« Le Secret des masques » de Kristoff Valla

Le Secret des masques de Kristoff VallaÀ ses débuts, le cinéma s’inspirait de la littérature. Aujourd’hui, la littérature lui rend la politesse, avec les intérêts ! Si, dans le premier tome des Loups d’Uriam, Philippe Tessier reconnaît ce qu’il doit au film Fantasia, dans Cœur de Jade, Kristoff Valla rend hommage aux films de cape et d’épée chinois (wu xia pian), qu’il a bien raison d’apprécier : à côté des admirables images, des décors et costumes somptueux, des armes subtiles et des combats réglés en chorégraphies du wu xia pian, nos chevaliers tapant comme des sourds de leurs épées à deux mains ou nos bretteurs à rapière font figure de barbares mal dégrossis. De plus, même les Anglo-saxons, moins frileux que les Français sur la question du fantastique, hésitent à y avoir recours dans le film d’aventures historique, vidant de tout contenu surnaturel aussi bien L’Iliade que la geste arthurienne… Oui, Kristoff Valla a bien raison d’aimer le wu xia pian, et d’être fasciné par la tradition héroïque des « chevaliers des vertes forêts » comme dirait Van Gulik, ce que lui appelle le jiang hu, ou « monde des vallées et des lacs ». Réalité à la fois géographique et morale, « dernier espace de liberté dans un monde qui s’uniformise à grand renfort de réformes légistes » où se retrouvent chevaliers errants en quête de gloire, marginaux en tout genre et seigneurs rebelles à l’étatisation.

A-t-il eu raison d’en tirer un roman ?
Certes, l’œuvre s’inscrit dans une longue tradition littéraire, mal connue en France si ce n’est par l’édition en deux tomes de la Pléiade du classique chinois du 14e siècle, Au bord de l’eau, de Luo Guan Zhong et Shi Nai-an.
Certes, l’auteur connaît et reconstitue admirablement (ne pas rater les annexes et les dessins qui accompagnent le récit !) le contexte, historique et imaginaire, de la Chine des Sept Royaumes, qui précède l’avènement du Premier Empereur. Lequel, dans le roman, n’est qu’au début de son entreprise gigantesque de conquête et d’unification. Cœur de Jade est une contemporaine des personnages de Hero, l’une des références de l’auteur.
Certes, on ne s’ennuie pas une seconde à suivre la vaillante Cœur de Jade dans ses aventures. Le récit est très bien mené. L’auteur arrive en particulier à susciter des images mentales cohérentes des combats (acrobatiques et spectaculaires à souhait), ce qui est l’écueil de tout récit d’aventures. Car autant au cinéma les bagarres en tout genre sont des moments forts, autant, à l’écrit, elles peuvent faire décrocher le lecteur qui n’arriverait pas à se représenter la scène.
Quant aux personnages, ils sont très typés. Un peu trop, même. Ce sont des fonctions plus que des personnages. Cœur de jade, la guerrière animée par un insatiable esprit de vengeance et liée, d’une manière mystérieuse, à un dragon. Xian, le chevalier épris d’aventure et de gloire, toujours en quête de perfection. Le magicien et devin Trois Vérités. Et son homologue féminin, Cœur Noir, l’une des neuf filles de Mère Lune, chef d’un mystérieux clan montagnard aux origines mythiques. Se joint au groupe Lune de Sang, autre fille de Mère Lune et chef de sa garde. On voit apparaître aussi le forgeron Mille Lames de fer et le chef de barbares xiongnu, Djarga. Côté méchants, une secte démoniaque fort impressionnante (ne pas rater la petite visite du navire des Maîtres !).
De fait, la grande frustration suscitée par le récit est l’ellipse gigantesque qui sépare le prologue du récit à proprement parler. Dans le prologue, nous voyons Su Yi, jeune paysanne, assister impuissante à la destruction de son village et au massacre de sa famille. Prisonnière, elle est protégée par Cœur Noir, qui semble alliée à Poing de Bronze, chef des massacreurs, réussit à s’enfuir, et se réfugie dans la caverne d’un dragon, qui scelle un pacte avec elle et l’envoie massacrer ses poursuivants. Comment ? On ne le saura jamais, puisque dès le premier chapitre, elle est devenue une guerrière célèbre et redoutable, a tué le responsable de la destruction des siens et quelques autres, rencontré Xian, fait un bout de route à ses côtés et s’en est séparée. Elle a même eu le temps de rencontrer Trois Vérités, d’avoir une relation, que l’on devine ambiguë, avec Cœur Noir, et de tout cela, qui a forgé la nouvelle personnalité de l’héroïne, et défini ses rapports aux autres, on ne saura rien que par des allusions au détour d’un dialogue ! Bref, on a l’impression de lire le deuxième ou troisième tome d’une saga dont le premier tome aurait disparu… C’est dommage. Le roman est déjà très bien documenté et très bien construit, mais il aurait acquis de la profondeur…

 

Chronique de Marthe ‘1389’ Machorowski

Éditeur Matagot
Auteur Kristoff Valla
Pages  336
Prix 15€

Nous en pensons ...

Notre avis

3.0

De fait, la grande frustration suscitée par le récit est l’ellipse gigantesque qui sépare le prologue du récit à proprement parler.

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