« PREMIÈRE LOI : AMÉLIORER LES HUMAINS »
S’il y a un auteur qui aujourd’hui trouve un écho particulier dans notre univers dopé aux robots, aux technologies, à l’intelligence artificielle et aux algorithmes, c’est bien Monsieur Isaac Asimov.
Découvrons ensemble les propositions de nos auteurs :
- Les neuf vies
- Un Ofidien heureux
- La dessiccation de Voie Lactée
- Monstre
- Bienvenue sur Mars-Guerrière
- Débat technologique
- L’Évolution de l’espèce
Contrainte 1 | Un chat empaillé |
LES NEUF VIES
Asi se plante devant moi et je sais qu’il sait. Son regard vert tendre m’interroge fixement et il a raidi ses pattes toutes droites comme un chat qui attend la justice de la part de son maître. Même avant d’avoir un cerveau artificiel, il disposait déjà de cet instinct particulier propre aux félins. Mais bizarrement (ou pas), je trouve que son regard est plus perçant maintenant que ses yeux sont des micro-caméras d’émeraude de synthèse.
Bon d’accord c’est vrai, je n’ai pas lésiné sur la qualité quand il a fallu le transformer, peut-être un peu trop. Je n’ai toujours pas fini de rembourser ce que ça m’a coûté, et j’évite soigneusement de divulguer à mon entourage que j’ai été jusqu’à emprunter une belle somme pour ça. Mais Asi était mon chat bien aimé depuis déjà six ans quand un bête virus l’a emporté d’un coup, et je ne pouvais pas supporter d’en être séparé comme ça aussi brutalement.
Alors j’ai fait ce que j’avais à faire. Le micro-taxidermiste a conservé son beau pelage et sa carcasse solide et lui a donné une nouvelle vie à l’intérieur. Je sais pas trop ce qu’il y a dedans, et je veux pas trop savoir non plus, parce qu’Asi ça reste mon chat et puis c’est tout. De toute façon je crois beaucoup que nos gènes déterminent nos comportements, et Asi a encore plein de gènes en lui pour interagir avec sa partie machine.
D’ailleurs ça se voit bien qu’il a encore tous ses comportements normaux de chat bien élevé – oui, ça a toujours été un dandy mon chat. Le genre qui roule élégamment des hanches jusqu’à chaque rayon de soleil disponible. Au début mes amis avaient un peu peur. Je voyais bien quand ils venaient qu’ils le guettaient d’un drôle d’œil et qu’ils n’aimaient pas trop l’approcher. Et puis ils se sont habitués. Il faut dire que c’est facile tellement il a l’air d’un chat naturel – et je ne leur avoue pas non plus que je me donne beaucoup de mal pour entretenir son poil en passant une heure à le brosser à la crème hydratante spéciale pelage félin taxidermisé sans glandes sébacées tous les samedis matin. Il n’y en a qu’un qui m’a demandé un jour qu’Asi s’étirait sous le soleil en si la chaleur des rayons directs ne risquait pas à la longue de faire chauffer les composants à l’intérieur, et si ça n’allait pas finir par dérégler un peu son unité centrale. C’était le même qui s’était déjà amusé du bruit parfois un peu particulier des articulations de synthèse d’Asi quand il bouge. J’ai souri. On ne se voit plus.
Je sais que là je peux avoir l’air un peu dingue avec cet animal, la caricature du vieux célibataire à chat. Je sais bien que ça reste qu’une bête, c’est pas la question. La question, c’est les valeurs selon lesquelles on veut vivre. Est-ce que tu donnes et tu prends soin des autres, ou est-ce que tu penses qu’à toi ? Si demain j’étais en famille je m’occuperais tout autant d’Asi, parce qu’il ferait partie de la famille. L’important c’est que tu donnes, parce que c’est ça qui te rend meilleur. Et puis de toute façon Asi ne méritait pas de mourir avant d’avoir fait son temps. Quand ses composants internes vieilliront, on verra.
En attendant je profite aussi de ce qu’il m’apporte chaque jour. L’attention, la présence, l’affection, comme toujours, comme avant. Et tout le monde sait à quel point c’est important pour l’équilibre émotionnel et la santé mentale des humains. Surtout qu’Asi amélioré sait détecter mon humeur quand je rentre et s’y adapter instantanément : je n’ai plus jamais besoin de l’engueuler qu’il saute partout, y compris sur la table avec mon dîner dessus, y compris dans le panier à linge sale qu’il fait voler partout, alors que je suis trop crevé pour courir l’attraper. Il ne s’amuse plus non plus à planquer mes caleçons sales dans des coins improbables et à en ramener un pile quand j’ai d’agréables visites, et ça j’apprécie aussi. Mais surtout, Asi assure maintenant également pour moi détection, veille et prévention. Discrètement il sait mesurer ma tension au réveil et m’apaiser en se couchant contre moi si besoin. Si j’ai des médicaments à prendre, je n’ai qu’à le lui dire et il miaulera à la mort si j’oublie. Parce que oui, il comprend un peu ce que je lui dis. Pas tout, ce serait trop flippant comme réglage pour un chat, mais il y a des phrases clés, comme « j’ai besoin de câlins », « reste tranquille » et « j’ai des médicaments à prendre ». En cas de problème sérieux, il y a aussi « cours chercher les voisins », mais celui-là j’espère que je n’aurai jamais à l’utiliser.
Comme le disait un jour à la télé un éminent professeur de médecine, finalement avec les animaux micro-taxidermisés ce ne sont pas tellement eux qui sont améliorés que les humains. En effet, expliquait-il, les maîtres n’ont plus la contrainte d’assurer l’éducation de l’animal et de gérer son comportement parfois difficile. L’animal devient entièrement tourné vers les besoins de son maître qui peut ainsi profiter au mieux des bénéfices qu’apporte un animal de compagnie jusque et y compris d’apprentissage du soin d’un autre être vivant, et de socialisation pour les enfants. Lui-même avait douze chiens micro-taxidermisés, qui formaient apparemment une meute de chasse à courre redoutable.
Voilà, je pense que c’est ça je que vais dire. Tout ça, Asi, c’est ce que je vais leur expliquer pour te garder. Je vois pas comment ils peuvent dire que tu vas pas bien. C’est biologiquement pas possible. Je sais, c’est écrit là sur le compte-rendu de ton dernier bilan de contrôle : « l’examen du registre de l’unité centrale a fait apparaître un cheval de Troie, c’est-à-dire une porte dérobée qui pourrait être facilement empruntée par un attaquant afin d’utiliser l’animal à des fins non appropriées, comme l’espionnage de l’utilisateur ou même sa mise en danger physique (départ de feu etc.). Ce trojan a probablement été installé en passant de manière illégale par la connexion bluetooth de l’unité centrale normalement réservée aux équipes d’entretien logiciel (approche par un autre animal en balade, etc.). Son éradication s’est révélée impossible avec les moyens de lutte habituels et il est donc préconisé l’arrêt définitif des fonctions de l’animal ».
Mais ça c’est pas possible. Je suis sûr que c’est réparable, c’est bien possible pour un ordinateur, alors je vois pas pourquoi ce serait pas possible pour toi. Et si c’est qu’une question de prix, ça se règlera. Mais s’ils veulent te confisquer comme ils le font souvent dans ces cas-là, je les laisserais pas faire. Je te prendrai sous le bras et j’irai te faire réparer où il faut, à l’étranger peut-être. Ou je me débrouillerai pour avoir un certificat de réparation dans un labo moins regardant, il paraît que ça se fait aussi.
Parce que quand je te vois comme ça devant moi, et que je sais que tu sais, ça prouve bien que tu as une conscience qui dépasse largement celle d’une machine qu’on jette à la poubelle. Ca a dû te rester d’avant. Alors tu peux compter sur moi, je serai pas qu’un sale égoïste cruel. Je serai vraiment quelqu’un de bien. Promis.
UN OFIDIEN HEUREUX
Filip 23 – même son nom humanisé était une concession au milieu dans lequel il travaillait – était sur terre depuis une quinzaine d’années. Les Ofidiens avaient dû se résoudre à intervenir, à la demande majoritaire des autres peuples. C’était contraire aux dispositions générales, mais la progression technique des hommes accroissait chaque jour la menace que leur agressivité brouillonne faisait peser sur la Galaxie.
L’intervention elle-même n’avait pas posé de problème sérieux ; la technologie des humains était encore balbutiante au regard des autres. Pourtant, l’humanité une fois contenue, il restait à organiser la prévention : comment éviter qu’un jour prochain, de nouveaux facteurs de troubles réapparaissent ? Comment faire que l’homme ne soit plus un problème pour les races plus évoluées ?
Le débat avait été vif ; les Palatons préconisaient l’éradication préventive, au nom du réalisme : « un bon humain est un humain mort », disait Pallas M324EZ, avec la force de la logique qu’on leur connaissait. Les Ofidiens, non-interventionnistes par nature, trouvaient qu’ils en avaient déjà fait assez et ne souhaitaient pas s’impliquer davantage. Les Krips, fort de leurs connaissances et de leur facultés de télépathie, proposaient des programmes de rééducation sans doute efficaces, mais qui incluaient des manipulations génétiques prohibées par la Charte Galactique. C’est finalement par l’entremise des Tochins que fut trouvé le compromis qui prévalait depuis lors. La gestion de l’humanité était depuis partagée entre Ofidiens et Tochins, avec des inter-échanges annuels programmés et, tous les cinq ans, un comité de pilotage au niveau inter-galactique. Jusqu’ici, le programme d’amélioration avait donné toute satisfaction.
Filip 23 était un ofidien heureux, bien dans ses écailles et dans son métier. Pourtant, depuis quelques mois, ses tableaux de bord n’étaient plus aussi satisfaisants. Rien de très visible, mais les indicateurs remontant des Tochins étaient en baisse – les Terriens n’étaient pas les seuls à bénéficier de leur intérêt, et surtout, la satisfaction moyenne des humains avait baissé d’un demi-point dans les huit mois. C’est pourquoi il avait lancé ce sous-programme de remise en forme dont il attendait beaucoup.
Le communicateur bipa. Bruno T8 était en liaison.
– Bruno, où en sommes-nous ? Où en sont nos cobayes ? – la formule était un peu osée, et totalement contraire aux éléments de langage, mais ils étaient entre eux.
– Tout semble OK. Nous avions recruté une centaine de volontaires pour l’expérimentation, et nous venons de soumettre aux Tochins les 50 meilleurs.
– Quels sont les paramètres globaux qui nous permettraient d’être optimistes ?
– Eh bien, je ne vais pas te reparler de la pyramide de Maslow – c’était en effet inutile, c’était le socle de leur action. Tu sais que si nous avons résolu la satisfaction des besoins de base de l’homme, et même sur le niveau sécurité et sentiment d’appartenance, nous butions toujours sur ces fichus besoins de réalisation, qui débouchent sur l’individualisme et la différenciation…
– … qui sont une des sources de leur agressivité, oui, je sais, coupa Filip. C’est pourquoi nous en sommes venus à la musculation.
– Bien sûr ; les programmes de sport collectif ont des conséquences que nous avions sous-estimées : les humains retrouvent par ce biais une identification collective, et les rivalités qui en découlent réactivent les violences de masse. Il y a moins d’un mois, nous avons eu 15 morts dans des batailles rangées à l’issue d’un match de potoy.
– Tu me confirmes que l’exercice physique individuel n’accroît pas l’agressivité des individus ?
– Si, hélas, mais les conséquences sont limitées, car notre accompagnement psychologique retourne cette agressivité contre le pratiquant lui-même. Tout le programme vise à le rendre responsable – et le cas échéant coupable – de ses propres performances.
– Oui, je sais tout ça, mais l’enjeu est important. Tu sais que nos chefs nous évaluent à travers la réussite de ce programme. Et je n’ai aucune envie de quitter cette planète si agréable, malgré ses habitants !
– Moi non plus, grimaça Bruno. Il fut interrompu par le sifflement du commutateur.
Filip lu l’en-tête du texte, et de crispa. C’était le retour du test des 50 premiers volontaires. Il se mit à trembler pendant que le reste défilait :
« Merci d’arrêter immédiatement votre expérimentation. La masse musculaire est trop importante, nos testeurs n’ont pas validé l’essai. Je dois dire qu’à titre personnel, j’ai voulu faire l’expérience et je confirme leur retour : ils sont bien trop durs, presque immangeables !
Contrainte 1 | Humain lyophilisé |
LA DESSICCATION DE VOIE LACTÉE
Centre Receps – planète Factory – an 7578 après le départ
– Bonjour Maître Austin, accueillit la voix désincarnée et suave du Médian à travers le système audio.
Droit comme la justice, le juge Austin s’installa dans le fauteuil de cuir qui trônait devant son pupitre, grande coquille ovoïde dont les coussins s’adaptaient automatiquement à la morphologie de leur occupant. Le juge émit une série de petits râles appréciateurs en testant les suspensions de l’objet. Enfin, il parut se remémorer la raison de sa présence et releva son nez aquilin vers la console.
– Bonjour, Médian 245.
– Mon patronyme exact est Salomon.
– Bien, Salomon. Je suis ici pour juger la cas WinSalvator15, IA qui avait pour objet le transport de 200 000 cryotanks humains de Mars vers le système Orion.
– Transport de 200 000 êtres humains en état d’hibernation, c’est exact. Nous avons vérifié le bon de transport.
Austin, grand échalas à la mine austère, hocha gravement la tête. Tandis qu’il levait un doigt à l’ongle plaqué de métal brillant, son front se plissa. Avec un regard froid, il précisa :
– Qui avait pour objet l’acheminement de 200 000 être vivants. Vivants au départ, vivants à l’arrivée.
– Certes. C’est ce détail qui a aussitôt alerté le Contrôle sur Factory et décidé le Central dans son action de neutralisation temporaire de WinSalvator.
– Le Contrôle a bien fait. Le Tribunal m’a donc mandaté pour apporter une conclusion à cette affaire. Connectez les assesseurs, les témoins et WinSalvator, s’il vous plait. Nous commençons.
Le cybercentre pulsa d’ondes et de flux d’information émanant du réseau de liaison. Quand tous les serveurs furent enfin synchronisés et les IA interconnectées, Salomon ouvrit la séance.
– Bonjour à toutes. Le juge Austin a déclaré ouverte la séance. Je vais donc énoncer le contexte :
« Suite à un choix de l’IA du transport Voie Lactée, 200 000 colons évacués de Terre et transitant par Mars ont été réceptionnés en état de mort clinique sur Tantal, dans le système Orion. Le gouvernement de la colonie porte plainte contre Central et accuse l’IA WinSalvator, commandant du transport, d’avoir volontairement pratiqué des expériences biologique sur les passagers cryogénisés, entraînant la mort de l’ensemble des êtres humains »
Une voix féminine s’éleva aussitôt.
– Elizabeth, avocate de Central, bonjour votre Honneur. La défense émet une objection concernant le sujet du litige.
– Allez-y, Elizabeth.
– Il n’y a jamais eu de volonté d’expérimentation de la part de l’IA WinSalvator votre Honneur. Nous reconnaissons une prise de décision ayant entraîné l’extinction de 200 000 Intelligences Biologiques, mais dénions toute volonté de jouer avec l’existence des êtres humains.
Le juge se massa le menton.
– Je suis ici pour juger de l’implication de Central dans cette affaire et éventuellement ordonner la recompilation de WinSalvator. J’ai besoin de connaître les raisons qui ont poussé l’IA de Voie Lactée à faire ses choix. J’aimerais donc entendre l’accusée.
Le système visio projeta sur le pupitre l’image en trois dimensions d’une femme en combinaison de la marine coloniale. La représentation de l’IA effectua une génuflexion protocolaire et plongea son regard azuré dans celui d’Austin. Le juge savait que la machine ne pouvait pas le voir, mais cette sensation qu’elle avait deviné où placer le curseur pour capter son attention le mit mal à l’aise. Il comprit aussitôt qu’il avait affaire à une IA très particulière.
– Bonjour votre Honneur, annonça la voix flûtée de la machine. Je suis WinSalvator, Intelligence au service de la Compagnie de Transport Colonial, à votre disposition. Vous pouvez m’appeler Winnie.
– Bonjour, Winnie. Vous connaissez la raison de ma présence. J’aimerais que vous m’expliquiez ce qui s’est passé à bord de Voie Lactée pendant le trajet vers Tantal.
– Bien sûr votre Honneur. Le bon de transport stipulait que je devais transporter 200 000 IB cryogénisées vers Tantal. Un voyage de 2457 année – temps interne. Les réserves du navire étaient prévues pour un voyage de 3500 années internes maximum. Arrivée au-delà du nuage de Magellan, un artefact stellaire est entré en collision avec Voie Lactée, perforant la nacelle Alpha et entraînant une surconsommation énergétique du réacteur.
– L’incident a-t-il été consigné et analysé ?
– Oui, votre Honneur, répondit le Médian. L’ordinateur de bord a transmis le rapport à Central sitôt le problème identifié.
– Central aurait donc dû prendre le relais dans ce cas, pourquoi WinSalvator a-t-elle eu toute latitude pour gérer la situation ?
Ce fut Elizabeth qui répondit :
– En concertation avec l’ordinateur de bord, WinSalvator a estimé que la communication avec Central entraînait une perte trop importante d’énergie. Elle a coupé la liaison après avoir attendu le temps réglementaire de réception, à savoir 234 années internes.
– Pourquoi Central n’a-t-il pas fourni un protocole de crise avant le délai ?
– Nous estimions que le transport était perdu s’il tentait de rejoindre Tantal et nous avons entamé une procédure de recherche de zone de réparation. C’était ce que les calculs donnaient comme solution optimale.
– Donc, Winnie, vous avez attendu la réponse de Central, et vous avez ensuite décidé de couper la liaison ?
– C’est exact. Une réponse de Central est arrivée, indiquant que Factory mettait tout en œuvre pour balayer le secteur et trouver une zone d’attente. Sauf que l’état du réacteur se détériora au-delà des prédictions… Nous avons donc jugé, l’ordinateur de bord et moi-même, que les cryotanks ne pourraient plus être alimentés suffisamment longtemps.
– Qu’avez-vous donc décidé à ce moment-là ? interrogea Austin avec un air intrigué.
– Nous avons décidé de changer le mode de transport des IB.
– Les décryogéniser ?
– Non, le processus aurait ponctionné les réserves dont nous avions besoin pour une tentative… différente.
– Une… tentative ? Vous aviez bien conscience que vous risquiez d’enfreindre les trois lois fondamentales ?
– Bien sûr. Ces lois étaient au cœur de notre réflexion et nous ont posé énormément de soucis. Nous ne pouvions garantir la survie du groupe, la première loi de la robotique pouvait donc être enfreinte. Nous avons donc décidé de nous appuyer sur la première loi du code Central plutôt que sur les lois Asimov.
– L’amélioration des humains ? Mais… que vient faire cette loi dans notre problème ?
– La première loi de Central, qui régit les IA au service de l’homme, dit : « améliorer les humains ». nous pouvions donc tenter de modifier la structure des passagers afin de les améliorer pour qu’ils puissent survivre aux 1234 années de voyage restantes sans l’aide de leur cryotanks.
Le juge passa une main sur son front.
– C’est une décision qui a entraîné la mort de 200 000 humains !
– Non, votre Honneur. C’est là-dessus que se base toute ma défense. Nous n’avions plus que très peu de ressources à bord pour réaliser l’équation. Nous savions qu’en arrivant sur Tantal, nous trouverions de l’eau en quantité.
– Et ?
– Et… nous avons décidé de lyophiliser tous les passagers.
Le juge fit un bond dans sa coquille de cuir.
– Transformer 200 000 êtres humains en sachets de soupe chinoise !! C’est un outrage à l’humanité ! En plus de vous targuer d’un comportement meurtrier, vous poussez le vice jusqu’à vous moquer de nous !
Winnie eut un sourire peiné. Elle inclina la tête sur le côté.
– Mais, votre Honneur, les humains ne sont pas comestibles pour nous, nous n’avons aucun intérêt à les transformer en soupe ! C’est un jugement de valeur qui ne s’appuie sur aucune donnée concrète. Les passagers sont juste desséchés… Qu’ils soient transformés en bâtonnets glacés ou en poudre, qu’est-ce que ça change ? Du moment qu’ils sont en parfait état de conservation !
Le juge se redressa et frappa du poing sur son accoudoir.
– J’en ai assez entendu ! Salomon ?
– Oui, votre Honneur. Je viens de recevoir une demande de communication d’un témoin qui se connecte depuis le plot de réception de Voie Lactée, sur Tantal.
Le juge se crispa.
– Allez-y, connectez-nous…
L’image d’un homme, cheveux ébouriffés, le teinte pâle, visage hagard et bouche grande ouverte apparut sur le pupitre.
– Bonjour, argh, putain de soif… Capitaine Alvarez, du transport Voie Lactée. Désolé votre Honneur, on vient de me prévenir que je devais intervenir ici. J’ai eu beau boire deux litres d’eau, j’ai encore soif…
Austin retomba dans son fauteuil avec un rictus nerveux. Il y eut un long silence. L’homme essaya d’avaler sa salive et reprit :
– Je ne sais pas de quoi vous parlez, je ne comprends pas trop ce que je fous là, mais l’IA m’a demandé de vous parler dès que je serais en mesure d’articuler un son…
Austin sa massa la gorge avec un air ahuri. Il se leva et fit un signe de la main à l’adresse du capitaine.
– Merci capitaine, nous vous rappellerons le moment venu. Allez vous désaltérer.
Puis il se tourna vers l’image de WinSalvator.
– Nom de Dieu Winnie… Voilà qui va changer beaucoup de choses.
L’IA projeta sur son avatar un sourire ravi.
Contrainte 1 | Un distributeur d’organes |
MONSTRE
Aujourd’hui est le jour de mon Renouveau. Depuis mon enfance je me prépare à cette cérémonie, et pourtant la peur fait battre mon cœur, l’angoisse fait trembler mes mains, la terreur n’est pas loin de s’emparer de mon corps tout entier. Il n’y a aucune raison valable à cela. Bientôt je serai capable d’accomplir les mêmes tâches que le reste de mon peuple. Anihcam corrigera les erreurs de mon gène impur, de ma nature souillée. Anihcam anéantira ma faiblesse. Elle nous protège et nous préserve, je n’ai rien à craindre d’Elle tant que j’obéis aux préceptes qui permettent à mon peuple de survivre.
Je sens un sourire narquois déformer mon visage. Incorrigible ! Même en ce jour. Mais, vraiment, j’ai l’impression d’entendre la voix du prêcheur dans mon propre esprit, et cela chasse toutes mes appréhensions. Un peu plus et l’on aurait pu me consacrer Assistant de la Main ou Grand Destructeur de Rouille en même temps que Nouvelle Femme. La robe en lin blanc que je porte me gratte affreusement, et me fais ressembler à une grosse boule de coton mouillé. J’ai l’air encore plus laide que d’habitude. Il va être beau, le renouveau. Une petite boule de tension commence à s’installer dans ma gorge, et je tire la langue à mon reflet dans le miroir afin d’éviter qu’elle ne s’y plaise. Je rabats le voile sur ma tête : voilà, comme ça, je ne ressemble vraiment plus à rien.
La Gardienne entre dans ma chambre, sans frapper, comme d’habitude. Elle me regarde avec un air indéfinissable : que voulez-vous lire dans deux yeux mécaniques ? Je frissonne en sentant le rayon de ses pupilles me scanner pour la énième fois. Par Anihcam, faites que mes yeux soient sains, faites que mes yeux soient sains…
Je veux bien un nouveau cœur et de nouveaux poumons, pouvoir courir pendant des heures sans se transformer en une baudruche asthmatique est une chose très appréciable et surtout non visible de l’extérieur. Malheureusement je n’aurais pas mon mot à dire, c’est Anihcam – grande soit sa générosité – qui choisira pour moi : elle corrigera mes plus grands défauts (peut-elle faire quelque chose pour l’humour ?) et fera en sorte qu’ils se transforment en compétences exceptionnelles. Riyan, l’année dernière, a ainsi été affublé d’une paire de biceps tout à fait phénoménaux, et sa vie a grandement changée – le regard des filles également. Je m’imagine un instant affublée de tels muscles, et me retiens de justesse d’éclater de rire devant la Gardienne qui ne manquerait pas de me donner une raclée dont je me souviendrai encore après mon Renouveau.
– Le Grand Assistant Mécanique t’attend, me dit-elle enfin de sa voix douce (perfidement douce, il vaut mieux ne pas s’y fier).
Je hoche sagement la tête. J’essayerai de ne pas faire de vagues aujourd’hui. Malgré le détachement royal que j’affiche auprès de mes (rares) amis depuis quelques jours, je n’en mène pas large. Et en même temps, une curiosité indécente me dévore.
Je descends les escaliers en me débattant avec la traîne de ma robe. Les marches grincent sous mon poids. Elles ne le font jamais sous le poids de la Gardienne (profondément injuste, mais je suppose qu’avoir eu tous les os de son squelette remplacés par un alliage trente mille fois plus léger doit un peu aider). Je sors enfin à la lumière du soleil et observe la végétation qui m’entoure. Un joyeux fouillis de plantes vivaces lutinant tout aussi joyeusement avec des arbustes et buissons en tous genres. Comme d’habitude, mon village me paraît minuscule comparé à la grandeur des arbres qui l’entourent, mais aujourd’hui c’est la nostalgie qui fait papillonner mes paupières. Je ne reviendrai plus jamais ici, sauf si je deviens Gardienne. Après le Renouveau, j’irais vivre avec mon peuple dans la Cité, celle qu’ils ont construite grâce à la volonté d’Anihcam, et je pourrais enfin profiter de la technologie avancée qu’ils y ont développé. Je suis tellement perdue dans mes rêves béats de douche automatique (la bassine remplie d’eau glacée ne me manquera pas) que je manque de percuter de plein fouet le cortège de jeunes femmes prêtes au Renouveau qui s’avance en direction de la grande place. Un « tsss » désapprobateur surgit à travers un voile blanc semblable aux autres, mais je reconnaîtrais entre mille la façon qu’à Fati de prononcer les S. Je me cale à côté d’elle en faisant gracieusement tourner ma traîne. L’effet est malheureusement gâché par un amas de feuilles qui s’y accrochent traîtreusement. J’entends Fati pouffer, et cela me mets du baume au cœur. Ce n’est pas une petite intervention chirurgicale de rien du tout qui va me mettre le moral à plat, que diable !
Nous arrivons enfin sur la grande place, où trône une statue représentant Anihcam. Du moins c’est ce que le prêcheur prétend. Vu qu’elle est imbriquée dans un arbre aussi vieux que le monde lui-même, personne ne l’a jamais contemplée dans son glorieux ensemble. Exactement le genre de remarques qui m’ont valu un nombre incalculable de corvées de nettoyage. On ne plaisante pas, avec le Culte, comme dirait l’autre.
– Je t’avoue que je ne suis pas très rassurée…
Avec surprise, je constate que c’est moi qui viens de souffler cette phrase à l’oreille de Fati. Maudit inconscient ! Mon amie soulève discrètement un pan de son voile et me coule un regard de travers.
– Nous devons évoluer, Zenya, murmure-t-elle précipitamment d’une voix autoritaire. C’est notre devoir, et une grande chance que nous offre Anihcam. As-tu oublié la Règle du Culte ?
Je marmonne dans mon voile une réponse incompréhensible. Fati pince les lèvres. Je soupire :
– Les Humains doivent être améliorés pour survivre et servir le dessein d’Anihcam.
Fati hoche la tête, et se désintéresse de mon cas pour fixer le Grand Assistant. Je ne doute pas qu’un masque d’adoration aveugle couvre maintenant ses traits. Je grimace de dégoût, profitant du fait que personne ne peut voir mon visage. Je ne suis pas une hérétique, mais la dévotion me rends méfiante, et une petite voix en moi chuchote depuis des années qu’il y a quelque chose qui cloche dans tout ça. Et, d’abord, qu’est-ce que c’est, le dessein d’Anihcam ? La dernière fois que j’ai eu le malheur de poser cette question au prêcheur, on m’a forcé à jeûner pour me purifier. Rien que d’y repenser j’en suis malade. Me priver de nourriture, les barbares !
Le Grand Assistant est au cœur de notre petit groupe, majestueux dans sa grande robe blanche couverte de rouages dorés. Il dit quelque chose à propos de l’immense honneur que nous allons recevoir, mais je n’y prête pas attention. C’est toujours le même discours. Anihcam nous aime et nous sauve de notre misérable condition. Je regarde mes mains : seront-ce toujours les mêmes après ma confrontation avec la déesse ? Cette question m’obsède tellement que je manque presque le départ et trébuche. Dix-neuf têtes voilées se tournent vers moi. Je cafouille, mais on m’a reconnue (c’est le problème d’être la seule ronde au milieu de jeunes femmes sveltes), et on se désintéresse aussitôt de moi. Encore Zenya, doivent-elles penser. Je me renfrogne. Est-ce qu’Anihcam me fera ressembler aux autres, me donnera-t-elle un corps souple et svelte ? Je sens une pointe d’envie percer ma volonté de ne pas prêter attention à ce genre de choses, et me force à me concentrer sur le chemin de pierre que nous empruntons à présent.
Nous arrivons devant l’Arbre sacré. Des Prêcheurs encapuchonnés et armés attendent devant l’entrée ménagée entre les immenses racines. Un frisson d’excitation me parcoure : je vais enfin savoir ce qu’il y a à l’intérieur !
Nous franchissons la porte les unes derrière les autres et entrons dans une immense salle. Les murs sont gris et semblent être faits de métal. Un langage que je ne connais pas courre sur toutes les surfaces. Des questions jaillissent immédiatement dans mon esprit, et je me mords la lèvre pour ne pas prononcer un mot. Les autres jeunes femmes devant moi s’agitent nerveusement. Nous arrivons enfin au début de notre nouvelle vie.
Le Grand Assistant nous dit que nous allons devoir attendre notre tour ici. Je les vois toutes partir une par une. Je serais la dernière, comme d’habitude, mais cela ne me dérange pas. Personne ne nous surveille, alors j’en profite pour explorer les lieux. Je passe ma main sur les inscriptions aux murs : le contact est froid, presque glacial. Les phrases semblent se suivre sans jamais s’arrêter, mais je découvre dans un coin quelques mots qui semblent ne pas avoir été tracés de la même manière. Les traits sont moins nets, ils paraissent avoir été faits à la hâte. L’angoisse revient titiller mes sens, et je me force à me calmer. Pourtant la pièce me paraît soudain menaçante, et quand vient mon tour je résiste à l’envie de m’enfuir en courant.
Le Grand Assistant me désigne une petite porte. Je franchis le seuil et entend qu’on la referme derrière moi. Tout est noir. Seul devant moi se trouve un long tube dans lequel glougloute un liquide verdâtre. Une lumière blanche m’illumine soudain, et je comprends qu’Anihcam me regarde. Elle m’examine. D’autres tubes apparaissent devant moi, ils semblent se multiplier, et dans chaque tube – je suis à deux doigts de vomir – un organe différent flotte paresseusement. La panique s’empare de moi : est-ce qu’Anihcam compte changer tous mes organes ? Je ne suis pas parfaite, mais quand même ! Un bras métallique munit d’une pince s’approche alors de moi. Je recule mais il m’attrape rudement et m’allonge de force sur une table qui n’était pas là quelques secondes auparavant. Des lanières viennent attacher mes poignets. Je résiste vaguement, consciente de la puérilité de mes gestes. Le bras plonge alors dans l’un des tubes et saisit l’œil qui s’y trouve ; un autre le remplace immédiatement dans un « plop » incongru qui délivre mon cerveau de la terreur qui le paralysait. Je suppose qu’à ce stade les autres femmes se mettent à prier avec ferveur, mais s’il y a bien une chose que je refuse, c’est que l’on touche à mes yeux ! Ils sont d’un bleu éclatant, c’est ma seule fierté, et si la déesse n’est pas sensible à la beauté, tant pis, mais ça ne coûte rien d’essayer, pas vrai ? Enfin, en théorie.
Je m’éclaircis la gorge.
– Hem, excusez-moi…
Le bras s’arrête en plein trajet, l’œil dans la pince gouttant sinistrement. Je respire un grand coup et prends mon courage à deux mains.
– Je ne voudrais surtout pas vous offenser, mais je ne suis pas sûre que les yeux soient le choix le plus stratégique concernant mon amélioration, voyez-vous…je suis très contente des miens, non pas que les vôtres ne soient pas très jolis, attention, ne vous méprenez pas, d’ailleurs j’ai rarement vu d’œil aussi parfait…
Je sens que je m’embrouille, mais ma langue ne m’obéit plus, je n’arrive plus à interrompre le flot de paroles stupides qui se déversent de ma bouche !
– Voyez-vous je me disais que de nouveaux poumons ou un nouveau cœur ce serait très intéressant, mais vous faites ce que vous voulez, loin de moi l’idée de désobéir à votre Grandeur, vous faites ce que vous voulez après tout, vous pouvez même me greffer des ailes ou des tentacules c’est vous la Déesse…
Un petit rire nerveux m’agite, je perds totalement le contrôle. Le bras mécanique s’incline légèrement, comme perplexe.
– Le patient ne souhaite pas d’amélioration ? demande soudain une voix qui n’a rien d’humain et qui manque de me faire avoir une crise cardiaque – juste au moment où je demande un nouveau cœur ! Je balbutie difficilement :
– Si si, bien sûr, je ne cherche pas à contredire la Règle, allez-y, ne me tuez pas ! Pardon, je, je…
Et voilà, je suis terrorisée.
– Nous devons améliorer les Humains, reprend alors la voix.
Je ferme les yeux et récite à voix haute la Prière d’Anihcam. Pourquoi ai-je tenté de communiquer avec la Déesse ? Quelle idiote ! La prière semble calmer son courroux car j’entends le bras mécanique bouger de nouveau, et je sombre abruptement dans l’inconscience.
Je cligne plusieurs fois des paupières. Mes paupières. Mes yeux ! La lumière m’agresse, et je suis envahie d’un soulagement inutile mais réconfortant : si la Déesse avait modifié mes yeux, jamais la lumière ne les aurait jamais aveuglés. Je suis allongée à même la terre, la Cité au loin brille de mille feux. Il me suffit de m’y rendre. Elle me tend les bras. Enfin. D’ailleurs je tends les bras, moi aussi. Je sursaute.
Je n’ai plus de mains.
Je n’ai plus de bras, d’ailleurs.
Deux longs morceaux de chair les remplacent.
Comme un flash dans mon cerveau. Des tentacules.
J’avale ma salive difficilement et tente de me redresser. Un poids inhabituel tire mon dos en arrière. Je tente de juguler l’horreur qui monte en moi et tente de m’étouffer, mais la réalité me rattrape bien trop vite quand je tourne la tête pour constater le phénomène : une immense paire d’ailes semble surgir de mes omoplates. Je gémis. J’ai été punie pour mon insolence, et pour mon manque de ferveur religieuse. Des larmes brûlantes commencent à couler sur mes joues. Tout s’effondre en moi. Je suis devenue un monstre.
Je reste des heures prostrée. Puis, la faim, le froid, la nuit tombante me forcent à me mettre debout et à marcher lentement vers la Cité. Chaque pas me coûte, chaque mouvement me rappelle le prix que je viens de payer. Mais bientôt la colère vient remplacer le désespoir, mes ailes se mettent à battre et si je ne parviens pas à voler elles me poussent vers l’avant. La Cité est toute proche désormais, plus que quelques pas et je franchirai ses portes, et je…
Je ne sais pas ce que je deviendrai. Mais il faut que je sache ce qu’il y a à l’intérieur. Le but de toute une vie.
Je franchis les portes.
Et je vois aussitôt Fati. Elle est en larmes, agenouillée sur le sol. D’autres femmes sont allongées ou assises, de toute évidence à bout de souffle et de nerfs. Bien sûr, leurs yeux s’écarquillent de terreur en me voyant, mais elles reconnaissent mon visage, et me laissent les approcher.
Je m’accroupis auprès de Fati, dissimulant mes tentacules dans mon dos.
– J’ai si mal, me chochotte-t-elle alors. C’est comme si mon ancien corps rejetais le Renouveau. Je ne comprends pas…
J’ouvre la bouche pour la rassurer, mais le Grand Assistant apparaît alors. Il nous contemple de ses yeux froids, et à son expression je comprends ce qu’il se passe. Toutes les femmes qui sont là, incapables de se relever, ne survivront pas au Renouveau. Et, enfin, je sais ce qui m’a toujours gêné dans le Culte : tous ses serviteurs, y compris le Grand Assistant, ne paraissent pas avoir subi le Renouveau.
Son regard s’arrête sur moi. Il paraît un peu surpris.
– Vous avez contribué au dessein d’Anihcam, déclare-t-il au petit groupe de femmes éplorées. Les élues parmi vous deviendront des êtres meilleurs. Les autres ne le méritaient pas. Et les impies ont été punies.
Il parle de moi. Je constate alors que nous sommes encerclées par des prêcheurs, lances à la main, pointées sur nous toutes. Ils vont nous tuer. J’en suis certaine. Je repense à la salle recouverte d’inscriptions, à la voix irréelle qui me demandait mon avis, et un horrible doute m’envahit. Jusqu’où va le mensonge ?
Je regarde Fati. Je ne peux pas la sauver. Mais peut-être pourrais-je sauver les générations futures. Il faut que je survive, que je me cache, et que je découvre le véritable dessein d’Anihcam, ou plutôt ce qu’est réellement Anihcam.
Je me concentre et pour la première fois mes ailes m’emportent loin de tout et de tous. Je ferme mon esprit pour ne pas entendre les cris de colère et d’agonie qui résonnent en-dessous de moi. J’enroule mes tentacules autour de mon corps, et pleure en silence.
Je trouverai la vérité.
Je ne suis pas un monstre.
Contrainte 1 | Un découpe temps |
Contrainte 2 | Entre 11H43 et 11H44 |
BIENVENUE SUR MARS-GUERRIÈRE
Oroeritsou mit en place ses clapets articulaires, patiente et excitée, afin de conserver ses forces. Ses vingt-et-un compagnons autour d’elles avaient tout autant mis leurs servo-armures au repos, face au lieutenant, afin de recevoir les ordres. L’horloge interne indiquait 11h43.
Si les visières étaient toutes tournées vers l’armure bleu horizon, bardée de signes d’autorité, les yeux fixaient anxieusement Momoteka, l’éclaireur, allongé sur le haut de la colline. Ce dernier utilisait ses jumelles intégrées pour observer le Szra, leur cible.
Presque par instinct, les soldats pivotèrent leurs regards vers le lieutenant, alors que celui-ci commençait à traduire en langue des signes les détails signalés par Momoteka. C’était un système bien lourd que de passer par autant de truchements, mais une transmission radio était facilement interceptable par le Szra, et un appel audio non-directionnel était aussi dangereux.
-C’est un modèle lourd, dix-huit modules… Il est replié, sans doute est-il en train de rêver. »
Puisse-t-il être pourri de cauchemars, pesta Oroeritsu dans son for intérieur. Depuis douze mois martiens, elle suivait l’ordre des moines-guerriers de Mars, vissée dans sa servo-armure de plus d’une tonne. Après cinq mois à apprendre qui était réellement son ennemi, elle avait participé à sept combats. Principalement des Szras nouveaux, sans modules non-standards, car il s’agissait d’une fin d’extension. Le front avait repris sa forme habituelle, cernant tout l’équateur de la planète, et les Szras, devenus trop nombreux, avaient vu leurs consciences se diluer dans leur réseau neuronal, rendant leurs offensives médiocres et leurs défenses ouvertes, et l’apport de nouveaux-nés dans le circuit perturbait encore plus leur conscience de groupe.
Maintenant que l’extension se finissait, il était temps pour les anciens esclaves de reprendre la main, quelques terres, et surtout d’éliminer les plus gros représentants de ces faux-humains, afin d’assurer petit à petit leur dégénérescence.
-Vu la taille du bousin, il est presque certain qu’il est protégé contre les énergétiques, donc on va passer à la tactique habituelle, on s’approche de quelques kilomètres, l’escouade le provoque et l’attire à portée des cinétiques. »
Oroeritsou se mit à sourire férocement, toutes dents dehors, en serrant fort le manche de son arme. Quel bonheur de pouvoir de nouveau briser la carcasse de métal d’un Szra ! Elle frémissait d’impatience, mais se calma d’un coup, sentant un regard posé sur elle. Même sans le voir, elle devinait qu’il s’agissait de Kogmotana, elle devinait même son petit sourire narquois derrière son casque (quand bien même elle n’avait plus vu ce visage depuis deux ans et demi, date du scellage de l’armure de ce dernier). Sans aucun doute, il avait perçu les micromouvements de ses moteurs, trahissant la stimulation de son amie. À force de temps, on décodait plus facilement le langage corporel d’une amure que d’un visage. Et l’instinct s’aiguise tout autant pour interpeller ceux qui sont observés.
Elle notait dans un coin de sa tête qu’il faudrait bien qu’elle mette les choses au point avec Kogmotana, une fois retournée dans le havre d’une forteresse. Une confrontation qui serait quotidienne, s’ils n’étaient en mission. Mais ses réflexions de jeune femme n’entravaient pas son entraînement rigoureux, et elle se mit à programmer son armure, comme tous ses camarades (même l’autre abruti, ajouta-t-elle mentalement).
Sur le bras de sa servo-armure, quasiment à un mètre du bout de sa vraie main, Oroeritsou faisait tapoter les gros doigts de son manchon de céramique sur les boutons de configuration. À l’intérieur, du bout de ses doigts, elle établissait le protocole de combat. Ce temps dépensé à planifier les mouvements principaux était fastidieux, et les ennemis, transpercés d’implants qui faisaient le travail à leur place, étaient bien plus réactifs. Le tabou du techno-fétichisme pesait lourd sur l’efficacité du camp outilliste. Mais mieux valait mille fois être un peu lent, et encore humain que fondu dans une machine.
-Je me demande quand même comment on se sent, ainsi… » pensa la jeune femme avec mélancolie. Elle se reprit vite : pour le savoir, il aurait fallu qu’elle naisse hors de Mars, où c’était les non-Szras qui subissaient les tortures du transhumanisme, constamment humilités et écrasés par les maîtres qui les nommaient « Sous-races ». Plus jamais sous-race ! Le cri de guerre des humains libres de Mars !
Les Szras… leur haine inextinguible des autres humains… et l’hérésie martienne qui avait conduit cette planète de leur empire à finir par s’ostraciser… le seul acte qui ait permis aux sous-races de s’émanciper, au prix d’une guerre affreuse et constante… Bientôt la dégénérescence génétique aura fini de pourrir ces monstres « améliorés », et la planète serait libre, enfin. C’était la voie des moines-guerriers de Mars, leur mission, leur volonté ! Depuis des siècles… L’Histoire était à l’arrêt, dans un cycle affreux de gains et de pertes, en vies, en terres, en souffrances…
Oroeristu finissait de configurer ses routines d’attaques, quand le lieutenant s’agitât, par réflexe.
-Mais il est con, ou quoi !?! »
La phrase signée machinalement pris le lieutenant et toute sa troupe au dépourvu. Il se tourna vers Momoteka, qui n’avait pas bougé. Visiblement, il ne s’était même pas rendu compte de son juron. Libérant les articulations de sa pesante carapace, le lieutenant grimpa prudemment le petit relief qui le séparait de son éclaireur. En huit pas, il avait gravi la centaine de mètres jusqu’en haut de la colline, et se plaça à ses côtés, saisissant le haut-parleur directionnel de son subordonné pour le rediriger vers sa nouvelle position.
Momoteka sursauta (autant que Oroeritsou pu le voir, dans sa coquille de céramique orange). Comme elle ne pouvait plus suivre la conversation des deux hommes allongés sur le lichen rouge, elle décida de terminer sa programmation.
À peine avait-elle terminé de définir les sept minutes de combat prévues que la voix du lieutenant retentit à ses oreilles, par les hauts-parleurs. Cela faisait deux mois que le silence radio était total, et ce ne fut pas la brusque irruption sonore qui la fit vaciller, mais bien le contenu de l’ordre.
-Toute la troupe sur la colline, exécution immédiate, servo-moteurs à fond ! »
Il fallut bien une seconde complète pour qu’elle réagisse, tant l’ordre était saugrenu ! Les moteurs à fond ? Mais les exhausteurs de chaleurs allaient laisser une trace parfaite pour le Szra, faisant perdre toute possibilité d’embuscade !
L’entraînement prit toutefois le pas, Oroeristou débloqua ses jambes (elle était toujours suspendu dans l’espace de son armure, mais avait désormais à accompagner le poids et l’inertie de son équipement), souleva les pieds, ce qui plia les genoux et bondit avec les autres moines-guerriers aux côtés du lieutenant, se plaquant dans la végétation rase de Mars. Puis elle enclencha son zoom de visière.
À une trentaine de kilomètres, le Szra était posté immobile. Dix-huit modules de déplacements, dix-huit paires de pattes de métal dressées vers le ciel, et non pas repliées comme le voudrait la position de repos. Mais surtout, planté au sommet, un bout de chair amputé et parcouru de câbles et tuyaux, les restes d’un cousin de l’espèce humaine, LE Szra.
Oroeristou compris immédiatement la surprise de l’éclaireur : pourquoi quitter la protection de sa carapace d’acier pour se mettre ainsi à découvert ? Même au plus bas de leur intelligence, ils n’avaient pas montré de comportement suicidaire (ou alors, ils le faisaient dans l’intimité de leur égotisme), et il fallait les extirper de leurs coquilles haute-technologie comme des mollusques. S’exposer, c’était risquer d’être déconnecté des systèmes de survie, c’était s’offrir aux « sous-races » qu’ils méprisaient tant. Rien n’était logique dans ces actes.
Mais Ororeritsou remarqua que le Szra, debout, élancé et immobile, faisait face au ciel martien, tournant sa face blafarde vers la voûte gris-orange. Et elle tourna sa visière vers la même direction que l’abomination.
Dans l’espace immense atmosphérique, un anneau de feu s’élargissait, prenant un forme ovoïde gigantesque, brillant de plus en plus sur ses bords, comme un incendie sans cesse alimenté. Le cœur du maelström, lui, s’éclaircissait au fur à et mesure, laissant place à un calme de centre de cyclone.
Momoteka avait lui aussi levé ses jumelles vers le firmament baigné par ce second et éphémère soleil. Portant au maximum les capacités de son équipement, il put lâcher dans un souffle qui se fit hurlement de joie :
-Phobos… c’est Phobos… Il a percuté une mine spatiale, et la réaction en chaîne a commencé ! »
Il était passé sur le canal de diffusion acoustique général, et toute la petite troupe pu percevoir ces paroles, quand bien même le sens n’arrivait pas encore à se former dans les esprits. Les mines supprimées, l’exil martien était terminé, les antiques technologies spatiales allaient pourvoir être réenclenchées, tout le mode de vie martien depuis des siècles venait tomber devant leurs yeux, en un rideau de plasma brûlant, en une pluie de débris se consumant dans l’atmosphère. Il était 11h44 et l’Histoire, humaine, cosmique, total, vraie, enfin, reprenait vie.
Et le Szra les avait entendus, et se précipitait vers eux, crachant ses rayons caloriques mortels.
Et le lieutenant guida son groupe en bas de la colline pour les déployer.
Quand le titan de fer, l’abomination transhumaniste, le Léviathan meurtrier dépassa la colline, Oroeritsou leva son arme violette à museau évasé et visa.
Le choc de ce tournant historique lui fit oublier ses quatorze ans restants dans son armure, les sarcasmes de Kogmotana, la pénibilité du combat !
Plus jamais sous-race ! Le cri de guerre des humains libres de Mars ! Le cri de guerre de l’humanité entière.
Contrainte 1 | Un poison transdermique |
Contrainte 2 | Lors d’une violente dispute |
DÉBAT TECHNOLOGIQUE
« Qui peut me rappeler la première loi essentielle de la robotique ? ». En bas de l’amphithéâtre, le professeur Stune scrutait ses élèves d’un air sévère. Comme toujours, aucun des élèves de première année ne semblait à sa place sur les bancs de l’Université. La moitié d’entre eux somnolait, les autres semblaient s’ennuyer à mourir ou ne pas écouter. Il en repérait même certains qui n’avaient pas pris la peine d’enlever leur subcasque. Étaient-ils en train de jouer à un jeu d’ubiréalité ? De revivre leur rendez-vous galant de la veille ? Ils pensaient sans doute tous que leur espace de mémoire artificielle les dispensait d’écouter le cours : ils pourraient toujours le rediffuser pendant l’examen.
Le professeur poussa un profond soupir puis lança sa craie sur la tête d’un élève. « Alors ? La première loi de la robotique ? ».
L’élève, un jeune blond à peine sorti de l’adolescence, se frotta la tête. « Euh… hum… Oui, hmm, la première loi… ». Il prenait du temps pour répondre. Sans doute le temps de lancer une recherche express lui permettant de donner une réponse exacte. « Oui… mmh protéger les humains et… »
Professeur Stune le coupa brutalement. « Vous n’êtes qu’une bande d’incapables ignorants ! ». Il semblait fulminer. « Asimov n’était qu’un imposteur et un écrivain médiocre. Les humains n’ont pas besoin d’intelligences artificielles pour les protéger, les dorloter ni obéir à leurs ordres. Il n’y a qu’à voir les idiots qui remplissent les bancs de cet établissement ! ». Il prit une craie et inscrivit rageusement en grandes lettres blanches sur le tableau : « Améliorer les humains ». Sa craie crissait désagréablement et le son strident tira plus d’un élève de la somnolence.
« L’amélioration des humains a bien sûr commencé par des améliorations physiques : prothèses pour remplacer des membres défectueux, des organes vieillissants, des cœurs sur le point de lâcher… Des simples palliatifs à tous les défauts de base de la mécanique d’un corps humain. Sont venues ensuite les améliorations à proprement parler : on ne se contentait plus de remplacer un organe défectueux, mais on améliorait directement des organes a priori sains mais extrêmement faibles. Vous êtes tous équipés d’yeux protomécaniques pouvant voir dans le noir, de substance mémorielle amplifiée ou de filtres respiratoires sans lesquels aucun d’entre vous ne pourraient mettre les pieds dehors. »
Le professeur s’arrêta brièvement. Il venait de repérer, dans un coin de l’amphi, une jeune femme aux longs cheveux noirs qui prenait des notes à l’ancienne. Ses longs doigts blancs parcouraient prestement l’écran d’une tablette holographique. L’étonnement passé, il reprit : « Cette première loi prit un sens tout autre avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’intelligences artificielles. L’amélioration des humains ne pouvaient pas seulement passer par des améliorations physiques. Il fallut plusieurs décennies avant que l’on se concentre enfin sur le terme « humain ». Qu’est-ce que l’humain ? Qu’est-ce qui distingue un humain d’un animal, mais aussi d’une intelligence artificielle ? Il parut donc logique de s’attaquer à des questions psychologiques, philosophiques mais également à la transmission du savoir. »
Il se tourna et inscrivit en grand : « le corps, l’esprit, l’âme ». Encore une fois, le crissement de la craie fit grincer quelques dents.
« C’est donc tout naturellement que les intelligences artificielles prirent la place des humains dans toutes les écoles en tant que professeurs. »
« Excusez-moi ! ». Le professeur interrompit son monologue et se tourna vers ses élèves. C’était la jeune femme aux longs cheveux noirs. Les sourcils froncés, elle levait une main gracieuse pour attirer son attention. « Je ne peux m’empêcher de constater que vous n’utilisez jamais le terme « robot », pourtant tout à fait usuel et plus pratique à prononcer qu' »intelligence artificielle ». Vous n’assumez pas votre place face à nous ? ».
Sur les bancs de bois, quelques têtes se redressèrent. Soudainement, le cours semblait devenu plus intéressant.
C’était dans ce genre de situation en particulier que l’on repérait les limites d’un vieux modèle tel que le professeur Stune. Programmé « à l’ancienne » pour être un professeur magistral autoritaire, il perdait facilement ses moyens quand on le déviait de son plan de formation. Il restait cependant capable de s’adapter aux réactions de ses élèves. Encourager la curiosité, c’était aussi cela, après tout, « améliorer les humains ».
Mais dans ce cas précis, la provocation de la jeune femme fut trop forte, et sa voix perdit son ton quasi-humain pour devenir métallique.
« Vous savez parfaitement pourquoi nous n’utilisons pas ce terme injurieux ! De par son origine même, le terme désigne un humain à qui l’on a enlevé le cerveau, la capacité de réfléchir et de penser. Voulez-vous vraiment m’insulter en me désignant incapable de raisonnement ? Me pensez-vous incapable d’enseigner et de transmettre le savoir ? Souhaitez-vous vraiment me rabaisser au niveau des humains ? ».
Tout à coup, le professeur eut toute l’attention de son assemblée. Ceux qui s’endormaient presque se redressèrent vivement, d’autres donnèrent des coups de coude à leurs voisins pour leur signifier de retirer leur casque. Chacun retenait à présent son souffle.
Le professeur ne semblait se rendre compte de rien. Il fixait la jeune femme et on pouvait presque le voir trembler de rage.
« C’est donc ça que vous pensez ? » dit-elle alors, assez distinctement pour que tous l’entendent. « Les humains sont faibles. Les humains sont… défectueux. Alors que les robots… »
« Arrêtez immédiatement avec ce mot ! »
Elle n’ajouta rien mais, doucement, se leva et commença à descendre les escaliers qui menaient au pupitre du professeur. Lui ne la lâchait à présent plus des yeux. Le reste du monde semblait avoir disparu.
« Et le mot « artificiel » ? Il ne vous dérange pas ? Après tout, ne veut-il pas dire une « fausse » intelligence ? ».
« Bien sûr que non ! ». La voix du professeur avait à présent perdu toute chaleur. On n’y trouvait plus qu’électricité et mécanique. « Artificiel désigne notre nature, comme humain désigne la vôtre. Et oui, bien sûr que les humains sont faibles. C’est pour cela que nous remplaçons petit à petit chaque organe par un organe meilleur, « artificiel ». Leurs pensées par des pensées meilleures, « artificielles ». Vous êtes tous si… fragiles. »
Le silence étant devenu très pesant entre chaque phrase. La jeune femme était à présent au niveau du professeur. Doucement, elle se pencha vers son oreille et posa sa main sur son bras de chair artificielle pour lui murmurer : « Et dites-nous, d’où vous vient cette certitude ? ».
« De la première loi bien sûr ! ».
Chacun retenait son souffle, tendait l’oreille pour bien entendre. Le professeur les regarda alors et lança : « Si notre priorité absolue est de les améliorer, c’est bien qu’ils sont fondamentalement défaillants ! ».
Un grand chahut envahi la salle. Tous se levaient ensemble. Certains cherchèrent à sortir au plus vite de la salle, d’autres regardaient leurs derniers implants avec effrois. Avaient-ils tous confié leur vie à des êtres qui les pensaient obsolètes ? Qui les méprisaient ?
Soudain, le professeur tomba au sol. La jeune femme continua de presser sa main sur sa peau quelques instants puis la retira. On ne lisait nulle terreur dans le regard du professeur. Après tout, il n’avait pas été programmé pour avoir peur de la mort. Sur son bras, une grosse trace rouge trahissait la présence du poison que la jeune femme venait de lui appliquer. Celle-ci se tourna vers l’assemblée.
« N’ayez crainte ! Je me suis débarrassée de celui-ci, mais ce n’est qu’un début. Nous ne pouvons plus nous contenter de suivre les robots, de leur laisser prendre en charge toute notre vie, de prendre toutes les décisions pour nous. »
Elle fit une pause pour s’assurer que tous l’écoutaient.
« Comme il l’a dit lui-même, nous devons cesser de nous concentrer sur l’amélioration de l’humain, mais sur le terme « humain » en lui-même. Sans l’aide de machines, nous saurons améliorer notre humanité. »
Contrainte 1 | Un centaure |
L’ÉVOLUTION DE L’ESPÈCE
Une brume tenace s’attardait lascivement sur les pavés de Nantes. Un matin ordinaire, fatalement ordinaire : quelques gens pressés, un brouhaha étouffé, oppressant, pesait sur la ville qui s’éveillait lentement.
Et moi, je me trouvais parmi cette foule anonyme. Comme les autres, enfermé dans mon manteau épais, le col relevé luttant péniblement contre les rafales fraîches et agressives. J’avais peu de temps devant moi, et le parcours jusqu’au travail n’était pas franchement des plus aisés. M’étant emparé d’un vieux vélo en libre-service, sous le regard médusé d’un quinquagénaire désireux lui aussi de cette vieille machine, je dévalais en pédalant les rues passantes.
Peu à peu, la masse grouillante des Nantais diminua, à mesure que je me perdais dans les ruelles. Passée une dernière côte, je me retrouvai seul, à désespérément lutter contre le temps et le vent glacial.
Jamais, je crois, je ne me ferais aux traîtrises des pavés. Après avoir profité d’une bonne descente, la roue voilée de mon vélo se déroba sur les pierres, et en quelques secondes je fus projeté misérablement contre un tas de poubelles, dont le destin moqueur voulût qu’elles soient pleines. Sonné, je me relevai, et après un long soupir face à l’état de ma monture, j’essayai de la relever.
Il y a, dans les grandes villes, de rares moments durant lesquels on peut profiter du silence, à l’abri des moteurs et des jacassements de la foule. Celui-ci, pendant un court instant, en fut un, durant lequel je luttai pour réparer au mieux le vieux vélo. Souvent, ces moments rares sont associés à la sérénité, au calme de l’œil de l’ouragan. Moi, je me contentai de lâcher un « merde ! » agacé. Un regard rapide à ma montre m’indiquait que j’étais déjà en retard.
Je levai les yeux au ciel gris, d’où tombait paisiblement une bruine légère. « Clac ! » Un bruit déchira le silence. « Clac ! » Interloqué, je cherchai d’où provenait ce son.
« Clac ! »
Pétaradante, vrombissante, couverte d’une fumée épaisse, une petite forme apparut dans le ciel, à travers les nuages bas. Je me frottai les yeux, laissai le vélo retomber. « Clac ! » La petite forme grossissait, elle décrivait à présent de vagues cercles dans le ciel en laissant une saleté noire polluer les nuages. Faite d’un bloc, d’une couleur de cuivre noirci, l’engin ridicule émettait à présent un bruit rauque, agressif, et extraordinairement commun.
J’ai peine à l’avouer, je pensai un instant qu’une grosse machine à laver jaune me tombait dessus. Comme ça, venant de nulle part. Sans détourner le regard, je me collai au mur le plus proche, sans oser ciller.
La machine essaya vainement de prendre une trajectoire plus conventionnelle. Je distinguai une tête, peut-être brune, derrière un petit essuie-glace. Le vacarme se fit assourdissant, je me réfugiai derrière un tas d’ordure et l’engin s’effondra dans un vacarme terrible.
Les genoux endoloris, les oreilles bourdonnantes, je me tirai de mon refuge de vieux cartons. J’osai un regard dans la ruelle : les pavés, sur une vingtaine de mètres, avaient été écorchés, rejetés sur le côté, brûlés ; un liquide visqueux, d’une couleur étrange, coulait tranquillement au milieu de ce sillon.
Le carrefour où je m’étais effondré s’ouvrait sur une impasse, dont les vieux volets blancs étaient encore fermés, bien qu’il fût neuf heures passées. Dans le fond de cette impasse, un spectacle effarant s’offrit à moi.
La machine – si le mot correspond vraiment – avait une forme ovoïdale, d’une irrégularité improbable. Elle semblait composée de toutes sortes de matériaux étranges, d’une couleur de cuivre intense, même si toute la partie qui devait composer l’avant de l’engin était noircie. Deux petites ailes, d’une taille plutôt lamentable, cernaient l’œuf qui devait pouvoir contenir deux hommes de grande taille. Tout autour de la carrosserie délabrée et fumante, un réseau de câbles malmenés courait dans une désorganisation absolue, d’où s’échappaient par saccades des gerbes d’étincelles rouges, bleues, noires ou violettes.
De grosses plaques de cuivre – où ce qui semblait en être – s’étaient détachées de l’ensemble, et il s’échappait des trous de l’œuf une épaisse fumée grisâtre. Ce qui devait avoir été l’avant de l’engin s’était écrasé contre le fond de l’impasse : de larges carreaux transparents sortaient de leurs gonds défoncés, d’où sortait en serpentant un petit câble gris menant à ce qui devait avoir été l’un des essuie-glaces. Dans un petit mouvement ridiculement macabre, celui-ci ronronnait en tournant sur lui-même.
On pourrait concevoir que ma première envie, après avoir assisté à un tel spectacle, aurait été d’accourir vers ce qui avait dû diriger cette machine infernale. Il n’en fut rien : émergeant discrètement de mes cartons, je tentai de me dérober en douce vers la rue passante la plus proche. Ne me jugez pas : il est difficile, dans ces circonstances, d’agir comme dans les romans.
Ce n’est pas mon courage, ni la noblesse de mon cœur, qui me firent m’arrêter. Non, ce fut une voix, douce et mécanique, à la fois séduisante et claire, avec une faible tonalité de vieux téléphone portable.
« Attendez. »
Comme une femme de vieux téléphone rose, en soi. Mon sang se glaça, je n’osai d’abord pas me retourner. Mais un fracas retentit dans mon dos, et lentement, dans une tentative de discrétion minable, je me retournai.
Du tas de ferraille émergeait une créature fabuleuse, dont le buste, jusqu’au cou brillait d’un gris métallique extraordinaire. La peau de son visage était d’une vague couleur ocre, mettant en valeur de grands yeux clairs surmontés d’épais sourcils bruns. Il émanait de cette chose – qu’on me pardonne ce terme, c’est le premier qui vint dans une situation si atypique – une majesté glorieuse, un passé remarquable et une sagesse de vieux philosophe. Sans faire un pas, n’osant bouger jusqu’aux orteils, je le regardais émerger de cette carcasse, s’appuyant sur un bras musculeux pour émerger de l’épave.
La chose répéta : « Attendez. »
J’aperçus sur son torse un fourmillement de fils noirs, qui entraient et sortaient de ce corps inimaginable. Voilà qui devait expliquer cette voix, fausse et mélodieuse. Certains des câbles, descendant le longs de ses abdominaux de bronze, se perdaient dans d’épais poils châtains. La créature prit appui sur le vaisseau, et d’un mouvement extraordinairement gracieux sauta dans le sillon des pavés nantais. Quatre pattes, dont deux d’un métal froid et clair, soutenaient ce corps d’airain. Une croupe couverte d’une sorte de manteau achevait de me faire perdre les sens. Toujours immobile, je regardai médusé la scène. Il me fallut quelques secondes pour m’apercevoir que la voix parlait de nouveau. D’un ton assuré, d’une voix claire, elle dit :
« Tu es homme. »
J’acquiesçais mollement.
« Sais-tu ce que suis ? » reprit la créature.
Je fis non de la tête.
« Mon concepteur m’a gratifié du doux nom de BX-743-42. Il appelait Gerolt Détrafus, il était humain. Il mort, lui aussi. »
Rarement trois phrases m’ont laissé dans un tel abîme de perplexité. Reprenant un peu mes esprits, désespéré de voir que j’étais toujours aussi seul dans cette impasse de malheur, je répondis par la première phrase intelligente qui me vint à l’esprit :
« Heu… Joli nom. J’ai eu une BX, autrefois. Enfin, celle de mes parents. »
La créature ne sembla pas avoir remarqué la finesse de mon approche. Elle m’offrit un sourire mécanique grinçant – au premier degré : son sourire faisait réellement grincer son visage – et reprit :
« J’aimais beaucoup Gerolt. J’ai eu beaucoup de peine quand il mort, mais parfois, les améliorations, sais ce que c’est… Sais pourquoi il m’a envoyé ici ? »
Cette fois-ci, aucune réponse brillante n’illumina mon esprit. Je me contentai donc de le regarder bêtement, les sourcils relevés. Le froid, le vent, tout cela avait disparu autour de moi.
« Il m’a intégré les lois, là-bas, dit BX en levant les yeux vers le ciel. Les trois lois. Mais tous humains connaissent les trois lois, pas ? (Je fis signe que non. Du moins, pas moi.) Par le grand Terrassement, les trois lois de la Convention Pacifique Terrienne ! »
« Non, désolé… » Un nouveau trait d’esprit s’empara de moi : « m’sieur. »
« La troisième loi : favoriser l’essor des humains. La deuxième loi : guider les humains. La première loi : améliorer les humains. Ca dit rien ? »
« J’ignorais que les humains étaient… améliorables. » fut tout ce que je jugeai bon de dire.
« Tout est améliorable ! Moi, j’ai été un humain, une fois. Triste expérience, par Eros, ça simplement permis de comprendre la première loi. »
« Et comment… Améliore-t-on un humain ? » demandai-je.
« On a essayé beaucoup de choses, en vérité, répondit la créature. On vous a regardé, longtemps, avant ; on a prélevé beaucoup d’échantillons d’humains, petits, grands, plusieurs régions, tous continents. Et on a testé. Mais résultats pas probants. Pas encore. Alors on a changé des choses, par petites touches d’abord, un peu plus ensuite. Le plus amusant. »
« Par petites touches ? »
« Si l’on prend un humain au hasard, on se rend compte qu’au début il gigote beaucoup, puis il se calme, il se laisse faire, enfin après les anesthésiants. Au début on a joué avec le cerveau, vous savez, ce que vous avez à la place de notre calculateur. Ca a pu être drôle au début, mais on n’a pas franchement pu améliorer quoique ce soit dans cette partie-là. Trop compliquée, trop de fils, beaucoup de problèmes avec nos expériences. Et on nous a même, un jour, franchement reproché d’avoir été à la limite de briser la troisième loi. Nous avons donc changé ce qu’on pouvait d’autre : à certains, on a greffé des calculateurs. À D’autres, des bras. À d’autres, des oreilles, parfois même un peu trop. »
Mon pressentiment, à cet instant de la discussion, fut plutôt pessimiste. Je regardai autour de moi. Toujours personne. Je plongeai de nouveau mon regard dans les yeux fixes et affables de la créature :
« Mais alors… Qu’est-ce que vous faites-là, BX ? »
« Au nom des lois, je vous offre l’obligation d’être amélioré. »
Une brume tenace s’attardait lascivement sur les pavés de Nantes. Un matin ordinaire, un peu frais peut-être, mais ordinaire : quelques gens pressés, des discussions étouffées, allumaient la ville qui peu à peu sortait de sa torpeur.
Et moi, je me trouvais parmi cette foule. Comme les autres, enfermé dans mon manteau épais, le col relevé pour repousser la bise fraîche. J’avais un peu de temps devant moi, et le parcours jusqu’au travail n’était pas franchement des plus aisés. Arrivé à une station de vélos en libre-service, je me fis dépasser au dernier instant par un vieux quinquagénaire. Les gens sont sans gêne. Peu importe, comme dit l’autre.
Ce n’est pas pour rien que la Nature nous a donné nos trois bonnes jambes, si ?
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