Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2019 : « A la recherche des heures perdues »

Où s’en va le temps que l’on perd ? Marcel avait une idée, mais gageons que nos auteurs auront su chercher ailleurs.

  • Hoka
  • A la recherche des heures perdues, ou comment perdre son temps à en trouver
  • Un énième rendez-vous
  • Le chien d’Ennie
  • Trou blanc
Contrainte 1 Le sort ultime
Contrainte 2 Un congrès

HOKA

Où est-ce qu’on a foiré les gars ?

La Grande Mère fut la première à déchirer la nuée. Un hurlement sourd, un silence qui frappa au cœur tous les êtres présents dans la vallée. Même les bourreaux.

L’Arbre-Mère grinça, résista, tint droite si longtemps que l’espoir embrasa un instant les habitants de la forêt, mais l’industrie eut raison de la Nature. Sous l’insistance des tronçonneuses, le tronc craqua, plia, puis chuta lentement, abattant les enfants qu’elle abritait. Le parfum boisé couvrit l’humus. Puis les bulldozers se mirent en marche, avançant par légions dans la Grande Forêt. L’odeur d’essence piqua les narines et les grondements de moteurs, le fracas de bois brisé assaillirent les tympans.

Les résistants qui avaient réussi à se faufiler à la faveur de la nuit et à s’enchainer aux arbres étaient impitoyablement détachés et traînés plus loin. Les animaux détalèrent loin du carnage pour se perdre dans les champs cultivés, les daims effrayés d’être à couvert, les petits oiseaux sans aucun abri où se poser. La détresse prenait le pas sur le courage et l’espoir.

*

Zeoch posa une main amicale sur l’épaule de Joe. Un gémissement s’échappa encore de la bouche du jeune homme :

Où est-ce qu’on a foiré ?

Seuls des regards embués de larmes lui répondirent.

Zeoch piétina l’herbe de ses sabots fendus, passa sa main sur ses cornes recourbées, puis se décida.

Seul le Sort Ultime pourrait nous apporter la réponse.

Les activistes humains tournèrent la tête dans sa direction, certains hagards, dubitatifs, d’autres curieux et prêts à se raccrocher à la moindre étincelle d’espoir.

C’est un Sort très ancien et imprévisible. Un comble, car il entre dans la Magie de Prédiction. On ne l’utilise qu’en ultime recours. Il permet de chercher les Heures Perdues. Celles où l’on a manqué un tournant décisif, un choix, qui nous a orienté sur cette ligne temporelle. Il est possible que dans une autre réalité, quelqu’un ait fait un discours éloquent relayé dans la presse qui a changé l’opinion publique et permis de protéger la forêt. Ou qu’un pot-de-vin n’ait pas été payé, alors la décision de justice a entériné le projet.

Qu’est-ce qu’on doit faire ?

L’assurance de Joe toucha les militants humains et les créatures forestières réunies autour du Faune. Il reprit :

Je refuse que les heures que nous avons passé à respirer l’humus, à répertorier les fleurs, à ressentir les vies inter-reliées qui composent notre grande maison soient des heures perdues. Elles ne peuvent être que des souvenirs sans consistance. Elles sont notre avenir. A nous de les faire revenir dans le présent.

Les dés étaient jetés. Rien n’arrêterait ce groupe d’amoureux des bois sauvages. Pas même cette défaite. S’il fallait sauter dans une autre ligne temporelle pour sauver la dernière forêt primaire du continent, ils le feraient.

Pour notre liberté !

Pour la Grande Mère !

Pour la Vie !

La voix grave du Druide faune se fit plus impérieuse que les exclamations :

Un seul Voyageur pourra revenir dans le Temps et en explorer d’autres lignes. Le Sort Ultime nécessite un rituel de Sang. Tous les Druides relieront leurs énergies à ce sang, projetant l’âme du Voyageur ou de la Voyageuse par-delà le présent.

*

Zeoch ne maintiendrait pas le sort indéfiniment, même avec l’aide des autres Druides.

Chaque exploration de leur passé et des autres Voies affaiblissait davantage Joe. Le jeune homme avait revécu une dizaine de fois la bataille la plus cruciale, faisant monter plus de barricades, les enflammant ou non, organisant les troupes, plaçant des pièges, faisant coopérer pacifistes et Blacks Blocks. Les forces de l’Etat avaient pris le dessus à chaque fois et les occupants expulsés avec brutalité.

Il avait alors reporté son attention sur le procès judiciaire, variant les discours de la violence à la vulnérabilité, sans rien y faire. Il ne parvenait pas à savoir qui, comme ils le soupçonnaient tous, avait payé un pot-de-vin ou menacé les juges. Impossible d’influer sur la décision de la Cour.

Epuisé, Joe s’effondra sur un banc public près du Tribunal. Il retournait en boucle tous les événements décisifs, tous les moments où ils avaient cru pouvoir gagner, toutes les défaites, les erreurs… Les planches du banc lui incisaient le dos, les gaz d’échappement lui faisaient tourner la tête, les bruits de la ville l’encombraient. C’était de pire en pire à chaque saut. Lié à la Magie de la Nature, il supportait de moins en moins l’industrie et l’urbanisation contre lesquels il se battait.

Les sanglots d’un enfant pour sa cabane perchée bientôt détruite eurent l’effet d’une madeleine de Proust.  Joe ne put empêcher la nostalgie de l’envahir. Le petit bois qu’il parcourait à la recherche de champignons avec son père, de jolis feuilles mortes à coller sur ses dessins, collectionnant les pierres… Sa première rencontre avec une fée, les heures passées à jouer avec les nymphes et les lutins. Et la brutale fin du monde qui l’avait arraché à l’enfance. La compagnie immobilière venue raser le bois pour construire des appartements laids. La destruction des ces lieux et de ces êtres qu’il chérissait.

Joe s’était juré que plus jamais il ne resterait sans rien faire.

C’était là l’origine de son activisme.

Tout à coup, il se redressa sur son banc. C’était évident ! Il fallait remonter aux origines de la catastrophe. Une fois que les actionnaires s’étaient décidés, rien ne les stoppait, il avait tout essayé.

Il prit l’enfant dans ses bras, revigoré par un nouvel élan de courage.

-On va sauver ta cabane ! Et toute la forêt !

L’enfant éclata de rire et Joe fut transporté par cette joie pure, lui donnant l’élan de remonter encore plus loin dans le temps.

*

Retour à la case départ. Un nouveau départ.

Le Congrès des High-Industries. Les costard-cravates déambulant par deux ou trois, les logos des grandes firmes technologiques et industrielles, les laboratoires scientifiques en plein numéro de charme avec les investisseurs potentiels. Et les groupes de militants pressés contre les barrières, les pancartes portant les voix de la Nature, les slogans scandés entre deux explosions de grenades.

Le gaz lacrymogène prit d’assaut les poumons de Joe. Il en avait respiré tant dans sa vie que la sensation de brûlure lui était familière. Mais la Magie avait réduit la résistance de son corps. Il s’écroula sur le sol. Les bruits et les sensations se distordirent. Une voix lui parvint :

Médics ! Médics !

*

Joe se réveilla entouré d’une paire de secouristes, un masque à oxygène sur le visage. Lorsque l’équipe médicale se fut assuré qu’il était en pleine possession de ses moyens, Joe chercha Zeoch. Leurs yeux se croisèrent, et le Druide comprit.

Pressé par le temps, Joe lui résuma la situation :

Il faut absolument empêcher Galactique Airlines de conclure un contrat avec Energies Fossiles Industries. Ils vont raser la grande forêt primaire pour exploiter les sous-sols et utiliser directement les ressources pour un astroport démesuré. Les financeurs pensent que la richesse minière de la région sera la matière première pour les labos de recherche, les usines de production des engins et le carburant pour les lignes de transport longue distance. D’où je viens, les Etres Forestiers n’ont plus rien.

Sa voix se brisa, et il reprit dans un murmure :

J’ai vu la Mère des Arbres tomber.

*

Hoka hey !

Joe prit son élan, grimpa rapidement sur les épaules de Zeoch et se laissa retomber de l’autre côté des grilles de fer. Sans perdre une seconde, il courut se placer devant les micros des journalistes entourant la Galactique Airlines.

Ce projet est la destruction de la Nature ! La dernière forêt primaire y passera. Les esprits seront détruits, les habitants délogés. Que ferez-vous des faunes et des centaures, des fées ? Que ferez-vous si la Nature et la Magie sont la clef pour réparer tout ce qui est déjà détruit ? Pour guérir ce monde et ses habitants ?

Le vent changea de direction, apportant un nuage de gaz depuis la rue. Journalistes et hommes d’affaires toussèrent. Joe tomba à genoux, prix d’une quinte de toux. Les caméras se braquèrent sur lui.

Monsieur, veuillez quitter l’enceinte du Congrès.

Les Gardes Civils le relevèrent durement mais n’osèrent pas de violence ostentatoire au milieu des médias.

Non, je n’irai nulle part.

Sa voix était calme et ferme.

L’industrialisation détruit notre monde. Nos vies. Nos enfants. Où les emmènerez-vous construire des cabanes ? Où irez-vous chercher les herbes qui guérissent leurs maux ? Comment la Terre purifiera-t-elle les gaz rejetés par nos industries ?

Joe fut interrompu par une nouvelle toux. Les Gardes en profitèrent pour le trainer vers la sortie, entourés par un essaim de micros et de caméras. Le militant devenait pâle à vue d’œil. Une journaliste s’en inquiéta, et Joe lui répondit :

C’est l’industrie, la pollution, la destruction de mon monde qui me tuent.

Nouvelle toux. Il cracha une substance grisâtre. Cris d’horreurs et exclamation de dégoûts fusèrent.

C’est ce que j’ai absorbé de malsain dans les villes et aux abords des usines.

Le vent s’engouffra à travers les grilles, charriant une masse dense de fumée. Tous se couvrirent la bouche et plissèrent les yeux. A travers les larmes, ils ne remarquèrent pas tout de suite l’affaissement de Joe. Sur les images de caméras, on découvrirait que les Gardes l’avaient maintenu debout par les épaules.

Repris d’une crise de toux, il cracha encore des glaires visqueux à la couleur étrange. La respiration sifflante, il se laissa aller dans les bras des gardes. Sa voix porta, dans un dernier souffle :

Hoka…

*

Les journaux titrèrent en faveur de l’écologie, faisant choux gras de cet événement polémique et tragique. On accusait les industries agro-alimento-pharmaceutiques qui empoisonnaient sans jamais soigner, et la destruction des espèces naturelles, végétales, animales, conscientes et supposées non-conscientes. Enfin, la Voix de la Nature était portée à la connaissance de tous. Mais à quel prix ? Comment un sacrifice était-il devenu nécessaire pour faire entendre cette Voix ?

La journaliste qui s’était inquiétée pour Joe demanda un entretien à Zeoch.

Que veut dire « Hoka » ?

C’est un bon jour pour mourir, parce que mon combat est juste, et que je ne peux que m’y jeter de toute mon âme, quelle qu’en soit l’issue.

*

Dans le petit parc, Zeoch conclut son récit :

On lui doit tous la vie.

Les larmes roulaient sur bien des joues. Des gens se signèrent, d’autres allumèrent encens et bougies. Puis une voix trancha le silence :

Tu as bien dit qu’il avait remonté le temps pour empêcher ce projet ? Il a donné sa vie pour les nôtres. Est-ce qu’on pourrait la lui rendre ? Utiliser le Sort Ultime pour explorer des réalités qui ne demanderaient pas un martyre pour sauver la Nature ? Transmettre le message, un héritage vers le passé, pour alerter les générations précédentes ? Remonter sur des siècles, avertir d’où nous amène la voie du progrès sans limites ?

Ils se regardèrent tous, étonnés, choqués, ou emballés. Pourrions-nous tirer les mêmes leçons si nous n’avions pas réellement connu les conséquences de nos erreurs ? En avoir conscience aujourd’hui était-il suffisant pour les réparer ?

A LA RECHERCHE DES HEURES PERDUES,
OU COMMENT PERDRE SON TEMPS A EN TROUVER…

La petite plume de son chapeau danse dans un rayon de lumière. Me concentrer sur ses lèvres fines qui remuent. Il me parle, mais je ne parviens pas à écouter le moindre de ses mots. La plume voltige, elle attire mon regard et m’appelle au mouvement. Je n’y tiens plus. Je m’excuse sans attendre de réponse et m’élance dans la rue. Je ne me retourne pas. Je n’ai qu’une idée en tête, trouver le mur de briques avec la femme-oiseau.

J’accélère mon allure. A force d’arpenter la ville, je sais éliminer plus rapidement certains quartiers de mes recherches. Me diriger, deviner les recoins où aller. Gagner du temps, en quelque sorte. Cette fois, il me semble que le vieux quartier derrière les quais pourrait s’y prêter, les constructions de briques s’y érigent à foison.

La femme-oiseau. J’ai hâte de la découvrir.

Mon imagination la fait grande et belle, tout en plumes qui frissonneraient, à peine posée sur son support, prête à s’envoler…

Bien. Commencer quelque part.

Face au dédale des possibles, je choisis la ruelle sur la gauche.

Je me sens flottante et perdue. L’imprécision est le souci principal de ma méthode de calcul. Je parviens de plus en plus facilement à générer les mots qui me conduiront à la porte. Mais la description reste tellement imprécise. Un mur de briques. Un mur de briques dans une ville. Combien de murs de briques dans cette ville ?

Je marche, je scrute. Je tourne une première fois et remonte toute la rue. Je lance mon regard, à gauche à droite. Je reviens sur mes pas en courant. Je poursuis le chemin. Je tourne une seconde fois. Je dépasse une cour. Je trottine dans une nouvelle ruelle. Briques. Je suis entourée de briques. Je commence à avoir le tournis, mon environnement me déborde…

M’arrêter. Souffler. Ma réflexion ne me sert plus à rien. Il me faut juste chercher, avec méthode et calme. Marcher.

Près de deux heures se sont écoulées lorsque je m’approche d’un entrepôt tagué. J’ai traversé tout le quartier, j’entends la circulation du périphérique tout proche. Elle est là, je m’en suis doutée en voyant le bâtiment. Entre deux « ACAB » et trois « Nyka 87 », se trouve une toute petite femme de papier. Elle semble posée là depuis longtemps. L’encre a bavé et dégouliné de son visage penché, son corps s’est   échevelé et se décolle légèrement, en lambeaux qui vrombissent au vent. Bec et plumes. Voici la femme-oiseau, je n’ai aucun doute.

Joie et légère appréhension se mêlent à chaque fois que je trouve une nouvelle porte. J’extrais la craie rouge de mon sac et commence à entourer la silhouette collée. Je recommence en cercles concentriques, jusqu’à obtenir une forme assez large pour me laisser le passage. Voilà. Le tracé est posé. Il ne me reste plus qu’à attendre. Par réflexe, je regarde mon téléphone. Mardi 12 avril, 15H20.

Les lignes s’animent peu à peu, se creusent, s’emmêlent. Les briques perdent de leur matérialité, s’assombrissent. La porte s’ouvre. C’est le moment.

Je serre ma veste, prends une grande goulée d’air et franchis l’étrange seuil.

Le passage me fait l’effet de crever de tout mon être la surface d’une eau très froide, pour aussitôt tomber dans le silence. Me voici de nouveau dans l’un des couloirs de l’A-temps. Je me souviens de mon tout premier passage, et la panique sitôt apaisée par l’atmosphère si douce du lieu. Du non-lieu. De l’a-lieu, de l’ut-topos. Je ne sais toujours pas comment le nommer, je ne sais pas si cela m’appartient de le faire ou pas. Je n’en parle à personne, même si je consigne minutieusement chacune de mes explorations dans le carnet vert qui ne me quitte plus. Je marche, tranquillement. Je prends mon temps. Je peux prendre tout mon temps. Je savoure cette pensée. Ici, je ne peux plus le perdre. Le temps n’existe pas. Ou plutôt, il n’existe que du temps. Il passe, se tord, se dilate et rebondit, se retourne sur lui-même. Il est étiré à l’infini. Je marche dans des fractions d’une immensité. Je viens faire en faire provision. Provision d’éternité sous forme de tranches d’heures transportables.

Le couloir est un boyau naturel, avec ses stalactites et ses parois de roche brune. Je ne m’explique pas ce lieu, je ne sais pas où il se trouve. Peut-être que la bonne question serait « quand il se trouve ? ». Je suis le chemin en toute confiance. Chacune des portes me mène à un nouveau boyau, et tous conduisent au centre. J’en perçois déjà la lumière au loin, qui pulse doucement. Je ralentis encore mes pas, pour prolonger une durée qui n’existe pas, sauf pour moi. Quand je me retournerai à la rue tout à l’heure, pas une minute ne se sera écoulée.

La roche laisse place aux pierres taillées. Le centre est une vaste pièce architecturée aux parois claires. La vasque centrale déborde de bulles légèrement dorées. Je m’en approche fiévreusement. Voici les parenthèses de temps. Chaque boule renferme une heure, une heure de temps gagné, à dépenser quand je le veux. Je me saisis des bulles, douces et élastiques… Une, deux, trois… Mon sac se remplis. Je compte. Douze. J’espère toujours pouvoir poursuivre, mais cette limite n’a pour l’instant jamais pu être dépassée. J’inspire profondément en approchant ma main d’une treizième bulle. Sa surface a peine effleurée, une vague de froid me percute, nouvelle traversée. La rue. Son brouhaha m’envahit, agresse mes tympans. Je suis face au mur de briques, la femme-oiseau clapote au vent, mes tracés ont disparu. La porte s’est refermée.

Je me demande de quelle manière je vais dépenser mes heures trouvées… Ce nouveau crédit m’emplit de joie mais je sens mes pensées déjà tournées vers la recherche d’un nouveau passage. Et la complexité des calculs qu’il me faudra déployer pour réussir à faire apparaître les nouveaux mots qui me guideront. Du temps. Prendre du temps pour savourer ce luxe de pouvoir en perdre.

UN ÉNIÈME RENDEZ-VOUS

Je suis écrivain. C’est ce que j’ai fièrement indiqué sur mon profil de site de rencontres. J’avais dans l’idée d’attirer des littéraires, des artistes, des personnes qui pourraient faire la conversation à ma place. Je ne pensais pas prendre cela réellement au sérieux. Pour moi les profils ne sont que des suites de photo et je ne m’attarde jamais sur les gribouillis numériques que l’on porte à mon attention. Pour tout vous dire, j’ai développé un algorithme qui trie à ma place et qui doit, en théorie, maximiser mes chances.

Puis un jour, une notification salvatrice dans mon application : un message d’une certaine Vanessa. De banalité en banalité, je lui trouve un intérêt et, de son côté, je ne semble pas lui déplaire. Nous convenons d’un rendez-vous, dans deux heures, et son dernier message me déstabilise grandement : « C’est ton côté écrivain qui m’intrigue, j’espère que tu me feras lire un de tes textes ! ». Dans deux heures, donc, je vais la rencontrer pour la première fois, dans un bar bobo-kitscho-suédois qui en profitera pour nous faire payer trois euros le café. Dans deux heures, elle s’attendra à rencontrer un écrivain, et à lire son texte.

Un ricanement m’a d’abord échappé, plutôt nerveux, un rien angoissant. Puis une certaine assurance m’extirpe de cette situation : deux heures, cela me semble bien assez pour rédiger au débotté un texte plein d’esbrouffe. Je sais lire, je sais écrire, je lis de temps à autre et je m’abreuve quotidiennement de films ficelés à l’américaine, en trois actes. C’est suffisant pour pondre, non pas l’œuvre de ma vie, mais une petite histoire brise-glace qui m’aidera à convaincre Vanessa d’aller plus loin que le café. Et puis, qu’on se le dise, les premiers rendez-vous sont souvent d’une platitude extrême : ce petit défi a le mérite de me sortir de ma zone de confort.

Je ne prends que le nécessaire, un carnet, un stylo. Je trouverai des idées en chemin (le bar n’est qu’à quelques minutes : j’aime optimiser mes rendez-vous). J’imagine, je fantasme, un écrivain à la recherche de l’inspiration. Je suppose que cela n’arrive pas, comme ça, d’un claquement de doigts, pendant qu’on lézarde dans son canapé. Ce qui est malheureusement ma passion la plus chronophage. Dehors, il fait beau, les oiseaux chantent et il y a bien un visage, un paysage, une situation qui me donnera l’inspiration. Avant de partir, je me décide néanmoins à ouvrir, au hasard, les pages d’un de mes livres. Afin de tâter la matière de l’écrivain et de jauger si je suis au niveau. Je prends un des nombreux ouvrages que j’utilise pour caler ma table basse, j’ouvre une page au hasard et je lis. Je tombe sur un passage étonnant où le narrateur s’extasie sur une madeleine. Je n’y comprends rien, très sincèrement. Je le ferme en me convainquant que tout ira pour le mieux. Une petite histoire, moins de deux heures, ce n’est pas la mer à boire. Si cet olibrius arrive à écrire des pages entières sur une madeleine, je peux le faire.

Je quitte mon appartement et marche en direction de la vieille ville. Les briques, l’église, les fontaines et les promeneurs m’aideront peut-être à concocter quelque chose. Je me dirige au plus vite vers un banc, grillant la courtoisie à une vieille dame qui semble avoir la même idée que moi. En me dépassant, alors que je commence à m’étaler, je l’entends bredouiller des mots que je n’arrive pas à traduire, mais qui sont certainement insultants. C’est de bonne guerre. Quand bien même, un banc vient de se libérer en face de moi, elle a donc tout le loisir de s’y reposer. Nous nous faisons face et je me dis, naïvement, que cette première rencontre m’aidera à poser les bases de mon récit. Je l’observe pendant dix minutes, mais rien. Je me suis attardé sur ses rides, sur son cabas, sur son chapeau, mais rien. Cette vieille dame renfrognée ne m’inspire qu’une vieille dame renfrognée et je n’ai pas le souvenir d’avoir lu, vu, entendu, une histoire à propos d’une vieille dame renfrognée. Elle me fait vaguement penser à ma vieille mère, à ma vieille tante, mais c’est bien tout, et je n’ai rien à raconter, d’intime, de familial, qui tiendrait dans un récit poignant en trois actes. Dix minutes sur la vieille, c’est du temps perdu. Je range mon carnet, mon stylo et je quitte ce banc de malheur.

Il y a un square à quelques pas. Si la vieillesse ne m’aide pas, l’enfance est certainement la piste à creuser. Je me fais un chemin entre les poussettes, les mères de famille ennuyées, les marmots qui courent et trouve un deuxième banc. Pas de course, il est pleinement libre et n’attend que moi. J’accorde également dix minutes aux gamins, je gribouille quelques idées sur mon carnet :

L’histoire d’un gosse qui glisse et meurt.

L’histoire d’un gosse oublié par sa mère dans un parc, et qui se fait adopter par des loups.

L’histoire d’un gosse qui mange une déjection canine et qui tombe malade.

J’ai le sentiment que ce n’est pas vraiment brillant, même si l’histoire des loups a peut-être du potentiel. J’en conclus, après dix minutes, que je n’aime pas les enfants (ce qui est tristement une révélation) et que je dois quitter ce square au plus vite, car les mères m’observent d’un drôle d’œil. N’ayant pas envie de passer pour un pédophile, je range encore une fois mes affaires et me dirige vers un troquet sur la place.

De l’alcool, de la vieille musique, des hommes avinés. Le terreau me semble fertile pour un récit. Je commande deux bières en me souvenant d’un reportage qui abordait la question de l’alcoolisme chez les grands auteurs. Il est peut-être là, tout bêtement, le secret de l’inspiration. Le serveur m’apporte ma potion que j’avale le plus rapidement possible, je n’ai pas de temps à perdre. J’ai la tête qui tourne. Peut-être un premier signe, physique, de l’idée qui germe ?  On passe du Dave dans le troquet, une vielle relique musicale, les paroles s’imposent à moi alors que ma feuille est toujours désespérément blanche :

« Et je m’en vais faire un tour du côté de chez Swann
Revoir mon premier amour qui me donnait rendez-vous
Sous le chêne
Et se laissait embrasser sur la joue
Je ne voudrais pas refaire le chemin à l’envers
Et pourtant je paierais cher pour revivre un seul instant
Le temps du bonheur
À l’ombre d’une fille en fleur. »

La musique, c’est normalement quelque chose qui féconde, qui inspire. Je m’inflige les refrains, les poivrots du bar qui chantent à tue-tête et le clip édulcoré qui passe sur l’écran géant. J’accepte de souffrir, car je suis comme ça, et tout cela pour quoi ? Rien, aucune idée. La musique n’est, pour moi, qu’un bruit qui me fatigue.

Ni la vieillesse, ni l’enfance, ni l’alcool, ni la musique ne m’aident à trouver l’inspiration. N’ayant pas le temps de tester la drogue, j’abandonne vaillamment l’idée d’écrire une histoire. Et d’ailleurs, j’ai déjà cinq minutes de retard. Je trouverai bien un mensonge à formuler ou alors, tout bêtement, Vanessa ne sera pas une énième conquête et je ferai travailler à nouveau mon algorithme maison. J’enlèverai la mention « Je suis écrivain » au profit de « Je suis un grand voyageur ».

Le bar suédois s’offre à moi : les meubles en bois, le sourire figé des serveuses qui circulent en trottinette électrique, les plantes vertes et la musique d’ascenseur. L’endroit parfait pour mon rendez-vous qui est déjà là, quelques tables plus loin. Elle me fait un signe de la main et tout chavire en moi. Son visage touché par la grâce, la blondeur de ses cheveux qu’elle coiffe avec délicatesse. Ce regard, d’un bleu, et sa voix, douce, tempérée, provoquent en moi une bouffée de chaleur. J’ai l’impression de devenir à nouveau cet adolescent qui tombait amoureux chaque jour et qui s’émerveillait d’un rien. Ce gamin si fragile qui se faisait broyer si aisément. Nous nous présentons, nous échangeons, comme convenu, des banalités. Mais elle, je vous l’assure, elle le fait avec poésie. Elle a la grandeur d’âme de ne pas revenir sur mon statut fictif d’écrivain, ce qui m’arrange. J’en suis amoureux, je me dois de le constater.

Elle se dirige vers une serveuse pour commander nos liqueurs à base de plantes du marais. Et c’est là, c’est précisément à ce moment que me vient l’inspiration. Un frisson parcourt mon échine et je me sens terriblement excité, d’une manière si particulière (rien de sexuel !), à l’idée d’écrire l’histoire qui me traverse. Mon carnet, mon stylo : j’arrache mes quelques pages gribouillées sur la vieillesse, l’enfance et la musique. Je jette ça sur le sol qui, de toute manière, sera nettoyé par le Roomba du bar. Et j’écris, sans m’arrêter, je donne corps à ce souvenir que Vanessa m’évoque. L’histoire d’une fille que j’ai aimé, jadis, à l’école primaire. Pendant un atelier « prépare ton pain pour la fête du goût », nous avons partagé un doux moment, un amour d’enfance. Je n’ai pas d’acte en tête, d’événement perturbateur, de voyage du héros et d’explosion, juste, les détails de ce souvenir que je relie, sans savoir pourquoi, à la beauté de Vanessa qui revient avec nos boissons. Elle m’adresse son plus beau sourire en reprenant sa chaise RÖNNINGE. Je pose le stylo, m’excuse platement, trempe mes lèvres et feins d’aimer cette mixture de plantes vertes. Elle rougit, comme Émilie (la fille de mon souvenir), ce qui s’accorde bien avec leur blondeur. Pendant que Vanessa me parle de son travail, j’ose reprendre mon stylo et je poursuis mon histoire, l’air de rien. Elle est d’abord amusée, bien entendu, elle me dit « C’est vrai que t’es écrivain, j’aime bien » puis reprend son discours sur ses ambitions professionnelles (je crois, je n’écoute plus vraiment). Elle me laisse jouir de ce petit côté exubérant que je découvre en même temps qu’elle. Je me contente d’opiner du bonnet quand j’entends vaguement, une question, et je lui donne ce qu’elle veut, de l’approbation. Je relance la conversation toutes les deux minutes. J’ai besoin de grappiller du temps, pour écrire. J’ai besoin qu’elle parle, qu’elle produise ce son si beau qui me transporte dans ce souvenir que je souhaite accoucher sur le papier.

Je suis amoureux de Vanessa, mais rien ne s’est passé entre nous. Je resterai à jamais, pour elle, le gars bizarre qu’elle a rencontré dans un bar suédois et qui écrivait pendant qu’elle parlait.

Je suis, maintenant, écrivain. Je peux le dire : j’ai perdu mon temps avant de découvrir ce qui constitue, finalement, ma seule raison d’être. Mais cette perte nourrira mes récits et elle est précisément ce qui génère ce frisson qui me parcourt, des pieds à la tête, quand j’écris à propos des femmes que j’ai aimé.

LE CHIEN D’ENNIE

Saleté de clébard !

Ennie balance un coup de pied rageur au chien errant. Couchée sur le flanc, les côtes défoncées, la bête hurle. Une plainte, longue, monstrueuse, insupportable…

— Tu vas te taire !

Le second coup de pied jette l’animal contre l’arbre voisin. La langue pendante, le sang aux commissures de la gueule ouverte… la bête agonise.

Ennie le regarde. Un regret ? De la culpabilité ? Un vague remord ? Non.

— Désolé, vieux. J’avais rien contre toi. T’étais là, c’est tout ! Au mauvais endroit, au mauvais moment. J’ai eu une sale journée, lui dit-il, contrit… J’aurais mieux fait de rester chez moi !

Ennie tourne les talons, il lui reste de la route. Pourquoi se retourne-t-il à cet instant ? Il ne le saura jamais.

— Bon Dieu ! Tu… Tu… Tu me souris !

— Et je parle aussi, lui dit le chien.

— T’es… T’es quoi ? dit Ennie.

Je suis un chien, tu le vois bien. Un chien que tu as tué…

Fuir ! Tout de suite. Sans poser de question. Sans réfléchir. Mais son corps est lourd, ses pieds collent à la terre.

— Je… Je ne peux plus bouger. Tu m’as fait quoi ? dit-il, tétanisé.

— Tu croyais quoi ? Que tu pouvais tuer impunément ? lui dit le chien, la voix lasse.

— Je suis désolé. Je ne savais pas que tu parlais, je ne t’aurais rien fait…

— Que je parle ou pas, qu’est-ce que cela change ? Que t’avais-je fait ?

— Pardon, je…

— Laisse-moi parler. Je vais mourir. Sauve mon petit !

— Tu, tu es une chienne ? Je… dit-il voyant enfin ce qui lui crevait les yeux. La bête était pleine.

— Je te donne trois jours. Chaque jour, la journée sera réduite d’un tiers. Et tu auras une nouvelle chance offerte pour sauver mon chiot.

— Mais…

— A la fin de chaque journée, tu seras changé en chien. Chaque matin, ta journée reprendra, écourtée. Si au troisième jour, tu n’as pas sauvé mon petit, tu resteras une bête toute ta vie. 

Ennie la regarde, effaré. Les yeux de l’animal se figent, restent grands ouverts. Sa tête repose sagement sur une patte. La bave se mêle au sang. Le sang se mêle à la terre. Et son ventre, ballon énorme aspirant à s’élancer vers le ciel.

Ennie sent les picotements sous sa peau, les frémissements de ses muscles, la circulation du sang. La vie revient. Son corps bouge. Enfin, libre !

Il fuit. Droit devant lui. Sans se retourner. Sans s’arrêter. Il court. Il court. Il court. L’air lui manque mais il court encore. Mais son corps est douloureux. Alors il marche. Et il marche encore.

Combien d’heures a-t-il marché ? Nul ne le sait. Mais le soir est là. Et au soir il est à la ville. Ses jambes sont lourdes, la sueur colle à son pantalon. Il étire ses muscles.

Bon sang de clébard ! Il m’a fichu la frousse de ma vie ! dit Ennie.

Il n’en peut plus. Il s’assoit sur un muret. Il passe sa main dans ses cheveux collés de poussière.

— Aie ! crie-t-il, retirant sa main, sa, sa… sa patte !

— Je-me-suis-griffé, martèle-t-il en distinguant chaque mot, contemplant, épouvanté, les griffes noires qui remplacent ses doigts.

A quatre pattes, il se met à gémir puis hurle à la mort.

*

— Là ! Un autre !

Les hommes en uniforme jaune le montrent du doigt. Avec leurs filets, leurs matraques électriques, ils se précipitent vers lui.

Fuir ! Encore ! A toute vitesse. A perdre haleine.

Ennie galope ventre à terre. Une cachette. Vite !

Un trou, sous un tas de tôles, d’immondices. La nuit qui passe. Dans le froid, dans la peur, dans l’attente, dans l’incompréhension.

Le matin. Le bruit des voitures qui brise le sommeil trop court. Les premiers rayons du soleil qui caressent son visage. Ennie se lève, les yeux hagards, les cernes profonds. Il est nu. Mais il est homme. Il ramasse des loques, s’en affuble, mendiant égaré dans la ville inconnue.

Un mauvais rêve. J’ai fait un mauvais rêve !

Il revient sur ses pas, guette ses empreintes dans la poussière, dans la boue. Il ne comprend pas pourquoi il suit des traces de pattes.

J’y crois pas ! Alors, ca, si c’est pas de la veine !

Tout est là, tombé derrière le muret. Ses vêtements, son portefeuille. Il s’habille. Humain. Enfin ! Un coup de peigne. Un petit coup de rasoir jetable. Il respire.

Dans le bar, il raconte son histoire. Mais qui le croit ? Il se répète, s’échauffe, se contredit. Les autres rient. Il s’énerve, parle plus haut. Les autres rient plus fort.

Il boit et boit encore. Il s’assied dans son coin, pleure un peu, parle tout seul.

— Bon ca suffit maintenant ! Tu as bu toute la matinée et encore l’après-midi ! Tu sors !

Le barman le soulève par le bras et accompagne ses pas vers la sortie. Ennie maugrée mais ne fait pas d’esclandre.

Dehors l’air frais lui fait du bien. Ennie a un peu mal au cœur. A la tête aussi. Une première rue, effacée par la deuxième, par une troisième… Déjà il fait nuit.

— La nuit ? Déjà ? dit-il sentant son corps se réduire, se confiner, se ramasser…

Il regarde ses mains déjà recouvertes de poils, devenir pattes… ses chaussures trop grandes l’abandonner.

— Noooon ! hurle-t-il.

— Ouahhhh !!! poursuit-il.

Le deuxième jour. Le deuxième jour est terminé !

Alors il comprend. Demain sera le dernier jour. Le jour le plus court !

*

Courir. Sans s’arrêter. Comme un chien. Ventre à terre. Il use ses griffes, déchire ses coussinets. Ses flancs arrachent les épines des buissons.  Il court. Il court. Il court. Il tombe, se relève et il court encore.

Et, soudain, le silence, le néant.

Il se réveille d’un coup, homme nu, aux pieds et aux bras ensanglantés. Le ventre déchiré, recouverts d’épines et de griffures.

Le troisième jour ! C’est le troisième jour ! Vite !

Il reconnait la plaine, la colline. Il n’est pas arrivé ! Il se redresse. Tout son corps n’en peut plus de courir. Il marche, se force à allonger les pas.  Il tombe. Il rampe. Une heure, deux heures, trois heures. Ses yeux brillent de faim et d’épuisement.

Là-bas ! L’arbre ! Mais qu’est-ce ? Ce rideau noir qui avance au loin ? La nuit, c’est la nuit qui approche !

Alors, il se lève. Il y croit. Puisant au fond de ses os, il court. Et il court.

La chienne est là. Il tombe sur elle. Et il pleure. Il couche son visage sur le ventre rebondi, l’enserre de ses bras, le caresse, le cajole…

— Je suis là ! Tu vois ? Je suis là. Je suis revenu pour toi !

Alors, une petite chose, une toute petite boule de poils, gémissante, encore dans sa sacoche de peau… glisse, coule d’entre les pattes de la bête. Ennie libère l’animal, le presse contre lui, souffle son haleine, partage sa vie.

— Oh Merci ! Merci ! Nous serons amis. Toute la vie !

Alors le rideau de nuit qui, déjà, jetait son voile sur lui, recule.

Un nouveau jour. Une nouvelle vie.

TROU BLANC

Faites entrer l’accusé, demanda l’homme en blouse blanche.

La salle était toute de métal, éclairée par des néons dont la lumière se répercutait à l’infini. Dans sa petite tenue de papier bleu qu’il portait pour seul vêtement, il se sentait particulièrement vulnérable. Derrière la vitre sans teint  loin au-dessus de lui, se tenaient probablement les jurés, le juge, son avocat, sa famille. Rob déglutit douloureusement. Les mains tremblantes il s’allongea sur le siège de cuir où le médecin venait d’étirer une longue feuille de papier protecteur.

Il se demanda furtivement si l’opération était douloureuse. La jeune infirmière, équipée elle aussi de papier bleu de la tête au pied lui adressa un sourire timide et alors seulement, il consentit à s’allonger et à passer ses mains dans les sangles blanches qu’elle resserra avec douceur.

Est-ce que ça va faire mal ? demanda-t-il, la voix tremblante.

— Normalement non, lui répondit-elle souriant toujours et ce fut très loin d’être rassurant.

Le médecin plaça l’appareil sur son crâne et marmonna, visiblement pressé de commencer.

— On va vous administrer un léger sédatif, pour les aiguilles et pour faciliter un peu les choses.

Rob hocha la tête, il regrettait déjà d’avoir accepté la procédure mais il n’avait pas vraiment le choix. Quelqu’un était mort. Il avait été retrouvé là, au milieu d’une mare de sang, les mains tremblantes. En face de lui, son oncle gisait, inanimé.  Il n’avait guère d’autres moyens de se défendre. L’infirmière le piqua pour planter le cathéter dans sa main et au-dessus de lui, l’écran blanc descendait doucement, à mesure que son esprit s’embrumait comme la perfusion commençait de faire effet. Par réflexe il s’agita légèrement et découvrit que l’infirmière avait aussi immobilisé ses pieds.

— Calmez-vous, tout va bien, dit-elle doucement et Rob fut en colère. Ça n’était pas elle qui était attachée de toute évidence. Sans prévenir, le médecin posa sur sa tête l’appareil qui émettait un léger sifflement.

— Regardez-moi, essaya encore la jeune femme.

Sans savoir pourquoi il s’exécuta parce qu’il fallait bien se raccrocher à quelque chose. Il sentit les aiguilles pénétrer sous son crâne mais aucune douleur. Malgré tout, ses doigts se serrèrent autour des accoudoirs et son cœur bondit dans sa poitrine.

—Très bien, reprit-elle, respirez profondément.

Luttant contre l’envie de se débattre Rob s’exécuta.

— Nous allons enclencher le moniteur, expliqua le médecin, moins vous bougerez et plus ce sera facile.

Le sifflement augmenta d’un cran comme l’appareil s’enclenchait. Rob savait que depuis l’arrière l’étage supérieur tous voyaient les choses de son point de vue s’afficher sur l’écran au dessus de sa tête. Il espérait que cela leur donnait une idée de ce qu’on était en train de lui infliger.

— Bien, poursuivit le médecin, satisfait, fermez les yeux.

Un instant il savoura le fait de pouvoir échapper à la lumière des néons qui lui donnait l’impression d’être un animal dans un vivarium.

— Qu’avez-vous mangé hier ? demanda soudain l’infirmière.

Soudain une pomme apparut devant lui, sous ses yeux toujours clos. Il l’avait tenue dans la main, il s’en souvenait, un bref instant avant de la reposer avec les autres fruits dans la coupelle grise, sur la table de sa cuisine. Hier, il n’avait rien mangé, à cause du  procès. Il y avait facilement deux jours qu’il n’avait rien avalé.

—Très bien, répondit l’infirmière en souriant.

Les mots étaient inutiles, la scène s’était affichée sur l’écran géant comme si yeux étaient des caméras ayant tout enregistré.

Tout est en place, l’accusation peut nous rejoindre.

Rob se forçait à respirer, pendant que sous ses paupières tout redevenait noir. Il n’aurait pas à parler et tout allait rentrer dans l’ordre, avec un peu de chance d’ici ce soir, tout serait fini, il fallait tenir bon. Les pas de l’avocat de l’accusation résonnèrent longtemps sur le sol métallique.

— Monsieur Devigne, que faisiez-vous durant la soirée du vingt-trois septembre vers 19h30 ?

Il se souvenait l’émission de télé-réalité idiote qui était diffusée à ce moment là, le son du paquet de chips dans lequel il plongeait la main régulièrement, l’odeur du détergent qu’avait utilisé la femme de ménage dans l’après-midi. Rob était seul dans la maison de ses parents ce soir là et tout était paisible. Il s’était levé aussi son corps sur la table tressauta comme ses muscles confondaient soudain le présent et l’histoire.  Cette scène banale se teintait d’une énorme angoisse, son cœur battait à ses tempes mais cela n’apparaissait pas sur l’énorme écran au dessus de lui.

Devant lui le frigo se dressait et il y prit une boisson sucrée mais avant qu’il n’aille s’asseoir à nouveau, un bruit attira son attention.

— C’est bien dit le médecin derrière lui, c’est très net.

— Frank mais qu’est-ce que tu… s’entendit-il dire.

Un choc terrible le transperça et tout fut blanc.

Rob se força à rouvrir et fermer les yeux, tout tremblant, mais devant lui le canapé, la télévision, le frigo tous confondus se présentaient comme des monstres menaçants. Le temps était suspendu et l’image bloquée.

Giselle venez-voir ça, demanda le médecin.

Rob se débattait, le souffle court sur la chaise et l’image s’estompa peu à peu.

— De toute évidence, le suspect n’a pas envie que la justice ait accès à ces images.

Rob ne souhaitait que cela, au contraire, mais quelque chose marchait de travers.

— Passez en mode manuel pour voir ? suggéra l’infirmière au médecin.

Rob sentit tout son corps se tendre, son souffle se couper, il crut vraiment mourir à cet instant. Aucune image ne se formait sous ses yeux, ou sur l’écran. Il était comme tombé dans un trou à la blancheur aveuglante.

On dirait que la mémoire est endommagée, commenta-t-il.

La pression se relâcha, la lumière des néons apparut et Rob, couvert de sueur, tenta tant bien que mal de contenir les sanglots qui montaient inexorablement dans sa gorge.

Et maintenant ? demanda l’avocat un brin excédé, que se passe-t-il ?

— Nous allons faire une recherche d’anomalie, expliqua le médecin, pour essayer de comprendre ce qui se passe.

— Q… quoi ? Balbutia Rob.

— Rassurez-vous, essaya l’infirmière, vous ne risquez rien, la procédure est sans danger.

Elle posa sa main sur son bras et il se força à se calmer. Il n’avait pas d’autre moyen d’éviter la prison. Il eut à peine le temps de respirer avant que sous ses yeux des images toutes confondues défilent, des visages, des odeurs, des couleurs, des sons, des cris des mots, des sensations. Il hurla de terreur.

Et tout redevint calme à nouveau. Le sifflement du casque, son poids sur son crâne, les quelques bips qu’émettait la machine de temps à autres, tout cela lui semblait assourdissant.

— Effectivement, commenta le médecin très calmement, il y a de nombreuses heures perdues à intervalles aléatoire, je me demande où elles ont bien pu passer.

— Ça ne peut pas venir de votre machine, n’est-ce pas, argumenta l’avocat.

— Non, répondit l’infirmière qui était retournée derrière le petit écran de contrôle, tous les indicateurs sont au vert.

Alors c’est délibéré, commenta l’avocat.

— Ça n’a pas de sens ! s’insurgea Rob pourquoi aurais-je accepter la procédure si c’était pour dissimuler mes souvenirs !

Les larmes percèrent à ce moment là. Personne ne fit de commentaire pendant que le médecin se mettait à marmonner dans sa barbe.

— Bon… finit-il par déclarer je suppose que nous n’avons plus qu’à faire une nouvelle tentative.

— S’il vous plait je… essaya Rob mais l’image le coula sur place.

Son oncle était là devant lui, visiblement en colère, ses deux mains sur la table de la cuisine étaient distordues et immenses, sa bouche s’étira dans un borborygme atroce, et sa mâchoire tomba au sol, ses yeux plongeaient vers lui comme des oiseaux de proie. Le blanc mangeait la scène comme le silence qui reste après une explosion.

Et la seconde d’après, les néons, la vitre, l’avocat et son visage satisfait.

— Surréaliste cette scène n’est-ce pas, commenta-t-il en direction du public qui se tenait derrière la vitre.

— Décidément, reprit le médecin qui semblait de plus en plus soucieux, quelque chose ne va pas.

Et de nouveau, le frigo ouvert, la boisson sucrée, le bruit. La porte d’entrée qui s’ouvre, sa surprise en voyant son oncle la franchir. Sa propre voix qui dit « Frank, mais qu’est-ce que tu fais là ? » et l’imbroglio incompréhensible de paroles en retour. Le blanc atroce puis le sang qui tâche le carrelage ocre de la cuisine, la longue silhouette étalée sur le sol.

Puis les néons, le métal, le sifflement du casque, incessant et obsédant.

— Je… je veux qu’on s’arrête, hurla soudain Rob, je veux qu’on s’arrête s’il vous plait.

— On doit essayer encore une fois, reprit le médecin, l’anomalie se résorbe.

— Non, supplia Rob, non, s’il vous plait.

— Vous êtes conscient que la seule preuve qui existe qu’il s’agit d’un cas de légitime défense se trouve là, dans votre tête n’est-ce pas ? demanda l’avocat.

— Oui, sanglota Rob, je sais.

— On peut aussi essayer de rechercher les autres temps manquants, expliqua le médecin, et voir si ça résorbe l’anomalie générale.

— Non, non, non, non, par pitié non.

— Très bien, sourit l’avocat satisfait.

— Vous êtes sur de votre choix ? demanda l’infirmière gentiment, vous retirez votre consentement pour la suite de la procédure.

— Oui, oui, je retire mon consentement dit Rob dans un souffle, maintenant détachez-moi s’il vous plait.

Lorsqu’il se releva ses muscles étaient endoloris, tout son corps suppliait comme s’il venait de courir plusieurs kilomètres. Sur ses poignets, ses chevilles des marques rouges le brûlaient. Tout ce qu’il voulait à présent c’était rentrer chez lui et dormir les trois prochaines années. Mais une fois chez lui, la tête enfin posée sur l’oreiller tout propre, ce sentiment d’angoisse ne le quittait pas, le souvenir de cette blancheur aveuglante vibrait dans sa tête, dans ses os et l’angoisse le maintint éveillé jusqu’au lendemain.

Au matin, il alla comme depuis quelques jours s’asseoir au banc des accusés. Il préférait les boiseries austères à la nudité du métal, le simple souvenir de cette pièce vide avec la chaise en son centre, son grand écran, lui donnait presque la nausée. A court d’espoir, il se sentait calme  à présent. Il avait été fou sans doute, d’imaginer une seconde que cela pouvait marcher. Son oncle, même dans la mort, avait toujours le dessus. Cela faisait parti des règles immuables de l’existence. Il passa une main dans ses cheveux, là où les aiguilles étaient entrées de petites croutes s’étaient formées. Le juge, face à l’assemblée l’observait en coin.

— Bien, dit-il pour obtenir l’attention, notre recherche d’hier a été infructueuse aussi l’accusé n’a-t-il toujours aucune preuve pour appuyer sa plaidoirie de légitime défense.

L’avocat de Rob se leva.

— Peut-être peut-on laisser l’accusé s’exprimer à nouveau sur les circonstances du décès de la victime ?

Comme toujours au premier rang, ma tante sanglotait mais aujourd’hui ses pleurs ne l’atteignaient plus.

Le juge obtempéra et Rob se dirigea à la barre, lentement.

­­­— Racontez-nous encore cette soirée, demanda l’avocate.

Rob soupira, parler de cela était tellement difficile, mais il fallait essayer encore, sans conviction de convaincre les jurés.

— J’étais chez mon père je regardais la télévision. Mon oncle est entré dans la maison avec le double des clefs qu’il avait et il s’en est pris à moi, il m’a menacé. Il a dit que je ne méritais pas de prendre la suite de mon père à la gestion de Béta Corp.

Rob n’avait d’ailleurs jamais demandé à être l’hériter de cet énorme empire financier. S’il avait pu, il aurait vécu bien tranquille, de petits boulots sans importance.

— De quoi votre père vous a-t-il menacé ? demanda l’avocate.

— Il m’a menacé, répéta Rob.

Dans son esprit le brouillard blanc reprenait lentement ses droits. Sa voix était froide, sa respiration calme.

L’avocate n’osa pas insister.

— Et ensuite ?

— J’ai attrapé le vase en marbre de ma mère, pour me défendre et j’ai frappé sur son crâne avec, trois fois, trois coups secs.

Tout cela lui semblait s’être produit à un autre époque, ou être arrivé à une autre personne.

— Avez-vous d’autres questions ? demanda le juge.

— Non, reprit l’avocate.

Rob retourna s’asseoir à sa place, il n’écouta qu’à moitié le résumé qui avait été fait de sa vie, de celle de son oncle et de l’histoire de leur relation plus qu’houleuse et de leur rivalité concernant l’accession à la direction de Beta Corp.

Il n’était pas là, mais encore attaché  en pensée sur l’horrible fauteuil sous l’écran.

Rob savait très bien quels étaient ces souvenirs, de quoi son oncle l’avait menacé et de quoi était faite leur relation. Il se laissa conduire dans la petite pièce, où il devait attendre le verdict, sans protester.

Cette sensation d’être une poupée de chiffon il la connaissait bien.

Il fut un temps où lui et son oncle avaient été tellement complices pourtant. Frank était tellement moins dur que son père, moins froid aussi. Au début, Rob avait même aimé peut-être leurs moments de chatouilles à deux dans le secret de sa chambre. Il s’était senti important et apprécié.

Aujourd’hui la honte dominait.

— Coupable, déclara le jury à la fin d’une phrase qu’il n’avait pas écouté.

Les heures qu’il avait perdues l’étaient pour toujours, celles passés sans bouger en attendant que Frank le laisse tranquille, celles à pleurer seul dans son lit, sans dire un mot. Il avait été bien naïf de croire qu’il pourrait les retrouver. Frank était mort ce jour là, mais il venait de lui voler tout le reste de sa vie.

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Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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