Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2023 :  « Héritage éphémère »

Bien loin des programmes politiques, « Héritage éphémère » nous propulse en plein dans la transmission au sens le plus pur … a priori. Attendons de voir comment nos auteurs ont traité cette question complexe, à la base de toute la chaîne de la vie telle que nous la connaissons.

  • Idées perdues
  • La Boîte de Pand’air
  • Convection, conduction, rayonnement
  • 07700334959YX9G
  • Le dernier fruit de mes entrailles
  • Souvenirs partagés

IDÉES PERDUES

Mia regardait la lampe et les ombres projetées des différents objets sur son bureau, elle ne regardait plus le papier que celle-ci éclairait. Ses pensées avaient pris le dessus. Encore une fois. C’était de toute façon plus réjouissant que de se rappeler qu’elle était enfermée dans un immeuble impersonnel aux tons gris bétons. Un papillon de nuit aux ailes miteuses alla se poser sur la tasse en carton qu’elle avait abandonné. Boirait-il le fond de café ?

Elle s’adossa en arrière avant de se lever. Il y avait trois jours qu’elle n’arrivait plus à travailler et elle en avait mal à la nuque. Les autres n’avaient pas l’air de le voir, mais elle le savait et c’était suffisant. Ce sentiment de se dire qu’à tout moment, quelqu’un allait le découvrir, la dénoncer et son aventure au sein de ce département de science se terminerait. Elle ferma la fenêtre avant d’éteindre la lumière, laissant le papillon seul dans le noir.

*

Mia se glissait doucement de ruelles en ruelles, au rythme de la musique dans son casque. Elle aurait cru depuis le temps que l’humanité existait qu’on aurait inventé mieux. Mieux que tout ce qui se trouvait autour d’elle. Mais entre les projections holo sur les murs et la réalité augmentée, on avait toujours pas fait mieux que les vieilles technologies. Pour son esprit ingénieur cela allait même plus loin : toutes les idées étaient les mêmes, on avait juste amélioré la technique et les outils. Certains auraient pinaillé sur les détails, mais les détails étaient ce qu’ils étaient, des détails. Mais les meilleures inventions étaient intemporelles, et son travail était justement d’inventer le demain.

Elle poussait une porte en bois à vitres et entrait dans le dojo. Comme tous les mardis (parmi les inventions intemporelles, les jours et le découpage du temps étaient ses préférées), elle s’habilla et participait au cours d’arts-martiaux. Un cours se composait généralement d’échauffements, du sport de renforcement en somme et des étirements, d’applications et de formes. Ces dernières étaient sa partie préférée. Des chorégraphies martiales à retenir, techniques et dynamiques. Avec bien sûr un but derrière chaque mouvement. Et avec un peu de chance le disciple en charge du cours venait vous corriger un infime détail pour vous mettre sur le chemin. Ce qui était toujours mieux que le vieux maître qui était plus cryptique qu’autre chose dans ses explications.

« Le poing est plus bas. Après ce mouvement, tu reviens ici et tu frappes avec le revers. »

— Il ne serait pas plus efficace en étant porté un plus haut ? »

—  Le poing est plus bas dans le style, c’est comme ça. » répondit le disciple en haussant les épaules.

Toujours après la séance, elle se rendait dans un petit boui-boui. Le genre dont on se demandait pourquoi les services de l’hygiène ne l’avaient pas encore fait fermer. « Chez Ming » était un petit vendeur de soupes de nouilles en haut d’un immeuble. La vue donnait sur d’autres immeubles, d’autres ruelles aux néons lointains. C’était surtout calme.

Quelques insectes volaient au-dessus des marmites et des woks. Ming (elle n’était pas sûre qu’il s’agisse là de son vrai nom), faisait de la magie noire avec les ingrédients pour vous servir toujours la même nourriture. Moyenne. Au moins, elle avait l’avantage de ne pas vous coûter un bras. Le bouillon bon marché avait quelque chose de réconfortant après le sport.

« Tu as air … préoccupée. »

Mia sourit. Il avait toujours cet air de gentillesse qu’on prête à quelqu’un d’un peu simple et gentil. Et même s’il se faisait un accent asiatique prononcé, elle savait que celui-ci était faux, elle l’avait déjà croisé parlant parfaitement normalement.

« Comment … », elle laissa sa phrase en suspens, elle ne savait pas trop ce qu’elle pouvait lui dire ou lui demander en fait. « Je crois que les gens ne lisent pas mon travail. En fait, je crois que personne n’en a rien à faire. »

Il attrapa sa barbichette et la lustra d’un geste répété, l’air de réfléchir. Comme les sages dans les films. En fait, c’était tout un air à se donner qu’on trouvait dans le personnage de Ming.

« Pourquoi ? »

Pourquoi ? Elle n’en avait aucune idée. Elle jouait avec ses baguettes et la conversation n’alla pas plus loin. Quand on ne répondait pas, Ming ne revenait pas à la charge.

*

Si tous les jours se ressemblaient, il suffisait d’un détail pour avoir l’impression qu’un jour était différent. En allumant la lumière, elle retrouva son compagnon de la veille, le papillon. Il avait passé la nuit enfermé et grignotait à la trompe les cristaux de sucre d’un sachet éventré près de l’écran de l’ordinateur.
Mia posa son sac et s’assit sur sa chaise. Après cinq minutes à la faire pivoter de gauche à droite, elle décida de se lever, il était hors de question de rester à un bureau à rien faire une journée de plus. Quelques détails administratifs plus tard, elle se retrouvait au sous-sol du bâtiment à fouiller dans des cartons de dossiers vieux comme le monde. La poussière et une ou deux blattes. En fait, personne ne venait jamais aux archives. Une partie d’elle s’excitait à la moindre trouvaille, il y avait là le contenu rédigé d’autres auteurs, scientifiques, ingénieurs. Des personnes qui avaient voulu partager ce qu’ils faisaient, et qu’on avait fini par reléguer dans une vieille boîte sur une étagère métallique.

Une fois posée sur son bureau, la boite cracha un jet de poussière. Le dépouillement minutieux pouvait commencer. Comment pouvait-on inventer si on ne savait pas ce qui se faisait déjà ? Il y avait un paradoxe à voir tous ses collègues travailler, mais jamais chercher. Ils étaient les inventeurs des technologies futures, mais passaient leur temps à créer, à avancer sans se retourner.

« Pourquoi ? » se demanda-t-elle.

Elle ouvrit la première chemise et en tira une feuille jaunie.

*

La joie qu’elle éprouvait résonnait dans la musique qu’elle avait choisi ce soir-là. À deux pas du « dojo » (le terme n’était pas adéquat mais tout le monde appelait ça comme ça), elle remarqua une bande. C’était toujours des bandes. Qui embêtaient (le mot réel qui occupait ses pensées était ici plus vulgaire), un commerçant. Il ne fallut pas très longtemps pour qu’en s’interposant, la situation dégénère et qu’après avoir été poussée l’altercation démarra en bagarre.

Un combat est beaucoup plus rapide que ce que l’on imagine. L’adrénaline monte et tout devient presque réflexe. Parade. Frappe à la mâchoire. Un adversaire de moins. Esquive. Parade. Frappe basse dans les côtes. Crochet dans la tempe. Noir.

Mia se réveilla quelques secondes après que tout le monde fût dispersé. Le temps de se remettre debout, elle récupéra son casque cassé au sol et se glissa jusqu’au « dojo » sous l’œil des passants inquiets. Il était fermé. Elle avait oublié. Elle s’assit sur les marches pour respirer et vérifier qu’elle n’avait rien. Le maître s’assit à côté d’elle. Une question lui vint naturellement. « Tu viens de te battre et tu penses vraiment à ça ? » se sermonna-t-elle.

« Dîtes … pourquoi c’est une frappe basse » dit-elle en se levant et en illustrant sa parole du geste.
Le vieil homme écrasa sa cigarette sur la marche et se leva à son tour. C’était un petit homme voûté aux yeux très plissés, comme s’ils cherchaient la lumière. Ses mouvements étaient nets, précis, répétés. Puis quand il arriva à la partie concernée, il s’arrêta et leva son bras. Il répéta le mouvement une, deux, trois fois : son épaule n’arrivait pas à se lever plus haut. Puis il reprit une cigarette.

Par respect, elle ne dit rien, mais dans son esprit elle éclatait d’un rire nerveux. Un vieil homme n’arrivait pas à lever son bras haut et tout le monde recopiait sa technique. Combien d’autres mouvements avaient étés déformés par le temps et les interprétations ? Elle était contente que les cigarettes n’y soient pas entrées.

Elle le remercia et rentra chez elle.

*

Elle était à son bureau quand on frappait à la porte. C’était un collègue qui tenait dans sa main un dossier marron, peut-être un peu jauni par le temps.

« Tu sais qui a déposé ça sur les bureaux ? »

« Aucune idée, j’en ai aussi reçu. » répondit-elle avec un petit sourire. Il repartit.

Elle avait fait sa petite distribution ce matin et chacun avait reçu un cadeau adéquat à ses problèmes posé devant son ordinateur. Ça leur éviterait de ré-inventer inutilement. Peut-être. Bien sûr, elle s’en était aussi offert. Elle se retourna vers son écran, renversant un gobelet à quart plein de café froid sur un vieux tas de papier. Sans réfléchir, elle les mit à la poubelle. Heureusement, la flaque n’avait pas atteinte son propre dossier constitué, elle devait l’avouer, d’une dose d’idées volées mais nettement améliorées selon ses standards.

En s’adossant dans son siège, elle n’était pas pleinement satisfaite. Sa lampe projetait sa lumière sur un pauvre papillon décédé. Elle le jeta aussi à la poubelle. Elle se leva en emportant le dossier qu’elle avait constitué, fraîchement imprimé.

Que pouvait-on espérer de mieux que d’écrire quelque chose qui finirait sur une étagère, qu’on oublierait. Que quelqu’un lirait peut-être un jour avant de renverser du café dessus ?

Après tout … « Pourquoi pas ? »

This poll is no longer accepting votes

Quelle nouvelle avez-vous préféré pour le thème "Héritage éphémère" ?
  • Idées perdues36.36%
  • La Boîte de Pand’air27.27%
  • 07700334959YX9G27.27%
  • Souvenirs partagés9.09%
  • Convection, conduction, rayonnement0%
  • Le dernier fruit de mes entrailles0%

About Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

Consultez aussi...

Votes pour le match d’écriture Utopiales 2024 – « Ma progéniture veut m’éliminer »

Les conflits entre une génération et la suivante, c’est un thème récurrent de l’humanité. Les …

2 comments

  1. des challenges relevés avec finesse et justesse. merci aux écrivains pour ce moment de partage.

  2. Difficile de choisir, beaucoup de talents chez chacun de ces participants. Bravo

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

WP2Social Auto Publish Powered By : XYZScripts.com