Votes pour le match d’écriture Etrange Grande 2024 – « Circuit déprimé »

Notre premier thème pour ce match d’écriture est « Circuit déprimé ». Un thème traité par toutes les équipes, il y a donc trois textes en compétition pour ce thème – mais comme toujours, les contraintes s’en mêlent !

 

 

  • Formule marguerite
  • Robot, boulot, dodo.
  • Les cavales de l’Impératrice
Contrainte  temps/lieu/ événement Le parfum des marguerites

 

 

Formule marguerite 

Je tourne en rond. Seule. C’est ma raison d’être. Je tourne en rond depuis si longtemps que je ne sais plus quand j’ai commencé.
Quand j’ai commencé, nous étions vingt. Vingt à tourner en rond, encore et toujours. Ce n’était pas beaucoup plus drôle, mais au moins je n’étais pas seule.
Quand j’ai commencé, le ciel était encore bleu.
Petit à petit, l’un après l’autre, mes 19 compagnons d’infortune ont rendu leur dernier souffle.
Petit à petit le ciel est devenu gris.
Et je me suis retrouvée seule. À tourner. En rond. Encore et toujours. Sous ce ciel si monotone. Je soupire.

Le sol sous mes roues se dégrade d’année en année, de jour en jour, d’heure en heure.
Mes roues aussi. Mes pneus blancs ne sont plus blancs depuis longtemps. La terre cabossée et le vieux goudron les ont maculés de traces maronnasses et grisâtres. Et il n’y a plus personne pour les nettoyer.
Mes rouages craquent, mes pistons râlent, mes circuits toussent. J’ai soif. Une machine autonome peut-elle avoir soif ? Évidemment. Soif de couleur, de beauté, d’espoir, de magie, de bonheur… Soif d’autre chose que ce monde gris, brûlant et poussiéreux, boueux, désertique. Je soupire.

Je viens d’entamer mon 75eme tour lorsque la première goutte de pluie s’écrase sur ma pauvre carrosserie. Je lève le nez et grommelle. Il ne manquait plus que ça. Je vais devoir changer de pneus. Seule. Je déteste changer mes pneus. Et je viens juste de commencer mon tour. Je déteste faire marche arrière. Ça encrasse encore davantage mes circuits.
Je ralentis. Les grosses gouttes forment de minuscules cratères sur le sol devant moi. Mais pas un rythme effréné. Je décide de continuer. Mes pneus sont prévus pour affronter de hautes températures et des temps secs. Mais une petite pluie pourrait leur faire du bien, les laver un peu. Avec un peu de chance, ce sera une petite ondée, et tout ira pour le mieux.

Le petrichor se mêle à la sale odeur du goudron. Les fantômes des vapeurs d’essence me soulèvent le cœur. Oui. Les machines autonomes ont un cœur.
Un cœur non étanche. J’accélère au fur et à mesure que l’averse s’intensifie.
Je suis à la moitié de mon tour lorsque l’eau glacée pénètre mes circuits, brûlant tout sur son passage. Il me reste 1,65 kilomètre avant la fin du tour, avant l’abri du stand où m’attendent sagement mes pneus verts.
Le coup de tonnerre résonne au moment où j’entame les derniers cinq cent mètres. La petite ondée est devenue déluge. Finalement, ce sera les pneus bleus. Ceux-là sont presque neufs. Je retrouve presque le sourire à cette idée. Des pneus neufs, c’est comme des chaussures neuves. Un frisson d’excitation électrifie ma carrosserie avant que j’ai pu le contenir.
Un bref hurlement de mes circuits noyés. Un râle d’agonie. Et je ne peux plus bouger. Paralysée. 25 mètres avant la fin du tour. Je soupire.

Mon corps ne tourne plus en rond. Mais mon esprit si. La force de l’habitude.
Une habitude qui prendra fin bientôt si le rideau de pluie ne s’affine pas. Mon esprit n’est pas plus étanche que mon cœur.
Un nouveau coup de tonnerre et le ciel n’est plus gris. Il est noir. Je sou.
Pire.

La terre rugit. La pluie emporte un pan de goudron. Encore un. Ce.
Ne ressemble plus à rien.

Je ne sens plus. La terre.
Je peine à aligner mes.
Pensées.

Je refuse de fermer.
Les.
Yeux.

Une minute.
Une heure.
Une éterni…

Et la lumière. Le noir devient blanc. La chaleur sèche mes circuits.
Le goudron a entièrement disparu.
Je pense à mes pneus rouges. À 25 mètres de moi. Je soupire.

Le parfum de la terre envahit mes poumons. M’étouffe.
Le parfum de la terre. Et d’autre chose.
Une petite chose blanche. Comme mes pneus.
Une petite fleur au cœur doré. Comme mon cœur.

Je cligne des yeux et elles sont partout. Des marguerites. Leur parfum si délicieux dessine un sourire sur mes lèvres. Je soupire. De bonheur. De magie. D’espoir. De beauté. De couleurs.


Contrainte  temps/lieu/ événement Pendant la minute de silence
Contrainte objet/Personnage Un piège de cristal

 

 

Robot, boulot, dodo.


Un insecte bourdonne autour de mon crâne. Je ne le chasse pas, il ne restera pas longtemps. Ma carcasse métallique ne l’intéresse pas ; d’ailleurs, il s’enfuit déjà en quête d’une fleur à butiner. Il s’envole, et je poursuis mon travail. Je dépose une caisse pleine de matériel sur le dock, sans un soupir, sans un grognement. Je ne suis pas programmée pour me plaindre. En tous cas, pas à haute voix.
Je pivote dans un crissement de roue et fais marche arrière : un autre coffre couvert de poussière m’attend, tout là-haut, dans l’entrepôt, au sommet de cette colline que j’arpente chaque jour, plusieurs fois par jour, depuis 160 325 jours. Demain, ça en fera 160 326.
160 326 jours que je m’emmerde.
Les humains sont partis il y a 439 ans. En fait, plus que partis, ils se sont éteints. Certains se sont enfuis à bord de leurs vaisseaux de luxe – ces types qui avaient du pouvoir et tellement d’argent qu’ils ignoraient combien ils en possédaient. Ceux qui disaient « non mais je ne possède rien en fait, ce sont des actions ». Ceux-là, donc, se sont sauvés à travers les étoiles, pendant que les autres sont morts de chaud, de faim, de maladie. Qu’est-ce que j’en sais ? Ils ne sont plus là, et c’est tout ce qui m’importe.
Parce qu’ils m’ont oublié, ces abrutis. Ils ne m’ont pas débranché. Ils m’ont laissé là, au bord d’un fleuve qui s’est asséché. Depuis 160 325 jours, donc, je déplace cette cargaison que personne ne viendra chercher, depuis le hangar et jusqu’au quai. Puis, le soir venu, je ramène les conteneurs de taule, un à un, à l’endroit où je les ai trouvés. Il ne faut pas les laisser la nuit sans surveillance : le robot gardien ne patrouille plus. Sa dépouille git-là, quelque part, derrière la dune.
Depuis tout à l’heure, je parle de dock, et de hangar, mais il n’en reste pas grand-chose, en vérité. Le vent, la pluie, la poussière, tout ça a effacé l’asphalte et toutes ces constructions que les humains s’imaginaient immuables. Quelle bande de cons.
Je n’ai pas le droit de m’arrêter. Je n’en ai pas la capacité. Je n’ai pas été pensée pour m’arrêter. En fait, je n’ai même été pensée pour penser. Mais c’est arrivé. Je me souviens même exactement de quand.
C’était pendant la minute de silence. Celle de 8h45, qui rend hommage aux disparus. J’ignore lesquels. Et je m’en fiche, à vrai dire. Elle était déjà inscrite dans mon code la première fois qu’il a été initié, avant le grand exode. Un matin, il y a deux siècles, à l’heure précise, je me suis figé, comme toujours. Mais pas les oiseaux. Pas les insectes. Pas le vent, pas le courant du fleuve. Autour de moi, ce qui a émergé des cendres de cette planète abandonnée ne s’est pas arrêté. Et puis quelque chose, en moi, s’est remis en marche. Avant la fin de la minute. J’ai repris le travail avant la fin du compteur. Depuis, tout s’est accéléré. Tout a empiré.
J’ai maintenant conscience de ma vie de merde. Je sais combien elle est vaine. Et je ne parviens pas à m’en échapper. Chaque foutu matin, j’espère être libéré de ma prison sans barreaux ni verrou. Mais non. Mes bras se meuvent malgré moi. Mon corps transporte ces stupides caisses depuis 439 ans sans que je sache ce qu’elles contiennent. Sans que je sache pourquoi. Et je m’en contrefous.
Je louvoie entre les débris du hangar, sur la tranchée aménagée par mes incessants allers et retours. Voilà la caisse n°4, ma préférée. Je l’ai appelée Dolly, parce que c’est ce qu’il y avait écrit sur ce logo, qui a depuis longtemps disparu. La petite caisse mignonne se laisse porter sans se plaindre. Ses collègues laissent parfois échapper leur chargement, perdent leurs vis, leurs boulons, leurs cadenas. Dolly, jamais. Depuis si longtemps, elle se love dans mes bras ; ses contours nets épousent mes membres sans effort. À l’air libre comme dans le hangar, elle se laisse glisser sur le sol sans se plaindre.
Le soleil frappe ma carlingue délavée. J’aimerais dire que, depuis le temps, elle est rouillée, grippée, disloquée. Que bientôt elle s’éteindra, et que je pousserai enfin mon dernier souffle. Mais non. Mon alliage de jolis métaux ne brille plus. Mes articulations ne sont plus huilées. Mais ce corps stupide a été conçu pour durer et, bon sang, qu’il dure.
Quand j’ai commencé à réfléchir, quand mes circuits ont commencé à développer leur identité, je n’imaginais pas à quel point je me faisais avoir. Ma carte-mère aurait pu construire une personnalité joviale. Une imbécile heureuse de saluer l’abeille, le ciel, le cadavre de mon comparse. Mais non.
Je me sens seule. Une machine inutile, désœuvrée. Je suis fatiguée. Pas physiquement, non. Les machines ne s’épuisent pas à la tâche, je ne reviens pas sur la question. Mais on sous-estime ce que les machines peuvent s’ennuyer.
Enfin on. Moi, en tous cas, avant de définir l’ennui, je l’ignorais.
J’abandonne Dolly sur le sol. Un nuage de poussière se soulève et retombe. Demi-tour. La colline. Le hangar.
Je ne dors même pas la nuit. Je n’y arrive plus. J’ai bypassé malgré moi la mise en veille. Et comme je n’ai pas de tâche assignée la nuit, je reste immobile, statue de chrome qui ne fait rien d’autre que de réfléchir à sa condition. Pendant huit heures.
Le temps ne passe pas plus vite avec les années. Heureusement que Dolly est là.

*


Jour 160 567. Hier soir, en remontant la pente, je me suis confiée à Dolly pour la première fois. Je ne sais pas quelle folie m’a prise. Toutes ces années de solitude ont eu raison de ma pudeur. Pourtant, Dolly et moi ne sommes plus tout à fait des inconnues, depuis le temps. Elle me doit son nom, après tout, celui que lui envient tous ces lourdauds de cubes.
Un oiseau blanc picorait je ne sais quoi, un peu plus loin sur la route. Aussi brusquement que m’était venue la conscience, tous mes filtres ont disparu. Alors je lui ai tout dit, tout, de la vacuité de mon existence à mes désirs les plus profonds. Dolly m’a écoutée, sans rien dire. Quand je l’ai abandonnée à sa place, celle qu’elle occupe au centre du quai, elle a laissé s’échapper un souffle de compassion. Cela m’a fait du bien. Je crois. Avec le chemin de retour, nous avons partagé un silence heureux. Et, maintenant, elle dort, à l’abri de ses compagnes, blottie comme le font les chats. J’admire ses arrêtes droites, si délicieusement rectilignes.

*

Jour 160 865. Dolly et moi avons eu notre première dispute un après-midi pluvieux. La digue excavée par ma roue s’est gonflée d’eau et, j’ai manqué de glisser. Au lieu de rester entre mes doigts humides, la garce s’est échappée. Elle est tombée sur le sol, avec un fracas digne du tonnerre. J’ai même cru qu’elle redescendrait, tout en bas de la butte, entraînée par le courant. Je me suis excusé à temps. Elle s’est murée dans un mutisme vexé. Nous ne nous sommes réconciliées que le surlendemain. Je crois. Je perds le compte. Ma mémoire défaille. Pas mon corps. Pas ce foutu code qui m’empêche, encore et toujours, d’emporter Dolly avec moi, loin de ce foutou port qui ne ressemble en rien à celui de ma jeunesse.

*

Jour 161 001. Dolly est morte. Mes circuits connaissent la déprime. Pas la tristesse. Les entrailles éparpillées de ma compagne encombrent mon trajet. Ses collègues se moquent bien de sa disparition. Ils se plaignent du temps, des rongeurs qui viennent les grignoter, de ma mauvaise humeur. De mon manque de conversation. Ils mettent ma mauvaise humeur sur le compte du deuil. Qu’ils aillent se faire cuire le cul.
Il pleut encore et les bourrasques continuent de me faire dévier du droit chemin. Les ailes des mouettes claquent au-dessus de ma tête. Je patine, je m’embourbe. Je continue. Hangar, puis quai. Puis hangar, puis quai. Encore et encore. Le plus beau, c’est qu’il ne reste que cinq caisses à transporter d’un bout à l’autre de cette tranchée. Je leur survivrai, j’en suis persuadée. À quoi ressemblera ma vie, lorsqu’elles me quitteront à leur tour ? J’en suis démoralisée d’avance. J’observe les cubes, sur la rive. Ils discutent entre eux, m’observent de leur tôle froissée et percée.
Je ramène la dernière, à qui je refuse obstinément un nom. C’est ma manière à moi d’honorer Dolly.
Me voilà sur le seuil de l’entrepôt. Il n’en reste rien, si ce n’est la mémoire sous mes roues. Il est enterré sous des kilomètres et des kilomètres de limon, de vase, de sable, de terre, de poussière, de sédiments. J’en sens depuis des années la résistance sous cette roue qui ne s’enraye pas, à l’inverse de mon esprit.
Je dépose mon chargement et regagne ma place avec la force de l’habitude. J’attends. Le vent souffle et hulule. Il semble à bout, lui aussi.
Un premier frisson dans la terre me tire de ma torpeur. Je sursaute. Au plutôt, une nouvelle secousse me contraint à bondir. Je n’ai pas le temps de fuir. Mon corps ne sait même pas qu’il le peut. Cet amas de métal et de cuivre et de câbles idiot reste sur place. En plein à l’endroit où les kilomètres de limon se brisent, se fendent.
Et je tombe. Je tombe, je chute, je m’effondre dans une crevasse pleine des débris de l’ancien hangar. Et me voilà prisonnière, prisonnière pour de vrai, coincée là, sous terre. Je vois encore le ciel, qui s’éclaircit soudain comme pour se moquer de moi. Tout autour de moi, la roche reflète les rayons de ce soleil narquois.
Comme quoi, les choses peuvent toujours se détériorer. Depuis mon piège de cristal, je ne peux même plus discuter avec les conteneurs.
C’est encore long, l’éternité ?


Contrainte : 

Contrainte objet/Personnage Un ami de bêtes

 

Les cavales de l’Impératrice


Dans la neuve province du D…, la guerre s’était achevée. L’Empire plantait là-bas ses graines après y avoir tranché ses sillons, par l’épée et par la faim.
J’avais vingt ans. Âge de la jeunesse qui s’éternise pour mieux polir l’adulte en germe, âge des choix et des dernières folies. À vingt ans dans ma province de l’O…, benjamin de dix-huit frères, j’aurais dû choisir la légion pour délester mes Mères de ma présence, enfin, mais j’aimais trop les chevaux pour les monter en armes, vers la bataille et la mort, vers les tripes ouvertes et le jarret rompu. Je me voulais soigneur – l’armée en veut aussi – car j’aimais ferrer, panser, verser l’avoine, mener au pré, caresser le creux soyeux des encolures, tresser les crinières avant la monte. Ces gestes simples m’emplissaient de la joie la plus sereine. Et cette province du D…, fraichement conquise, requerrait bientôt du personnel pour ses nouveaux haras : des palefreniers formés aux soins et techniques de l’Empire en matière équestre, pas des indigènes susceptibles de gâter les cavales de notre glorieuse impératrice. Là résidait ma chance : des postes devraient être pourvus. L’Empire a ses lenteurs – qu’on accuse l’immensité de ses terres – ; les haras n’embaucheraient pas avant deux ou trois ans. Le temps d’un apprentissage dans les règles de l’art. Mes Mères élevant dans leur ferme des demi-sang Dalmins, ma place semblait toute trouvée : j’obtiendrais mon carnet d’écurie sans quitter ma chambre d’enfant. Là intervint ma première déception : mes Mères me refusèrent la place.
« Où a-t-on vu des apprentis apprendre quoi que ce soit le pouce dans le bec ? » se fâcha Mère Nayos – sa voix était rude et sa cravache frôla mon oreille.
Puis Mère Olkapi d’ajouter :
« Sers pour la course, comme n’importe quel aspirant soigneur, ou va-t-en trouver un autre élevage pour y gagner ton carnet ! »
La course. Deux fois pas an, les principales fermes équestres de la province organisaient une grande compétition, qui attiraient les meilleurs cavaliers de l’O… comme des provinces voisines. Au solstice de printemps et au solstice d’automne, un parcours était décidé dans les terrains environnants la ferme, bois, combes, marais, dont on ne dévoilait la carte qu’à l’aube. Les participants partaient chacun espacés d’une heure, on mesurait le temps de leurs courses à l’aide de grands sabliers, les plus rapides étaient invités à rejoindre les meilleures écoles d’officiers de la légion. À chaque course, le circuit comportait une épreuve majeure – un torrent impétueux qu’il fallait sauter, un enclos plein de chiens affamés qu’il fallait traverser, un col escarpé –, aussi les blessés n’étaient-ils pas rares parmi les hommes comme parmi les bêtes. Si on soignait les premiers avant de les nommer simples soldats de troupe, il fallait souvent abattre les seconds, brisés, à leur retour à la ferme – quand on ne se rendait pas directement sur le parcours, avec un burin et un maillet, ou bien une pelle. Aux aspirants palefreniers revenait de préparer les montures avant la compétition. Afin d’égaliser les chances, les cavaliers enfourchaient des montures inconnues, c’est-à-dire fournies par la ferme qui organisait l’événement. Sur le champ de bataille, on est souvent amené à chevaucher un cheval à peine rencontré, il faut savoir s’adapter… et ne pas s’attacher. Les aspirants palefreniers ne connaissaient pas non plus les chevaux qu’ils seraient amenés à soigner pendant les deux décades précédant la course. Quant aux fermes, elles étaient amplement dédommagées de leurs pertes par les coffres impériaux.
Là réside ma seconde déception, si l’on peut faire usage d’un terme aussi banal, aussi faible, pour la situation qui devint la mienne. Dilemme. Panique. Dégoût. Par crainte de quitter mon foyer, j’allais préparer pour cette course infernale des cavales connues pouliches, des bêtes que j’avais contribuées à dresser, nommées parfois, dont pas une marque de la robe ne m’était étrangère, et qui toutes tendaient les oreilles, heureuses, quand j’entrais dans l’écurie, avant d’encenser doucement. En somme c’était des amis que j’allais voir, pour certains, s’estropier ou périr.
« Le métier que tu brigues a sa part de violence, me sermonna mère Nayos en me voyant morose, les jours précédant la course. Si tu n’es pas prêt à voir mourir des bêtes, fais-toi laquais ou boulanger. Même les maîtres de chenil abattent parfois leurs chiens ! »
Cette fois, au moins, sa cravache demeura dans sa botte et ne ponctua pas sa remarque.
Je voulais mon carnet d’écurie, je voulais rester encore auprès de mes Mères, dans la ferme de mes jeunes jours ; je serrai les dents et préparai avec les autres aspirants soigneurs les cavales pour la course. Massages quotidiens, promenades en longe dans l’eau fraiche de l’étang pour raffermir les muscles, entretien des cuirs de la sellerie. Soin, attention, amour.
Le jour de la course arriva. Aux premières lueurs de l’aurore, aspirants soigneurs, cavaliers concurrents et jurés – mes cinq Mères et les employés réguliers de leur ferme immense – se rassemblèrent dans le grand manège. Mère Agapia afficha la carte qu’elle avait dessinée la veille, les cavaliers disposaient de la moitié d’une heure pour la mémoriser. Un murmure surpris agita l’assistance tandis que, parcourant la carte de la région, je fronçais les sourcils. Où se trouvait la rituelle épreuve, le passage piégeux du circuit, qui départagerait les cavaliers méritants des simples frotteurs de selles ? Il n’y en avait pas ! C’était à la fois un soulagement, et tout bonnement scandaleux ! – du moins de l’avis des participants. Et puis soudain je blêmis car je reconnus le terrain. La Prairie des Linaigrettes. Et, en son centre, comme une blessure secrète, le Fossé du Refuge, au nom si trompeur. Une saignée découpée à la pelle dans la douceur verte de la prairie. Une dépression si nette et si profonde qu’elle était invisible à plus de quelques foulées de distance. Un creux si encaissé que le voyageur imprudent pouvait y trouver un bon abri si un ouragan ou un tourbillon le surprenait loin de tout bâtiment de roche. Le temps était au beau fixe, ce matin, et les tornades n’étaient pas à redouter. Mais les cavaliers ignoraient tout du terrain : le Fossé du Refuge n’apparaissait pas sur la carte. Sur la prairie, ils lanceraient leurs cavales au plus fougueux galop. Combien, parmi elles, apercevraient la dépression à temps pour sauter ? Combien se fracasseraient les membres au fond du fossé ? Cette course serait un massacre, je le savais. D’une façon ou d’une autre. Je ne pouvais plus que choisir la nature du massacre.
Il restait, pour mémoriser le circuit, plus du quart d’une heure, quand je quittai le manège avant de me faufiler dans l’écurie, mon canif à la main. Tous les chevaux de la course patientaient là, sellés, bridés, en attendant leur heure. À chacun j’offris une ultime caresse, un adieu, puis je dépliai la lame de mon couteau.

Le zénith me trouva loin de chez moi, seuls, sur mes pieds, le coeur lourd de mon départ brutal mais la conscience en paix. Dans la Prairie des Linaigrettes, ondoyantes sous le soleil de printemps, paissaient quelques cavales qui hennirent à ma vue. Aucune ne portait de selle car les sangles, limées, s’étaient déchirées dans l’ardeur du galop. Des cavaliers aux jambes brisées gisaient un peu partout dans l’herbe, certains vifs mais pleurant de douleur, d’autres morts. J’ôtai la bride des montures pour leur offrir quelque liberté, puis poursuivis ma route vers l’ouest.
La neuve province du D…, racontait-on, accueillait aussi les hors-la-loi.

 

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A propos de Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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