Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2019 : « A la recherche des heures perdues »

Où s’en va le temps que l’on perd ? Marcel avait une idée, mais gageons que nos auteurs auront su chercher ailleurs.

  • Hoka
  • A la recherche des heures perdues, ou comment perdre son temps à en trouver
  • Un énième rendez-vous
  • Le chien d’Ennie
  • Trou blanc
Contrainte 1 Le sort ultime
Contrainte 2 Un congrès

HOKA

Où est-ce qu’on a foiré les gars ?

La Grande Mère fut la première à déchirer la nuée. Un hurlement sourd, un silence qui frappa au cœur tous les êtres présents dans la vallée. Même les bourreaux.

L’Arbre-Mère grinça, résista, tint droite si longtemps que l’espoir embrasa un instant les habitants de la forêt, mais l’industrie eut raison de la Nature. Sous l’insistance des tronçonneuses, le tronc craqua, plia, puis chuta lentement, abattant les enfants qu’elle abritait. Le parfum boisé couvrit l’humus. Puis les bulldozers se mirent en marche, avançant par légions dans la Grande Forêt. L’odeur d’essence piqua les narines et les grondements de moteurs, le fracas de bois brisé assaillirent les tympans.

Les résistants qui avaient réussi à se faufiler à la faveur de la nuit et à s’enchainer aux arbres étaient impitoyablement détachés et traînés plus loin. Les animaux détalèrent loin du carnage pour se perdre dans les champs cultivés, les daims effrayés d’être à couvert, les petits oiseaux sans aucun abri où se poser. La détresse prenait le pas sur le courage et l’espoir.

*

Zeoch posa une main amicale sur l’épaule de Joe. Un gémissement s’échappa encore de la bouche du jeune homme :

Où est-ce qu’on a foiré ?

Seuls des regards embués de larmes lui répondirent.

Zeoch piétina l’herbe de ses sabots fendus, passa sa main sur ses cornes recourbées, puis se décida.

Seul le Sort Ultime pourrait nous apporter la réponse.

Les activistes humains tournèrent la tête dans sa direction, certains hagards, dubitatifs, d’autres curieux et prêts à se raccrocher à la moindre étincelle d’espoir.

C’est un Sort très ancien et imprévisible. Un comble, car il entre dans la Magie de Prédiction. On ne l’utilise qu’en ultime recours. Il permet de chercher les Heures Perdues. Celles où l’on a manqué un tournant décisif, un choix, qui nous a orienté sur cette ligne temporelle. Il est possible que dans une autre réalité, quelqu’un ait fait un discours éloquent relayé dans la presse qui a changé l’opinion publique et permis de protéger la forêt. Ou qu’un pot-de-vin n’ait pas été payé, alors la décision de justice a entériné le projet.

Qu’est-ce qu’on doit faire ?

L’assurance de Joe toucha les militants humains et les créatures forestières réunies autour du Faune. Il reprit :

Je refuse que les heures que nous avons passé à respirer l’humus, à répertorier les fleurs, à ressentir les vies inter-reliées qui composent notre grande maison soient des heures perdues. Elles ne peuvent être que des souvenirs sans consistance. Elles sont notre avenir. A nous de les faire revenir dans le présent.

Les dés étaient jetés. Rien n’arrêterait ce groupe d’amoureux des bois sauvages. Pas même cette défaite. S’il fallait sauter dans une autre ligne temporelle pour sauver la dernière forêt primaire du continent, ils le feraient.

Pour notre liberté !

Pour la Grande Mère !

Pour la Vie !

La voix grave du Druide faune se fit plus impérieuse que les exclamations :

Un seul Voyageur pourra revenir dans le Temps et en explorer d’autres lignes. Le Sort Ultime nécessite un rituel de Sang. Tous les Druides relieront leurs énergies à ce sang, projetant l’âme du Voyageur ou de la Voyageuse par-delà le présent.

*

Zeoch ne maintiendrait pas le sort indéfiniment, même avec l’aide des autres Druides.

Chaque exploration de leur passé et des autres Voies affaiblissait davantage Joe. Le jeune homme avait revécu une dizaine de fois la bataille la plus cruciale, faisant monter plus de barricades, les enflammant ou non, organisant les troupes, plaçant des pièges, faisant coopérer pacifistes et Blacks Blocks. Les forces de l’Etat avaient pris le dessus à chaque fois et les occupants expulsés avec brutalité.

Il avait alors reporté son attention sur le procès judiciaire, variant les discours de la violence à la vulnérabilité, sans rien y faire. Il ne parvenait pas à savoir qui, comme ils le soupçonnaient tous, avait payé un pot-de-vin ou menacé les juges. Impossible d’influer sur la décision de la Cour.

Epuisé, Joe s’effondra sur un banc public près du Tribunal. Il retournait en boucle tous les événements décisifs, tous les moments où ils avaient cru pouvoir gagner, toutes les défaites, les erreurs… Les planches du banc lui incisaient le dos, les gaz d’échappement lui faisaient tourner la tête, les bruits de la ville l’encombraient. C’était de pire en pire à chaque saut. Lié à la Magie de la Nature, il supportait de moins en moins l’industrie et l’urbanisation contre lesquels il se battait.

Les sanglots d’un enfant pour sa cabane perchée bientôt détruite eurent l’effet d’une madeleine de Proust.  Joe ne put empêcher la nostalgie de l’envahir. Le petit bois qu’il parcourait à la recherche de champignons avec son père, de jolis feuilles mortes à coller sur ses dessins, collectionnant les pierres… Sa première rencontre avec une fée, les heures passées à jouer avec les nymphes et les lutins. Et la brutale fin du monde qui l’avait arraché à l’enfance. La compagnie immobilière venue raser le bois pour construire des appartements laids. La destruction des ces lieux et de ces êtres qu’il chérissait.

Joe s’était juré que plus jamais il ne resterait sans rien faire.

C’était là l’origine de son activisme.

Tout à coup, il se redressa sur son banc. C’était évident ! Il fallait remonter aux origines de la catastrophe. Une fois que les actionnaires s’étaient décidés, rien ne les stoppait, il avait tout essayé.

Il prit l’enfant dans ses bras, revigoré par un nouvel élan de courage.

-On va sauver ta cabane ! Et toute la forêt !

L’enfant éclata de rire et Joe fut transporté par cette joie pure, lui donnant l’élan de remonter encore plus loin dans le temps.

*

Retour à la case départ. Un nouveau départ.

Le Congrès des High-Industries. Les costard-cravates déambulant par deux ou trois, les logos des grandes firmes technologiques et industrielles, les laboratoires scientifiques en plein numéro de charme avec les investisseurs potentiels. Et les groupes de militants pressés contre les barrières, les pancartes portant les voix de la Nature, les slogans scandés entre deux explosions de grenades.

Le gaz lacrymogène prit d’assaut les poumons de Joe. Il en avait respiré tant dans sa vie que la sensation de brûlure lui était familière. Mais la Magie avait réduit la résistance de son corps. Il s’écroula sur le sol. Les bruits et les sensations se distordirent. Une voix lui parvint :

Médics ! Médics !

*

Joe se réveilla entouré d’une paire de secouristes, un masque à oxygène sur le visage. Lorsque l’équipe médicale se fut assuré qu’il était en pleine possession de ses moyens, Joe chercha Zeoch. Leurs yeux se croisèrent, et le Druide comprit.

Pressé par le temps, Joe lui résuma la situation :

Il faut absolument empêcher Galactique Airlines de conclure un contrat avec Energies Fossiles Industries. Ils vont raser la grande forêt primaire pour exploiter les sous-sols et utiliser directement les ressources pour un astroport démesuré. Les financeurs pensent que la richesse minière de la région sera la matière première pour les labos de recherche, les usines de production des engins et le carburant pour les lignes de transport longue distance. D’où je viens, les Etres Forestiers n’ont plus rien.

Sa voix se brisa, et il reprit dans un murmure :

J’ai vu la Mère des Arbres tomber.

*

Hoka hey !

Joe prit son élan, grimpa rapidement sur les épaules de Zeoch et se laissa retomber de l’autre côté des grilles de fer. Sans perdre une seconde, il courut se placer devant les micros des journalistes entourant la Galactique Airlines.

Ce projet est la destruction de la Nature ! La dernière forêt primaire y passera. Les esprits seront détruits, les habitants délogés. Que ferez-vous des faunes et des centaures, des fées ? Que ferez-vous si la Nature et la Magie sont la clef pour réparer tout ce qui est déjà détruit ? Pour guérir ce monde et ses habitants ?

Le vent changea de direction, apportant un nuage de gaz depuis la rue. Journalistes et hommes d’affaires toussèrent. Joe tomba à genoux, prix d’une quinte de toux. Les caméras se braquèrent sur lui.

Monsieur, veuillez quitter l’enceinte du Congrès.

Les Gardes Civils le relevèrent durement mais n’osèrent pas de violence ostentatoire au milieu des médias.

Non, je n’irai nulle part.

Sa voix était calme et ferme.

L’industrialisation détruit notre monde. Nos vies. Nos enfants. Où les emmènerez-vous construire des cabanes ? Où irez-vous chercher les herbes qui guérissent leurs maux ? Comment la Terre purifiera-t-elle les gaz rejetés par nos industries ?

Joe fut interrompu par une nouvelle toux. Les Gardes en profitèrent pour le trainer vers la sortie, entourés par un essaim de micros et de caméras. Le militant devenait pâle à vue d’œil. Une journaliste s’en inquiéta, et Joe lui répondit :

C’est l’industrie, la pollution, la destruction de mon monde qui me tuent.

Nouvelle toux. Il cracha une substance grisâtre. Cris d’horreurs et exclamation de dégoûts fusèrent.

C’est ce que j’ai absorbé de malsain dans les villes et aux abords des usines.

Le vent s’engouffra à travers les grilles, charriant une masse dense de fumée. Tous se couvrirent la bouche et plissèrent les yeux. A travers les larmes, ils ne remarquèrent pas tout de suite l’affaissement de Joe. Sur les images de caméras, on découvrirait que les Gardes l’avaient maintenu debout par les épaules.

Repris d’une crise de toux, il cracha encore des glaires visqueux à la couleur étrange. La respiration sifflante, il se laissa aller dans les bras des gardes. Sa voix porta, dans un dernier souffle :

Hoka…

*

Les journaux titrèrent en faveur de l’écologie, faisant choux gras de cet événement polémique et tragique. On accusait les industries agro-alimento-pharmaceutiques qui empoisonnaient sans jamais soigner, et la destruction des espèces naturelles, végétales, animales, conscientes et supposées non-conscientes. Enfin, la Voix de la Nature était portée à la connaissance de tous. Mais à quel prix ? Comment un sacrifice était-il devenu nécessaire pour faire entendre cette Voix ?

La journaliste qui s’était inquiétée pour Joe demanda un entretien à Zeoch.

Que veut dire « Hoka » ?

C’est un bon jour pour mourir, parce que mon combat est juste, et que je ne peux que m’y jeter de toute mon âme, quelle qu’en soit l’issue.

*

Dans le petit parc, Zeoch conclut son récit :

On lui doit tous la vie.

Les larmes roulaient sur bien des joues. Des gens se signèrent, d’autres allumèrent encens et bougies. Puis une voix trancha le silence :

Tu as bien dit qu’il avait remonté le temps pour empêcher ce projet ? Il a donné sa vie pour les nôtres. Est-ce qu’on pourrait la lui rendre ? Utiliser le Sort Ultime pour explorer des réalités qui ne demanderaient pas un martyre pour sauver la Nature ? Transmettre le message, un héritage vers le passé, pour alerter les générations précédentes ? Remonter sur des siècles, avertir d’où nous amène la voie du progrès sans limites ?

Ils se regardèrent tous, étonnés, choqués, ou emballés. Pourrions-nous tirer les mêmes leçons si nous n’avions pas réellement connu les conséquences de nos erreurs ? En avoir conscience aujourd’hui était-il suffisant pour les réparer ?

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Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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