que le commandant était régulièrement obligé de se séparer des modèles trop anciens. Leur transfert dans les salles adjacentes ne suffisait plus depuis longtemps. Même en l’absence de soins, les corps continuaient de fonctionner, comme par habitude. Même au stade ultime, lorsque les membres atrophiés et squelettiques dénonçaient une utilisation prolongée au-delà des limites, il arrivait que des spécimens encore vivants soient envoyés dans le vide interstellaire.

  • Maman ! Maman ! J’ai peur !

Les sanglots redoublèrent.

Affolées, les nurses avaient quitté le dortoir, dans un froufroutement de robes, comme une volée de moineaux.

Immobile, Louis ne savait absolument pas comment réagir. Ce qui se déroulait ne pouvait pas arriver !

***

  • Maman ! Maman !

Grelottant malgré la moiteur caniculaire de ce mois de février, Dorian tentait de dissiper la noirceur des images qui venaient de la réveiller. Seule maman savait l’apaiser dans ces cas-là. Encore une fois, le visage de l’Homme Noir était apparu, créant une panique telle qu’il ne songeait même pas à se rendormir. Il ne le fallait pas, d’ailleurs, car l’horrible visage le guettait.

  • Maman ! Au secours ! Viens ! Maaamaannn !

La lumière s’alluma dans le couloir. Un doux visage, se voulant rassurant mais aux traits bouffis de fatigue, fit son apparition dans l’encadrement de la porte. Une odeur rassurante de rose et de lavande se répandit dans la chambre du petit garçon.

  • Qu’est-ce qu’il y a, mon cœur ? Encore ce mauvais rêve ?
  • ..

Dorian se blottit dans les bras tendus. Assise au bord de son lit, sa mère lui murmurait  des mots qui calment sur un ton monocorde. L’enfant sentait bien que l’absence de sommeil commençait à jouer sur la santé de celle qu’il aimait d’un amour inconditionnel. Il se sentait coupable de la forcer à se relever plusieurs fois, toutes les nuits, sans exception. Mais il n’y pouvait rien. C’était plus fort que lui. A chaque fois, il essayait de se retenir, de se calmer tout seul mais le visage de l’Homme Noir lui faisait perdre ses bonnes résolutions et il criait de terreur, immanquablement, chaque nuit.

  • Tu veux un peu de lait chaud pour t’aider à te rendormir ?

Sa mère continuait à faire comme si de rien n’était. Un lait chaud ! Depuis plusieurs années, déjà, Dorian consommait de puissants somnifères pour l’aider à dormir quelques heures. Quelques heures à peine. Chaque nuit. Il avait d’ailleurs dû être hospitalisé à plusieurs reprises. Un surdosage pouvait lui être fatal.

  • Non, maman, j’en ai déjà eu.
  • Tu as raison, soupira sa mère en luttant pour garder les yeux ouvert.
  • Ne t’inquiète pas. Allonge-toi. Reste, c’est tout ce que je te demande. Je ne veux pas rester seul.

Dorien ne reçut aucune réponse. Sa mère s’était rendormie au moment même où elle avait posé sa tête sur son oreiller.

Le garçonnet la regarda avec envie. Comme elle avait de la chance de pouvoir dormir, sans crainte de voir surgir l’Homme Noir ! Le petit garçon craignait par-dessus tout de fermer les yeux. Dès qu’il se laissait un peu aller, le sinistre cauchemar apparaissait. Ce montre  faisait planer sur lui une menace permanente, un danger irréel, il le savait, car le monde des cauchemars n’existait que dans son imagination, comme le docteur le lui avait expliqué.

L’autre danger, plus réel, celui-ci, était de mourir d’épuisement : il ne pouvait recharger ses batteries pour continuer à fonctionner dans la journée qu’en fermant les yeux, la nuit. Dorian le savait. C’est pour ça qu’il prenait des médicaments qui devaient l’aider à dormir. Mais rien à faire. Il était devenu résistant aux somnifères. Et rien ne pouvait faire changer les choses.

Doucement, pour ne pas éveiller sa mère qui avait besoin de récupérer, elle aussi, il descendit de son lit et se dirigea vers la fenêtre. Il faisait si chaud qu’il avait l’impression d’avancer dans une gélatine tiédasse. Il avait besoin d’air.

Il ouvrit en grand les battants, dans l’espoir de profiter d’un courant d’air. Il se pencha un peu pour mieux respirer l’air plus frais de la nuit. Il distingua un faisceau lumineux, au loin. Il ne pouvait pas s’agir de la lueur d’un réverbère. C’était trop violent, comme éclairage. Intrigué, Dorian scruta l’obscurité qu’un halo régulier de lumière perçait. Quelque chose n’allait pas. La lumière artificielle se rapprochait.    Dorian sentit au fond de ses entrailles qu’un danger autrement plus important que ses cauchemars le guettait, en cet instant précis. Saisi d’effroi, il tenta de reculer, dans l’intention de se cacher, de claquer les battants de la fenêtre ou d’appeler sa mère à son secours. Il demeurait figé. Incapable d’esquisser le moindre geste.

Et puis, lentement, presque imperceptiblement, ses pieds se détachèrent du sol. Une panique sans nom s’empara de son être tout entier mais il fut incapable de proférer le moindre son. Médusé, il se regarda décoller littéralement du sol. La frêle silhouette fut happée par le cône de lumière et disparut.

***

Louis écoutait les battements de son cœur tambourinant de manière irrégulière. Figé sur place, il ne cessait de se répéter que tout cela ne pouvait pas être. Ce petit garçon se réveillant et appelant sa mère, pour le consoler de ses cauchemars, appartenait à une réalité autre que celle du vaisseau.

Par acquit de conscience, il contrôla le récupérateur de rêves. Aucun problème de ce côté-là. Les électrodes de chaque enfant se trouvaient bien implantées dans chaque boite crânienne. Les images paisibles de paysages colorés, de créatures merveilleuses, de moments heureux partagés en famille ou encore de jeux amusants, défilaient tranquillement, fournissant ainsi le carburant nécessaire au vaisseau « La Galère », condamné à errer de monde en monde, cherchant désespérément une terre d’accueil.

Le choix ironique du nom n’avait pas échappé à Louis, qui pensait malgré tout que le sort réservé aux dormeurs demeurait enviable, dans la mesure où le sommeil éternel qui leur était infligé ne constituait pas un mauvais traitement.

Au contraire, les enfants qu’il était chargé de récupérer sur différentes planètes, afin de fournir à l’équipage les matériaux nécessaires à leur survie, échappaient ainsi à la vie médiocre qui leur était réservé dans les colonies, depuis que la planète mère n’était plus habitable.

  • Maman ! Au secououououours !

Le cri s’était transformé en hurlement. L’enfant éveillé lançait autour de lui des regards effarés. Il ne comprenait pas où il se trouvait, ni ce qu’il faisait dans ce dortoir. Il avait arraché les électrodes qui alimentaient le récupérateur de rêves. Heureusement : il ne risquait pas de ralentir le rythme de « La Galère » qui ne fonctionnait, les ingénieurs ignoraient pour quelle raison exactement, qu’avec des rêves heureux.

Des plaies sanguinolentes couvraient sa tête chauve. Des traînées sanglantes maculaient sa peau diaphane. Ses traits déformés par la terreur, le garçonnet faisait peine à voir. Louis s’avança vers lui. Il convenait de la calmer avant de se débarrasser de lui. Il ne risquait pas de réveiller les autres. La dose quotidienne de somnifères assurait, en principe, un sommeil constant aux enfants. Mais pas pour celui-là.

Louis constata que le petit garçon était le dernier à avoir été récupéré par le vaisseau.

C’était sa première nuit à bord.

Au fur et à mesure qu’il s’approchait, Louis constata que les cris de l’enfant redoublaient, devenaient de plus en plus déchirants.

Il soupira en réajustant son capuchon aussi noir que la nuit.

Contrainte 1 Un tapis trop lourd pour voler
Contrainte 2 Au fond d’une cale

UN JOURNAL DE BORD

Journal de bord du capitaine Bartholomé Endoza.

17 novembre 1775.

Malgré un nouvel interrogatoire de tous les membres de notre fier équipage, j’ai le regret de vous informer que notre enquête n’a pas avancé d’un quart de pouce au cours de ces derniers jours. Personne n’a vu le prisonnier que l’on gardait à fond de cale depuis que nous avons quitté la côte et repris la mer, entre deux bancs de sable. Oh, j’ai bien sûr soupçonné en premier lieu une bagarre qui aurait mal tourné avec l’un de ses geôliers. Qui sait, les hommes ont le sang chaud après une expédition aussi longue et il aurait été facile de trouver un complice pour faire disparaître le corps par-dessus bord.

Surtout le cadavre d’un simple mousse.

Mais je n’y crois pas, pas du tout. Nous avons fouillé la caravelle de fond en combles. C’était comme s’il s’était volatilisé, d’un claquement de doigt, d’un doigt sur la bouche, bouche cousue. Admettons que ce garçon ait réussi à se défaire de ses lourdes chaînes qu’il gardait en permanence aux pieds depuis plus d’une huitaine : n’aurait-il pas voulu en premier lieu s’emparer d’une chaloupe ? Mais je me trompe peut-être. Après tout, même en réussissant à la subtiliser sans attirer l’attention sur lui (et je peux vous dire que ça aurait été quasiment impossible étant donné le grincement perpétuel de nos poulies geignardes, toutes pires que la plus bavarde des mouettes), même en volant quelques provisions au passage, pouvait-il espérer ensuite survivre à l’océan, à ses tempêtes et ses colères ?

Et quand bien même, au-delà de l’océan lui-même, on ne croise la route de personne ici. Nous sommes seuls au milieu de cette brume d’écume, qui nous gifle dès que l’on met le nez dehors ces derniers jours. Même à l’horizon, jamais de voile, jamais de lanterne perdue. Et personne pour le recueillir à bord.

Il n’aurait eu aucune chance de survie.

Quoiqu’il en soit, il ne manque évidemment aucune chaloupe. Et aucune nourriture n’a été dérobée dans la nuit de sa disparition. Et tant mieux, nous n’avons déjà pas beaucoup de vivres. J’ai entendu certains hommes dire que c’était une bonne chose, que nous aurions dû nous en débarrasser nous-mêmes depuis longtemps, que ça fera plus de nourriture pour eux. Peut-être. Peut-être pas. Il ne faut pas oublier les chats du navire, qui savent s’approprier leur part, et qui sont trop malins pour se laisser chasser par un estomac trop affamé pour se montrer regardant.

Il reste une solution : oui, le prisonnier a peut-être réussi à s’échapper, dans le seul but de se jeter à la mer, afin de choisir lui-même comment en finir avec sa triste existence. Mais je ne le vois pas agir de la sorte. Une telle décision ne semble pas refléter son état d’esprit. Depuis sa capture, il n’avait de cesse de se montrer bravache, de m’expliquer qu’il pouvait partir dès qu’il en avait envie, que, peu importe mes décisions, il ne s’était laissé prendre que dans un but précis, qu’il ne voulait pas, bien entendu, me confier.

Etait-ce un espion ? Comment le croire ? Ce jeune homme avait beau avoir la peau bien plus sombre que la mienne, il s’était jusqu’à il y a peu toujours montré digne de confiance. Toujours enjoué, toujours serviable. Si bien que, je l’avoue, j’avais fini par le prendre à mon service, exclusivement. Que n’avais-je pas entendu ce jour-là ? Accorder une telle confiance à un étranger ? Qui n’avait même pas le pied marin ? Je le reconnais, j’avais fait la sourde oreille à cette époque et j’ai encore tendance à le faire. C’est mon petit défaut, en tant que capitaine. Je sais que j’ai dû mal à écouter les autres. Mais, ne faut-il pas s’avoir s’imposer, faire preuve d’esprit de commandement ? On me l’a si souvent répété. Enfin, toujours est-il que le gamin nous avait souvent sauvé la mise par le passé, sans jamais rien demandé en retour, si ce n’était qu’on lui permette de rester à bord avec nous. N’importe qui l’aurait admis sur-le-champ.

Mais, sachez-le, j’ai été le premier à ne pas hésiter à le mettre aux fers quand on m’a rapporté l’avoir retrouvé dans ma cabine, planqué sous ma couchette. Il y a des choses avec lesquelles je ne plaisante jamais, et en particulier quand cela concerne la discipline à bord. C’est une question trop grave pour que l’on n’en tienne pas compte, peu importe les affinités de chacun. Un voyage de plusieurs mois en mer, ce n’est pas une mince affaire, quelle que soit votre mission à bord, même la plus anonyme.

Cela ne changea rien à l’humeur de notre jeune prisonnier, comme j’ai déjà pu vous le rapporter. Il resta le même, enjoué et légèrement moqueur, à moins que ce soit juste la faute de son accent chantant. Je préférais ne pas user de bastonnade avec lui, étant donné son âge et nos liens passés, mais rien ne me permettait d’être tout à fait sûr que c’était bien le cas de tout le monde quand je n’étais pas là, ou une fois que j’avais le dos tourné. Et la place d’un capitaine ne consiste pas à rester caché dans les profondeurs de son vaisseau. Je me dois d’être bien visible de tous, arborant fièrement nos couleurs, peu importe les conditions. Peu importe ce que j’entends autour de moi, aussi, mais vous le savez mieux que moi. Il m’arrive même de monter jusqu’à la vigie, mais, qui sait, je veux peut-être seulement échapper à tout ce brouhaha et me retrouver seul avec la bise ?

En principe, une fois reconnu coupable, nous aurions dû lui régler son compte bien plus tôt, mais je préférais l’interroger, encore et encore : pourquoi ? Que cherchait-il ? Qu’espérait-il obtenir de moi ? Notre caravelle ne transporte aucun objet de valeur. Pas d’or, pas de pierres précieuses, nul trésor. Aucun traité, aucun ouvrage oublié, et, aucun prisonnier à libérer ou assassiner. Inutile de jouer les espions quand il n’y a rien à dérober, ni bien, ni vie.

Finalement, je ne sais même pas si nous transportons quoi que ce soit en dehors de nos propres âmes damnées.

J’ai tout de même fait remonter les affaires qu’il a laissées derrière lui la nuit de sa disparition. En jetant un coup d’œil par la dunette, tout à l’heure, lors de ma promenade, je me suis rendu compte qu’il faisait déjà nuit justement, alors que je vous écris ce soir.

Je ferme les yeux. Quelques haillons, une paire de babouches, ces drôles de chaussures qu’il portait à son arrivée et qu’il n’a pas emportées avec lui… et c’est à peu près tout. Il ne manque qu’une chose : le tapis qu’il avait avec lui en montant à bord le premier jour, aussi énorme qu’usé. Je me souviens que le quartier-maître s’était moqué de lui : pour un peu, il aurait pu le dérouler sur toute la longueur de la passerelle, même s’il y avait plus de trous que de fil ! C’était faux, comme il se doit. Malgré tout, le tapis devait bien atteindre les neuf ou dix pieds de long. Il était si volumineux qu’on avait justement décidé de le ranger dans la cale, avec toutes les autres marchandises miteuses qu’il nous restait encore sur les bras, après notre dernière et piteuse étape en date. Et en dattes, d’ailleurs. Bon. Notre fugitif n’avait bien entendu pas sa propre cabine et impossible pour de lui de le garder en permanence à ses côtés au fil des jours.

J’ouvre les yeux, tout comme je les ai déjà rouverts un peu plus tôt tout à l’heure en repensant à cette histoire. Il me suffit de les fermer pour l’imaginer, là, tout près, assis sur son tapis, à me narguer au-dessus des vagues, ou bien à me saluer avec un grand sourire, tout content de m’avoir bien eu, tout content de m’avoir piégé, forcé à le mettre à fond de cale, à l’endroit même où il pouvait enfin retrouver justement son précieux artéfact.

Mais quand bien même son tapis eût-il été volant, il lui aurait aussi fallu s’avérer capable de voler des clés pour libérer son maître… et tous les deux seraient sans doute déjà bien loin à présent.

Loin, très loin, de nous, des vagues, ces mêmes vagues qui murmuraient peut-être leurs secrets dans leur sillage, avant que les flots ne les terrassent.

Le capitaine reposa sa plume dans l’encrier d’un geste rageur et des gouttes d’encre moqueuses éclaboussèrent sa page dans la pénombre, à la lueur de l’unique lanterne oscillant dans les ténèbres étouffantes du lieu. Le bois grinça tellement qu’il se crut un instant entourés d’esprits frappeurs. Tant pis. De toute façon, concernant sa missive, la seule chose d’importance, il comptait bien la déchirer séance tenante à présent.

Son histoire ne tiendra pas à l’œil d’un lecteur un peu critique, malgré deux ou trois fulgurances. Il avait pourtant usé de tous les subterfuges en sa possession, cru longtemps détenir la solution : la cargaison de tapis et de tissu ; le gamin des rues de cette cité du Golfe Persique, qui lui servait de souffre-douleur depuis deux ans.

Comment avait-il pu ne pas songer plus tôt aux Mille et Une Nuits ? Tout le monde semblait adorer ce genre de contes ineptes, si bien qu’il n’y avait pas de raison qu’il ne soit pas capable de faire au moins aussi bien, non ?

Non ?

Cette fois, le capitaine avait frappé un peu trop fort et le gamin grande-gueule ne s’était pas relevé. En quoi était-ce bien grave ? En rien. Personne n’exigerait de lui des comptes à son sujet, ni parmi les membres de l’équipage, pour moitié engagée lors de leur escale précédente, ni de retour à terre, un jour. Mais la vie à bord était tellement monotone ! Il fallait bien occuper ces longues heures passées sur une mer d’huile.

Il n’avait jamais cru à tous ces récits de voyage plein de merveilles et de miracles, mais après tout, pourquoi pas lui ? Un jour, on citerait peut-être son nom parmi les grands explorateurs du monde, et en attendant, il pouvait toujours s’amuser avec ses chimères privées de nom. Se débarrasser du corps sans être vu lui avait valu son premier frisson depuis des mois. Du moins, il avait cru ne pas être vu. Mais le petit singe de ce foutu gamin l’avait trahi en se mettant à hurler alors que le capitaine n’avait plus qu’à le jeter par-dessus bord. Trois hommes de quart l’avaient alors remarqué à leur tour.

Oh, certes, il savait depuis longtemps qu’il n’était pas très populaire dans les rangs ! Mais à ce point ? Ses hommes s’étaient retournés contre lui, au prétexte qu’il était fou. Prétendument. Mais le capitaine se doutait bien de la vraie raison qui avait poussé cette bande de pleutres à agir. La peur. La peur du mauvais œil, la peur de se changer en complices. Et, surtout, l’envie de se venger de toutes les permissions qu’il avait pu leur refuser en six mois, de toutes ces brimades, ces moqueries incessantes, ces décisions qu’ils jugeaient aberrantes, mais qu’aucun d’entre eux, aucun de cette meute de lâches, n’avait jamais contesté par le passé.

Le capitaine savait de quoi ils avaient besoin : d’une bonne histoire. D’une histoire qui les convaincrait qu’il était facilement possible d’expliquer cette disparition. Mais ce qu’ils attendaient vraiment, c’était une confession, alors qu’il n’avait commis aucun crime. Bon sang, il ne s’était rendu coupable de rien !

Alors, chaque nuit, après avoir fermé les yeux quelques minutes, il se mettait à rédiger une histoire, chacune un peu plus farfelue que la précédente. Il l’avait déjà fait… trente nuits ? Pourquoi ne pas aller jusqu’à cinquante ? Cent ? De toute façon, il n’avait rien de mieux à faire, enfermé désormais à fond de cale, seul avec son encrier.

A moins qu’il ne soit fou.

Fou depuis le début de cette expédition maudite.

 

Contrainte 1 Une elfe allergique au pollen
Contrainte 2
Là où les autres se réunissent

L’EUPHRAISE

Érétria commençait à paniquer, elle fouillait dans son sac, il lui fallait la trouver et vite.

  • Calme, respire, reste zen pensa-t-elle. Reprends ton souffle ça va aller. Ha enfin la voici.

Elle secoua la ventoline, déclencha le petit appareil et prit une bouffée.

  • Ah ça va mieux, aller en route.

Erétria se releva, mit son sac sur le dos leva la tête, et la stupeur panique autour d’elle des arbres par centaines par milliers le chemin de terre était lisse de toute trace de pas. Elle avait perdu le groupe.

  • bon allez, je vais continuer tout droit je finirai bien pas les rattraper en accélérant un peu la cadence, il n’y a qu’un seul chemin par ici de toute façon.

En reprenant sa route elle était du coup plus attentive au moindre bruit, espérant entendre au loin les conversations de ses amis, elle essaya de se repérer avec les arbres, l’un d’eux en particulier attira son attention, ses trois branches principales en faisaient trois grands rameaux, elle pensa tout de suite qu’il ferait un très bon « support » pour y loger une cabane. De plus son écorce panachée lui plaisait tant, cet arbre était un bouleau vraiment splendide. Au pied de l’arbre il y avait un petit bosquet fleuri, une végétation verte d’où sortaient des petites fleurs blanches avec une forme de gueule, un grande pétale au bas séparé en trois parties striées de noir avec un cœur jaune et au-dessus un pétale coupé en deux dans des nuances plus colorées bleu mauve en fonction de la lumière. De l’Euphraise reconnut Erétria, sa grand-mère lui en faisait des décoctions pour calmer l’asthme quand sa ventoline était vide.

En continuant sa route, elle entendit du bruit, des éclats de voix. Super j’ai enfin retrouvé les autres s’exclama-t-elle. Elle courut se guidant au son, et chuta. Elle n’avait pas regardé ou elle allait et s’était pris les pieds dans une racine. Erétria tenta de se relever, la douleur vint au bout de deux pas, elle s’était foulée la cheville. Elle avança encore un peu puis s’écroula au pied d’un arbre. C’est alors qu’elle entendit des gens se disputer, elle tourna la tête prête à courir vers eux tellement elle était contente de les voir, mais se ravisa. Qui étaient ces deux hommes, elle ne les reconnaissait pas. Vêtu d’un pantalon brun, d’une veste verte et surtout leur allure générale, fin svelte grand, plus grand qu’un homme, ils se disputaient à propos de travail, le plus jeune des deux avaient les yeux rougi et le visage gonflé et boursouflé, les larmes lui venait.

– Non mais tu te rends compte de ce qu’ils m’ont fait ?

– Je sais c’est très dur, mais dis-toi que cela t’aiderait

– Ha oui c’est sur cela va m’aider à mourir plus vite hurlait le jeune homme.

– Essaye au moins tu verras que cela ira mieux de jour en jour, et si dans un mois cela ne s’améliore pas nous irons demander audience à la reine, lui demander de te changer d’affectation.

– Franchement je n’y crois pas trop, je suis déjà un paria isolé du reste du clan obligé de vivre au bord de la ville pour ne pas suffoquer et mourir, les guérisseurs n’ont encore trouvé aucun remède. Je suis une immondité.

– Mais non mon fils tu es un être exceptionnel je suis sûr que tu feras des merveilles.

– Des merveilles tu parles, je vais tout saccager, je vais pas me concentrer, le travail ne sera pas fait correctement et prendra du retard, c’est Dame nature qui va pas être contente, si le pollen me tue pas, Elle le fera.

Le père s’en alla, laissant son fils au désarroi. Une fois seule, Erétria vit le jeune homme s’écrouler, il s’assit, ramena ses genoux contre sa poitrine, posa sa tête dessus et se mit à pleurer.

Il était tellement perdu qu’il n’entendit pas la jeune fille s’approcher de lui, il eut juste un sursaut lorsqu’elle posa ses mains sur ses épaules.

Le jeune homme se releva d’un bond, la dévisagea avec stupeur, où était-ce le choc, jamais il n’avait vu d’humaine. Non c’est pas ça, enfin si, il en avait déjà vu plein aux abords de la ville, mais jamais une qui pouvait le voir ni le toucher. Les deux peuples traversaient l’un l’autre. Les humains n’avaient jamais eu conscience de leur existence.

– Qui es-tu ? demanda-t-il une fois ces esprits repris.

– Erétria, répondit-elle. Que t’arrive-t-il ?

– J’ai reçu mon affectation de travail ce matin, on me demande de polliniser les arbres fruitiers de la colline.

– Et tu aurais voulu faire autre chose ?

– Oui, j’aurais fait n’importe quoi d’autre, même récurreur de chiotes au palais. Ho excuse-moi, si je t’ai choqué. Le problème c’est que je suis allergique au pollen, tu vois

– Pourquoi tu ne te soignes pas ? le coupa-t-elle.

– J’aimerais bien mais les guerriers ne savent pas comment faire, ils n’avaient encore jamais vu de « CAS » comme moi auparavant.

– Vous avez jamais essayé avec l’euphraise ?

– L’eu quoi ?

– La fleur là-bas près du bouleau.

La jeune fille se mit en marche pour rebrousser chemin en poussant un cri de douleur, elle avait oublié sa cheville.

– Que t’arrive-t-il ?

– Je me suis foulée la cheville en tombant à cause d’une racine d’arbre là-bas. Elle pointa du doigt une direction. C’est bizarre la racine n’est plus là, ou alors  je me suis trompée ? Mais elle ne fit pas part de sa remarque à…..

– Au fait comment t’appelles-tu ?

– Eryn, lui dit-il avec un petit clin d’œil. Viens je t’emmène voir les guérisseurs pour ton pied.

Eryn pris doucement la jeune fille dans ses bras et d’un bond sauta sur une branche d’arbre. La peur au ventre elle s’agrippa à l’elfe, elle en était sûr à présent : cette petite conversation et ces oreilles en pointe qu’elle n’avait pas vu avant le lui confirmèrent. Il allait si vite qu’elle n’avait pas le temps de se repérer, il bondissait d’arbre en arbre comme si son poids ne gênait pas du tout Eryn. Eryn, ce nom la fit rêver.

– Que signifie ton nom ? demanda-t-elle soudain.

– Bois répondit-il simplement entre deux sauts.

Ils arrivèrent à la sortie de la forêt, aux abords d’une clairière et étonnamment d’un lac.

  • C’est magnifique

Entre la forêt et le lac il y avait comme un village, soudain la peur à nouveau. Rencontrer un être étrange était une chose mais tout un peuple en était un autre.

– T’inquiète pas, les humains capables de nous voir sont tous les bienvenus ici, même si j’en avais encore jamais rencontré, j’ai écouté les légendes, les histoires souvent contées le soir. Ce lieu que tu vois sur le lac, c’est là que se réunissent les Autres…

Eryn s’arrêta de parler, songeuse.

– Les Autres… ?

– Oui c’est un lieu diplomatique, c’est là que notre reine rencontre les autres clans, les autres peuples, la que ma mère est morte en défendant la reine.

Le visage du jeune s’emplit soudain de mélancolie, Erétria ne chercha pas à en savoir plus.

  • Par là.

Ils entrèrent dans une petite maisonnée et il déposa la jeune fille sur une chaise en douceur.

  • Attends-moi là je reviens.

Quelque minute plus tard Eryn revint accompagné d’une jeune femme.

  • Bonjour Erétria, je suis Artanis, je vais m’occuper de ta foulure.

Joignant le geste à la parole, la jeune elfe prit délicatement le pied d’Erétria dans ses mains, lui retira sa chaussure, sa chaussette et lui massa un peu le pied.

  • Bien ce n’est pas cassé, c’est bien une foulure.

Elle reposa le pied puis alla vers l’armoire au fond de la pièce et revint avec un bol et un bandage. Une fois revenue près d’elle, elle lui appliqua le baume et banda son pied.

  • De la consoude dit-elle.

Avec un hoquet de surprise, la jeune elfe lui dit en souriant :

  • Je constate que tu connais les plantes c’est si rare chez les humains.

Ne relevant pas la remarque Erétria lui dit :

– Au pied du bouleau, le grand arbre qui se sépare en trois rameaux, vous avez de l’Euphraise.

– Oui dit-elle, et que veux-tu en faire de cette fleur

– C’est plante est un anti allergène, elle pourrait aider Eryn prit en décoction.

Artanis regarda Eryn, l’air de lui demander son avis.

– Je n’ai rien à perdre dit le jeune homme.

– D’accord nous allons essayer proposa la guérisseuse. Avez-vous autre chose à dire jeune demoiselle, lui demanda-elle avec un air conquis.

– A prendre en décoction. Et en plus de cela manger un peu de pollen tous les jours.

Les deux Elfes se regardèrent surpris et terrorisés à cette idée. Manger du pollen, quelle idée absurde.

– Son corps s’habituera à la plante et dans quelque temps il n’aura plus aucun problème.

– Très bien je teste mais tu pollinises le verger avec moi aujourd’hui lui lança Eryne.

– D’accord lui répondit-elle avec un léger sens du défi dans la voix.

– Repose toi quelques minutes, nous revenons et y allons.

A peine les deux jeunes elfes sortaient, la reine entra.

  • Merci Erétria, je savais que tu pourrais aider ce jeune homme, le grand chêne a bien fait, je suis désolé pour ta foulure.

Puis elle repartie.

Erétria commençait à prendre le coup de main, prélever le pollen, le mettre sur les petits pistils et ainsi de suite, le vertige finit aussi par passer au bout d’un moment, perchée sur les arbres ne la rassurait pas du tout. Elle en perdit sa concentration et tomba. Eryn ne put la rattraper cette fois, elle se cogna la tête et ce fut le trou noir.

En ouvrant les yeux, Erétria ne reconnut pas tout de suite l’endroit où elle se trouvait, dans son sac de couchage sous sa tente. Le weekend camping en forêt avec les copines.

Ce n’était qu’un rêve pensa-t-elle déçue.

Cette nuit en fermant les yeux, je le rêverai.

 

Contrainte 1 La nuit en fermant les yeux
Contrainte 2
Un pompier malingre

EN ROUTE AVEC HUBERT

« Destination inconnue »

La voix du GPS résonne métallique alors que le chauffeur se gare devant son domicile. Il exécute un créneau impeccable dans la rue, quoique la chaussée, pleine de graviers ne soit pas idéale. Ces pneus trop parfaits qui ne crissent même pas le crispent.  Sans un soupir, il coupe le contact, relève le frein à main et s’extirpe du véhicule, qui lui reproche une nouvelle fois de stationner à une adresse qui n’est pas enregistrée par l’application comme demandée par un client.

Il pousse un portail grinçant qui racle les graviers, et s’avance sur un terrain mal entretenu, et recouvert par une dizaine de mobil-homes. Il slalome entre deux d’entre eux et atteint le sien, reconnaissable avec son grigri agité par le vent. C’est une petite statuette représentant Amaterasu, qui lui sourit d’un air sérieux.

Il entre, retire ses chaussures et se sert un verre d’eau. Il pose les clés de la voiture à côté d’un évier débordant de la vaisselle d’une semaine. Puis il se rend dans la petite chambre en se pressant entre le lit et le placard. Il dépose ses lunettes de vue sur la petite table de nuit, coincée entre le sommier et le mur, qu’il échange avec des lunettes d’aveugle, qu’un client avait un jour laissé dans sa voiture. Il ne s’était jamais manifesté pour les récupérer. C’était sûrement un mafieux qui se faisait passer pour un malvoyant, avait pensé Hubert quand il s’était décidé à se les approprier.

Après en avoir vérifié l’opacité, il les pose sur son nez, enfile des chaussons japonais, rentre son ventre pour s’extraire de sa chambre, et ressort de son mobil-home. Dans un coin, calé sur la terrasse, il attrape un long bâton de pèlerin offert par sa nièce au retour d’une randonnée. Il ferme les yeux et commence à marcher.

Le bâton, trop vieux, lui écorche la main. Comme il ne le voit plus, il s’imagine que les irrégularités du bois sont des sculptures qui s’impriment sur sa paume.

Il est 2h, il a emmené les derniers clients en boite. Il devra aller les chercher vers 5h. Peut-être même 6 ou 7h. Qu’importe, s’il ne prend pas la course, un autre chauffeur s’en chargera. Ils sont des milliers connectés à l’application, disponibles dans l’instant pour ne pas risquer « l’estompement ». L’algorithme favorise les conducteurs les plus assidus. Chaque course vous fait remonter dans la chaîne de visibilité. Le manque de réactivité vous fait fatalement disparaître aux yeux des clients.

Chauffeur chez VITE depuis 10 ans, Hubert se repose sur ses points accumulés quand les notes de convivialité permettaient de pondérer les choix du dispositif de calcul informatique. Depuis quelques années, le système s’est durci, car les clients n’accordaient plus tant d’importance aux relations interpersonnelles. Mais il s’en accommode. Encore vaillant, il ne cesse d’enchaîner les courses pour les travailleurs du matin et les fêtards nocturnes. Il ne risque pas encore l’estompement.

Dans la tête d’Hubert par contre, la ville s’est estompée. Fulgurances de lumières, tracés rompant les logiques de la ville, blocs d’immeubles qui font porter leurs ombres sur les trottoirs et les feux de circulation – trop nombreux – pavillons qui semblent avoir été clonés de quartiers en quartiers, jardins luxuriants que l’on devine derrière les palissades, zones rectilignes avec des squares de convivialité abandonnés, perrons d’hlm aux odeurs d’herbes, bancs désarticulés, pour empêcher les badauds de s’y arrêter.

Alors, chaque nuit, après avoir déposé les teufeurs, il ferme les yeux et se promène. Le rythme de la circulation n’est plus le même quand il passe à côté. D’ailleurs, il n’y a plus de voitures. Il sent sur sa peau et dans les plis de ses vêtements les déplacements d’air des capsules ultra-rapides qui fusent de destinations en destinations. Elles sont ceintes d’arabesques en ferronnerie, confisquées à des carrosses anciens. Leurs vrombissements ont un charme nouveau, si bien qu’il oublie les odeurs du gasoil. Il sait qu’en réalité, ces flagrances nauséabondes proviennent d’une variété de fleurs exotiques cultivées au sommet des tours de verre. Leur suc fait un excellent carburant.

Les paupières closes, il retrouve les rues qu’il a l’habitude de parcourir. La pluie et l’humidité n’ont pas disparu. Mais il se souvient chaque soir qu’il s’agit des gouttelettes scintillantes lâchées par les ballons volants qui stationnent au-dessus de la ville. Les couleurs éclatantes des montgolfières et leurs motifs élaborés sont des œuvres d’art laissées à la vue de tous.

Il arpente les trottoirs avec une assurance retrouvée, en manœuvrant son bâton de pèlerin devant lui en éclaireur. Les autres passants l’évitent pour lui dégager le passage. Dans cette ville, les passants sont polis et particulièrement respectueux envers ceux qui disposent d’une canne. Signe extérieur de prestance, il dénote que le propriétaire est un baron ou un duc. Hubert s’invente une noblesse. Il se sait généreux et aimable avec les chauffeurs de capsules-rosses, qu’il remercie toujours avec des liasses d’argent. De fines plaques de métal, aisément glissables dans un portefeuille, et qui valent de l’or.

Il sourit à tous. Il aime parfois s’asseoir sur un banc, ces repose-fesses élégamment ciselés, même s’ils manquent de confort et que l’on ne peut s’y allonger. Il lève alors les yeux pour observer les courbes métalliques, emmêlées avec des lianes et des fleurs, qui s’enroulent autour des immeubles de verre, se penchent au-dessus des rues, pour tisser dans la ville un réseau mirifique de feuilles et de fer. A certains endroits, il plonge dans les canalisations. Un ingénieux système qui permet de purifier les eaux usées.

Hubert aimerait faire évoluer ce dispositif pour qu’il serve également à transmettre du courrier. Un moyen lent et volatile de faire voyager des messages, tout en enchantant la ville. Les enveloppes pourraient être décorées et égayer les balades des badauds. Il a proposé l’idée à l’office des postes mais n’a pas reçu de réponse positive. La mode est à une sobre rapidité, frisant l’instantanéité.

Tant pis. En flânant, Hubert se demande comment il pourrait les convaincre. Il se laisse émerveiller par les lumières filtrées par la chappe légère de ses paupières. Seulement ainsi, il peut supporter les réverbères.

Pour mieux s’imprégner de sa ville, il s’éloigne néanmoins de la grande avenue qu’il arpentait. Rien de tel que les passages mal éclairés pour s’immerger dans une ambiance. D’ailleurs, l’atmosphère change radicalement. Une odeur de brûlé le saisit. Il entend des bruits d’entrechoquement et de frottement. Puis le doux son d’un crépitement du feu. Un habitant fait-il cuire son repas sur la chaussée ?

Pour s’en assurer, Hubert entame la conversation.

– Que faites-vous ?

– J’allume la cheminée. Ma grand-mère a froid.

La voix est faible. Hubert devine l’embarras de son interlocuteur. Il est trop heureux de discuter pour la première fois avec un autochtone de sa ville, alors il n’y prête pas attention et enchaîne :

– Je croyais que nous étions dehors.

– Mes cheminées sont dehors.

– Vous êtes ramoneur ?

– Non, pompier.

– Ha, commente platement Hubert.

L’odeur de brûlé est de plus en plus forte. Et la chaleur du feu devient désagréable. Des perles de sueur glissent sur le front et le cou d’Hubert.

– Nous devrions quitter cette rue, remarque le pompier.

Sa voix est comme chevrotante. Hubert l’imagine malingre.

– Bien sûr, acquiesce-t-il en lui emboîtant le pas.

Ils arpentent quelques rues, avant que le pompier ne reprenne la parole.

– Et vous êtes ?

– Aveugle, répond Hubert, dans un drôle de réflexe.

– J’avais remarqué.

– Cela ne signifie pas que je ne vois pas. Cela veut dire que je vois autre chose.

– Je vois, répond le pompier d’une voix incertaine. Il y a … euh…. toutes sortes de cécité.

– En parlant de cité, reprend Hubert. J’apprécie moyennement que vous brûliez la mienne. Elle est beaucoup plus belle la nuit, vous savez.

– Elle ne brûle pas. Ce n’est qu’un foyer que j’ai allumé, pour lui donner un peu de chaleur.

– Vous êtes pyromane ?

– Si vous voulez. Je pense moi que j’allume des cheminées, pour réchauffer les gens. Cette ville est si froide. Je trouve ses habitants encore plus glacials.

– De jour, je suis d’accord avec vous, convient Hubert. Mais de nuit, elle a un tout autre visage. Vous ne trouvez pas beau ces lampions qui pendent sous les montgolfières, inondant les rues de couleurs ?

– Je n’ai jamais vu ça.

– Et ses tubes de métal, montés en arabesques folles, qui courent entre les habitations. La végétation qu’ils supportent et qu’ils font voyager de tours en tours et de pavillons en pavillons n’est-elle pas belle à mirer ?

– Je ne sais pas de quoi vous parlez.

– J’aime comment les lumières réfléchies par les hauts murs en verre se confrontent aux feuillages, générant des ombres qui dessinent des histoires sur les rues, et les trottoirs. On dirait des estampes japonaises, sans l’agressivité sombre de l’encre de Chine, s’enthousiasme Hubert.

– Je suis plus aveugle que vous sans doute. Je ne vois rien de tout cela, répond le pompier malingre. Vous avez inventé cette ville.

L’homme devant lui est pâle, bien qu’inondé par lumière jaune d’un lampadaire. Il est en sandale sur le trottoir sale et tient un bâton d’aveugle qu’il fait naviguer d’un air dément sur le béton, en repoussant les détritus sans s’en rendre compte. Ses lunettes d’aveugle cachent mal la joie fiévreuse qui s’est peinte sur son visage.

– Je la vois juste mieux quand je ferme les yeux, dit-il.

– J’aimerais la voir telle que vous la décrivez, avance le pompier.

Hubert sourit. La démence semble avoir disparu de ses traits.

– La ville changerait si nous fermions tous les yeux pour la redécouvrir, soupire-t-il.

– C’est vrai. Après tout, elle n’est que ce que l’on en fait. Voulez-vous marcher encore un peu ? Car si c’est le cas, je vous suis, répondit le pompier, les paupières déjà à demi closes.

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Un commentaire

  1. Alexandra Bertrand

    Pas facile comme sujet, mais de chouettes trouvailles.

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