Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2017 : « Eclipse de conscience »

Autant « la foire humaine » était vague, autant ce sujet vous laisse avec de grands yeux écarquillés. Donc 1H45 pour traiter ça … bon courage 🙂 Et vous auriez écrit quoi vous, dans les mêmes conditions ?

  • Pour un bocal de souvenirs
  • Le pouvoir de l’oubli
  • La machine à inconscience
  • C’est la vie
  • RISHUKO NO KOKA
  • Eclipse de conscience
Contrainte 1
Après-demain
Contrainte 2
Une brochette de licornes

POUR UN BOCAL DE SOUVENIRS

Jamais l’appartement ne lui a paru aussi vide et désolé. Il n’a pas changé pourtant. Toujours Fany, la chienne, qui l’accueille en jappant quand Céline franchit le seuil, heureuse de la voir. Toujours ces velours rouges sur les fauteuils et canapés, la télévision qui crie ses informations en bruit de fond. La cuisine dégage cette odeur de propre et de javel irritante, mais rassurante. Et là, assis dans le fauteuil près du mur, il est assis, immobile, les yeux dans le vague, déjà absent.

Chaque fois qu’elle passe la porte du salon, son cœur se brise un peu plus. Elle n’ose plus parler, les mots coincés dans sa gorge et les larmes menaçants de tout emporter. Il est là ! Il est là pourtant, présent physiquement, dégageant une chaleur bienveillante si tant est que l’on s’approche de lui. Parfois, d’une main discrète il caresse la chienne qui vient le voir en quête de son maître. Un geste infime, intime, qui lui redonne cette lueur d’espoir pénible refusant de s’éteindre. L’espace d’une seconde, elle y croit. Une seconde de trop, à chaque fois.

Elle s’éclipse à nouveau, ressort de la pièce pour prendre un peu d’air, ouvrir une fenêtre avant de s’asphyxier dans les souvenirs qui remontent, de se noyer dans cette mémoire qui lui fait tellement défaut. Il sait pourtant. Il a conscience de son état, c’est bien la seule chose qu’il comprend. Malade oui. Handicapé, aussi. Mais c’est surtout cette apathie qui la tue à petit feu. Ce secret espoir qu’il ait un éclair d’illumination qu’il se souvienne d’elle comme elle se souvient de lui. Son grand-père, celui qui l’a élevé lorsque papa est parti et que maman s’est retrouvée trop malade pour s’occuper de Céline. Lui qui a veillé sur elle, lui racontant des histoires rocambolesques et lui apprenant à nager. Le géant contre les fantômes sous le lit. Aujourd’hui, il est devenu ce fantôme, cette ombre de lui-même qui erre sans but dans le grand appartement vide.

Tous les deux jours, Céline vient. Elle s’occupe de lui, reste des heures assises sur le canapé, la télé allumée sans la regarder, à attendre que l’éclipse de sa mémoire passe, qu’il lui reparle un peu.

– Céline ?

Son cœur explose dans sa poitrine en entendant le timbre éraillé de sa voix. Céline se précipite, s’explose un orteil contre le chambranle de la porte. La douleur irradie son pied, remonte à la cheville et jusqu’au genou. Elle a envie de hurler. Mais elle ne fait que serrer des dents, de peur de faire s’enfuir cette bête sauvage et peureuse qu’est sa conscience. Sa mémoire.

Dans ses yeux brillent cette petite flamme qu’elle connait et adore. Il lui sourit, se lève à demi pour venir vers elle avant de renoncer et de se laisser retomber dans le fauteuil. Il n’en a plus la force. Pour bien faire, il faudrait que Céline sorte le fauteuil roulant, qu’elle le glisse à l’intérieur tout en faisant une blague ou deux pour dédramatiser la situation. Mais elle n’en a pas le courage.

– Oui papi ?

Sa voix se casse à la fin du mot, trop difficile à prononcer. Elle s’attend à la réponse de ces derniers jours, ce « qui ? » qui lui brule les entrailles comme à chaque fois qu’il faut qu’elle lui explique à nouveau qui elle est. Ce qu’elle fait là.

– Chérie, tu dois aller dans la petite chambre. Derrière l’armoire.

– Il y a quoi derrière l’armoire ?

Trop tard. Déjà son regard s’éteint, son esprit s’échappe.

– Quelle armoire ? Et… je vous connais ?

– Oui, papi. C’est moi, c’est Céline, je lui réponds avec un sourire crispé.

– Ah. Bon. Vous savez, je suis désolé. Je suis malade. Handicapé. Du coup, je sais pas qui vous êtes. Vous êtes l’infirmière ?

– Non. Désolée.

Céline s’enfuit de la pièce, le laissant là, les yeux dans le vague et l’esprit en vrille. Il continue à parler comme si elle était toujours là, comme si elle pouvait encore répondre malgré la boule dans sa gorge, la bile acide qui lui remonte dans la bouche. Son ventre hurle une protestation. Elle ferme les yeux, de peur de laisser le torrent de larmes qui menace de briser les digues. Inspirer, expirer, ne surtout pas repenser à tous ces instants qu’ils ont partagé, ne pas repenser à qui est dans la pièce derrière elle. Ce n’est rien. Ca va passer.

Il lui a parlé de la petite chambre, la chambre d’ami, celle où elle a de si nombreuses fois dormi. Son refuge. Sans même s’en rendre compte, elle en franchit le seuil, Fany sur mes talons. Le caniche semble très attentif à ses gestes, sa langue pendante et sa respiration haletante ajoutant à l’empressement qu’elle met à explorer les lieux. Comme si elle ne les connaissait pas déjà par cœur !

Elle n’est pourtant pas bien grande cette pièce. Un petit lit une place est collé contre le mur de gauche, une grande armoire contre celui de droite. Un petit meuble avec une antique télévision cathodique dans l’angle vient clore un décor spartiate, certes, mais ornés de multiples bibelots et cadres accrochés un peu partout.

L’armoire donc.

Assise devant la porte, Fany observe un bien drôle de manège. Céline fouille, observe, déplace. Constate avec abattement que la poussière s’est beaucoup trop accumulée ici, qu’il faudra sans doute remplacer quelques verres des cadres. Ou encore que le lit n’a pas été fait ni défait depuis des lustres. Cette chambre est coincée dans le temps, sans espoir de renaître, sinon celui de périr une bonne fois pour toute. Fany observe, attentive ou non, Céline ne saurait dire. Après tout, elle ne sait pas décrypter les messages codés des chiens.

Non sans lui avoir prodigué quelques caresses, la jeune femme s’attaque à l’armoire. La déplacer donc. Tenter de bouger cette masse imposante, toute en bois et remplie de souvenirs qu’elle n’ose déloger. Des vêtements usées, certains neufs et jamais porté, quelques livres et beaucoup d’albums photo. Une penderie de regrets, de mémoire perdue et d’instants volés au temps lui-même. A peu près tout ce qu’il reste réellement de la vie de son aïeul.

Petit à petit, c’est autre chose qui se dessine. Une ligne noire semble s’échapper et serpenter sur le mur, puis une seconde. Une rune étrange glisse et se déplace, jusqu’à briller d’un éclat orangé aussi étrange que fascinant. Céline n’a jamais vu le dessin. Pourtant quelque chose l’attire, la pousse à poser une main fébrile dessus.

Tout explose dans un éclat coloré, la poussant à fermer les paupières.

– Papi ?

Pas de réponses, évidemment. Est-ce de la curiosité ou juste l’envie de fuir ?

Lorsqu’elle ouvre les yeux, des points dansent dans son regard. Elle n’est plus dans l’appartement. Autour d’elle, tout n’est qu’une étrange bibliothèque de bocaux, de récipients de toute taille et de toute contenance renfermant différents objets.

Curieuse, Céline s’approche d’un bocal. A l’intérieur, un pinceau industriel ancien, recouvert d’un reliquat de peinture couleur rouille. Elle le déplace avec précaution, l’entrouvre. Une odeur entêtante de térébenthine envahit rapidement ses narines, la forçant à plisser les yeux et à se reculer prestement.

Une bourrasque de vent menace de la déséquilibrer. Là, debout sur une charpente en métal, à des mètres au-dessus du sol, elle a l’impression de voler. Qu’est-ce qu’elle fait ici ?! Derrière elle, Céline entend des rires, des conversations.

– Au secours !

Elle tente de crier, mais le vertige l’en empêche. Ce n’est qu’un petit filet de voix qui s’échappe de ses lèvres. Apparemment trop peu pour se faire entendre. Le groupe continue à rire, assis les jambes dans le vide, des pots de peinture et des petites boites pleine de nourriture à proximité.

– N’empêche, on est bien là, non ?

Cette voix. Elle lui perce le cœur sans qu’elle n’ose regarder qui a prononcé ces mots.

– Ouais, Maurice. On pouvait pas rêver mieux. On est sur le toit du monde !

Elle se retrouve à côté de son grand-père, plus jeune d’une grosse cinquantaine d’année. Fringuant, le regard taquin et le sourire aux lèvres, il croque goulument dans un morceau de sandwich en regardant en haut. De la peinture tâche son bleu de travail, quelques bleus constellent ses mains. Ses yeux la traversent sans la voir. Ils sont là, en face de moi, et Céline peine à s’en détourner. Depuis combien de temps ne les a-t-elle pas vu comme cela, vifs et conscients de lui ?

A son tour, elle suit son regard. Là-haut, bicolore à cause des travaux encore non-finis, pointe le sommeil si caractéristique de la tour Eiffel. Un rire vient à nouveau briser le silence. Il emplit l’espace, menace de faire vaciller sa raison. Son corps réagit instinctivement, s’ébranle et elle ne peut retenir un pas en arrière. Dans le vide.

Sa bouche s’ouvre pour crier mais rien ne sort. Céline atterrit mollement sur les fesses dans l’étrange petite pièce. Alors, elle voit tomber une étiquette, parcheminée et manuscrite, allant apparemment avec le bocal : « Peintre sur tour Eiffel – 1959 ». Mais à l’intérieur, tout n’est plus que cendre. Un petit tas noir et triste, d’où s’échappe une petite fumée.

D’autres bocaux, d’autres souvenirs. Ceux de Céline enfant se mêlent à ceux de son grand-père, les regards se croisent et s’entre-mêlent. Ici, une tétine la montre dans les bras de son papi, lui souriant à pleine bouche, jouant avec elle, tandis que le bébé qu’elle était lui accroche le doigt. Plus loin, c’est au mariage de ses grands-parents qu’elle assiste. De belles robes sous un ciel éclatant, le plaisir et le bonheur irradiant les visages de tous les participants.

Elle voyage dans sa mémoire à un rythme quasi frénétique, Céline voulant tout voir, tout apprendre. S’abreuver et retrouver enfin ce grand-père qu’elle aime temps et dont la conscience s’éclipse et se fracasse à chaque moment de lucidité. Derrière elle, les bocaux s’emplissent de cendre, se désagrège petit à petit jusqu’à disparaitre. Sur les étiquettes arrachées, l’encre disparait petit à petit, le papier s’étiole et se fendille. Bientôt, il n’y aura plus grand-chose.

Alors, Céline avise une petite table de travail. Accroché au-dessus, un certificat. De l’académie de magie et sorcellerie des Limbes. Au nom de son grand-père. La surprise la cueille autant que les larmes, lorsqu’elles roulent enfin sur ses joues. Le surplus d’émotions déborde, envahit tout son être et la laisse proscrite dans un coin, sans oser lever les yeux. Pourquoi ne lui a-t-il jamais raconté ? Pourquoi ne lui a-t-il jamais dit ce qu’il était ? Devait-elle vraiment découvrir ses talents dans des boules de verres recelant la mémoire qu’il lui manque ?

Devant elle, ne reste que deux fioles. La première contient une plume. L’autre une brochette de bonbons colorées. Céline attrape les deux et retourne près du mur vierge. Là encore, le symbole étrange semble pulser. Doit-elle mettre la main dessus pour retourner à l’appartement ?

Apparemment oui.

Elle se rue dans le salon, pour y retrouver son grand-père. Le petit corps frêle git dans le grand fauteuil. Sa poitrine se soulève doucement. Il s’est endormi. Alors, Céline tente le tout pour le tout. Elle lui glisse le bocal entre les mains, presse doucement son épaule et alors qu’il papillonne des yeux, incertain, elle débouche le bocal. Cette fois, ce n’est pas une odeur mais une caresse qui les enveloppe. La douceur d’une plume, presque comme dans un nuage, les transporte ailleurs. Mais Céline ignore où. Elle n’a pas accès à ce souvenir, juste à quelques sensations, ce bien-être qui l’envahit, et le plaisir de voir un doux sourire affleurer sur les lèvres de son aïeul. Il a l’air heureux, plus heureux qu’il ne l’a jamais été ces dernières semaines.

Puis le miracle s’évanouit. Il ouvre les yeux, où perce quelques lambeaux de sa conscience froissée.

– Qui êtes-vous ? L’infirmière ?

Les larmes perlent à nouveau. Les sanglots compriment la poitrine de Céline, son cœur se déchire en milliers de morceaux. Entre ses mains, le bocal restant la brûle presque, devient insupportable de lourdeur. Les yeux obstrués par les larmes, le corps tremblant, le verre glisse entre ses mains.

Céline n’entend pas le choc. Elle ne voit que les éclats, comme ceux de son cœur, exploser enfin en une myriade de perles et de couleurs.

Céline est debout dans la cuisine. Elle sourit de toute ses dents, ne tient pas en place et sautille partout en criant de plaisir. A côté d’elle, Maurice enfourne un gâteau au chocolat. Le gouter !

La jeune femme assiste au souvenir depuis la porte. Le souvenir est brûlant, douloureux, parce que trop heureux et joyeux pour elle.

L’enfant tend une main vers les paquets de bonbons sur la table. Elle en prend des pleines poignées qu’elle gobe presque.

– Doucement, chérie, la gronde gentiment Papi. Tu vas avoir mal au ventre après.

– Oui mais c’est bon !

– Tu veux qu’on fasse des brochettes ?

La fillette s’arrête, interrogative. Alors, il lui montre. Un pic en bois, quelques bonbons qu’il enfile comme des perles. La Céline enfant est émerveillée. Elle rit, trépigne. Elle aussi elle veut en faire ! Alors, elle attrape un bout de bois à son tour. Elle les mélange savamment, avec concentration. D’abord une fraise Tagada, pour le rose-rouge acidulé. Puis un marshmallow crème pour un peu de douceur. La petite fille adore sa texture toute molle qui rebondit presque entre ses doigts et laisse un peu de tout-doux sur sa peau. Ensuite, elle a planté une banane. Pour le jaune, le soleil qui se lèvera demain, parce que ça donne de la force. Après encore un blanc, puis un Schtroumph bleu. Céline était un peu déçue, incapable de trouver un autre bonbon de cette teinte. Alors elle a passé le pic en travers du ventre de la petite créature inerte, avec une grimace tandis que le bois lacérait la sucrerie en deux. Encore du blanc. Et du rose. Pour bien faire, elle dispose la brochette dans une grande assiette multicolore. Céline aurait bien voulu ajouter des paillettes et peut-être même des papillons en sucre, mais la fillette ne savait pas faire.

– Une brochette de licornes ! hurle-t-elle en riant. Parce que les licornes ce sont des arc-en-ciel !!

La Céline adulte soupire. Les fameuses brochettes. Celle-ci était la première d’une longue liste. Elle avait l’habitude d’en faire, les après-midi pluvieux, même ceux ensoleillés, parce que ça donnait tout pleins de bonnes choses. Du courage, de la joie, ça effaçait la tristesse et calmait les bobos. C’était le remède magique à tous les problèmes. L’ultime et la seule réponse, la seule solution. L’universelle licorne magique guérisseuse sous forme de brochette de bonbons à dévorer.

Céline est de nouveau dans le salon. Entre ses mains, la vieille brochette ne se désagrège pas. Elle est toujours là, alors Céline croque dedans. Dans un mouvement désespéré, pleurant les dernières larmes qu’il lui reste encore. Elle croque, mâche le marshmallow un peu dur, lèche le Schtroumph et se laisse envahir par son acidité. Elle ferme les yeux un instant. Et elle fait un dernier vœu. Celui qui peut tout sauver, au moins sa santé. Qu’après-demain, quand elle reviendra voir son grand-père, qu’il soit à nouveau comme avant. Elle ne demande pas grand-chose. Juste une journée. Un ultime après-midi à faire des brochettes de licornes, à rire et à regarder des dessins animés. Un moment magique, figé dans le temps.

Après tout, si son grand-père était magicien, peut-elle l’être aussi, elle ?

Elle espère et mange, laisse le bonbon descendre dans son estomac et lui comprimer les entrailles. Le sucre lui redonne un peu de baume au cœur. Après tous les prodiges qu’elle a vu, elle peut espérer.

– Après-demain, murmure-t-elle entre deux bouchées.

– Après-demain, on en refera si tu veux, entend-elle répondre doucement.

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