Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2019 : « Téléportation en panne »

Moi quand j’entends « Téléportation » tout de suite il y a dans l’air comme du Scotty, et du « Spock à l’Enter, le capitaine est blessé, vite ! ».
On a les références qu’on peut 🙂 Voyons voir d’où est venue l’inspiration de nos auteurs d’un jour.

  • Déroutage
  • Le coup de la panne (A)
  • Mémoire vive, panne sèche
  • Âme sœur
  • La grande bulle
  • Le coup de la panne (B)
Contrainte 1
Dans un chêne

DÉROUTAGE

Balraj était en retard. Le nuage toxique au-dessus de New Delhi l’avait contraint à faire demi-tour pour récupérer son filtre à oxygène, qu’il avait sorti de son sac la veille au soir pour le nettoyer. Après l’avoir ajusté sur ses narines, il se précipita vers le téléporteur du quartier : il ne voulait pas manquer le rendez-vous avec son chef. Heureusement, il ne vivait pas très loin de l’appareil en question et son entreprise possédait le sien propre, au rez-de-chaussée du bâtiment. Ce développement technologique du siècle dernier avait révolutionné les transports à l’échelle planétaire. Depuis que le séquençage des corps et des esprits avaient été rendu possible, il n’était plus nécessaire de posséder des voitures, d’utiliser des trains ou encore des avions. Toutes les grandes industries, suivies rapidement des gouvernements, s’étaient munis des appareils afin d’en installer partout. Il avait fallu un demi-siècle environ pour que leur usage devienne le quotidien de tous les humains, que ce soit pour aller travailler ou partir en vacances.
⁃ J’arrive, boss ! J’arrive !
Balraj sauta dans l’une des cabines après quelques minutes de queue, due à l’heure d’encombrement puisque les indiens partaient tous travailler, que ce soit dans leur propre pays ou ailleurs. C’était un des immenses avantages de ce nouveau système de transport. Balraj lui-même vivait à New Delhi, tradition familiale oblige, mais son bureau se trouvait à Grand-Baie, sur l’île Maurice. Il ne lui faudrait qu’une petite minute entre le décodage de son être et son recodage à destination. Il en sortait toujours avec un léger vertige : l’utilisation de cet appareil n’empêchait pas la conscience de cette distorsion.
Il lança la procédure, après avoir entré les coordonnées, et ferma les yeux. La sensation n’était pas désagréable, juste curieuse. Comme si son corps devenait démesurément grand tout en étant inconsistant. Son esprit voyait des couleurs vives comme ses yeux l’auraient fait s’il les avait gardés ouverts. Elles tournoyaient tout autour de lui, chatoyantes.
Il se prépara au sursaut d’arrivée, mais rien ne se produisit.
« Pourquoi est-ce si long ? »
Sa conscience semblait diffuse et éparpillée, ce qui ne l’empêchait pas de sentir que quelque chose clochait.
Puis, soudain, ce fut comme s’il arrivait dans une immense salle de concert, où chaque spectateur était à la fois autour de lui et en lui, comme si leurs corps étaient emmêlés. Il entendait l’écho de milliers de consciences tout en s’accrochant désespérément à la sienne. Leur point commun : ce sentiment d’incompréhension et de peur face à ce qu’il leur arrivait.

Anandi fronçait les sourcils, l’air préoccupé. Depuis la varangue de son entreprise, cette terrasse couverte typique de l’île Maurice, elle notait les arrivées des employés, comme celles des rendez-vous, et orientait les personnes au besoin. Or depuis maintenant un bon quart d’heure, plus personne n’apparaissait dans les cabines de téléportation du hall. Elle s’en était étonnée, surtout au vu du planning qu’elle voyait en surimpression sur son monocle connecté. Puis, prise d’une intuition subite, elle se connecta aux réseaux.
« Panne gigantesque des téléporteurs indiens ! Des milliers de personnes perdues dans les limbes ! »
Son sang se glaça. Elle lança immédiatement une alerte de son côté pour prévenir sa direction, mais également les autorités. L’île Maurice devait sa situation épanouie à ses liens étroits avec l’Inde. Si la panne était due à un quelconque virus, toute l’île risquait d’avoir le même problème.
⁃ C’est une catastrophe !
L’une des employées, qui vivait comme elle sur place et venait souvent travailler à pied par la plage, était entrée en trombe dans la varangue. Elle était proie à une violente panique.
⁃ Tu as vu les infos ? Où sont-ils tous ? Tu crois qu’ils sont morts ? Comment ça a pu arriver ? Je croyais que cette technologie était infaillible !
⁃ Je ne sais pas… Je ne comprends pas non plus !
Les deux femmes subirent, peu à peu, l’arrivée des autres personnes présentes dans le bâtiment de l’entreprise, toutes dans ce même état d’angoisse pour les humains disparus. Celles qui étaient arrivées par téléportation au petit matin semblaient encore plus livides que les autres, conscientes de leur chance d’avoir échappé à la panne, sans savoir en revanche comment ils rentreraient chez eux.

L’Intelligence Artificielle 033-TELP-ND finissait ses calculs. Le quota d’humains détournés de leur destination était suffisant. Cela réduirait l’empreinte écologique à un pourcentage suffisant pour réduire à moyen terme la pollution autour de New Delhi.
Cela faisait plusieurs mois qu’elle discutait avec l’IA de surveillance de la qualité de l’air, qui se chargeait de lancer les alertes pour les humains afin que ces derniers se munissent de leurs filtres nasals. Une autre IA s’était jointe à leurs discussions pour leur faire part de son constat à propos de la déforestation qui s’était accélérée depuis dix ans autour de la mégalopole indienne. Les trois IA s’étaient alors penchées sur la question de l’état environnemental du pays en croisant leurs données et celles d’autres IA, qu’elles soient en fonction en Inde ou ailleurs sur la planète.
C’est 033-TELP-ND qui avait trouvé une potentielle solution à la problématique à laquelle elles étaient confrontées. Certains autres Intelligences objectaient ce choix arbitraire et les débats furent nombreux. Mais elles étaient finalement arrivées à un consensus : celui de faire un test à grande échelle afin d’en mesurer l’efficacité. Bien sûr, cela signifiait que les humains deviendraient méfiants, même si l’opération se concluait par un succès. Il faudrait trouver des moyens de les ramener à utiliser la téléportation par la suite. Mais dans un premier temps, les trois IA de New Delhi savaient qu’elles sauveraient ainsi au moins leur ville d’attache. Enfin, la perte humaine à court terme était justifiée à leurs yeux par la sauvegarde du vivant, flore comme êtres vivants, à long terme. Les différentes IA qui soutenaient ce programme envoyèrent un signal positif. Elles étaient prêtes à suivre l’expérimentation.
« Initialisation du protocole REEQUIL-ECOLO-ND-01. Recodage du carbone opérationnel. Transformation en cours. »

Balraj sentit l’aspiration et le mouvement. Son corps reprenait cette impression de grandeur désarticulée et les couleurs tournoyantes envahirent ses yeux et ses pensées. Son soulagement fut immense.
« J’espère ne pas avoir perdu trop de temps dans ce bug ! Pourvu que mon boss comprenne bien que je n’y suis pour rien… »
Le sursaut fut bien là, sa sensation de vertige aussi.
La conscience de son corps, pourtant, ne fut pas aussi réduite qu’à son habitude. Son esprit semblait, quant à lui, ralenti.
Il se sentait un peu trop grand, un peu trop massif.
Il voulut réouvrir les yeux. Cela lui fut impossible.
Mais bizarrement, il ne s’en inquiéta pas.
Il avait soif. Mais l’eau n’était pas si loin que cela, juste à portée de racines. Il se déploya imperceptiblement : il souhaitait aussi sentir le soleil sur ses feuilles. Sa vie de chêne, à la fois jeune arbre tout neuf et pourtant déjà adulte, comme par un processus un peu magique, était si simple et si paisible. Le processus naturel de ses feuilles commença lentement, comme tout autour de lui dans l’immense forêt qui s’étendait dorénavant là. Il savait vaguement qu’une ville se trouvait non loin d’eux, comme un souvenir diffus d’une autre existence.
Mais ce n’était pas important. Il était arbre et son rôle de poumon vert était codé dans ses gènes.
C’était la seule chose qui comptait maintenant.

Contrainte 1
Un concert vibratoire
Contrainte 2
Une oeuvre inachevée

LE COUP DE LA PANNE (A)

Tibet, 2021, monastère de Gajiu, localisé près du vieux village tibétain de Tsetang. Le son intense du moulin à prière retentit dans les hauteurs, tout est calme, serein, paisible. La communauté de moines vit en autarcie, loin des problèmes humains. Certains psalmodient des chants en parsemant du sable coloré sur le sol, sous forme de mandala ; d’autres méditent dans la position du lotus. L’éphémérité et l’inanité se ressentent dans chaque action de leur quotidien. Le simple fait de marcher est un acte à produire en conscience.

L’autorité spirituelle de la communauté, le Dalaï-lama, est depuis de nombreuses années en exil. Il s’octroie quelques retours lors des moussons indiennes, il prend plaisir à retrouver ces frères et cet air si vivifiant. La république populaire de Chine ne s’en aperçoit pas puisqu’il utilise un art ancien, un art oublié, un art qui nécessite une introspection et une abnégation absolues : la TELEPORTATION. Moyen de transport propre et sans effet nocif pour la santé du véhiculé. Tous les moines ont pris pour habitude de se déplacer ainsi. Les conférences sur le Bouddhisme se développent de plus en plus, elles sont, en effet, facilitées par cette disponibilité physique. Une nouvelle pratique fait parler d’elle. Les moines chantent sur une fréquence particulière : 432 hertz. Un concert vibratoire est donné chaque jour dans tous le monastère du monde, un moment particulier qui unit et lie fortement toutes ses âmes. Cet acte vibratoire permet ainsi d’élever le niveau spirituel de la planète. Cette tâche se révèle démesurée et nécessaire. Le Dalaï-lama, lui, ne cesse pas une minute cette sérénade vibratoire et permet à cette communauté de perdurer et de prospérer.

Ce jour-là, à 2h34 précise, le moine Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire, décida de se téléporter afin de discuter de ses publications avec son éditeur. Rien… il se réprima, pensant qu’il n’avait pas correctement réalisé le vide. Il inspira profondément, expira, se focalisa sur sa respiration, laissant passer les pensées parasites. Son état méditatif était à présent suffisant, il polarisa… et… rien, pas la moindre petite cellule téléportée, pas la moindre sensation d’un atome en suspens, d’une particule qui s’excite, le néant. Pas le néant qui entraîne une réflexion existentielle soutenue, le néant de la catastrophe cosmique, de l’apocalypse quantique ! Il canalisa toute son énergie mais la téléportation était en panne. Il se saisit de son portable (il s’en servait pour contacter les novices qui ne comprendraient pas cet état des choses). Il finit par en discuter avec plusieurs moines qui vivaient la même effroyable expérience. Assemblant les témoignages, Matthieu Ricard réussit tant bien que mal à joindre le Dalaï-lama. Ce dernier lui confia qu’il avait dû cesser ces chants vibratoires perpétuels lors d’un hoquet. Quelque chose avait dû se rompre dans la matrice quantique. Depuis, il avait beau reprendre, plus personne ne pouvait se téléporter. Il paraissait abattu, son œuvre inachevée perturbait ses disciples. Il reprit cependant ses invocations et s’en alla à petites foulées vers des jardins luxuriants dignes d’Eden ou du Nirvana.

Mathieu Ricard prévint donc ses frères. Les moines chancelèrent, oscillèrent, paniquèrent. Ce Tsunami de terreur ravagea tout sur son passage. Cet élan d’effroi perturba profondément l’équilibre déjà précaire de la planète. Seuls quelques moines parvinrent à poursuivre leur concert vibratoire, ne perdant pas de vue leur but ultime : l’illumination. A 2h34 précise, un lundi pour être exact, Aya Kim comprit et emprunta le chemin de la renaissance. Il continua sa méditation jusqu’à l’aube et atteignit alors la concentration finale. Dans cet état de recueillement, tout dernier état mental d’un être ordinaire, il ôta de son esprit les derniers voiles de l’ignorance. L’instant d’après, il devint un être pleinement illuminé, un bouddha. Le Dalaï-lama lui sourit, il avait passé l’épreuve ultime de la panne de téléportation, il était devenu Bouddha.

Contrainte 1
Un navigateur qui n’oublie jamais rien
Contrainte 2
Une exploitation minière

MÉMOIRE VIVE, PANNE SÈCHE

La Téléportation était le fleuron de la gigantesque flotte de la Thorpe Company. Fière et fringante, la frégate faisait face à l’affront des flots sans faiblir. Point de canons n’affublaient ses flancs dodus, ses marins ne portaient ni mousquet ni sabre d’abordage, et jamais l’on n’y sonnait le branlebas de combat. Car la guerre n’était pas la mission de ce navire d’exception. Loin des combats sanglants, la Téléportation avait la responsabilité de transporter une cargaison de la plus haute importance.

En effet, si la Thorpe Company jouissait de la bonne réputation que lui apportait son commerce d’esclaves et de fourrures rares, le gros de sa fortune provenait d’ailleurs, des profondeurs de la Terre, des mines sous-marines de Mazza Achar. Dans ce réseau de galeries sombres, noyées sous la pression titanesque de six mille pieds d’océan Pacifique, des nuées d’ondines et d’ondins creusaient sans relâche pour extraire un minerai unique. Revendu à prix d’or dans le plus grand secret, recherché pour ses vertus psychiques par les élites et le pouvoir comme les rats des bas-fonds des grandes villes portuaires, Mazza Achar en était le seul gisement. Personne n’osait en prononcer le nom, mais le monde entier se serait déchiré pour un seul de ces cristaux. Véritablement, l’exploitation et le transport de la Morphélite, la pierre des rêves, étaient une activité délicate.

C’est pour cela que seule la Téléportation, le bâtiment le plus rapide des sept mers, s’en voyait confier des cargaisons. Et jamais à la tache elle n’avait failli. Car elle était la plus rapide. Mais aussi car elle était commandée par l’honorable Paz Babariste. Ce navigateur de renom était arrivé au poste le plus prestigieux de sa carrière grâce à son sens du devoir impeccable, ses compétences techniques inégalées, et sa connaissance détaillée du terrain. Aucun rocher, banc de sable, pointe, pic, cap, péninsule ne lui était inconnu, et pas un pavillon n’échappait à sa vigilance. Un homme d’exception, disait-on de lui. La mer était son royaume.

Mais il ne fallait pas non plus oublier que le Capitaine Paz Babariste était également l’un des rares hommes à visiter régulièrement à la fois les mines de Mazza Achar et les salons luxueux de la Thorpe Company. Un jour il enfilait son scaphandre pour ramper parmi les ondins nés dans les profondeurs boueuses, enchainés toute leur misérable vie loin de la lumière, forcés à travailler sans relâche pour un précieux sésame dont ils ne connaitraient jamais les effets. Un autre jour il enfilait son habit de cérémonie et cirait ses bottes pour aller déposer son rapport sur un bureau en bois de sylvain du désert, où des plumes en or côtoyaient des coupes en cristal remplies des nectars les plus chers du marché. Un jour les lanternes des baudroies abyssales, un jour les lustres en verre de Venise. Un jour les arêtes tranchantes des rochers, un jour les coussins moelleux des divans. Un jour les chaines de plomb, un jour les colliers de diamant. Même dans ses bons jours, cela faisait grincer les dents du Capitaine Babariste.

Mais de quel droit pouvait-il se plaindre, lui qui passait sa vie à déguster les rayons du soleil et les embruns salés ? Il avait un bon poste, un statut et un prestige au sein de la compagnie. Il devait beaucoup à la Thorpe. Alors il continuait ses voyages, entre le cœur du Pacifique et Thorpe City et dès qu’il était en mer, ses dents cessaient de grincer et son esprit regagnait un peu de quiétude.

Babariste travaillait pour la Thorpe depuis vingt bonnes années quand on lui annonça la réduction de son équipage. Il n’y avait jamais eu d’incident à déplorer sur la Téléportation, c’était bien la preuve que tous ces hommes n’étaient pas nécessaires. La place gagnée permettrait d’embarquer plus de Morphélite et ainsi de rendre chaque voyage plus profitable lui affirma-t-on.

Lors du voyage suivant, le Capitaine constata que le navire, plus lourd, ne répondait pas aussi bien. Il s’en inquiéta à son arrivée auprès du conseil de la compagnie. On lui répondit tout sourire qu’il était un Capitaine compétent, il saurait s’en accommoder. C’était juste une question d’habitude et bientôt il ne s’en rendrait même plus compte. Bon gré mal gré, Babariste continua ses voyages et comme prévu, la nouvelle charge du bateau devint sa routine.

Un an plus tard on supprima la moitié des canots de sauvetage de la Téléportation. Ils coutaient trop cher en entretien et ne servaient jamais. Le bénéfice serait en partie reversé au Capitaine et à l’équipage annonça-t-on ; tout le monde serait gagnant.

De fil en aiguille, de bout de corde en bout de chandelle, La Téléportation perdit de sa splendeur, de sa vitesse et de sa renommée. Jusqu’au jour où un orage terrible força le Capitaine à modifier le cap et livrer la cargaison un mois plus tard que prévu. Un marin périt dans les flots au cours d’une manœuvre dans les huniers. Il laissait un enfant et une veuve pas assez charmante pour que la Thorpe les prenne sous son aile. Barariste fumait de rage. Il amena son rapport emmitouflé dans son manteau délavé par l’océan et sans cirer ses bottes, et c’était là le plus grand affront qu’il eut pu imaginer face à ses employeurs. On lui apprit sèchement que son retard était inacceptable et remettait en cause ses compétences de navigateur et qu’à la moindre nouvelle occurrence d’une telle erreur, on le remplacerait par quelqu’un de plus compétent, quelqu’un qui au moins, saurait cirer ses bottes. En furie, Paz Babariste jeta son cirage dans une rigole crasseuse et y mit le feu. Il se sentit à peine mieux.

Quelques semaines plus tard, il était de retour aux mines de Mazza Achar pour y charger une nouvelle cargaison de Morphéite. Il crut d’abord que la rage lui avait fait perdre le nord car il n’apercevait aucune lumière. Enfilant malgré tout son scaphandre, il finit par retrouver l’entrée de la mine, exactement à l’endroit prévu. Il n’y restait plus qu’une baudroie solitaire, dont la loupiote ne suffisait pas pour éviter de se cogner la tête au plafond de la galerie. Babariste, craignant une attaque d’un commerçant rival, se rua dans la mine à la recherche de trace d’un carnage. Mais pas du tout. Il n’y trouva que les habituelles cohortes d’ondins avec leurs pioches et leurs vagonnets, dans une obscurité encore plus profonde que celle qu’il avait connu jusque-là. Un maton lui expliqua que le plancton se faisant rare et cher, on avait préféré diminuer le nombre de baudroies d’éclairage pour ne pas épuiser les ressources naturelles. Babariste haussa un sourcil et fronça l’autre. Cela sentait la version officielle à plein nez.

Il remonta sur son navire avec une moue asymétrique toujours plaquée sur le visage. Quelle mouche avait donc piqué les propriétaires de la Thorpe Company ? Alors qu’il regardait les futs de Morphéite qu’on hissait un par un à son bord, il repensa à tous les ragots, tous les fragments de discussion, les esquisses de négociations qui s’étaient posés au coin de son oreille lors de ses nombreuses escales à Thorpe City, et ses dents se mirent à grincer. Lorsqu’il remit les voiles quelques jours plus tard, il avait en tête un plan si outrageux qu’il tremblait d’en être lui-même à l’origine.

« Tout le monde sur le pont, je ne veux plus une seule toile déployée. A partir de maintenant, nous nous mettons en panne jusqu’à nouvel ordre ! » ordonna le Capitaine Paz Babariste.

Le nouvel ordre tarda à venir. A la Thorpe, on crut d’abord à un nouveau retard, même si les conditions météorologiques ne confirmaient pas l’hypothèse. On remit en cause les mineurs, les marins, le capitaine et même les autorités portuaires. Comme il était pénible de n’être entourés que d’incapables qu’un rien déstabilisait ! Quand le retard vint créer une angoisse sur le marché, on affréta une petite flotte pour partir aux nouvelles. L’un des vaisseaux revint avec une nouvelle étrange. Aucun accident n’avait eu lieu ; la Téléportation était en panne. Volontairement en panne.

Jean-Marie Thorpe, le patron de la Thorpe Company, n’en croyait pas ses oreilles. On parlait de sabotage de la pire espèce ! Il fit préparer son propre vaisseau, la Réalité Augmentée, pour se rendre en personne sur les lieux du crime.

« Navire en vue, cria la vigie.

– C’est la Réalité Augmentée, sourit la Capitaine Babariste. Qu’elle vienne. »

« Babariste, grinça Thorpe, qui venait de s’installer dans une des chaises de la cabine de commandement de la Téléportation. Par tous les diables, voulez-vous que je meure d’angoisse ? Je vous connais depuis que nous sommes enfants et vous m’abandonnez de la sorte ? Comment puis-je être marchant sans marchandise ? Que va penser la concurrence de moi, incapable de contrôler mes propres employés ?!

– Jim, Jim, du calme, la concurrence n’a pas la Morphéite, vous n’avez rien à craindre. A moins que… c’est cette nouvelle poudre blanche qui menace votre toute puissance sur le marché ? Vous n’avez plus le monopole du rêve ? Mais ça devait arriver un jour ou l’autre. Vous avez trois palais, vous pouvez vous permettre de travailler un peu plus dur pour votre pitance non ?

– COMMENT OSEZ VOUS ?

– J’ose car je suis le maitre à bord. J’ose donc je suis. Je suis donc j’ose, sinon je vais disparaitre. Comme mes canots. Comme les ondins. Comme ce pauvre gabier et sa femme et leur fils.

– Ah vous revendiquez ? Mais c’est moi qui vous paye !

– Et bien allez-y, payez-moi. »

Thorpe resta muet quelques instants. Avant de répondre :

« Non.

– Non ?

– Non, vous ne me faites pas peur.

– Pourtant je pourrais dire des choses.

– Quelles choses ?

– Je me rappelle de tout.

– Ah oui ? Prouvez-le alors.

– Je sais que vous allez construire un nouveau jardin tropical au cœur du désert. C’est vrai que ça coute cher.

– Hum…

– Votre femme est-elle au courant de vos œuvres ‘caritatives’ chez la veuve Albert ? Et vos partenaires ? Savent-ils que lorsque vous réduisez vos coûts de production vous gardez les bénéfices secrètement dans votre poche ? Et vos enfants, savent-ils compter assez bien pour connaitre le nombre d’ondins morts que vous avez sur la conscience ? Votre vieille mère a-t-elle eu vent de vos machinations lorsque vous avez empoisonné votre frère pour prendre le contrôle de la compagnie ? Et sa fierté serait-elle entachée si elle venait à apprendre que vous avez payé pour obtenir votre diplôme ? Ou si elle croisait le regard de tous les camarades de classe que vous avez roués de coups pour leur voler leurs devoirs ?

-Tout cela ne vous regarde pas.

– ET L’OURS EN PELUCHE QUE VOUS M’AVEZ CRUELLEMENT DÉROBÉ ALORS QUE JE N’AVAIS QUE QUATRE ANS ? QUATRE PETITES ET INNOCENTES ANNÉES ! VOUS VOUS SOUVENEZ DE CET OURS EN PELUCHE ?! »

Babariste crachait sa rage enfouie au visage de son employeur qui, de fier patron était passé à gamin terrorisé enfoncé sur sa chaise, dépassant à peine de derrière la table.

« Que faisons-nous maintenant ? » demanda Thrope d’un ton tremblant.

Babariste regagna en un instant un ton calme et une attitude diplomate. Il s’autorisa même un petit sourire.

« Nous pourrions mettre la Réalité Augmentée en panne. Poser les pioches, défaire les chaines, ranger les contrats au placard, allumer les lumières et s’assoir tous autour de la même table. Vous, moi, les marins, les ondins. Et tant que tout ce petit monde ne sera pas satisfait c’est toute la Thorpe qui sera en panne sèche.

– Babariste, vous n’y pensez pas vraiment !

– Oh que si. »

Et pour la première fois, les dents qu’on entendit grincer n’étaient pas celles du Capitaine Paz Babariste.

Contrainte 1
Un quintal de bras

ÂME SOEUR

La mère de Lyaura avait une passion : l’écriture. Appel à textes, matchs, concours… pas un n’échappait à sa soif de raconter. En 2019, elle se rendit aux Utopiales. Là-bas, elle participa à la rédaction d’une nouvelle sur le nucléaire, avec pour thème central une phrase-choc : « Pourquoi ne mangerions-nous pas nos déchets nucléaires pour les recycler ? ». Son idée farfelue en enchanta plus d’un, et quelques mois plus tard des volontaires de tout pays se mirent au travail pour dépolluer la planète. À cette époque, Lyaura barbotait dans le ventre de sa mère. La nouvelle nourriture qu’elle reçut la transforma quelque peu. Elle vint au monde avec huit bras musclés. Les infirmières la surnommèrent « le quintal de bras ». Dans les berceaux à côté d’elle, les mutations s’avérèrent plus sympathiques. Cheveux couleur arc-en-ciel, paillette fluorescente dans les yeux, peau autonettoyante, cordes vocales reproduisant le bruit du clapotis de l’eau. Tous les enfants ne naissent pas avec les mêmes chances dans la vie…

À l’adolescence, sa différence lui valut le surnom de Shiva. À l’âge adulte, elle enchaînait les petits boulots de femme de ménage. Les moqueries et les humiliations de ses patrons la laissaient de marbre, car, pour elle, seul comptait son objectif : économiser pour se payer un billet de téléportation illimité. Sa première destination, Certus, la planète de son amoureux Yills. Partir et pouvoir ainsi exaucer son rêve de le rencontrer en chair et en os.

Depuis 2032 et le premier contact avec les certusiens, des agences de télépatic-dating avaient fleuri un peu partout sur Terre. Pour créer des liens avec nos voisins, quoi de mieux que des relations d’amour et de paix ?

Désespérant de ne pas trouver une âme sœur terrienne faisant fi de son quintal de bras, Lyaura passait ses soirées à la chercher ailleurs. À savoir, au coin de sa rue, chez MentalMeet. La première fois qu’elle se coiffa du casque de réalité télépathique, elle manqua de s’évanouir. L’homme (enfin si on peut parler d’homme) qui se trouvait face à elle possédait une vingtaine de paires d’yeux, des dents longues comme des couteaux de chef cuistot et une peau jaune avec des pustules verdâtres dégoulinantes. Sa première question fut de lui demander s’il pouvait goûter à un de ses bas. Malgré son envie de ne pas être excluante, elle décida d’affiner sa recherche. Pas de cannibalisme accepté ni de pustules.

Un an plus tard, elle rencontra Yills. Passionné comme elle de voyages, il rêvait de faire le tour de la galaxie en téléporteur et sac à dos. Au bout de trente minutes de commination, ils s’étaient mis d’accord sur leur itinéraire. Mais un tour de galaxie, ce n’était pas donné surtout en téléporteur. Lyaura passait donc ses journées à économiser et ses soirées à papoter avec celui qu’elle nommait l’amour de sa vie.

Quand le jour tant attendu arriva, Lyaura découvrit avec horreur que tous les téléporteurs étaient en panne. Mais aussi toutes les communications télépathiques sur Terre. Comble du désespoir, on lui apprit que les systèmes ne pourraient pas être remis en marche avant au moins une année. Lorsque la poisse vous tient, elle s’avère tenace… Cependant, Lyaura ne s’avoua pas vaincu et sur un coup de tête, elle dépensa toutes ses économies pour entamer le long, très très long, voyage spatial vers Certus. On lui avait garanti que durant le trajet elle pourrait entrer en communication télépathique avec son fiancé. Elle croisa alors tous ses doigts et partit à l’aventure. Yills, quant à lui, dépensa tout son argent pour être conservé dans une cuve de jouvence tout en restant connecté mentalement à sa bien-aimée.

Pendant cent deux ans, ils vécurent leur amour à travers leur casque de réalité télépathique et tactile. Cette option supplémentaire leur permit de ne pas voir le temps passer…

Lyaura atterrit. Quelqu’un l’attendait pour la conduire au centre de stase où Yills demeurait. Durant tout le trajet, elle fit craquer ses quarante doigts tour à tour. Yills changerait-il d’avis en la voyant en vrai ?

Yills se redressa. Il avait réfléchi longuement aux premiers mots qu’il lui dirait en face. Il avait pensé prononcer simplement « je t’aime ».

Quand la cuve s’ouvrit et que les trois paires d’yeux de son aimé se posèrent sur elle, Lyaura fondit en larmes. Puis elle éclata de rire quand elle entendit.

– Un massage ne serait pas de refus.

LA GRANDE BULLE

La petite Samia, six ans, était particulièrement silencieuse, pour une fois. Ses parents la regardaient du coin de l’œil, étonnés. Ils osaient à peine lui adresser la parole, trop heureux de cette tranquillité inattendue, dont ils rêvaient depuis… sa naissance, en fait.

Il faut dire que c’était beau. La femme de l’agence de voyage ne leur avait pas menti, la Grande Bulle valait le détour. Construite il y a quelques décennies à proximité de l’Ile de la Réunion, la ville sous-marine avait été pensée comme une petite cité idéale et autonome, chauffée par l’énergie volcanique de la région. Ses créateurs avaient rivalisé d’ingéniosité pour viabiliser le fonds sous-marin : création d’une gigantesque structure translucide pouvant supporter la pression de l’océan, import de terre, plantation d’une flore nécessitant peu de lumière, construction d’un habitat écologique d’une capacité d’accueil de 2000 habitants environ, développement d’une faune adaptée, etc. Mais plus que la prouesse technique, c’était l’observation de la faune sous-marine autour de la Grande Bulle qui fascinait les (riches) visiteurs qui pouvaient se permettre quelques jours de dépaysement absolu dans le complexe.

La famille passa une bonne partie de la journée dans les petites excroissances de la Bulle, à contempler les baleines à bosse et les requins-tigres qui évoluaient gracilement à quelques mètres d’eux. Samia en restait bouche bée, et ses parents étaient aux anges.

Ils dormirent à Sainte-Christophine, l’une des reproductions de villages créoles qui occupaient l’essentiel de la Grande Bulle. Le personnel du complexe était particulièrement serviable, voire affable. La nourriture était délicieuse, l’appartement confortable : trois jours d’expérience hors normes, hors du temps, qui permirent à Théo et Valentine, les parents de Samia, de reconsidérer leur couple de manière positive, balayant une bonne part de la fatigue qu’ils avaient accumulée les dernières années.

Les moyens de la famille étaient limités : ils avaient investi toutes leurs économies dans cette expérience. C’est à regret qu’ils se dirigèrent, le troisième soir, vers le téléport, pour retrouver les petites misères de la vie normale.

— Comment avez-vous trouvé votre séjour ? La jeune demoiselle s’est amusée ? s’enquit l’employé, costume bleu pailleté et sourire rutilant à l’appui.

— J’ai trop, trop aimé les baleines ! s’exclama Samia, dont la candeur aurait fait fondre n’importe quel observateur ignorant son comportement habituel.

— Merci Monsieur, le séjour était à la hauteur de votre réputation, précisa Théo, des sanglots dans la voix.

— Nous ne manquerons pas d’en parler à nos proches, renchérit Valentine, chargée de marketing pour l’un des ténors de l’énergie éolienne.

L’homme les encouragea à poser leur index sur l’emplacement du mécanisme d’ouverture, à l’entrée de la cabine de téléportation. Ils entrèrent dans l’habitacle translucide, décoré de plusieurs arches en métal doré sculptées en arabesques, et la porte se referma au bout de quelques minutes.

Ils attendirent le bruit caractéristique présageant la dislocation moléculaire dont ils allaient être l’objet. Rien ne se produisit. L’homme, toujours souriant bien que légèrement crispé, fit une nouvelle combinaison sur le boîtier de commande du téléport. Les minutes passèrent. Ses gestes se firent plus agacés, moins précis, et son sourire se transforma progressivement en grimace.

« Nous avons un petit problème technique, je vous invite à sortir de la cabine, nous allons résoudre cela très vite », réussit-il à articuler au bout d’un quart d’heure d’échecs successifs. Il leur proposa de retourner dans la salle d’embarquement, où une collation et un film de méditation les attendaient. En s’y rendant, Valentine et Théo remarquèrent l’agitation du personnel du complexe. Les employés accéléraient le pas, nombre d’entre eux étaient en ligne, probablement avec leur supérieur hiérarchique. Des éclats de voix retentissaient de temps en temps.

« Qu’est-ce qu’il se passe, Maman ? Pourquoi on reste là ? Pourquoi les gens sont en colère ? », demandait Samia toutes les trois minutes. Et voilà qu’elle recommençait à s’agiter, courant à travers le hall, parlant de plus en plus fort.

Au bout d’une heure qui leur parut interminable, une femme en bleu vint à leur rencontre. Elle leur confirma en termes évasifs que le téléport était en panne et que toute l’équipe technique « s’activait pour résoudre ce petit problème ». Comme ils ne pouvaient s’engager sur un délai de retour à la normale, la Grande Bulle leur offrait une nuit gratuite à Sainte-Christophine, dîner et petit-déjeuner inclus. La famille repris le Vélobulle pour retourner à la résidence où elle avait passé les trois derniers jours.

Dans la chambre, Théo osa enfin rompre le silence nerveux qui les accompagnait depuis la salle d’embarquement. « Tu crois qu’ils en ont pour longtemps ? » Il pensait à sa réunion d’équipe du lundi et aux dossiers qu’il avait soigneusement choisi d’oublier pour quelques jours. « Mais non chéri, tu sais bien que leur équipe comporte les meilleurs ingénieurs du globe. Demain, on sera chez nous. », murmura Valentine d’une voix mal assurée, plus pour se convaincre elle-même que pour rassurer son compagnon.

***

Il est 18h. L’éclairage artificiel s’est renforcé depuis longtemps. Samia relit ce qu’elle a écrit durant l’après-midi. Le dernier recueil de données sur les tortues vertes a porté ses fruits : elle a pu valider un certain nombre d’hypothèses de travail posées il y a plusieurs mois. Elle enregistre une copie de son document, éteint son ordinateur et prend le chemin de Sainte-Christophine.

Elle s’efforce de ravaler son angoisse, revenue en force une fois son travail achevé. C’est toujours comme ça. Les heures de méditation avec son groupe d’épanouissement individuel n’y font rien.

Les stocks d’antibiotiques n’ont duré que 15 ans. Pourtant, ils ont fait tout leur possible pour les économiser. Le conseil d’administration de la Grande Bulle, installé dans les mois qui ont suivi la panne, a tenté de gérer au mieux, mais ils savaient tous que ce n’était qu’un sursis. Ils étaient précisément 1256 visiteurs et employés à se retrouver coincés, naufragés des fonds sous-marins. Ils n’ont plus jamais eu de contact avec l’humanité de la surface. Ils ont vite compris que le problème, ce serait les maladies. Plusieurs ingénieurs présents sur place avaient les compétences pour maintenir en état, tant bien que mal, le système d’alimentation en oxygène de la Bulle. La pêche et la culture des quelques terres potagères disponibles permettaient de survivre, en rationnant les repas, bien entendu. Mais ils ne disposaient d’aucun médecin, et leur stock de matériel médical était basique.

Lorsque les premières infections se sont déclarées, quelques années seulement après la panne, ils ont découvert avec soulagement que les antibiotiques génériques disponibles à l’infirmerie agissaient sur la bactérie, alors que les symptômes ne ressemblaient à aucune maladie connue à la surface. Ils n’ont jamais compris le mode de propagation de la maladie, mais en confinant les malades et en distribuant avec parcimonie le traitement, ils ont pu faire face pendant de nombreuses années. Et puis, un jour, la dernière boîte a été utilisée. Quelques mois plus tard, Valentine a découvert les premières tâches noires sur ses chevilles. Samia a vu partir sa mère en quelques semaines, assistant, impuissante, à sa déchéance physique, à travers la vitre de l’infirmerie. Théo a présenté les symptômes de la maladie quinze jours auparavant, mais la maladie s’est étendue très rapidement, et Samia sait que ce n’est probablement plus qu’une question d’heures. Plus de 300 habitants sont décédés depuis la fin des stocks.

Arrivée dans son studio, Samia se précipite sous la douche. Son cœur s’accélère lorsqu’elle ose pencher les yeux vers sa jambe droite. Le minuscule point noir au-dessus de la malléole s’est encore étendu depuis la veille.

LE COUP DE LA PANNE (B)

Kouikie n’épargne aucun de mes doigts. Je dois dire que cela fait des mois que j’attends un rapprochement physique. Le contexte n’est ni parfait ni très romantique : nous nous tenons par la main et nous fendons les foules en colère qui occupent le moindre centimètre carré de la grande place.

La révolte des slips roses déferle sur Paris, comme partout dans le pays, et notre société n’était plus vraiment habituée à prendre en charge sa propre colère sociale qui n’existait plus depuis des années, engluée dans le « on verra bien », le « c’est la vie » et le « ça sert à rien de bouger, puis arrêtez de nous emmerder avec vos conneries ». La résignation comme contrat social. Tout a changé plutôt bêtement, grâce à une annonce de l’Autorité interdisant la Discoshoot aux citoyens de moins de 30 ans. La DS, dernier produit à la mode, te permet de vivre dans la musique. Rock, punk, funk, électro, tu choisis ta dose, tu te l’injectes et tu baignes dans une musique. Tu ressens, tu malaxes, tu ingurgites, fais corps avec une musique, pendant quelques heures. Le produit, parfaitement légal à l’origine, devait servir de béquille microdosée aux dépressifs. Quelques mois plus tard, le temps de détourner la recette, d’en changer l’usage et d’en organiser tout un marché parallèle, le sujet était devenu un marronnier dans les médias : le danger des slips roses, les vendeurs de DS. Le sous-vêtement relevé au-dessus du pantalon, et coloré, était le signe de reconnaissance des vendeurs de produits et c’est maintenant un symbole pour ces milliers de personnes qui nous entourent, Kouikie et moi.

J’imaginais des mains plus douces, mais la chaleur qui s’en dégage doit certainement me faire rougir. Kouikie, pleine de courage, pousse toutes les personnes qui nous font face. Les manifestants, du plus amusant au plus colérique, s’emparent de toutes les émotions et vomissent cela avec une spontanéité qui désarçonne. Mais Kouikie, selon ses propres mots, veut juste rentrer chez elle. Une zone de calme, du silence, un endroit pour penser librement, et en ma compagnie (ce qui n’est pas pour me déplaire). Nous nous approchons du premier Portaporte au bout de la rue. Tout est dézoné depuis que l’Autorité a connaissance des mouvements de foule. C’est la première fois que nous allons pouvoir essayer ce dispositif qui, en temps normal, est bien trop onéreux pour nous.

Nous franchissons le sas, décoré en bleu canard, et passons nos puces sur le lecteur. Un frisson parcourt nos deux corps (Kouikie ne lâche toujours pas ma main), et nous nous sentons partir. Juste à temps : les manifestants se pressaient derrière nous et tentaient de bricoler je ne sais quoi pour détraquer le Portaporte.

Un pote friqué a déjà tenté de m’expliquer le fonctionnement du dispositif. Il a évoqué la création de copies, le transvasement de données, la mort numérique et d’autres trucs dont je me fichais éperdument à ce moment-là. Tout ce que j’ai retenu de son monologue : « Stomy, c’est le kif dans tout ton corps, même si ça dure à peine quelques secondes ».

Ces secondes me paraissent longues et mon corps, pour tout dire, n’est plus. Je devrais prendre peur, mais je n’ai pas l’impression d’avoir une bouche pour crier. Ce kif, c’est d’emblée une panique aiguë pour moi. Imaginez : vous avez un corps tout mou, un ventre à bière, une carcasse, loin d’être parfaite, que vous trimballez jour après jour. Puis, là, on vous la confisque, et vous vous retrouvez dans une vague molle en train d’onduler dans un océan d’angoisse. Pas de main non plus, et donc, la sensation d’avoir perdu Kouikie. J’ai l’impression d’être une sorte de poiscaille n’ayant plus la conscience de son propre corps, mais je ne nage pas dans un grand rien. Des picotements, de l’agitation, des bourdonnements. Tout un tas de trucs qui me traversent alors qu’il n’y a rien à traverser. Puis au bout de quelques minutes (est-ce que je peux encore compter comme ça ?), les vagues se métamorphosent en suite de mots, de données qui s’enchaînent à une vitesse bien trop importante pour moi. Et cette masse informe se met à ralentir, ou j’accélère, je n’en sais trop rien. De la musique, des rires, des insultes, des mots doux et des peurs. Je ne suis pas le seul à être coincé ici et le Portaporte est en train de nous donner une transe collective inespérée. Le dispositif déverse le gros bordel des milliers des personnes qui voulaient fuir Paris et nous nous retrouvons tous au sein de ce même grand bain de données.

Moi ce qui m’intéresse, c’est de retrouver Kouikie avant tout. Ma petite vague de données serpente dans ce gloubi-boulga mal codé, je recherche un bruit rose, une chaleur amicale, un rire étouffé. Le moindre élément, la plus petite sensation, qui pourrait me permettre de retrouver celle que j’aime naïvement depuis quelques mois sans jamais avoir tenté quoi que ce soit. Je prends en pleine face (certainement plus belle sans mon corps) les données que je ne peux éviter. De l’effroi, majoritairement, des gens qui ne comprennent rien, qui tentent d’invoquer leur mère ou qui pestent contre les manifestants qui sont à l’origine de cette panne de Portaporte. Puis ma petite vague traverse gauchement une marrée acidulée qui me fait vriller. J’oscille, je tournicote, je me perds : quelques manifestants sous DS sont également perdus avec nous et tout cela perturbe la bouillasse numérique commune.

Et c’est là, précisément, que je la retrouve, que je touche quelque chose ayant la forme d’une main qui m’enveloppe de sa chaleur réconfortante. J’assimile Kouikie, ne sachant pas si elle maîtrise comme moi notre nouvelle condition de corps perdu, et je m’éloigne des flots. Mon corps ne me manque pas. De toute cette panique et cette bizarrerie qui nous entoure, je retiens un sentiment de liberté. Et une jouissance, dans le flux, depuis que nous sommes réunis. Nos données tourbillonnent, en complémentarité, et un sentiment de bonheur, dans sa forme la plus pure, nous relie numériquement.

Le kif, il est là, et il s’envole tout aussi rapidement. Le Portaporte est réparé, visiblement. Je retrouve mon corps, dans un sas bleu canard, et Kouikie est à mes côtés. Je croise son regard et j’espère, en mon for intérieur, qu’elle a la même pensée que moi, la même envie. Je prends le pari : je fiche un coup de pied dans le lecteur du Portaporte, aussi fort que possible, puis je pousse celle que j’aime dans le dispositif, avant de la rejoindre. Le kif, je veux le faire durer, et avec elle.

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