Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2023 :  « En finir avec les zones blanches »

Les zones blanches, il y a des jours où on en rêve : être enfin déconnecté ! mais si on les fait toutes disparaître? 


  • La Zone Blanche Habitée
  • « Off grid »
  • Un air de souvenir
  • La fin du grand blanc
  • Noirs sont les gens dans leur vie
  • La fontaine de jouvence
Contrainte Temps/Lieu/Evénement Dans une ceinture d’astéroïdes

LA ZONE BLANCHE HABITEE

Ankit est sur le pont, je n’arrive pas à dormir. Il est l’un des fondateurs de la base, et en 10 ans d’observation, il a acquis une connaissance énorme de notre ciel. On n’a plus d’étoiles. Quelques nuages seulement errent à la dérive. Et des variations de noirs et de gris. Ce qu’il nous reste à observer. Sur Les Continents, les nuits comme celles-ci s’appellent “nuits des étoiles”, pour leur grande concentration d’étoiles filantes. Tous les ans à cette période, impossible de sentir une bouffée d’espoir revenir. Et si ce soir enfin, quelque chose se laissait apercevoir, une étoile dévierait de sa trajectoire. Et viendrait donner signe de vie, et encore mieux, un indice de position.

Il fait sombre depuis peu. Sylvie m’a demandé de relire son dernier poème. Il sera ensuite affiché sur une ardoise sur le pont principale, appelé Place du marché.

Elle s’améliore je trouve. Sylvie est belge francophone. Il lui a fallu ce que nous avons compté comme deux ans pour s’approprier l’anglais. Elle a rejoint ensuite le pôle de recherche qui est organisé entre les habitant.es. Ils consacrent 50% de leur temps à la recherche de contact avec la ZB. Et au sein de ce pôle là, Sylvie et Matthew consacre à leur temps à l’écriture et à la poésie. Sur la base, on a compris qu’un de nos ennemis principaux est la Folie. Elle peut avoir des conséquences désastreuses sur les habitants. Ses poèmes sont magnifiques, je reconnais la syntaxe française derrières certaines tournures. J’ai fait deux ans de lettres appliquées plus jeunes, sur Les Continents. J’habitais à La Nouvelle Rennes. Relire les poèmes me fait pratiquer. 

Je suis fatiguée, mon coude me gratte. La pêche ne fut pas bonne ce matin. On sent l’usure du matériel, et surtout des combinaisons. Ça fait à peu près trois ans que nous n’avons eu aucun nouveaux, nouvelles arrivants sur la base. Les Continents ont probablement dû bannir la zone. Certains racontent même qu’elle serait aujourd’hui cernée par des militaires. Nous sommes comme en état de siège. Trois ans que le matériel de plongée n’a pas été renouvelé. On est obligé d’aller chercher le plancton un peu plus loin que la base. On rejette certains de nos déchets à l’arrière des bateaux. On veut éviter des contaminations avec l’alimentation. La santé de chacun reste fragile ici. Le Néoprène de ma combinaison est rongé par le sel. À force de plonger tous les jours, elle risque de me lâcher bientôt. J’ai une plaie au coude qui ne se soigne plus. Le sel la mord un peu plus. Ça commence à me faire carrément mal à chaque sortie. On perd en efficacité à cause de ça.

Sylvie se pose à côté de moi. Sa tasse fait un bruit sourd sur la table en bois. Elle s’affale, la tête entre ses coudes. Elle sent le tabac. Je sais pas comment elle se débrouille pour en dénicher.

« J’en peux plus. J’sais pas si t’as vu la nouvelle sur le tableau de bord.

— Nan », je réponds machinalement, sans lever les yeux du papier. Je bloque sur son dernier vers, Ça me rappelle un truc. Je ne trouve pas.

« Le pôle Compta nous donne 100 jours de survie sur la base encore. Plus ou moins quoi. C’est le minimum jamais enregistré. »

On se trouve ici au milieu de ce qui est appelé L’Océan pacifique. C’est en 2048 que l’explosion a eu lieu. Aujourd’hui on l’appelle “La ceinture d’astéroïdes”. Un agglomérat d’astéroïdes serait venu se heurter au soleil. Les Scientifiques de l’époque annonçaient l’apocalypse. Mais finalement rien, à première vue. Aucune conséquence directe sur nos vies de terriens. Mais au bout de quelques mois, ont découvert que des bouts d’astéroides se seraient logés dans la boule solaire. Le Soleil serait ainsi devenu Borgne à certains endroits. Ça a complètement déréglé le système actuel. Notamment en un point concentré, au milieu de l’Océan Pacifique. Il se situe pile dans l’axe qui ne reçoit plus les rayons du Soleil. Les conséquences sur cet endroit sont gigantesques et aujourd’hui encore incomprises. On n’y voit plus ni la Lune, ni les étoiles. La biodiversité est transformée. Sans lunes, ni étoiles, la population de poissons, et invertébrés n’a pas mis longtemps à disparaitre. 

En conséquence, une cinquantaine de bateaux s’y sont perdus. C’est comme un effet trou noir. Le temps y est dilaté, distendu. La lumière que nous avons n’est que les restes de ce qui arrive sur Les Continents. On vit dans une lumière blanchâtre et la nuit, une ombre grise nous tombe dessus. Elle tient probablement sur plusieurs milliers de kms dans l’océan pacifique. Rien ne rentre, et rien ne sort. Les radars de notre civilisation ne sont pas en capacité de la capter. Le brouillard autour de nous absorbe tout. Une fois rentrés dans la zone, aucun.es, à ce qu’on sache n’a jamais su en sortir, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Des bateaux vieux comme le monde s’y sont agglomérés et organisés. Comme une ville, chacun y a sa fonction. Pour survivre, un réseau s’est organisé : la base, la ZBH, Zone Blanche Habitée. Le temps et la distance ne sont plus les mêmes, distendues, en torsion, écrasés. Ce qu’on connaît de plus proche est l’effet des trous noirs sur la galaxie. Les scientifiques du 21ème siècle ont toutes les peines du monde à expliquer ce phénomène. Et personne ne s’y risque. Le Pacifique est devenu un no man’s land. Le Japon et la Corée ont complètement cessé le transport maritime, de peur d’y perdre des bateaux. Sans étoiles, les compas et sextants ne sont d’aucune utilité.

Il a fallu trouver d’autres moyens de se nourrir : les oiseaux  perdus, fraichement arrivés des Continents, sont de la viande fraiche. La nourriture de base est le phytoplancton. La survie est assurée grâce à quelques fatigués des Continents. Des amoureux, familles, désespérés de la disparition de leur proche, qui partent plein de ravitaillements, de potages e hydrologie, qui rapportent un savoir, souvent low-tech. Grâce à eux du terreau, des semences ont pu être apportés. LA ZBH a survécu ce qui nous paraît 10 ans. Mais le temps est compté, la Zone Blanche est devenu un tabou mondial, et toutes aides ont cessées d’être envoyés. Il a été accepté que ses réfugiés étaient noblement décédés. La zone est soigneusement évitée.

« Et merde » je lève la tête de son papier. 100 jours c’est pas beaucoup. Il faudrait des nouveaux venus, avec des provisions, mais on a un peu perdu espoir.

« Et puis je crois que les poèmes ne servent plus à rien. Ils commencent tous à devenir fou là-haut, j’en peux plus.

— Dis pas ça, je te jure, tu ne te rends pas compte. Regarde-moi, il est minuit passé et je suis là à lutter contre le sommeil pour corriger ton poème. C’est que ça marche, ça me stimule. En tout cas moi, ça me garde l’esprit clair.

— Ouais je sais pas. Ankit est sur le pont ?

— Mmhh, je sais je bloque sur ton dernier vers, ça me rappelle un truc, tu sors ça d’…

— Tu veux du thé ? Je me refais une tasse. En fait, je crois que j’y crois plus. La Folie qu’on évite ici, on l’éviterait pas mieux ailleurs. Sur Les Continents, la moitié d’entre nous n’était pas plus heureux. Et puis on s’est habitué ici, aux bateaux, à la vie en communauté. Au roulis, rien que ça le roulis. Les vagues qui nous bercent, l’odeur de la mer, l’odeur du sel. Ce rythme répété, mais irrégulier sur lequel on marche, qui nous berce quand on dort. C’est comme une mère, notre ennemi numéro 1 mais au final elle nous maintient en surface, elle nous protège. Qui sait ce qu’il se passe sur le continent ? Punaise, ce roulis là si calme, comme ce soir, comme tous les soirs, ça me rappelle le calme des marais en Grand-mère. À l’époque, je partais en vélo avec ma grand-mère, .. »

J’accepte volontiers sa tasse de thé. Je love mes mains autour, la chaleur apaise mes irritations. J’abandonne le poème, je décide une fois de plus d’accueillir les belles histoires de Sylvie, et je me laisse emporter par sa voix douce, qui nous ramène sur les rives jaunies des années passées sur Les Continents.

« On avait deux vieux vélos. Même pour l’époque ils étaient vieux et rouillés. Deux vieux Peugeots, avec les freins bien bas, sous les guidons. Ça nous donnait une sensation de vitesse formidable. Quand j’allais la voir en vacances près de Guérande, je l’accompagnais dans sa promenade quotidienne à vélo. On filait à travers les quadrillages irréguliers des marais. La lumière y était contrastée, les nuages se suivaient au dessus de nous, mais rarement il pleuvait. Ils allaient trop vite pour ça. Comme c’était plat et au niveau de la mer, le vent s’engouffrait et rien ne l’arrêtait. On avait même l’impression qu’il accélérait. Quand on l’avait de dos, on atteignait des grosses pointes de vitesse. Même les automobilistes peinaient à nous doubler. On passait au travers des grosses dunes de sel, des pyramides de presque 2 mètres de haut. Des stands au bord de la route en vendaient en sachets. Parfois un peu essoufflées, on s’arrêtait pour refaire les réserves de la maison. À l’époque, le sel ne représentait aucun danger. C’était un bon produit local, qui façonnait le paysage et offrait un métier à pas mal de monde. On pouvait faire des tours comme ça pendant des heures. Nos joues étaient rouges sous l’effet du vent. Les méandres de l’eau me perdaient. Je devais finir par suivre ma grand-mère pour retrouver la sortie. Ça me rappelle un peu ici finalement. Un lieu hors du temps, salé. Mais bon, on finissait toujours par rentrer à la maison”, elle boit une gorgée.

C’est vrai que c’est les étoiles qui me manquent le plus. »

Mais oui son dernier vers “We may choose something like a star”, ça y est. J’ai trouvé. Elle l’a pompé à un écrivain anglais, d’il y a deux siècles. C’est quoi la suite de ce vers déjà ? Sylvie ramasse sa tasse, marmonne un bonne nuit et rejoint la passerelle vers les dortoirs.

Le silence revient. Je m’adosse à la rambarde et lève les yeux vers le ciel. Ankit se tient toujours là-haut sur le mat. Je ne pense pas qu’il dorme. L’espoir le fait tenir dans ses nuits de veille.

Ça y est, je l’ai. “We may choose something like a star, to stay our minds on and be staid”. [Nous devons choisir quelque chose comme une étoile, pour garder l’esprit clair et rester debout] C’est beau.

Sylvie a tort, les mots ont ce pouvoir-là, de nous faire tenir. Si elles ne s’offrent pas à nous, les étoiles nous restent en tête. Et on peut se les imaginer, pour venir remplir cette toile noire qui nous surplombent. Elles sont là au-dessus de nous. Seule l’ombre des astéroïdes, portée sur le ciel nous empêche de les voir. Avec un peu d’imagination on peut soulever ce voile et découvrir que derrière elles veillent sur nous.

La fin du thé est froide. Je prends le chemin des dortoirs. Les vagues font leur bruit de clapotis sur les coques. Demain la pêche sera peut-être meilleure. Je finirai la correction du poème dans la semaine. Mais surtout, surtout, je ne compterai pas les jours. 

« OFF GRID »

Jean sillonnait les routes comme à son habitude. Technicien pour une grande boîte de téléphonie mobile, son travail consistait à installer de nouvelles antennes émettrices ou relais pour palier à ces fameuses « zones blanches » sans couverture réseau. Il avait l’habitude de parcourir beaucoup de route seul et cela lui convenait. Il pouvait choisir sa musique préférée et laisser son esprit vagabonder par-delà la campagne, sur des rives imaginaires. Une fois sur site, il prenait des mesures, enregistrait la qualité de dispersion des ondes, géolocalisait les emplacements des futures installations et marquait le futur lieu d’implantation. Un travail qui ne requérait que peu d’interactions sociales et cela lui convenait très bien. Les horaires comme les déplacements étaient flexibles et son emploi du temps variait régulièrement. Comme dans chaque métier, il y a des interventions plus simples que d’autres. Il avait survécu à un nid de guêpes, mais aussi à l’implantation d’une nouvelle antenne en haute altitude, ou encore sur une île perdue dans le grand nord. Chaque déplacement était un nouveau voyage, de nouvelles découvertes culinaires, mais aussi de paysages, comme un souffle nouveau à chaque fois et il avait grand plaisir à ces moments. Seulement aujourd’hui, c’était un peu différent…

*

« Il faut en finir avec les zones blanches ! » cria le directeur adjoint en tapant ton poing sur la table. « Il est inadmissible que nous puissions avoir du réseau partout dans le monde pour nos clients, mais que cette zone ici ne soit pas couverte » explosa-t-il en pointant du doigt la carte posée sur la table.

Il s’agissait d’une zone perdue au milieu de la carte, sans véritable ville à proximité. Pourtant une antenne relais émettait à une distance raisonnable mais la couverture n’était pas bonne, voire inexistante. Au cœur d’une petite vallée, la surface non exploitée semblait presque ridicule.

La mission était simple, se rendre sur site, prendre des mesures, proposer un emplacement pour une nouvelle antenne relai qui permettrait la couverture de la zone, marquer le lieu. La routine.

*

Il comprit qu’il arrivait à proximité quand son téléphone lui indiqua n’avoir plus qu’une barre de réseau. Effectivement la qualité du réseau était clairement insuffisante. Il ouvrit les fenêtres de la voiture. L’air frais de l’automne s’engouffra à l’intérieur. C’était un temps qu’il adorait, les feuilles qui craquent sous les pieds, l’odeur de l’humus et la bruine fine qui apportent un air mystique à ce moment de l’année. D’ailleurs, plus il approchait de sa destination, plus l’atmosphère lui semblait décalée, comme différente. La forêt semblait maîtresse en ces lieux.

Il arriva enfin à destination, un petit hameau au bout de la route. Il s’arrêta et commença sa routine par la prise de mesures. Il ne comprit pas de suite que l’appareil fonctionnait très bien. Peu importe où il allait, y avait toujours un peu d’ondes résiduelles, wifi, ou encore téléphonie, mais là rien. L’appareil indiquait 0. Il sortit alors son téléphone, mais pareil, il était réellement hors réseau. C’était une première pour lui. Ce sentiment d’être hors du monde, seul, était grisant. Il finit ses mesures et se dirigea vers la seule maison émettant une lueur.

Il n’attendit pas longtemps après avoir toqué à la porte.

« Bonsoir, je m’appelle Anna, je vous attendais »

Il eut un temps d’arrêt, il n’avait prévenu personne de son arrivée et pensait demander l’hospitalité sur le moment. La jeune femme lui souriait et il ne savait pas trop quoi lui répondre. Elle s’effaça alors du seuil.

« Entrez. »

Docilement, il franchit la porte et se retrouva à l’intérieur. C’était une maison semblable à celle qu’il aurait aimé avoir. Non, qui ressemblait trait pour trait à la maison de ses rêves.

Un repas était préparé et l’attendait sur la table. Elle prit son manteau et l’invita à s’assoir. Les plats se succédèrent dans une ambiance décontractée, comme s’il avait toujours eu sa place ici et rapidement Jean perdit toute sa timidité, il se sentait à l’aise, presque comme chez lui.

La nuit et le petit déjeuner se déroulèrent de la même manière, avec une fluidité qui laissait penser à un quotidien déjà établi dans le temps. Peu à peu, il oubliait pourquoi il était venu en premier lieu, et le quotidien s’installa, doucement mais avec force. Au bout de quelques semaines, la routine s’était établie et le passé n’était plus.

Un jour sous le porche, alors qu’il regardait ce paysage automnal, Anna à ses côtés, il entendit le bruit d’une voiture approcher. Elle se gara à proximité et descendit de la voiture l’air un peu hagard. Anna se leva tranquillement et s’approcha d’elle.

« Bonjour, je m’appelle Anna, je vous attendais »

Alors qu’elle engageait la conversation avec la nouvelle venue, cette phrase l’avait transpercé, un écho, une rémanence, une mission, il avait une mission avant. Tout cela paraissait si loin, comme enfoui à l’intérieur. Puis il réalisa, ce tournis d’information, il tenta de compter les jours, les mois, depuis combien de temps il était là ? Qu’est-ce qu’il avait pu se passer ? Il observa avec plus d’attention son environnement. Tout était parfait, oui parfait à ses yeux ! Cet automne qui ne se finissait pas, le pétrichor rémanent, cette présence qui était là pour lui, l’étranger qu’il était dans ce monde d’avant. Ces derniers temps, il avait eu l’impression de trouver sa place dans ce monde, de faire partie d’un tout.

   La soirée se déroula à l’image des autres soirs, à ceci près que lorsque la nouvelle arrivante alla se coucher, il s’assit dehors sur le perron, rapidement rejoint par Anna.

  « Tu ne viens pas te coucher ? » Lui demanda-t-elle.

« Quel est ce lieu réellement ?

— Un lieu hors réseau. » Lui répondit elle simplement.

« Ce qui signifie ? »

Il commençait à s’agacer un peu. Après tout ce temps passé ici, il se rendit compte qu’il ne la connaissait pas aussi bien que ce qu’il pensait.

« Comment je suis arrivé ici ?

— Tu étais probablement perdu.

— Je suis venu pour le travail, je devais… »

Il chercha ses mots, mais ne retrouvait pas le motif de son arrivée.

  « Je te montrerai demain » Lui dit-elle alors qu’elle se levait pour retourner à l’intérieur le laissant seul avec ses pensées.

  Il ne put dormir de la nuit, contemplant les étoiles accrochées dans un ciel d’une clarté sans égal. Il attendit patiemment que le repas se termine, ne voulant pas paraître grossier ou rude. Lorsque la nouvelle arrivante se leva de table pour retourner à sa chambre, il se tourna vers Anna le regard interrogatif. Elle ne paraissait pas surprise et prit le temps de débarrasser la table avant de revenir vers lui.

« Ce lieu est hors réseau, un lieu en dehors du temps et de l’espace, c’est la seule zone blanche encore présente sur cette planète et j’en suis la gardienne. »

Il avait du mal à tout comprendre, mais il pensait réussir à saisir l’essentiel. Des questions, il en avait des centaines, mais sa confusion l’empêcha de prononcer le moindre mot.

« Parfois les gens qui arrivent ici sont perdus, d’autres ont besoin de temps avant de repartir, d’autres encore sont en recherche de quelque chose qu’il ne peuvent pas obtenir de l’autre côté, ce lieu est là pour vous accueillir, pour recueillir vos pensées, vos souffrances. »

De l’autre côté ? Il avait mal au cœur, comme une sensation d’oppression qui vous serre la poitrine. Elle continua de parler.

« Certains arrivent à vivre hors réseau, mais pas tous, beaucoup essaient de repartir car ils ne peuvent ou ne veulent pas oublier. Est-ce ton cas ? Que souhaites-tu ?»

Lui demanda-t-elle en lui tendant une main.

Personne ne lui avait jamais posé cette question. Il se leva et prit une dernière bouffée de cet air si parfait, puis se tourna vers elle.

« Je reste.»

Contrainte Objet/Personnage contrainte en image - Midjourney - OP30

 

UN AIR DE SOUVENIR

LLa première chose que Darius remarqua était l’odeur du sol, une fois quitté l’asphalte rugueux de la nationale.

L’air de la route conduisant dans la forêt était chargé de la fumée issue de la combustion des carburants, le caoutchouc brûlé, la ferraille des véhicules fonçant à toute allure comme des fusées, fuyant vers les étoiles scintillantes d’un monde déjà en deuil, et la pointe métallique du sang des carcasses écrasées, vaguement évacuées des bas-côtés par les agents cantonales aux petites heures du jour, quand la lune disparaissait enfin du ciel nocturne.

Sous ses bottes, la terre était là, souple et pourtant solide, indubitablement concrète, avec ce parfum palpable d’humus – de mort et de renaissance, qu’il reniflait pour la première fois.

Son nez délicat était plutôt habitué aux vapeurs chimiques, aux éthers et aux précipités des substances fabriqués dans des laboratoires au sein desquels il passait la plupart de son temps.

Sa passion pour les sciences, quelles qu’elles soient – mathématiques, physiques, astronomie, biologie… – lui avait rapidement attribué une réputation de génie qu’il se sentait avoir usurpé.

Il ne se voyait ni Léonard de Vinci, ni Albert Einstein. Ses découvertes n’étaient que le fruit de ses observations, il restait persuadé que quiconque se penchant d’un peu plus près de son travail se rendrait compte qu’il ne faisait qu’énoncer des évidences.

Quoiqu’il en soit, cette visite incongrue en pleine nature, bien loin des blouses d’un blanc immaculée et des atmosphères stériles de la ville, dépourvu de technologie, vide de stimulations électriques et d’ondes invisibles, de virtualité et de contrôle sophistiqué, lui avait été proposée par son père, un vieil homme fatigué qui avait connu une époque où l’herbe poussait encore sur les trottoir et où les enfants appelaient les animaux par leur nom sans avoir besoin de consulter une encyclopédie en ligne.

C’était une angoisse à laquelle Darius n’avait jamais été confronté auparavant, lui si concentré à la satisfaction de ses aspirations au savoir universel. Il était un animal de cité, proprement à l’aise dans le cube qui lui servait d’emplacement, bien rangé au milieu des autres êtres humains qui peuplaient son environnement sans jamais grandement interagir avec ceux-là. Il pensait que l’Autre – le non-soi, l’étranger, le dehors – représentait une pollution, et c’était suite à une virulente dispute avec son père que celui-ci l’avait forcé à affronter cet endroit.

Son père était la seule personne avec laquelle Darius parlait encore de vive voix, dernier vestige de son existence en tant que chair et sang. Plus par obligation que par réel attachement, parce que l’affection ne faisait pas partie de sa culture personnelle – ce n’était plus dans les mœurs. Il y avait trop d’objets d’intérêt dans le monde pour s’attacher à un seul en particulier et surtout quand celui-ci avait une durée d’existence si limitée, si éphémère. C’était un poids qui n’apportait rien d’impactant dans sa vie, si ce n’était l’incapacité à penser à autre chose – cela, il l’avait vécu très tôt au décès de sa mère, quand elle avait développé le syndrome de la lune rapprochée, une maladie qui déséquilibrait les fluides du corps humains et provoquait un amoncellement de cellules disjointes dans les organes vitaux jusqu’à l’extinction de ces derniers.

Les progrès de la médecine n’avaient pas réussi à la sauver. La médecine ne s’intéressait pas à des sujets aussi futiles que la santé de quelques femmes, quand il y avait des sujets plus importants pour l’humanité auxquels se consacrer, comme l’assainissement de l’air dans les appartements de la main d’œuvre essentielle productive – celle-là même qui construisait les appareils qui empuantissaient l’atmosphère de ses émanations de carbone, oxydes et acides corrosifs de poumons  – et les soins pour contrer les effets délétères de la surconsommation de sucre raffiné qui causaient de plus en plus de maladies graves au sein de toutes les populations, y compris chez les nourrissons, augmentant ainsi la mortalité infantile.

Il n’y avait aucune amertume à ce sujet dans le cœur de Darius. Son esprit, pragmatique, lui soufflait qu’ils n’avaient pas d’autre choix, en tant que société, que de sacrifier certains et certaines pour faire survivre au-delà le plus grand nombre.

Cela avait néanmoins représenté un choc qui l’avait convaincu de se détacher de cet espèce d’inconnue au sein de toute équation existentielle qu’était l’amour.

Son père était son Père, et à ce titre il lui devait néanmoins quelques obligations, comme de l’accompagner en forêt quand celui-ci soutenait mordicus qu’il avait besoin de voir une dernière fois les arbres, ces espèces de poteaux géants à l’écorce brun et rouge couverts de cicatrices, résistant envers et contre tout aux pluies toxiques et aux invasions d’insectes.

Les feuilles craquaient sous leurs pas comme de petits crânes d’oiseaux tous secs tandis qu’ils progressaient au hasard de ce que le Père appelait un sentier mais dont Darius avait bien du mal à déterminer les contours. Il y avait trop d’étrangeté, trop de sinistrose dans ce paysage pour ne pas lui laisser un sentiment de nervosité : pour commencer, son assistant personnel ne captait rien. Le GPS – système mondiale de positionnement – ne savait plus lui dire où il était, et il ne faisait pas confiance à ses propres pieds pour lui indiquer la direction qu’il était en train de prendre. Pour cela il était obligé de s’accrocher à la maigre croyance que son père savait où ils allaient.

L’oreillette accrochée à son oreille ne lui murmurait plus aucune information sur ce qui se passait en son absence. Les verres de ses lunettes n’envoyaient plus de notifications de ses réseaux sociaux et de ses courriels, et l’angoisse d’être seul le frappa si brusquement qu’elle figea son avancée.

Il aimait être seul. Cela n’aurait pas dû l’affecter le moins du monde.

« Qu’est-ce que tu fais ? », interrogea son père d’une voix enrouée.

Le trou dans sa gorge ornée d’un tuyau dans lequel circulait nutriments, analgésiques et barbituriques, émit un glougloutement qui appuya ses propos.

Darius eut une sorte de flashback, d’une époque où il n’était qu’un petit enfant et où tout le monde était en pleine santé, heureux de vivre et libres.

Le sol était mou, la terre était pourtant là, sous ses pieds, et elle tournait sans qu’il ne s’en rende compte. Elle tournait, avec ou sans lui, le monde aussi.

Il se trouvait dans une zone blanche.

Il se souvînt d’une période très courte de son existence où il n’avait pas eu besoin de tout cela. Ce n’était pas lui qui était devenu dépendant, mais comme le tube dans la gorge de son père, c’était un besoin qui était né de la diminution de la qualité de la vie sur Terre.

Il leva le nez pour éviter de se concentrer sur ce qui commençait à l’effrayer – l’absence de repère, les regrets, la perte de père, bientôt, qui se rapprochait à chaque pas sur la mousse humide.

Il leva le nez et la cime des arbres lui répondit au milieu du ciel encore assombri, comme un mauvais présage. La lune avait disparu. Il lui aurait volontiers hurlé après, comme le temps file, file sans attendre ses explications dont il avait besoin pour donner du sens à ce qui l’entourait – c’était en vérité cela sa quête, il ne s’en rendait compte que maintenant, au milieu des restes de la nature du bord de la nationale, au milieu de nulle part, sans contact ni plus de voie à suivre.

Il lui manquait encore tant de choses, à lui mais aussi au monde pour continuer d’exister. À lui, à sa mère, son père, les Autres. Il leurs manquait tous quelque chose. Des connaissances, des objets, du sens.

Il y avait tant de choses, tant d’objets, tant de savoir. Et face à l’immensité des chênes, au vide créé par la zone blanche, la solitude – son père était comme un fantôme à présent – il se rendit compte de la puérilité de sa démarche, l’égo de s’amuser avec des sciences qu’il ne maîtriserait jamais en entier.

Il avait collecté des choses, mais il ne vivrait jamais assez longtemps, et certaines choses étaient impalpables, in-capsulables, comme cet air frais aux relents de décomposition et de vrai qui balayait sa figure dans une brise fragile.

« Tu es un loup solitaire Darius », souffla la voix de son père, non dénué de tendresse. « Tu te caches sous des masques, des constructions et de beaux vêtements, mais ça ne change rien. Tu es mon fils, et en tant que tel, tu existes au monde qui mourra sans toi. Bien après toi. L’horloge ne s’arrête que pour moi aujourd’hui mais elle s’arrête pour tout le monde. »

Il semblait attendre quelque chose, peut-être un assentiment. Impossible de dire quoi, ils n’avaient jamais vraiment su comment communiquer. Et pourtant c’était sa dernière leçon.

– Je ne peux pas l’accepter, murmura Darius, les poils de son visage frémissant contre la rondeur encore enfantine de ses joues.

Il était encore si jeune en dépit du détachement déjà adulte dont il faisait preuve – à leur époque, les enfants qui survivaient devait grandir vite, très vite.

Son père continua son chemin parmi les brumes qui se levaient, et Darius ne pouvait guère le suivre plus loin.

Les zones blanches étaient pour les morts, cela il le savait au moment d’entrer dans la forêt. Les vivants en avaient fini des zones blanches, et c’était avec cette certitude que Darius fit demi-tour.

Il ne permettrait ni l’oubli ni l’ignorance.

Le savoir du monde devrait perdurer.

 

Contrainte Temps/Lieu/Evénement Un stage de survivalisme

 

LA FIN DU GRAND BLANC

« 2197, les premières images du phénomène commencent à circuler sur le Réseau : un habitant du Groënland-du-Nord, en randonnée dans une des dernières zones enneigées du globe, trébuche et tombe la tête la première dans la neige, on le voit se débattant, roulant dans la neige, puis, quelques secondes plus tard inerte. Dans les semaines qui suivent, des centaines d’autres cas sont publiés, des personnes qui entrent en contact avec de la neige ressentent des brûlures soudaines, puis meurent en quelques secondes d’un arrêt respiratoire. En Sibérie, au Canada et au Groënland, l’accès au régions enneigées est interdit, et les habitants sont rapidement évacués. Le débarquement en Antarctique est également interdit jusqu’à nouvel ordre. Plus tard, les études menées sur la neige révèlent la présence d’une bactérie, baptisée Colepra Nix, qui se développe sous les surfaces enneigées et provoque les symptômes mortels en s’introduisant dans le corps par voies respiratoires. Il est également montré que cette bactérie n’est présente que dans les neiges du Groënland.

Rapidement, une peur massive de la neige se développe dans la population, alimentée par des discours alarmistes de certains politiques et sur le Réseau. En effet, depuis plus de soixante ans, la neige ne tombe plus sur Terre, et seule une minime fraction de la population a l’occasion de voir de la neige dans sa vie. En 2201, un consortium international vote un plan d’éradication de toutes les surfaces enneigées du globe. Les zones non touchées par la bactérie sont également concernées et sont nettoyées par précaution. La tâche est confiée à l’Organisation Internationale de Nettoyage des Zones Enneigées, ou OINZE. »

  – Rétrospective sur la disparition des zones enneigées, Roberta Cantés, 2217

*

On commençait à voir, depuis la cabine de l’hélicoptère, l’étendue blanche de la région de Thulé, et le mur qui la séparait de la partie habitée. Le soleil vif faisait briller sa surface et mettait en valeur les conifères de ses forêts. J’étais accompagné d’une demi-douzaine d’explorateurs stagiaires de la OINZE, mon objectif était de leur apprendre à survivre dans ce milieu hostile, et surtout à se prémunir de tout contact avec la neige.

Au moment de la descente, je fis signe à mes élèves d’enfiler leurs gants et leurs masques. Une fois les pieds au sol, je puis commencer la description de l’entraînement.

« Bien. Comme vous le savez, la OINZE déblaye la neige en Sibérie et en Amérique du Nord depuis plusieurs mois maintenant. Mais ici ce n’est pas si simple. Ici si vous enlevez votre masque, il vous reste moins de trente secondes à vivre ! Alors soyez précautionneux dans chacun de vos mouvements, le sol est assez accidenté ici. Notre objectif aujourd’hui est de traverser la forêt qui se trouve derrière moi, et de vous apprendre à identifier des lieux propices pour établir des bases d’opération et déblayer cette foutue neige. Le maître mot reste la sécurité ! Des questions ? »

Aucune main ne se leva, les apprentis s’étaient longuement préparés à cette sortie, il n’en demeuraient pas moins terrifiés de ce qui les attendait. On voyait dans les yeux du jeune Timo qu’il hésitait à remonter dans l’hélicoptère.

Je leur montrai comment et où installer les balises de mesure, comment manipuler les outils sans risquer de percer leur combinaison.

Au bout de quelques heures de marche sous un vent glacial, une falaise nous bloqua le passage, ce fût l’occasion d’enseigner la descente en rappel. En contrebas, une grande clairière donnait sur une rivière gelée. C’était le genre d’endroit idéal pour la OINZE. Si les analyses de stabilité du sol étaient concluantes, ils pourraient bientôt y installer des machines de déneigement.

Le vent se mit à souffler de plus en plus nous obligeant à prendre refuge dans une grotte voisine. Il s’en fallut de peu avant que les bourrasques ne soulèvent les flocons qui auraient pu nous être mortels. Quelques heures plus tard, la mission put être menée à bien et nous pûmes rentrer, épuisés et gelés, à la civilisation.

La deuxième génération de déneigeuses fut beaucoup plus rapide que la première, et quelques mois seulement suffirent pour déneiger tout l’Antarctique.

Il ne fallut pas plus de trois ans pour que la OINZE me mette en retraite forcée et termine ses activités, et nous laisse une planète un peu plus sombre certes, mais plus sûre.

 

Contrainte Objet/Personnage Un conteur/Une conteuse impuissant(e)

NOIR SONT LES GENS DANS LEUR VIE

Tu te trouves encore dans ce monde, toi et tes histoires qui ne racontent que le passé. Tu es une femme à la laideur magique, mais ton intelligence, elle, atteint les sommets. Dans un monde hostile où seul un mur sépare le noir et le blanc, la laideur et la beauté, mais aussi et surtout le mal du bien.

Un jour, tu décides donc d’aller dans la ville la plus proche du mur, Agharta. Cette ville n’est habitée que par des niches, des stars… mais aussi et surtout par des racistes de première classe. Blanc est le jour, blanc est Agharta, et noirs sont ses habitants. En arrivant devant la ville, des gardes t’arrêtent. Tu en connais la raison, car depuis ton enfance tu es rejetée par ta famille. Toutes les personnes qui ont beau avoir une beauté extérieure n’ont que noirceur intérieure, vile pensée et des yeux aussi terrifiant qu’ils te transpercent la poitrine. Ces gardes te demandent ta carte d’identité. Tu la montres, noir est ton visage mais blanches sont tes pensées. Ils te regardent mal et te font passer. Quelques secondes plus tard, tu entends marmonner :

« Elle n’aurait pas dû naître de ce côté. » Tu n’as pas la puissance d’arrêter leurs commérages, alors tu marches en cachant ton visage.

La lumière du jour est blanche, elle est encore blanche et le sera toujours. Tu cherches un parc dans lequel te poser. Tu déroules une nappe, et commences à raconter le passé.

« Il était une fois en Afrique, les humains naquirent. Au fil des années, ils commencèrent à coloniser la planète nommée Terre. Cette planète était dotée d’océans d’un bleu éclatant et de verdure à perte de vue. Elle était d’une telle beauté qu’elle se faisait appeler « la planète bleue ». Mais un jour les humains devinrent avides de pouvoir. Ils firent donc une pratique nommée esclavage. Hélas cette pratique ne se fit que sur des personnes elles aussi humaines mais dotées d’une peau plus foncée qu’elles. Des centaines d’années plus tard, ils créèrent des machines polluantes. Le monde devint noir. »

Le monde autour de toi s’énerve. Ils te disent que ce n’est pas leur faute, mais de la faute des personnes moches. Ils veulent très certainement te viser. Tu te prépares à partir et tu leur dis « vous êtes blancs extérieurement mais noirs intérieurement ». Quelques personnes s’approchent de toi, mais une personne à la beauté tant bien extérieure qu’intérieure les arrête. Cette personne t’amène chez elle. Elle te dit vouloir ouvrir les portes du mur pour que Agharta la partie blanche et Atrahga la partie noire puissent vivre ensemble. Elle te raconte qu’elle veut mourir en respirant le même air que les Atrahgiens. Tu lui dis qu’en ouvrant les portes elle ne se condamne pas seulement elle-même, mais tous les Aghartiens aussi. Sa décision est déjà prise. Demain à seize heures, elle ira ouvrir les portes.

La nuit est noire, et les pensées s’endorment. Le matin se lève, tu te lèves et elle aussi. Vous préparez donc un plan pour ouvrir les portes. Toi, tu feras ton propre rôle, celui d’une conteuse impuissante. Tandis qu’elle s’infiltrera furtivement et débloquera la porte principale. Il est seize heures moins le quart. Tu commences à raconter ton histoire habituelle. Les gardes de la porte s’approchent de toi. Pendant ce temps-là, elle arrive devant la porte. Elle inspire et expire. Elle prend son courage à deux mains, elle pousse la porte. Un air putride entre dans ses narines. Tu accours vers elle et lui dis :

« Si tout s’était passé autrement, je me serais mariée avec toi. »

Vous tombez toutes les deux raides mortes. C’est ainsi que la population s’est éteinte.

Contrainte Temps/Lieu/Evénement Au cœur de l’étoile
Contrainte Objet/Personnage La maison invisible

LA FONTAINE DE JOUVENCE

Il était aux alentours de sept heures, sept heures une quand Albert se leva de son futon. Il s’abreuva d’un grand verre d’eau tiède resté sur sa grande table de bois depuis hier soir. L’atmosphère tempérée due au climat continental de son lieu d’habitation le mettait de bonne humeur. Après de brefs étirements et avoir récurés ses oreilles à l’aide de bâtonnets ouatés, il s’engagea d’un pas ferme vers la douche, sa première du réveil. Celle-ci avait une fonction simple de premier lavage, il frottait sa peau délicatement avec un savon enrichi en matière grasse et aux huiles essentielles, puis avec le pommeau de douche réglé sur un jet d’eau à la puissance de débit moyenne, rinçait toute la mousse qu’il avait générée par ces frictions sur le corps. Albert fit glisser lentement la serviette du radiateur vers ses épaules et se sécha méthodiquement dans des délais on ne peut plus brefs. Il se dirigea vers le miroir où son épilation quotidienne l’attendait. Il arracha soigneusement les quelques poils de nez qui formaient plusieurs excroissances au niveau de ses narines. Empoignant une tondeuse, puis un rasoir, il fit disparaître en quelques minutes les poils de barbes qui s’accumulaient le long de son épiderme depuis vingt-trois heures trente ou trente et une. Enfin, saisissant une brosse à dent, il frotta de manière concentrique les poils de celle-ci sur sa parfaite dentition (révisée chez un professionnel le mois dernier) afin de faire disparaître les éventuels aliments logés dans les creux de ses quenottes. Elles brillaient désormais, d’un blanc étincelant. Tout cela grâce au formidable progrès en matière de dentifrices qu’Au cœur de l’étoile avait fait, l’entreprise de pharmaceutique pour laquelle il avait travaillé cinquante-six ans et huit mois, avec une assiduité et une minutie des plus exemplaires. Plusieurs fois ouvrier du mois, son investissement pour la boite faisait de lui l’élément moteur de ceux qui les démarrent avec leur main. Une fois, il avait même rencontré le grand patron, qui était venu vers lui pour serrer sa main et transmettre mot pour mot l’éloge suivant : « Vous faites vraiment du bon travail Albert ». Certes il était à la retraite désormais, mais cela ne l’empêchait pas de consommer encore tous les produits de la compagnie pharmaceutique, dont les effets d’après lui étaient si miraculeux qu’ils s’apparentent à de la publicité « véritable ». C’est en méditant sur ses années de travail qu’il poursuivait sa toilette matinale qui consistait désormais à badigeonner entièrement son corps d’une crème aux effets rajeunissants. Frottant avec minutie, Albert souriait, repensant à tous ces moments d’usinages de médicaments, de lotions, d’onguents aux effets tous plus bénéfiques les uns que les autres. L’entreprise commençait d’ailleurs à commercialiser certaines prothèses, de bras, de jambes mais également oculaire et voulait orienter en grande partie sa clientèle vers ce type de produits. Finalement sa toilette était presque terminée, il devait patienter quelques minutes que la crème pénètre dans la peau avant de poursuivre sur sa seconde et dernière douche. Durant ces sept minutes et quarante-quatre secondes où la crème pénétrait dans la peau, Albert s’amusait à compter le nombre de carrefours de carreaux se trouvant dans sa salle de bain. Emporté par cette activité ludique d’une haute intensité, Albert ne vit pas qu’il avait largement dépassé le temps de pénétration de la crème, il était resté huit minutes et dix-sept secondes assis sur la cuvette des toilettes à compter ces fameux croisements entre carrefours.


Il rentra dans l’enceinte de la douche, et saisit un nouveau produit des laboratoires Au cœur de l’étoile, qu’il avait eu en exclusivité. Par chance, il avait travaillé cinquante-six ans et huit mois dans l’entreprise, soit beaucoup plus que les deux mois minimum requis qui permettent d’être testeur à vie gratuitement. Il avait reçu ce shampooing dont les effets proposés semblaient de l’ordre du miracle, le nom de celui-ci « La Maison invisible », promettait une disparition totale de la blancheur. Si le produit était à la hauteur, ce qui était toujours le cas chez Au cœur de l’étoile, sa blancheur capillaire subirait une réactivation instantanée des mélanocytes et redonnerait à sa chevelure sa belle couleur brune d’antan, un marron uni et sans reflets, sans blancheur dans la chevelure et dans les sourcils, un regain de vitalité, une poursuite de son traitement rajeunissant. Albert était dans la première salve de testeur du produit. L’élixir pour cheveux était arrivé dans sa boite aux lettres hier, il devait donc être dans les premiers testeurs, un des premiers hommes à se servir du produit, cela le rendait heureux, encore plus qu’il ne l’était déjà, il avait un sentiment de pionnier, il allait découvrir le continent inconnu qui mène vers un nouveau cuir chevelu, une fontaine de jouvence pour crinière.
Le cap de la douche était franchi. Sa main gauche avec vitesse tourna le mitigeur vers 30 degrés Celsius puis avec frénésie activa l’inverseur déversant l’eau à forte puissance sur sa tête. Sa main gauche toujours attrapa la « Maison Invisible » et fit couler lentement le shampooing sur sa main droite. Les mains d’Albert frictionnèrent le gel jusqu’à ce que ce dernier produise une mousse dense, qu’il appliqua méticuleusement sur sa fine chevelure. Il déposa soigneusement cette écume régénérante sur ses sourcils quand soudain son doigt glissa, la crème avait semble-t-il mal pénétrée tout à l’heure sur son lobe frontal et son index glissa sur son œil. Il s’était littéralement fourré le doigt dedans ! Le vieil homme hurla de douleur, tandis que la mousse chargée d’éliminer la blancheur commençait avec une précision d’orfèvre à faire fondre sa sclérotique, parfaitement blanche grâce à son alimentation riche en vitamine C. Par réflexe, (qu’il aurait préféré éviter d’avoir à cet instant) ses doigts se mirent à frotter ses yeux pour en enlever la mousse. Or il ne les avait pas non plus essuyés ou même rincés. La voix qui s’élevait alors de la petite douche de notre retraité faisait froid dans le dos, ces hurlements semblables tantôt à des hennissements tantôt à des grognements firent petit à petit place à des rires, Albert riait aux éclats ! Avec grande joie ! Il ne voyait plus rien, son environnement lui était complètement invisible mais il allait pouvoir tester les nouvelles prothèses oculaires plus performantes encore ses anciens yeux et commercialisées à deux pas de chez lui, Au cœur de l’étoile.

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Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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4 comments

  1. Cette nouvelle, la fontaine de jouvence, qui décrit avec précision presque minutie les rituels du quotidien et qui nous projette dans cette toilette pas si banale d’un retraité, a un style d’écriture simple mais efficace. Le sensoriel est tout à fait saisissant

  2. j’ai aimé Off GRID. S’affranchir de la grande toile…cette clairière ou le temps est suspendu à l’instant présent, est un ode à la liberté d’être, enfin !

  3. Nouvelle très surprenante mais intéressante par son sens du détail et son regard un brin ironique sur le dévouement d’un homme pour sa société

  4. J aime beaucoup ce texte qui nous plonge ds l océan et l abs d étoile

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