Esprits mutants mes frères (et sœurs), toujours en quête d’émerveillements, ne ratez pas si vous habitez Paris ou y passez deux expositions vraiment magiques ! NB : il faut reconnaître que l’abondance des événements culturels est l’un des rares arguments permettant de plaider pour notre belle — et invivable — capitale !
L’une, vous ne pouvez pas la rater, il en est fait une publicité qui s’étale partout, dans les journaux, sur les bus, sur les murs. Une publicité aurait pu m’agacer au point de me dissuader d’y mettre les pieds, si je n’avais pas fait déjà des expériences analogues : la projection musicale des œuvres de Van Gogh à la grande halle de La Villette, la cathédrale d’images des Baux de Provence, la balade de Mary Poppins et des enfants dans les tableaux à la craie et mieux encore, l’extraordinaire séquence du film Rêves, d’Akira Kurosawa, où l’on voit un jeune homme entrer de plain-pied dans les tableaux de Van Gogh, filmés de très près et projetés sur grand écran.
Au service de l’art, de la poésie, de la musique, de l’émotion, le numérique permet la projection en très grand format sous différents angles des somptueux tableaux de Gustav Klimt, d’Egon Schiele et de la Sécession viennoise sur les parois et le sol d’un ancien espace industriel du XIème arrondissement. Piégés dans les faisceaux lumineux, les spectateurs se retrouvent dans les salles du Kunsthistorisches museum de Vienne (Ouf ! durs à retenir, ces mots valises !) deviennent acteurs inconscients ou joueurs des scènes mythologiques et évoluent dans des paysages devenus fantastiques. Le tout accompagné par Wagner, Mahler, Beethoven, etc. C’est tout simplement grandiose.
Petite précision : ne partez pas à la fin de l’exposition sur Klimt (et Egon Schiele), elle est suivie d’une projection plus courte consacrée à Hundertwasser, qui crée des villes et des paysages fantasmagoriques, puis d’une installation contemporaine, Poetic_Ai, proposée par le collectif Ouchhh, images en noir et blanc en perpétuelle anamorphose, à la fois abstraites et galactiques, avec une musique moderne à l’avenant. Très intéressant, mais un peu lassant à la longue. C’est le seul bémol au plaisir ressenti.
Vous avez jusqu’en novembre pour, mais ne tardez pas trop quand même. C’est au 38 rue Saint Maur, dans le XIème, pas dans le bush australien , bus et métros ne manquent pas. Quelques privilégiés, dont nous sommes, pourront y aller à pied, en voisins.
L’autre exposition a moins d’atouts pour attirer les foules, raison de plus de faire appel à votre insatiable curiosité, ô esprits mutants mes frères (et sœurs) ! Car bien sûr qui connaît Gustav Skilters Conrad Magi, ou Mikalojus Konstantinas Ciurlionis ? Quant à leurs pays, les états baltes, Pologne, Allemagne et surtout Russie se sont donné un mal de chien pour nier leur existence et peu de nos compatriotes ont seulement l’idée de visiter Vilnius, Tallin ou Riga ! Quand ils connaissent le nom des trois capitales de la Lituanie, de l’Estonie et de la Lettonie ! De plus, à la différence des Hollandais ou des Viennois, les peintres baltes poussaient rarement jusqu’à Paris leur exploration des autres styles et des autres traditions. Pourtant ils ont bien en commun avec Odilon Redon, Gustave Moreau ou Charles Lacoste une esthétique et une sensibilité symboliste, qui se sont prolongées au-delà de la première guerre mondiale. Fort heureusement, une exposition précédente, intitulée si je ne me trompe « Au-delà des étoiles » et consacrée à la peinture symboliste au sens large m’avait permis de découvrir une ou deux œuvres de ces peintres du Nord mêlées à des tableaux plus connus. Sans quoi, comme vous, chers frères (et sœurs !) j’aurais vu l’affiche… et passé mon chemin.
Mais me direz-vous, quel intérêt, la peinture symboliste de ce lointain XIXème siècle quand on est sérieusement mordu, comme nous, de toutes les formes de l’imaginaire ? Eh bien, justement ! Le symbolisme se veut une peinture de l’âme, donc pas de réalisme dans les paysages ni dans les portraits. Créatures de rêve ou de cauchemar, géométries impossibles, paysages spirituels, villes magiques surgies des nuages ou de l’eau, délires cosmiques, voilà le domaine de prédilection de ces peintres. D’une salle à l’autre on explore toutes les variantes du rêve… ou du cauchemar. De plus, ce symbolisme a vocation nationaliste, et non, ce n’est pas un gros mot quand le nationalisme est l’aspiration à l’indépendance de pays auxquels de puissants voisins ont volé non seulement leur autonomie, mais même leur identité. On ne peut pas dire que le problème soit inconnu de notre temps ! Et comme la recherche de cette identité passe par l’exaltation des contes et légendes du bon vieux temps, on évolue à plein dans le merveilleux et l’épique, comme cela a été le cas au début du siècle dans l’art et la littérature romantiques.
Et précisons tout de suite que tout inconnus qu’ils soient, ces peintres ne sont pas de deuxième rang. Ce sont des maîtres, et leurs tableaux ont une puissance rarement égalée. Quand on a l’habitude des musées, on sait tout de suite quel est LE tableau à voir : il vous happe littéralement. Pour cette exposition, il faudrait deux ou trois visites avant de rendre justice à toutes les œuvres qui nous sollicitent ainsi !