Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2018 : « D’abord on a remplacé un doigt »

C’est étrange comme thème, vous ne trouvez pas ? Pas la peine de tourner autour du pot, on est à fond dans le corps, nous sommes bien aux Utopiales 2018 🙂

  • Corps et Âme
  • De très belles mains
  • L’engrenage
  • Mon petit doigt m’a dit
  • Deadline
  • L’artiste nourrit sa passion et pas l’inverse
  • La veuve bionique

CORPS ET ÂME

J’avais dix ans. Tous les jours, après l’école, j’allais me réfugier dans le petit bois derrière chez moi. Il y avait cette odeur chaude, rassurante des feuilles séchées, le souffle tranquille du vent d’automne, la courbe paresseuse des arbres, cette joie du secret. Mon secret. Je me mettais à courir, poursuivi par l’écho furieux de mes pas, traversé par le vent qui glaçait mes joues, les illuminant d’une piquante rougeur. Et puis un soir, j’ai voulu m’y réfugier pour de bon, échapper au masque terrifiant du père et de la mère quand ils se disputent, me retrouver dans la torpeur du jour faiblissant, adossé au tronc d’un vieux chêne. Ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre sans doute. Sans trop savoir pourquoi, je me suis mis à courir, ivre d’une liberté soudaine, gorgé de l’énergie d’une lune brillante, puissante et douce. Je n’ai pas vu la racine, ni le fossé d’ailleurs. Je ne me souviens plus.

On avait mis un pansement dessus histoire de dire qu’il n’y avait rien de grave. Les enfants sont idiots, ils gobent tout. Je n’avais plus mal, l’index disloqué, comme atrophié, gisait dans une boîte transparente, il n’y avait plus de sang, juste la chair rosâtre, mollassonne ; les empreintes digitales semblaient comme affaissées par la mort. Je contemplais ce petit bout de moi qui ne m’appartenait plus, cette créature boursoufflée, étrangement familière, qui ne s’agiterait plus. On me dit de bouger la main, de plier les phalanges. Le nouveau doigt obéit mollement, en silence. Je m’étais attendu à ce qu’il parle. Mais il ne dit rien ; il suivait le commandement, faisant imperturbablement corps avec moi.

*

« Niveau d’amour insuffisant. »

« Pardon ? Vous plaisantez ? Les capteurs sont sûrement mal branchés… »

« Je suis formel Thomas, la machine ne se trompe jamais. Jamais. La faille est toujours humaine. Toujours. Vous êtes visiblement confronté à une incapacité totale d’aimer et d’être aimé en retour. Je suis catégorique. Rentrez chez vous, reposez-vous et pensez-y sérieusement. A lundi prochain. »

Il faisait froid dehors. Le ciel était si vide. Je me sentais effroyablement nu. J’avais pris un jour de congé pour aller à ce rendez-vous, je pensais qu’après cela j’aurais emmené Sophie au cinéma, que nous nous serions goinfrés de pop-corn, que nous aurions pouffé de rire devant un film d’horreur, que je l’aurais prise contre moi, que nous serions restés là, sans rien dire, et puis que nous serions rentrés pour être seuls, tous les deux, étendus sur un lit, avec des sourires vagues, imbéciles, de bonheur diffus. Je rentrai directement à l’appartement sans passer par le parc ; je n’en avais pas envie, ces arbres couverts de sève gluante me donnaient la nausée. Arrivé dans la rue, je distinguai rapidement la silhouette de Sophie dans l’ombre de la guillotine. Elle m’attendait peut-être. Je montai les escaliers quatre à quatre. Elle avait ouvert la porte, se tenait sur le sellier, la mine grave, les contours des yeux striés de petits cernes anxieux. Elle était si belle dans sa robe à fleurs, avec ses yeux de vitrail, ses joues teintées de fièvre. Elle se précipita sur moi, me prit par le cou. Elle s’agrippait à moi en m’embrassant, sa main remontait dans mes cheveux, rapide, fugace. Je frémissais sans rien dire. Puis elle m’entraîna dans la chambre plongée dans une pénombre bleutée, déboutonna ma chemise. Je me laissais faire, sans rien dire, comme un enfant. Enfin je me mis à sourire, elle parut apprécier, elle enfonça son visage au creux de ma poitrine, elle tremblait en haletant. J’avais maintenant très envie de la prendre. Nous plongeâmes dans le bleu de la chambre. Quand je me réveillai, elle me caressait lentement le visage, elle me regardait avec quelque chose dans les yeux, une lueur cristalline, presque scintillante. Puis soudain sérieuse, elle me dit : « Voilà tout l’amour que je peux te donner. C’est bien tout ce dont je suis capable. » Je me redressai sur le lit, les traits embués, avec la pose lascive du sommeil éventré : « Tu ne comprends, le problème ne vient pas que de toi. Il y a tout cet amour que je ne peux pas te donner, que je ne pourrai jamais te donner. Tu ne vois donc pas ce que l’on rate ? L’amour absolu, l’amour parfait, l’amour dans sa beauté pure ? » J’avais des larmes plein les yeux, des sanglots qui étranglait ma gorge et mon cœur. Je respirais en hoquetant. Sophie me regardait, angoissée, désolée, avec cet air de complicité perdue, cet abandon qui se lit dans le corps : « Je ne peux pas faire ce que tu me demandes ». « Alors tant pis pour nous ». A mon tour, je la regardai, toute nue sous les draps, sa peau fine, le souvenir de ses baisers, à tout cela je renonçai ; pour le meilleur.

*

J’avais froid. J’étais nu sous les draps verts de la salle d’opération. Le docteur Grassin me tenait la main avec une excitation non dissimulée. « Je suis là, il ne peut rien vous arriver ; l’incision est rapide, vous ne sentirez rien ». Peut-être pas la bonne formule pour une transplantation cardiaque. Je m’abandonnai à la mélodie bruyante et saccadée des oscilloscopes. J’allai vivre enfin, parce que mon amour allait être infini.

*

On me dit que j’avais continué de pleurer pendant toute l’opération. Mes muscles ne s’étaient pas détendus. Ma poitrine devait porter une cicatrice profonde, je voulais regarder mais il y avait un pansement qui me cachait mon cœur. Mon nouveau cœur, un cœur si beau, si parfait, si adapté. A côté de moi trônait le cadavre sanguinolent de l’ancien, un pauvre cœur tout laid, hideux, trop petit, trop étroit. Qui ne pouvait pas contenir les émotions que j’éprouvais à présent, immenses, intenses, plus grandes que moi, plus fortes, plus expansives, rageusement dévorantes. Elle m’envahit, cette frustration d’être plus vivant que les autres, de les aimer plus qu’eux ne le pourront jamais. Je veux vivre davantage, aimer davantage, mais l’aimée ne me suivra jamais, elle ne comprendra pas qui je suis, ce que je ressens.

Je suis mort une semaine plus tard d’une crise cardiaque. Sophie est venue à l’enterrement et elle a pleuré, pleuré, jusqu’à ce que la pluie apaise la douleur de son cœur.

DE TRÈS BELLES MAINS

Tout est la faute de ce petit con de Soterini.

Le gamin avait à peine dix-huit ans, le genre binoclard, fils à papa qui finit la tête dans les chiottes à la récré, mais quand il s’asseyait au piano, il te jouait la sonate de Liszt comme s’il allait réveiller les enfers. La sonate de Liszt, l’unique, ce monument que je n’ai jamais pu maîtriser de bout en bout, lui te l’éclairait et l’animait d’une force qui te collait au sol. Et comme j’avais été son prof privé pendant huit ans, je n’avais aucun moyen de me mentir : il était plus doué que moi, plus puissant que moi. Il avait dépassé le niveau de toute ma vie en quelques années.

Au début, je ne dis pas. Ça m’a stimulé. Quand on a commencé à travailler la sonate et que j’ai entendu ce qu’il en faisait, j’étais comme un fou. J’en parlais tout le temps autour de moi, je voulais que le monde ait conscience du miracle. Je rentrais chez moi après les cours, électrisé par le potentiel de Soterini, le cœur battant, et Jeanne ma femme ne me reconnaissait pas. « Tu rajeunis », disait-elle. Et je lui parlais de mon élève avec feu, je lui parlais de musique avec feu, et on faisait de nouveau l’amour comme aux premiers temps.

Et puis un matin, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai voulu me mettre à travailler la sonate moi aussi. Par curiosité. Pour voir ce que j’avais perdu comme dextérité dans les mains, et pour voir ce que je pouvais récupérer. J’ai buté assez vite sur des obstacles prévisibles. Mon annulaire surtout, peinait à suivre le rythme. Ça ne m’a pas agacé tout de suite.

C’est d’observer, pendant les leçons, la facilité avec laquelle les mains lisses et jeunes de Soterini avalaient les obstacles qui entravaient la course de mes propres doigts qui a fini par me causer de la peine. Oui, oui, d’abord de la peine. Tu vieillis, je me disais. Quel dommage. Ces accords-là, plus jamais. Et puis je me suis mis à éprouver comme un ressentiment. D’accord, j’avais passé les soixante ans. D’accord, les tendons qui vieillissent, le syndrome du canal carpien, les tremblements, tout ça c’était normal. Même Horowitz étalait des fausses notes partout, à la fin de sa vie. Mais enfin, j’avais l’âge et l’expérience. J’avais la sensibilité. Lui aussi, d’accord : mais lui avait vingt ans. Qu’est-ce que tu peux bien aller chercher dans tes tréfonds quand tu as vingt ans ? Un chagrin d’amour ? Une punition de tes parents ? Allez. J’aurais pu faire bien mieux que lui si mon corps avait suivi. Et il aurait suffi de peu : de meilleurs doigts. De meilleurs doigts, et tu verrais si je ne lèverais pas les enfers avec la sonate de Liszt, moi aussi.

J’ai contacté Biotech Supreme en cachette. Je n’ai rien dit à Jeanne parce que je ne savais pas bien ce que j’avais en tête, et surtout parce que j’avais honte. Je leur ai présenté mon problème, ils ont été très bien. Je veux dire : pas trop commerciaux. J’ai parlé un peu de Robert Schumann, et du système qu’il avait inventé pour augmenter l’habileté de son annulaire. Un truc avec des ficelles et des baguettes, qui lui a définitivement bousillé l’articulation. Schumann était barjo, avec le piano. Je n’en étais pas là. Mais j’aurais bien voulu savoir s’il y avait quelque chose à faire, du genre…

Bon. On a commencé par remplacer mon annulaire.

Une prothèse de doigt très bien finie, on aurait dit un vrai. Mais plus lisse, plus propre. Avec tendon indépendant en tungstène, garanti mille ans. Je suis rentré à la maison après l’opération (ils font ça en ambulatoire, t’as juste le temps de cligner des yeux), je me suis enfermé dans mon bureau avec le piano et j’ai commencé à jouer. Mon vieux. Tu m’aurais vu ! Mais t’aurais vu ça ! Je jouais sans m’impliquer vraiment, avec distance, et de là-haut je suivais les battements de mon annulaire fantastique : on aurait dit le vol d’un bourdon. J’ai déroulé la sonate de Liszt, à l’aise comme plus jamais depuis des années, et Jeanne est venue me voir à la fin.

« J’ai tout écouté derrière la porte, je n’osais pas entrer. C’était merveilleux. »

Ouais. Merveilleux. Sauf qu’en cours, Soterini était toujours meilleur que moi. Techniquement aussi. Le môme avait l’air de crier en jouant, d’y mettre des choses tellement profondes que je ne pouvais même pas les concevoir. Ce qu’il faisait, c’était de la sorcellerie. De mon côté, quoi ? J’ai essayé de penser à ma vie, à la vieillesse, à la fougue perdue de mon jeune temps, et avec mon annulaire fantastique j’ai joué et rejoué la sonate sans arriver à rien. Je restais en surface, à me regarder pianoter, et ça ne me faisait rien. Jeanne avait trouvé ça merveilleux ; mais entre nous, Jeanne n’y connaît rien. Si tu lui joues la partition sans mettre une note à côté, elle croit que c’est bien. Ça lui suffit.

J’ai fini par penser que la sonate de Liszt n’était pas si intéressante, et je me suis mis à bosser sur des études de Scriabine. Le genre de morceau qui te donne envie d’arracher ta chemise et de retourner vivre dans les forêts. Et ça a recommencé à coincer. Mon annulaire fonctionnait bien, mais à force de pousser mes mains normales, mes mains toutes bêtes de chair et de sang, elles commençaient à se gripper partout. Je suis retourné chez Biotech Suprême et je leur ai dit : « écoutez, votre truc, ça ne va pas. Vous ne m’avez pas poussé à la consommation et je vous en remercie. Mais on ne peut pas se contenter de changer un bout du corps et croire que ça va suffire. Le reste est à la traîne. Changez mes mains. Vous pouvez changer mes mains ? » Ils ont pu. Ils m’ont même proposé un programme d’intelligence artificielle pour donner de l’intensité à mon jeu.

Ah ! Deux sacrées belles mains. Revêtement de silicone texturé, époustouflantes. Des mains de dieu. Que je les regardais toute la journée, même quand je ne jouais pas. Que je me caressais le visage avec, parce qu’elles étaient plus douces que les anciennes, mieux proportionnées. Grandioses. Et au piano, un miracle. Elles battaient l’air à une telle vitesse que parfois, un vrombissement de guêpe se faisait entendre au-dessus de la mélodie. Les études de Scriabine, les préludes de Rachmaninov, avalées. Et je me disais, pendant que je jouais : implique-toi. Mais j’étais fasciné par le mouvement de mes mains fantastiques. La musique, bon. Ça va quand on n’a rien de mieux. Mais cette perfection d’anatomie, mon vieux ! Quand tu as ça au bout des bras, c’est comme de sortir avec la fille dont tu rêves depuis toujours. Tu peux plus penser à autre chose.

Et pendant ce temps, Soterini continuait de progresser. Lui. Ce que je n’avais pas remarqué c’est que moi je régressais, bien sûr. Je déroulais des partitions complexes sans erreur mais non seulement ça ne racontait rien, en plus je m’en fichais éperdument. Je ne comprenais plus bien l’intérêt de s’agiter devant un piano. La différence de niveau entre Soterini et moi est devenue flagrante. Il a quitté mon cours. Il est allé chez ce Russe, ce vieux con aux mains bouffées par l’arthrose, mais dont tout le monde parle. Parait qu’il sait y faire pour l’expressivité. Ahah. Et maintenant, le gamin joue sur les plus grandes scènes.

J’ai fait changer mes bras peu après l’abandon de mon élève. Je ne comprenais pas pourquoi mon jeu ne s’améliorait pas. Techniquement, j’étais parfait. Le ballet de mes bras au-dessus du clavier était un spectacle en soi. Je me répétais : jubile donc ! Sois fou ! Exprime des choses ! Et rien ne venait. Jeanne continuait pourtant de trouver ça extraordinaire. Elle me comparait à Soterini, croyait me réconforter en me disant que j’étais aussi bon que lui. N’y tenant plus, j’ai fini par lui dire qu’elle n’y comprenait rien. Et que Soterini était un petit con, qui savait peut-être tirer de jolies choses de son piano, mais qu’un piano n’avait véritablement aucun intérêt. On écoutait ces machins-là, et puis c’était fini et après ?

« La vieillesse te rend aigre, elle m’a dit.

—La vieillesse ? j’ai répondu avec un sourire cruel. Mais quelle vieillesse, ma pauvre ? C’est toi qui es vieille. Ce sont tous ces gens en pâmoison devant ce môme, qui sont vieux. Et vous êtes tous là, à chercher des réponses à ce problème dans des morceaux de musique. De l’émotion, s’il-vous-plaît, de l’émotion qui nous console ! Allez. Je n’ai pas besoin de ces idioties. Regarde un peu si je suis vieux. »

J’ai agité mes doigts fantastiques devant elle, et si rapidement que l’air s’est mis à vrombir. Elle m’a regardé faire un instant, une expression de profonde déception et dégoût sur le visage. Puis elle m’a dit : « Tu es beaucoup plus vieux que moi. J’espère que tu finiras par t’en rendre compte. » Et elle est partie. Elle a rempli une valise avec quelques affaires et elle est partie.

Jeanne est partie.

Je n’ai pas dormi d’une semaine. Je regardais mes doigts s’agiter en l’air. C’était beau ? Non. C’était pour passer le temps. Je tapotais sur les murs, sur les tables, sur le piano. Je pensais qu’elle reviendrait, mais quand j’ai compris qu’elle ne le ferait pas, j’ai vraiment failli perdre pied. D’abord je me suis mis à pleurer en continu. Je regardais des photos, je pensais à nos débuts. Je pensais à la tête qu’elle avait fait devant mes mains bioniques, cette expression déçue, presque un air de pitié. Je me passais des enregistrements de concerts de Soterini en vidéo, je me disais : « il était mon élève, il pensait avoir des choses à apprendre de moi » — et je pleurais comme un enfant.

Un matin, il y a peu, j’ai effectué la manipulation qui permet de débrancher les algorithmes d’intelligence artificielles de mes mains. Il y a eu comme une alerte sonore, un genre de bip sévère, du genre « vous êtes bien sûr de ce que vous faites ? », et j’ai confirmé. Sans trop savoir pourquoi. Et puis j’ai passé les trucs en manuel. Biotech Supreme m’avait expliqué que c’était un mode « sans échec » : l’activité des moteurs est réduite au plus bas niveau, la liberté de mouvements aussi. C’est comme d’avoir des mains de vieillard.

Ensuite je suis allé au piano. Je ne pensais ni à Jeanne ni à Soterini. Je suis allé au piano et j’ai commencé à jouer ce truc simpliste de Mozart, cette sonate minuscule que ses éditeurs ont même fini par appeler : Sonata facile. C’est presque pour les enfants. Avec mes mains bioniques de vieillard, j’ai joué ces quelques notes, difficilement, en tapant même à côté. Mais alors que j’étais au milieu du deuxième mouvement, j’ai failli éclater en sanglots et je l’ai dit au piano. Je lui ai tout raconté. Je lui ai raconté mon âge, ma faiblesse. Je lui ai parlé de Jeanne et de la consolation, de la tendresse de nos habitudes. De ce qu’il y avait de grand dans l’âge et le ralentissement. De ce que j’avais démoli.

Je lui ai tout dit, jusqu’à la dernière note.

Quand le silence est revenu, je me suis levé, je suis allé chercher le téléphone.

« C’est moi, j’ai dit, quand elle a décroché. Je crois que tu avais raison. Je suis vieux, et j’ai envie de continuer d’être vieux avec toi. Tu veux bien passer me voir ? »

L’ENGRENAGE

Un samedi matin, les feuilles jaunes et brunes jonchaient le trottoir qui longe les jardins du Luxembourg. Xavier battait le pavé d’un pas allègre. Les premiers frimas s’étaient fait sentir et les mains dans les poches de son manteau, il serrait les bras contre son torse pour se tenir chaud. A ses lèvres, une cigarette aux arômes chauds et lourds sur laquelle il tirait par courtes bouffées.

Il finit sa cigarette et en jeta le mégot dans le caniveau devant la boucherie de Morgane, sa sœur cadette. Elle avait récemment reçu un arrivage de charolaise que Xavier était impatient d’admirer dans la chambre froide. Ce n’est pas parce qu’il était informaticien qu’il était insensible aux choses de la nature et en particulier à la viande. Il contempla de très belles pièces dont il se régalait à l’avance de déguster quelques steaks ou tartares.

Sortant de la chambre froide, il eut un geste maladroit qui permit à la lourde porte de se refermer sur son index gauche. Une brûlante douleur saisit Xavier, lui vola un cri et un juron. Morgane paniquée prit connaissance de l’état de son frère et rouvrit la porte de bois et de métal. Nouveau gémissement de Xavier et inspiration profonde. Le constat visuel était dramatique. Chair et os s’entremêlaient, comble de l’ironie dans une boucherie, et son index était irrémédiablement broyé.

Une ambulance l’emmena à la clinique de la main où on assura que le remplacement par une prothèse était la seule option qui permettrait de retrouver cinq doigts à la main gauche. Les progrès technologiques des dernières décennies étaient fabuleux assurait-on et rapidement il oublierait même, sauf à poser les yeux sur l’appendice de substitution que ce n’était qu’un objet artificiel distinct de son corps. Il l’assimilerait aussi bien sinon mieux qu’une greffe.

Après son opération, une seule semaine lui fut offerte pour récupérer avant de retourner au bureau. Un doigt handicapé, ou plutôt « en phase de rééducation et apprentissage » comme le disait pudiquement, ça n’empêche pas de programmer des ordinateurs. 9 doigts suffisent largement pour faire beaucoup. Et l’organe principal de son travail, après tout, c’était le cerveau. « Tant que la tête fonctionne, on peut bosser » répétait Jean-Paul, son supérieur hiérarchique.

Les premiers jours de retour au travail, Xavier n’était pas très productif. Les douleurs à la main, les sensations de membre fantôme et la frustration d’obtenir si peu de temps de répit lui minaient un peu le moral. Mais au bout de deux semaines, il avait repris son rythme de croisière. Finalement, le médecin avait raison. Il ne distinguait plus la prothèse de son doigt originel. Elle était tout aussi fonctionnelle, si ce n’est pour les sensations tactiles, pas vraiment les mêmes que la peau et les muscles. Mais la précision et la vitesse étaient surprenantes.

Tandis que noël approchait, il en était sûr désormais. Son index de métal était plus efficace que n’importe quel doigt organique. Plus véloce, plus agile, plus fort, plus robuste, plus tout. Il consulta son médecin traitant lui évoquant son envie de troquer les autres doigts de sa main gauche contre des doigts plus efficaces. Le médecin l’interrogea sur ce vœu étrange. Il existe bien des syndromes psychiatriques rares qui font que des personnes ne reconnaissent pas l’un de leurs membres et souhaitent s’en débarrasser. Mais ce n’était pas ça. La volonté du patient était purement, simplement, bêtement la volonté de s’améliorer physiquement. Les prothèses n’étaient indiquées ordinairement que pour parer à des mutilations mais depuis quelques années une mode avait débuté consistant à chercher une amélioration de performance. Cette tendance faisait les choux gras du secteur privé avec des perspectives de croissance qui enthousiasmaient les actionnaires.

Xavier consulta donc une clinique privée. Ses économies lui permettaient largement de s’offrir ce cadeau peu ordinaire de fin d’année. Merci petit Papa Noël ! Les mois passant, il s’habitua et adora ses nouveaux doigts.

Sur un site de rencontre, puis à une terrasse de café du centre ville, il fit la rencontre de Sophie. Elle avait le même âge que lui, était passionnée par le scrapbooking et la décoration, et elle était employée d’une grande enseigne de fleuristes. Ils n’avaient en commun que le goût pour la musique classique et le rock’n’roll mais l’éclat dans les yeux l’un de l’autre fit opérer la magie.

Les premières semaines, ils firent l’amour tant et plus. Sophie n’aimait pas les doigts métalliques de Xavier mais elle en fit abstraction. Xavier aimait caresser sa belle, mais plus de la main droite, c’est vrai que de la main gauche.

Vint le mois de juin. Au travail, Xavier était plus efficace qu’il ne l’avait jamais été et son entretien annuel avait été très positif avec une augmentation de salaire à la clé. Mais il avait un manque. Pourquoi s’en tenir là ? Pourquoi ne pas accélérer encore ? Il voulait plus. Un peu comme un adepte de tatouage franchit le pas d’un petit à un grand ornement de sa peau, lui rêvait désormais d’un bras artificiel entier. Pourquoi artificiel, d’ailleurs ? Tout n’est que matière et un bras est un bras. Il retourna à la clinique et prit rendez-vous pour une opération.

Quand il en parla à Sophie, elle fut effrayée. Elle tenta de le dissuader mais il était trop résolu pour le faire changer d’avis. Quand arriva le jour de l’opération, elle dit à Xavier qu’elle préférait faire une pause dans leur relation. Deux ou trois semaines pour se faire à l’idée. Et un bras droit remplaça un bras droit. Il était beau, chromé, un peu lourd mais fonctionnel et l’épaule électromécanique pouvait gérer ce surpoids sans effort.

Le couple se retrouva. Les amants discutèrent, rirent, firent l’amour plus sauvagement que d’habitude. Pour les deux, c’était à la fois excitant et différent. Xavier ne ressentait plus la caresse de la peau par ses doigts. La sensation était différente. Sophie était confuse ; autant satisfaite par la retrouvaille et aimant se blottir contre le torse de Xavier, elle n’aimait guère le contact des doigts de métal et maintenant du bras chromé. A la fin de l’été, elle ne put plus s’y faire et quitta son homme.

Déçu par cette relation trop courte et frustré par ce qu’il voyait comme un manque d’ouverture de son aimée, Xavier se changea les idées en investissant tous ses efforts dans la connaissance poussée des substituts corporels. Il testa ses capacités accrues en s’essayant aussi au scrapbooking qu’il avait appris de Sophie, et à l’horlogerie, activité de précision par excellence. Les prothèses étaient onéreuses et il démarra la vente de ses créations par internet pour se faire un complément de salaire.

Noël revint. Et il put s’offrir un remplacement du bras gauche. C’était bienvenu car le poids du bras droit créait une sollicitation inégale des muscles de maintient de son dos. Avec deux bras améliorés, il était meilleur, plus fort, plus agile. Il avait envie de vivre son nouveau corps au maximum et se mit à pratiquer le parkour, ce mélange de course, de gymnastique, de sauts, et d’acrobatie en milieu urbain.

Puis il se sentit limité par ses jambes. Pourquoi se contenter de jambes peu capables alors que de bonnes jambes pouvaient s’obtenir moyennant quelques milliers d’euros ? Il investit donc en lui-même et devint virtuose.

Au travail, son corps était aussi optimisé qu’il pouvait le souhaiter et seul son esprit commençait à le limiter. Des compléments alimentaires au début purent le satisfaire et améliorer sa productivité. Il obtint une promotion et une augmentation substantielle de salaire. Et puis les compléments alimentaires ne lui suffirent plus. Mais une puce corticale venait de sortir sur le marché médical qui promettait d’obtenir une augmentation de flux d’information nerveuse. Vivement Noël !

MON PETIT DOIGT M’A DIT…

— À qui le tour ?

Le méca-médecin du dispensaire venait d’émerger de son atelier. Alors qu’il tapotait l’épaule de son précédent patient pour l’encourager à vider la place pour le suivant, Marcus regarda le numéro sur son ticket holo. Le bout de fibro de mauvaise qualité lui annonçait qu’il restait deux autres personnes avant son tour et estimait son temps d’attente à moins de vingt-quatre minutes. Le verso du ticket diffusait quant à lui une kyrielle ininterrompue de publicités. Marcus se rencogna contre le dossier du banc de la salle d’attente, soupira et observa les autres colons qui patientaient autour de lui.

Tous étaient là pour se faire rafistoler un morceau ou un autre de leurs éco-squelettes. La plupart des gars et des filles assis dans le hall de la clinique portaient des modèles gigantesques, avec des membres mécaniques d’une taille conséquente. Des mineurs à n’en pas douter ; de gros ouvriers spécialisés et quelques intérimaires multi-tâches.

Comparés à ces bêtes de somme biomécaniques, Marcus, avec son petit gabarit de gratte-papier semblait être un nabot chétif. Son équipement environnemental pesait tout de même presque deux-cents kilos et comme n’importe quel autre de ses concitoyens, il était en mesure de se déplacer à la surface du planétoïde BTX-933 – sorte de ruche industrielle perforée et dépiautée jusqu’à son noyau depuis le début de sa colonisation.

— Au suivant !

Le géant à sa droite se leva et toute la salle put entendre les vérins de ses hanches grincer. Tandis qu’il boitillait jusqu’à l’atelier de réparation du docteur, Marcus jeta un coup d’œil à sa minuscule main et se massa délicatement les muscles.

Une opératrice in-Core installée en face de lui le dévisagea, l’air visiblement dégoûté.

En plus d’être un administrateur gringalet, Marcus était surtout l’un des seuls bétixiens à posséder un membre biologique. Une aberration sur une colonie minière trans-neptunienne. Plus personne aujourd’hui sur les mondes extérieurs, c’est à dire sur les dizaines de rocher-usines Kuippler-Oort, ne ressemblait plus à l’homo-sapiens originel. Si la silhouette humanoïde était vaguement restée identique – avec deux bras, deux jambes et un visage – les modes contemporaines s’en éloignaient de plus en plus et s’adaptaient aux travaux et aux conditions les plus extrêmes.

Et pourtant, Marcus était en plein dans une logique inverse.

Un an plutôt, il avait été victime d’un accident stupide. Alors qu’il inspectait un site d’extraction à ciel ouvert, le dynamitage d’une nouvelle portion avait provoqué une violente secousse. Le stylet de son pad lui avait échappé des mains. Il s’était empressé de s’agenouiller pour le ramasser, mais un ouvrier trop pressé lui avait roulé dessus avec ses chenilles. Littéralement. L’administrateur y avait laissé la main.

Il avait été conduit ici-même, dans cette même salle d’attente, et alors qu’il attendait son tour pour faire rafistoler son membre, une publicité au dos du ticket holo avait attiré son attention. La vidéo basse résolution vantait les mérites des greffons géno-morphés. D’abord curieux, il se laissa peu à peu convaincre par les arguments de la marque.

« Plus sensibles que les membres mécaniques, les greffons Glaisys sont idéaux pour les travaux de grande précision. Les matériaux de synthèses utilisés sont résistants au vide et aux conditions de froid et de chaleur extrêmes tout en gardant la douceur et la sensualité d’un véritable corps humain. N’attendez plus ! Greffons Glaisys ! »

La publicité avait joué sur la corde nostalgique de Marcus. Il était né sur Titan et avait vécu les premières années de sa vie avec un corps biologique intégral, avant d’être mis à niveau et de revêtir sa forme ouvrière standard à la sortie de la faculté. Ses parents avaient investi une petite fortune pour l’équiper en matériaux ultralégers. Ils espéraient qu’avec ce petit avantage sur les autres étudiants, il trouverait plus facilement un boulot bien placé. Hélas, Marcus n’était pas aussi impliqué dans les études que ses parents le souhaitaient, et il ne décrocha que des contrats minables, loin à l’extérieur du système solaire parmi les brutes mécaniques.

— Patient suivant, s’il vous plaît !

Enfin, c’était son tour. Marcus se leva d’un bon, réveillant les autres ouvriers qui somnolaient alentour. Il se rendit compte que son allure enjouée dénotait avec l’ambiance résignée qui régnait dans le dispensaire. Il ralentit le pas et profita de la sensation de picotement qui circulait dans tout son bras. Les vibrations excitaient la circulation du sang enrichit. Il avait poussé à fonds ses capteurs de sensibilités et son cerveau percevait chaque brise, chaque fluctuation de température, chaque micro-vibration de son environnement. Marcus se délectait à chaque fois qu’il se cognait ou se brûlait. Il avait très vite repris goût aux sensations infantiles de son morceau de corps biologique.

— Quoi ! Encore vous ! pesta le méca-médecin en reconnaissant son patient. Qu’est-ce qu’il vous arrive cette fois-ci ? Vous vous êtes malencontreusement broyé les deux jambes par inadvertance !

Marcus encaissa la remarque. Il était bien sûr conscient que son comportement était de plus en plus illogique. Mais il n’y pouvait rien.

— Docteur, commença l’administrateur, je crois que mon cerveau a de plus en plus de mal à équilibrer la coordination entre mes deux bras. Je veux dire, je pense que ça serait plus simple si j’avais deux bras géno-morphés. J’ai des soucis de concentration et…

— Ben, voyons ! Et après ça sera quoi ? D’abord vous êtes venus pour une pince écrasée et vous m’avez demandé un greffon pour un index, puis un pouce, puis tout le poignet. Et ensuite le bras. Vous êtes complètement addict, mon pauvre. Vous devriez consulter un psy, pas moi. Je peux plus rien pour vous : ça dépasse mon champ de compétence.

— Docteur, je voulais vous demander : vous pensez que ça serait possible de me faire une greffe intégrale ?

— De pire en pire ! Vous êtes bien siphonné, vous le savez ? Vous voulez une greffe intégrale. Pourquoi ça ? Vous voulez retourner vivre sur Terre, à l’ancienne ? Dans un camp de naturistes extrémistes ?

— Oh non, bien sûr que non ! C’est gens-là sont des fous dangereux.

— De toute manière, ils n’acceptent pas les reconvertis avec des organes synthétiques. Et vous ne pourriez pas tenir plus de trois jours avec des greffons industriels. Il vous faudrait une thérapie et un derme élevé sur Terre.

— Mais avec une enveloppe humanoïde intégrale, je pourrais continuer à vivre ici. Je veux dire : pour un employé de bureau comme moi, ça n’a pas beaucoup d’incidence dans mon travail.

— C’est non ! Je refuse de vous implanter un seul autre morceau de chair ! Vous en avez déjà trop.

— Pourquoi ! C’est mon corps ! Je devrais avoir le droit de choisir.

— Et puis quoi encore ! Vous imaginez l’ambiance si tout le monde commençait à faire comme vous ? Si les autres ouvriers se mettaient à dévoluer pour se retrouver au point de départ de l’Humanité ? Les taux de production chuteraient, plus personne ne serait en mesure de faire son job correctement. L’angoisse planétaire !

— Pourtant, c’est merveilleux de ressentir toutes ces sensations. Vous avez déjà essayé ?

— Ah d’accord ! En fait, vous êtes un gros pervers. Dans une minute vous allez me demander de vous implanter un pénis ou un vagin. Ou des cheveux !

— C’est possible ?

— Mon vieux, vous ne me laissez pas le choix : je vais devoir appeler mes collègues psy. Et je ne suis pas sûr qu’ils vous laissent retourner au turbin avant un moment. Vous avez assez d’économies pour payer votre air et votre logement ?

— Bon. D’accord. Je comprends.

— Je vous assure, je vous dis tout ça pour votre bien.

— Mais est-ce que je pourrai garder un petit morceau ? Un seul. Tout petit.

— Mmm… ça dépend lequel. Vous pensez à quoi ?

— L’auriculaire.

— Le petit doigt ?

— Oui.

— Pourquoi ? C’est un appendice qui ne sert à rien.

— Docteur : si vous aviez un jour eu un auriculaire, vous sauriez que c’est essentiel.

Contrainte 1 Aux abords d’une tornade

DEADLINE

Son atelier avait l’avantage de posséder sur une vaste baie. Les reliefs de Titan étaient toujours très inspirants, il aimait avoir le regard qui porte au loin. L’épaisse atmosphère d’azote et de nuages de méthane conférait une vue parfois fantasmagorique dont il aimait se servir pour certains de ses motifs.

Mais Khodana n’avait pas le temps, cette fois-ci, de profiter de la vue. Il avait une livraison à faire, et le délai était vraiment très court. En même temps, comment refuser une telle commande ? Le gouverneur de la lune de Saturne souhaitait une statue pour l’inauguration de son nouveau centre culturel. Mais, comme toujours avec les lignes budgétaires, cela avait pris du temps pour obtenir la validation de la dépense. Or Khodana n’avait pas voulu commencer autre chose que des croquis préparatoires, tant qu’il n’était pas assuré qu’il pourrait bien être payé. Il le regrettait aujourd’hui, car son art demandait beaucoup de minutie, et que cette dernière ne pouvait pas se faire à la va-vite.

— Heureusement que j’ai toujours de la pierre en avance…

La statue était destinée à accueillir les visiteurs dans le hall d’entrée. Il voulait donc qu’elle soit marquante pour les esprits. C’était une superbe opportunité, même si Khodana avait déjà une belle renommée. Il voyait cette commande comme une forme de chef d’œuvre, ou tout du moins un exemple le plus abouti possible de son travail. Le fait de travailler de manière traditionnelle lui conférait une aura particulière. Il appartenait à un collectif d’artistes à travers le système solaire qui avait décidé de revenir à la matière en délaissant le virtuel, le numérique ou l’éphémère. L’engouement du public avait été immédiat, sans parler des critiques et des institutions. Pour lui, c’était une évidence depuis son jeune âge : son frère aîné s’était perdu dans les limbes numériques et il avait toujours eu peur de prendre le même chemin. Très vite, plutôt que d’utiliser les outils numériques, il avait commencé à dessiner à la main, puis à modeler de la terre ou de l’argile récupérée dans les rebuts des serres hydroponiques. Ce n’est que plus tard, lorsque ses parents avaient compris qu’il ne ferait jamais des études classiques, que Khodana avait découvert la pierre. Les quartiers troglodytes de sa ville lui avaient fourni la matière première, sa créativité avait fait le reste.

***

— Bon, ça va être le moment de tester mon nouveau doigt. Il ne va pas falloir qu’il me lâche, celui-là. J’aurais peut-être dû attendre avant de passer le cap ! J’ai encore mal géré mon timing, moi…

Une des artistes de son collectif lui avait vanté les mérites des remplacements cybernétiques. Dizain était peintre, et son doigt-pinceau lui avait permis de gagner en précision. Ce dernier n’était pas juste un outil, car il était couplé avec ses terminaisons nerveuses. Son cerveau recevait des informations sur le grain de la toile, le spectre colorimétrique de la couleur, l’épaisseur de la peinture qu’elle déposait, et l’humidité de cette dernière. Elle pouvait ainsi ajuster ou calibrer avec une finesse qu’elle n’avait jamais possédée de manière naturelle. Khodana avait été époustouflé par ce qu’elle décrivait, et avait décidé de sauter le pas. L’opération, en outre, n’avait pas été lourde à réaliser : le chirurgien venait directement chez l’artiste, opérait avec une assistance robotique, et une intelligence artificielle veillait à ce que tout se passe dans les meilleures conditions. Il n’y avait ni douleur, ni séquelle, ni même de convalescence longue : quelques heures suffisaient.

Par prudence, il avait choisi de ne faire qu’un seul doigt, là où Dizain avait, depuis, réalisé d’autres implants. La connexion neuronale s’était parfaitement passée, puisqu’il sentait maintenant son ciseau de sculpteur lui envoyer des informations insoupçonnées jusque-là. Il caressait les surfaces pour en apprendre la densité, il pouvait sentir quel serait le meilleur angle pour creuser la matière. Il comprenait l’emballement de la peintre. Mais c’était encore tout frais, il n’avait été opéré que trois jours plus tôt. Aucune réalisation majeure n’en avait bénéficié avant cette commande de grande ampleur.

— D’un autre côté, c’est peut-être le moment ou jamais ! Après tout, cette statue sera une carte de visite géante. Autant qu’elle inclue ce nouveau dispositif…

***

Cela faisait deux jours qu’il dégrossissait son bloc. Pour le moment, son doigt lui avait permis de mieux sentir par quel angle attaquer, et quelle partie serait plus fragile. Mais ce doigt-ciseau ayant pour but la minutie, il le trouvait un peu inutile dans ce travail d’approche globale. Il avait l’impression de perdre du temps en n’obtenant des relevés qu’au compte-goutte, en tout cas par petites parcelles. Levant le nez de sa sculpture, il fit une pause pour observer ses mains marquées par des années de travail manuel, avec un index flambant neuf en matériaux composites.

— Quel autre doigt je pourrais changer pour ça ? Un annulaire, peut-être… Est-ce que cela serait pertinent ? Sur la main gauche, peut-être, pour ne pas être gêné lors du travail final…

Il appela le chirurgien, qui, par chance, était disponible immédiatement. Alors qu’il opérait, Khodana le questionna sur la manière dont il avait développé son activité.

— Vous savez, l’outillage n’avait pas une vocation artistique au départ… Mais je me suis spécialisé là-dedans avec votre collectif : vous êtes plusieurs à vouloir devenir des artistes augmentés. Moi, au départ, je ne faisais ça que pour les accidentés !

— Vous restez dans le coin, ces prochains jours ? Parce que si jamais j’ai un autre besoin… Je suis un peu pressé par le temps en ce moment.

— Oui, oui, je vous rassure, j’ai plusieurs rendez-vous cette semaine. Et puis, de toute façon, on annonce une énorme tempête : ma navette ne va pas pouvoir décoller pour rejoindre le transporteur en orbite avant la semaine prochaine.

— C’est vrai qu’elles peuvent durer longtemps, sur Titan… J’y suis habitué, mais je peux comprendre qu’en tant qu’étranger, cela vous surprenne.

— Ho, vous savez, je suis né sur Mars ! Je connais aussi ce genre d’inconvénients météorologiques. Après, nous n’avons pas d’aussi belles tornades que chez vous…

— C’est clair qu’ici, elles peuvent être impressionnantes ! Tout mon atelier se met à trembler, c’est compliqué de bosser quand ça arrive…

— Si cela vous intéresse, j’ai au catalogue des compensateurs et des stabilisateurs qui s’intègrent à la nuque et au plexus, avec des fibres dans les jambes. C’est un peu plus long à installer, mais la convalescence est aussi courte que pour les doigts.

— Ha oui ? Vous m’intéressez beaucoup, là… Je vais y réfléchir.

Quelques heures plus tard, alors que le ciel visible par la baie vitrée commençait à s’assombrir, Khodana était de retour à son bloc de pierre. Le nouveau doigt était parfait pour son travail en cours. Il obtenait bien plus d’informations, et sur des portions plus grandes. Il était impressionné par la manière dont son cerveau gérait parfaitement des données auxquelles il n’avait jamais eu accès jusque-là. C’était sans doute ça le plus incroyable : cette facilité d’adaptation aux ajouts cybernétiques.

***

Khodana était stressé. Le bureau du gouverneur l’avait contacté plus tôt dans la matinée pour lui mettre la pression. Ils voulaient savoir où il en était, connaître des précisions sur le sujet et sur la taille qu’il aurait. Il comprenait leur besoin, afin de préparer au mieux son socle et son installation, mais il était bien en mal de leur donner autant d’éléments. Son inspiration se faisait au fil de son travail : il avait souvent l’impression que le ciseau révélait la sculpture déjà contenue dans la pierre. En outre, il faisait bien souvent des ajouts de matériaux, qui pouvaient ainsi créer un volume inexistant au départ. Il avait des bétons à prise rapide, des blocs supplémentaires de roches, des pierres semi-précieuses terriennes, des plâtres pour plus de légèreté, et bien d’autres éléments au fil de sa créativité.

— Et puis cette satanée tornade qui arrive, franchement !

Il avait espéré que la tempête ne dégénère pas. Par anticipation, dès qu’il avait senti les premières vibrations dans les murs de son atelier, il avait pris rendez-vous avec le chirurgien. Celui-ci viendrait dans l’après-midi pour lui installer les stabilisateurs. La commande du gouverneur en valait la peine. Et puis, il voyait à quel point ces deux doigts augmentés lui donnaient l’impression d’avoir toujours été ainsi. Il supposait qu’il en serait de même pour les compensateurs, et si la tornade s’approchait de la ville comme prévu, il fallait absolument qu’il puisse continuer de travailler afin de finir dans les temps. Habituellement, il s’arrêtait pendant quelques jours, le temps que la tornade s’étiole ou s’éloigne. Mais vu la date de livraison prévue, c’était impensable.

— La prochaine fois que je verrai Dizain, je la couvrirai de cadeaux ! Sans elle, je ne sais pas comment j’aurais pu gérer cette commande…

***

Khodana n’imaginait pas l’argent qu’il avait laissé au chirurgien. Son cerveau continuait à parfaitement intégrer les nouveaux composants cybernétiques remplaçant des parties de son corps. La tornade ne s’était pas encore calmée, mais tout l’attirail implanté lui permettait de ne ressentir aucun tremblement. Il avait découvert que même sa respiration ne perturbait plus les minuscules détails qui étaient sa marque de fabrique, alors que c’était le cas jusqu’ici. Les améliorations de son corps lui ouvraient des perspectives incroyables. Il avait même sacrifié un œil, la veille, pour mieux percevoir en transparence les matières et la manière dont elle s’assemblait lorsqu’il faisait des ajouts.

Le gouverneur en personne avait essayé de le joindre lors du déjeuner, pour le presser de fournir des informations à ses équipes. Ces dernières voulaient communiquer sur les réseaux sociaux et sur les invitations à l’inauguration. Mais Khodana était loin d’avoir terminé. Les temps passés avec le chirurgien avaient grignoté de son précieux temps, même si cela s’était avéré facilitant à chaque nouvelle amélioration corporelle.

— Comme d’hab, je suis vraiment nul avec mon timing… C’est une vraie fatalité !

Il s’arrêta soudain, réalisant qu’il se demandait quelle amélioration pouvait être réalisée pour cette histoire de temporalité.

— Qu’est-ce qui peut gérer ça dans mon corps ?

Il allait appeler le chirurgien, comme par réflexe, mais suspendit son geste. Son propre reflet, renvoyé par la grande baie vitrée puisque le paysage était assombri par la tempête, le surprit.

— Je ne devais changer qu’un doigt, au départ…

Il avait eu du mal à se reconnaître. Délaissant sa sculpture, il se dirigea vers sa salle de bain pour s’observer dans le miroir. En un peu moins de deux semaines, il avait totalement transformé son corps. Sans même s’en rendre compte tellement cela lui avait semblé facile.

Son communicateur l’interpella. C’était encore le bureau du gouverneur. Il fallait vraiment qu’il se dépêche.

***

 L’inauguration avait attiré des visiteurs de tout le système solaire, à la plus grande satisfaction du gouverneur de Titan. La tornade avait eu le bon goût de cesser au bon moment pour qu’ils puissent débarquer. Le centre culturel était le joyau de son mandat, une édification qui laisserait son empreinte pour les générations futures.

Les images étaient retransmises sur les réseaux sociaux, mais Dizain était venue en personne. Elle avait hâte de découvrir la sculpture de Khodana. Et puis ils avaient plein de choses à se raconter, maintenant qu’ils avaient tous les deux cédé à la cybernétisation de leur corps pour favoriser leur art. Elle regrettait juste de ne pas avoir pu le voir avant la cérémonie.

Après un discours plutôt bien tourné et enjoué, le bâtiment ouvrit enfin ses portes. Tout le public présent s’engouffra pour en découvrir les intérieurs. Très vite, les gens se dirigeaient vers les salles où se dressaient les buffets. Dizain, elle, laissa passer le flot de la foule : elle voulait surtout accéder au hall d’accueil pour en voir la fameuse statue. Le programme annonçait une figure dédiée à l’augmentation cybernétique. Elle trouvait le sujet formidable, car totalement à-propos.

Elle se figea. Il s’agissait d’un cyborg plus vrai que nature : on reconnaissait très clairement, avec une précision incroyable, tous les remplacements qui avaient été opérés. Mais ce qui frappa le plus la peintre, c’était le visage de la sculpture : elle put reconnaître, sans l’ombre d’un doute, Khodana en personne.

L’ARTISTE NOURRIT SA PASSION ET PAS L’INVERSE

C’était un mercredi pluvieux, un mercredi comme les autres. Mais ils ont malgré tout commencé les essais, il était le premier. Un écrivain qui, dans sa nécessité instinctive de survie, devait écrire, toujours plus. Chaque exemplaire vendu ne lui permettait même pas de se payer le café dont il avait besoin pour rester éveillé. Une de ses nuits typique commençait à 13h et se terminait quand son corps daignait se lever, encore éreinté de la veille et bien rarement avant que le soleil ne se couche. Mais il continuait, inlassablement de créer, même s’il ne pouvait qu’en survivre, écrire pour rester vivant. Si on peut appeler ça vivre, écrire, ingurgiter des substituts alimentaires, du café lyophilisé vaguement réhydraté et des antidépresseurs. Mais il gardait son rêve en tête, être écrivain, vivre de sa passion. Surtout, il désirait violemment ne pas regretter d’avoir passé sa vie dans un travail qui ne le satisferait qu’à moitié dans des bureaux surchargés, sous la pluie à vider des poubelles ou dans un fast-food nauséabond à servir de la nourriture cartonnée à d’autres comme lui. Il aurait eu son rêve pour le guider vers demain pour se réveiller chaque jour et se dire qu’il pourrait plus tard avoir suffisamment d’argent pour se lancer, peut-être, dans la carrière qu’il voulait. Et chaque soir, il se serait écroulé, vidé physiquement et mentalement dans son lit pour repartir de plus belle le lendemain. Et, dans ses rares jours de repos, en profiter pour tout oublier dans des jeux vidéos bon marché ou des soirées trop alcoolisées.

Quand on lui a proposé de remplacer un de ses doigts, pour le rendre plus agile, moins fatigable et plus rapide, il fut tout d’abord circonspect. Si l’opération ratait, il perdrait toute chance de pouvoir continuer son métier et sa passion. Mais, rassuré par les efforts démesurés de communication de l’entreprise « One Finger Upgraded Can Kick-start Your Own Universe », il changea rapidement d’avis. Le gain de productivité qu’il allait gagner par cette simple opération lui semblait merveilleux. Mais un doigt n’était pas assez, il lui en fallut plus. D’abord, une main puis une autre, ses deux bras furent en quelques mois intégralement remplacés. Les opérations furent rapides sans jamais l’empêcher complètement d’écrire car il devait absolument continuer son nouveau roman sous peine de fâcher son éditeur et de perdre sa chance d’être édité à nouveau. Tout allait bien, il pouvait maintenant écrire deux à trois fois plus vite. Il avait même redécouvert qu’il était possible de dégager du temps libre dans ses journées pour faire autre chose. Mais ces premières modifications en entraînèrent d’autres, plus vitales. A force de café, divers stimulants et de médicaments variés, son système digestif avait rendu les armes. La deuxième étape fut donc un système digestif de synthèse. Bijou de la biotechnologie de pointe, il favorisait une assimilation raisonnée des produits en entrée pour en extraite uniquement les éléments nécessaires à l’organisme et gérait à la sortie après un transit optimal et sans douleur, une élimination déchets sous une forme élégante et biodégradable. Pouvant maintenant gérer au mieux son temps de travail avec une plus grande rapidité d’exécution et prévoir ses aléas biologiques à la minute près, il vivait de manière optimisée.

Au vu de l’augmentation de sa rapidité de production, son éditeur fut tout d’abord enthousiasmé par sa régularité qui n’avait jamais été aussi bonne, il pouvait maintenant participer aux séances de dédicaces et aux conférences de promotion de ses œuvres tout en gardant un rythme de parution exceptionnel, l’auteur parfait ! Dans un second temps, il commença à diminuer ses délais et lui rajouter des commandes dans le même temps. Tout d’abord des petits travaux de prête-plume pour accélérer la production de confrères et consœurs. Puis on lui fit travailler en collaboration avec ces mêmes auteurs et autrices, pour au bout du compte, continuer des séries à la place de celles et ceux à qui il avait prêté sa plume. Il retrouva son ancienne routine malgré ses améliorations physiques, il devait simplement créer deux fois plus sur le même laps de temps. Mais il en avait maintenant les capacités physiques. Qu’importe le temps libre, il vivait de sa passion ! De quoi pouvait-il se plaindre ?

Les mots défilent, les années passent, ses prothèses qui étaient des nouveautés inaccessibles pour les plus modestes deviennent des biens de grande consommation. Se faire remplacer les jambes pour courir plus vite, les bras pour être plus fort, le cœur pour être plus endurant, bref, devenir meilleur(e) par des remplacements biomécaniques devient un élément anodin de la société. Il commence à sous-traiter certaines parties de ses romans pour se concentrer sur l’intrigue centrale, regagnant progressivement du temps libre, mais à force d’habitude, il continue dans ses périodes libres à peaufiner les détails, réécrire des passages entiers de sa dernière création, compléter des descriptions, améliorer des éléments d’intrigue, ne prenant plus de temps à autre chose. Il réalise ensuite des collaborations avec de jeunes auteurs et autrices pour se concentrer sur les œuvres qui lui sont les plus chères. Ses ventes diminuent jusqu’à progressivement ne plus trouver grâce auprès de ses éditeurs. Il continue ce qu’il a toujours fait de sa vie, écrire pour continuer à exister, écrire pour exister, pour ne pas disparaître. Des Téraoctets d’histoires, de nouvelles et de poésie s’entassent sur son Cloud, condamnés à ne pas être lus, sorte d’autothérapie lancée dans les nuages. Sa vie s’écrit, se déroulent dans les rimes et les allitérations qui s’enchaînent, le libérant progressivement de ses peurs et de ses craintes de ce qui fut, est et ne sera sans doute jamais.

Il fut retrouvé une nuit, allongé sur son bureau, comme endormi. Ses prothèses qu’il n’avait plus les moyens d’entretenir avait lâché progressivement. Son système digestif ne permettant plus la digestion optimale qui lui avait été tant vantée, les battements de son cœur mécanique devenus erratiques jusqu’à s’arrêter complètement. Sur son écran encore allumé, la première d’une nouvelle qui commençait s’affichait à l’écran : « D’abord, on a remplacé un doigt. ».

Contrainte 1 Un abordage innofensif
Contrainte 2 Un taureau mécanique

LA VEUVE BIONIQUE

La Veuve Durand souffrait des articulations depuis la mort de son époux, dix-sept ans auparavant. Elle ne pouvait plus écrire, dommage pour une écrivaine de renom. Elle dictait ses textes à un ordinateur, mais un ordinateur un peu particulier, disons qu’il était plus proche de l’androïde que du PC et disons qu’il avait la tête de son mari. Quand je vous dis la tête, c’est vraiment la tête.

La Veuve Durand bidouillait en informatique, en électronique et en mécanique, elle fabriquait des trucs. Elle avait commencé par remplacer ses doigts gourds d’arthrose par des prothèses de haute technologie, des doigts qui tapaient sur l’ordinateur plus vite que leur ombre, comme moi en cet instant. Puis elle avait eu des problèmes aux yeux et s’était fabriqué des prothèses oculaires nyctalopes. La Veuve Durand pouvait écrire plusieurs romans par an dans l’obscurité de son atelier. Elle inventait des histoires de savant fou qui voulait faire exploser le monde ou le sauver, c’était selon. Ou parfois ils faisaient exploser le monde en voulant le sauver ou inversement. Un savant fou, quoi.

Bref, après avoir modifié son propre corps, elle s’était mise à créer des animaux automates à partir de véritables animaux. Son chat avait trouvé une souris dans l’atelier qui devint une souris mécanique, puis le chat quand il mourut devint un chat mécanique mais il restait sans vie. Elle chercha pendant de longues années comment garder l’âme des animaux et insuffler une vraie vie aux automates. Et elle trouva. Grâce à un capteur de rêves indien, elle réussit à piéger l’âme des animaux et à l’insérer dans le corps mécanique. Non seulement, l’animal bougeait mais il était vivant à nouveau. C’est ainsi que ses recherches progressaient constamment, que ses créations devenaient de plus en plus évoluées.

Elle essaya avec un taureau, elle adorait les taureaux. Elle réussit à fabriquer un automate doux comme un agneau avec l’âme torturée de la bête (et énervée, surtout après une corrida). Il broutait l’herbe du petit jardin, il faisait les courses et changeait les ampoules. C’est quand il changea l’ampoule du salon, que la Veuve Durand comprit que son mari lui manquait. Elle avait beau l’avoir congelé et lui parler tous les jours, l’interactivité lui manquait. Elle avait congelé son mari en prévision de l’avancée de ses recherches. Depuis de nombreuses années elle s’intéressait à l’intelligence artificielle et bidouillait donc dans son atelier. Mais elle voulait créer une intelligence artificielle animée, et elle avait réussi seule dans son atelier à prolonger la vie. « L’âme est immortelle pensait-elle et la mécanique quasiment, il suffit juste d’un peu d’huile. » Elle se décida donc à redonner vie à son mari en lui fabriquant un corps bourré d’électronique, le tout relié à la tête du monsieur. Après quelques mois de travail, de suspense et de nuits blanches, Monsieur Durand cligna des yeux. « Bonjour Simone » furent ses premiers mots.

La Veuve Durand (était-elle encore veuve du coup ?), malgré ses doigts bioniques, préféra dorénavant dicter ses histoires abracadabrantesques à son cher Hector programmé pour les retranscrire et lui servir le thé.

Cependant les livres de la Veuve Durand se vendaient comme des petits gâteaux nantais et les demandes d’interview se multipliaient. Le taureau mécanique répondait aux appels, c’était son agent, coach et secrétaire particulier. Bien sûr, le taureau-secrétaire ne passait pas inaperçu. La Veuve Durand dut avouer au grand jour sa passion pour les automates, mais garda secret la résurrection de son mari. Très vite, des multinationales lui proposèrent de travailler pour elles au développement de programmes militaires ou au déploiement d’automates pour les particuliers ou les entreprises. Elle refusa, on la menaça, elle ne céda pas. Le taureau, bien que doux comme un agneau faisait peur.

Toutefois, un jour, l’atelier fut saccagé et quelques plans volés. Elle avait une très bonne cachette pour les éléments les plus importants. Ses plans volés furent utilisés par une grande entreprise qui commença à fabriquer des taureaux mécaniques à la chaîne. On se les arracha.

La Veuve Durand ne toucha pas un kopek pour cela, elle s’en moquait mais n’aimait pas les méthodes de gangster dont elle avait été victime. Elle préparait sa revanche. Les taureaux vendus n’avaient pas d’âme, elle seule savait comment faire parler un taureau, comment le faire agir. Pendant plusieurs mois, elle fabriqua des animaux mécaniques, des souris, des rats, des oiseaux, des écureuils, tous les animaux morts qu’elle trouvait et leur redonnait un corps et une vie. L’équipage fut enfin prêt.

Une cargaison de taureaux automates devait accoster au port de Nantes pour être livrée dans différents magasins de l’agglomération. La veuve Durand, qui avait des relations, loua un navire dans lequel elle fit monter son équipage. Elle voulait aborder la cargaison et saborder la livraison. Le petit bateau s’approcha du cargo, doucement, pacifiquement.  « À l’abordage ! » cria la Veuve Durand. Et tous les animaux automates sautèrent sur le cargo en criant. L’équipage du cargo prit peur mais comprit vite que l’abordage était inoffensif, que c’était une sorte d’événement publicitaire. En effet, la Veuve Durand avait organisé l’événement pour dénoncer le cambriolage qu’elle avait subi, pour dénoncer l’ultralibéralisme et ses méthodes de voyous. C’était une sorte d’événement publicitaire. La preuve il y eut un flash mob d’animaux automates. Des caméras étaient présentes, l’événement fut retranscrit mondialement. On se dit que la Veuve était folle, ce qui n’est pas tout à fait faux, vous l’aurez compris.

« Pouvez-vous faire danser votre taureau mécanique ? demanda la Veuve Durand. Non ! Moi je peux les faire danser, les faire rire aussi ! Achetez mes taureaux, ils auront une âme. Si ce n’est pas un taureau ce sera un écureuil ou autre animal de votre choix. Vous pourrez prolonger la vie de votre animal si vous le souhaitez, prolongez la vie de Médor, Coco ou Minou. »

La Veuve Durand faisait des étincelles avec ses yeux, ils étaient bioniques je vous le rappelle, elle dansait comme une jeunette alors qu’elle approchait des 99 ans. Mais tout son corps était bionique, je vous le rappelle.

Cet abordage fit grand bruit, le public dorénavant s’adressa à la Veuve Durand qui ressuscitait les animaux à tire larigot. De ces jours glorieux, une chanson subsiste :

« Gloire à la veuve Durand

Qui ressuscitait gaiement

Les animaux, à tire larigot !

Gloire à la veuve bionique

Qui grâce à la mécanique

Sauvait les taureaux, à tire larigot ! »

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