« L’Anomalie » d’Hervé Le Tellier

L’anomalie de cette rentrée littéraire 2020, ce ne fut pas tant les librairies fermées et les remises de prix repoussées pour cause de pandémie mondiale que l’attribution du prix Goncourt à Hervé Le Tellier, quatrième président de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo), pour son dernier roman, un roman de science-fiction.

Or c’est un signe inquiétant. Le premier prix Goncourt ayant été attribué en 1903 à John-Antoine Nau pour son roman de science-fiction Force ennemie, il aura donc fallu attendre presque douze décennies pour que l’académie Goncourt renoue avec ses origines en récompensant un nouvel ouvrage de ce genre – même si l’éditeur comme son auteur se gardent bien de le mentionner (malgré un bandeau – comment dire ? – transparent ?)… Un signe inquiétant  ?

Mais oui, puisqu’il faut que la science-fiction devienne réalité –  une pandémie mondiale, tous les pays de la planète quasiment à l’arrêt, sur fond de catastrophe climatique en cours – pour que l’académie Goncourt s’aperçoive enfin de sa pertinence. À moins de considérer que la SF a fini par infuser dans tous les pores du réel, si bien qu’il suffit qu’on en ôte l’étiquette pour qu’on la considère enfin comme de la littérature ? Ou qu’on ne la reconnaisse plus pour ce qu’elle est…

Les passagers d’un vol transatlantique subissent de sévères turbulences et, quand le pilote reprend contact avec la tour de contrôle de l’aéroport de New York pour atterrir, on les déroute après de nombreuses questions. Direction, la zone 51 – ou presque. En effet, le même avion avec les mêmes passagers du même vol de mars 2021 ayant subi le même gros orage a déjà atterri… en mars 2021. Or on est en juin 2021. Les passagers du Boeing 787 existent donc en double exemplaire, à 3 mois près…

L’auteur suit plusieurs personnages qui offrent une palette complète pour étudier les réactions qui vont être les leurs dans ces circonstances incroyables  : un couple au bord de la rupture, une famille soudée, un tueur à gages qui mène une existence de bon père de famille, une avocate noire de haut vol, un écrivain peu connu, une fille de militaire abusée par son père, un chanteur nigérien en pleine ascension mais qui rêve de faire son coming out, etc. Auxquels il faut ajouter un mathématicien probabiliste de Princeton, auteur vingt ans plus tôt d’un mystérieux protocole 42.

Disons-le tout de suite, L’Anomalie est un bon roman, bien écrit. Chaque personnage que l’on suit est l’occasion pour l’auteur de nous entrouvrir une porte à la fois sur une strate sociale et sur l’intériorité d’un être humain, avec une finesse d’observation, un réalisme en même temps qu’une sensibilité et même un humour et une poésie que l’on ne peut que louer.

Les problématiques liées à la question du double sont bien explorées, quoiqu’abordées seulement dans le dernier tiers du livre, ce qui me semble un peu tardif, pour un thème central – du moins c’est l’auteur qui le présente ainsi lorsqu’on l’interroge. Le livre est dense, farci d’allusions et de clins d’œil. On veut savoir ce qui va arriver à chaque protagoniste, si les scientifiques vont résoudre le mystère, bref, c’est bien construit et bien mené. Bravo. Le Goncourt est mérité : on a l’impression d’un microcosme, tout y est.

Toutefois, l’aspect science-fictif du roman, lui, nous laisse un peu sur notre faim, surtout à la fin. La troisième partie ne décolle pas. Pourquoi ? Parce que justement, Hervé Le Tellier s’intéresse à l’humain, à la société, et non réellement à l’anomalie, qui n’est, au fond, comme le titre l’indique, qu’un prétexte. Alors oui, le roman peut relever à la lettre de la science-fiction. Avec un scénario malin et une conduite du récit qui nous piège et nous attache aux personnages.

Mais son idée centrale a déjà été traitée de nombreuses fois : par Daniel Francis Galouye dans Simulacron 3 (1964) et son adaptation cinématographique Passé virtuel (1999),  par les films Matrix, la série Manifest (2018) – et j’en passe). On trouve en outre dans L’Anomalie toutes les références au genre qui vont bien, preuve que l’auteur en connaît lui aussi un rayon. Sans parler des références mathématiques, on ne se refait pas ! Tout pour plaire au lecteur de SF. Mais ce qui lui manque pour être un excellent roman de science-fiction, c’est l’esprit. Le sense of wonder.

De cette anomalie, l’auteur ne tire rien, sinon une virtuosité littéraire qui finit par sembler un peu gratuite. Un jeu. Il ne nous emmène nulle part. Cela ne débouche sur rien. Et plutôt que d’envisager vraiment les conséquences physiques et philosophiques, sociales et psychologiques de l’anomalie, pour en faire la matière même du roman, l’auteur l’escamote et s’en tire par une chute un peu décevante, déguisée en pirouette typographique. Cela pouvait satisfaire le lecteur d’une nouvelle, mais pas celui d’un roman si riche par ailleurs. Cela dit, que mon léger désappointement ne vous empêche pas de lire ce livre : il se lit bien et on passe un bon moment !

Chronique de François ‘767’ Manson

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L'homme dans la cale, le grand coordinateur, l'homme de l'ombre, le chef d'orchestre, l'inébranlable, l'infatigable, le pilier. Tant d'adjectifs qui se bousculent pour esquisser le portrait de celui dont on retrouve la patte partout au Club. Accessoirement, le maître incontesté du barbecue d'agneau :)

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