Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2023 :  « En finir avec les zones blanches »

Les zones blanches, il y a des jours où on en rêve : être enfin déconnecté ! mais si on les fait toutes disparaître? 


  • La Zone Blanche Habitée
  • « Off grid »
  • Un air de souvenir
  • La fin du grand blanc
  • Noirs sont les gens dans leur vie
  • La fontaine de jouvence
Contrainte Temps/Lieu/Evénement Dans une ceinture d’astéroïdes

LA ZONE BLANCHE HABITEE

Ankit est sur le pont, je n’arrive pas à dormir. Il est l’un des fondateurs de la base, et en 10 ans d’observation, il a acquis une connaissance énorme de notre ciel. On n’a plus d’étoiles. Quelques nuages seulement errent à la dérive. Et des variations de noirs et de gris. Ce qu’il nous reste à observer. Sur Les Continents, les nuits comme celles-ci s’appellent “nuits des étoiles”, pour leur grande concentration d’étoiles filantes. Tous les ans à cette période, impossible de sentir une bouffée d’espoir revenir. Et si ce soir enfin, quelque chose se laissait apercevoir, une étoile dévierait de sa trajectoire. Et viendrait donner signe de vie, et encore mieux, un indice de position.

Il fait sombre depuis peu. Sylvie m’a demandé de relire son dernier poème. Il sera ensuite affiché sur une ardoise sur le pont principale, appelé Place du marché.

Elle s’améliore je trouve. Sylvie est belge francophone. Il lui a fallu ce que nous avons compté comme deux ans pour s’approprier l’anglais. Elle a rejoint ensuite le pôle de recherche qui est organisé entre les habitant.es. Ils consacrent 50% de leur temps à la recherche de contact avec la ZB. Et au sein de ce pôle là, Sylvie et Matthew consacre à leur temps à l’écriture et à la poésie. Sur la base, on a compris qu’un de nos ennemis principaux est la Folie. Elle peut avoir des conséquences désastreuses sur les habitants. Ses poèmes sont magnifiques, je reconnais la syntaxe française derrières certaines tournures. J’ai fait deux ans de lettres appliquées plus jeunes, sur Les Continents. J’habitais à La Nouvelle Rennes. Relire les poèmes me fait pratiquer. 

Je suis fatiguée, mon coude me gratte. La pêche ne fut pas bonne ce matin. On sent l’usure du matériel, et surtout des combinaisons. Ça fait à peu près trois ans que nous n’avons eu aucun nouveaux, nouvelles arrivants sur la base. Les Continents ont probablement dû bannir la zone. Certains racontent même qu’elle serait aujourd’hui cernée par des militaires. Nous sommes comme en état de siège. Trois ans que le matériel de plongée n’a pas été renouvelé. On est obligé d’aller chercher le plancton un peu plus loin que la base. On rejette certains de nos déchets à l’arrière des bateaux. On veut éviter des contaminations avec l’alimentation. La santé de chacun reste fragile ici. Le Néoprène de ma combinaison est rongé par le sel. À force de plonger tous les jours, elle risque de me lâcher bientôt. J’ai une plaie au coude qui ne se soigne plus. Le sel la mord un peu plus. Ça commence à me faire carrément mal à chaque sortie. On perd en efficacité à cause de ça.

Sylvie se pose à côté de moi. Sa tasse fait un bruit sourd sur la table en bois. Elle s’affale, la tête entre ses coudes. Elle sent le tabac. Je sais pas comment elle se débrouille pour en dénicher.

« J’en peux plus. J’sais pas si t’as vu la nouvelle sur le tableau de bord.

— Nan », je réponds machinalement, sans lever les yeux du papier. Je bloque sur son dernier vers, Ça me rappelle un truc. Je ne trouve pas.

« Le pôle Compta nous donne 100 jours de survie sur la base encore. Plus ou moins quoi. C’est le minimum jamais enregistré. »

On se trouve ici au milieu de ce qui est appelé L’Océan pacifique. C’est en 2048 que l’explosion a eu lieu. Aujourd’hui on l’appelle “La ceinture d’astéroïdes”. Un agglomérat d’astéroïdes serait venu se heurter au soleil. Les Scientifiques de l’époque annonçaient l’apocalypse. Mais finalement rien, à première vue. Aucune conséquence directe sur nos vies de terriens. Mais au bout de quelques mois, ont découvert que des bouts d’astéroides se seraient logés dans la boule solaire. Le Soleil serait ainsi devenu Borgne à certains endroits. Ça a complètement déréglé le système actuel. Notamment en un point concentré, au milieu de l’Océan Pacifique. Il se situe pile dans l’axe qui ne reçoit plus les rayons du Soleil. Les conséquences sur cet endroit sont gigantesques et aujourd’hui encore incomprises. On n’y voit plus ni la Lune, ni les étoiles. La biodiversité est transformée. Sans lunes, ni étoiles, la population de poissons, et invertébrés n’a pas mis longtemps à disparaitre. 

En conséquence, une cinquantaine de bateaux s’y sont perdus. C’est comme un effet trou noir. Le temps y est dilaté, distendu. La lumière que nous avons n’est que les restes de ce qui arrive sur Les Continents. On vit dans une lumière blanchâtre et la nuit, une ombre grise nous tombe dessus. Elle tient probablement sur plusieurs milliers de kms dans l’océan pacifique. Rien ne rentre, et rien ne sort. Les radars de notre civilisation ne sont pas en capacité de la capter. Le brouillard autour de nous absorbe tout. Une fois rentrés dans la zone, aucun.es, à ce qu’on sache n’a jamais su en sortir, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Des bateaux vieux comme le monde s’y sont agglomérés et organisés. Comme une ville, chacun y a sa fonction. Pour survivre, un réseau s’est organisé : la base, la ZBH, Zone Blanche Habitée. Le temps et la distance ne sont plus les mêmes, distendues, en torsion, écrasés. Ce qu’on connaît de plus proche est l’effet des trous noirs sur la galaxie. Les scientifiques du 21ème siècle ont toutes les peines du monde à expliquer ce phénomène. Et personne ne s’y risque. Le Pacifique est devenu un no man’s land. Le Japon et la Corée ont complètement cessé le transport maritime, de peur d’y perdre des bateaux. Sans étoiles, les compas et sextants ne sont d’aucune utilité.

Il a fallu trouver d’autres moyens de se nourrir : les oiseaux  perdus, fraichement arrivés des Continents, sont de la viande fraiche. La nourriture de base est le phytoplancton. La survie est assurée grâce à quelques fatigués des Continents. Des amoureux, familles, désespérés de la disparition de leur proche, qui partent plein de ravitaillements, de potages e hydrologie, qui rapportent un savoir, souvent low-tech. Grâce à eux du terreau, des semences ont pu être apportés. LA ZBH a survécu ce qui nous paraît 10 ans. Mais le temps est compté, la Zone Blanche est devenu un tabou mondial, et toutes aides ont cessées d’être envoyés. Il a été accepté que ses réfugiés étaient noblement décédés. La zone est soigneusement évitée.

« Et merde » je lève la tête de son papier. 100 jours c’est pas beaucoup. Il faudrait des nouveaux venus, avec des provisions, mais on a un peu perdu espoir.

« Et puis je crois que les poèmes ne servent plus à rien. Ils commencent tous à devenir fou là-haut, j’en peux plus.

— Dis pas ça, je te jure, tu ne te rends pas compte. Regarde-moi, il est minuit passé et je suis là à lutter contre le sommeil pour corriger ton poème. C’est que ça marche, ça me stimule. En tout cas moi, ça me garde l’esprit clair.

— Ouais je sais pas. Ankit est sur le pont ?

— Mmhh, je sais je bloque sur ton dernier vers, ça me rappelle un truc, tu sors ça d’…

— Tu veux du thé ? Je me refais une tasse. En fait, je crois que j’y crois plus. La Folie qu’on évite ici, on l’éviterait pas mieux ailleurs. Sur Les Continents, la moitié d’entre nous n’était pas plus heureux. Et puis on s’est habitué ici, aux bateaux, à la vie en communauté. Au roulis, rien que ça le roulis. Les vagues qui nous bercent, l’odeur de la mer, l’odeur du sel. Ce rythme répété, mais irrégulier sur lequel on marche, qui nous berce quand on dort. C’est comme une mère, notre ennemi numéro 1 mais au final elle nous maintient en surface, elle nous protège. Qui sait ce qu’il se passe sur le continent ? Punaise, ce roulis là si calme, comme ce soir, comme tous les soirs, ça me rappelle le calme des marais en Grand-mère. À l’époque, je partais en vélo avec ma grand-mère, .. »

J’accepte volontiers sa tasse de thé. Je love mes mains autour, la chaleur apaise mes irritations. J’abandonne le poème, je décide une fois de plus d’accueillir les belles histoires de Sylvie, et je me laisse emporter par sa voix douce, qui nous ramène sur les rives jaunies des années passées sur Les Continents.

« On avait deux vieux vélos. Même pour l’époque ils étaient vieux et rouillés. Deux vieux Peugeots, avec les freins bien bas, sous les guidons. Ça nous donnait une sensation de vitesse formidable. Quand j’allais la voir en vacances près de Guérande, je l’accompagnais dans sa promenade quotidienne à vélo. On filait à travers les quadrillages irréguliers des marais. La lumière y était contrastée, les nuages se suivaient au dessus de nous, mais rarement il pleuvait. Ils allaient trop vite pour ça. Comme c’était plat et au niveau de la mer, le vent s’engouffrait et rien ne l’arrêtait. On avait même l’impression qu’il accélérait. Quand on l’avait de dos, on atteignait des grosses pointes de vitesse. Même les automobilistes peinaient à nous doubler. On passait au travers des grosses dunes de sel, des pyramides de presque 2 mètres de haut. Des stands au bord de la route en vendaient en sachets. Parfois un peu essoufflées, on s’arrêtait pour refaire les réserves de la maison. À l’époque, le sel ne représentait aucun danger. C’était un bon produit local, qui façonnait le paysage et offrait un métier à pas mal de monde. On pouvait faire des tours comme ça pendant des heures. Nos joues étaient rouges sous l’effet du vent. Les méandres de l’eau me perdaient. Je devais finir par suivre ma grand-mère pour retrouver la sortie. Ça me rappelle un peu ici finalement. Un lieu hors du temps, salé. Mais bon, on finissait toujours par rentrer à la maison”, elle boit une gorgée.

C’est vrai que c’est les étoiles qui me manquent le plus. »

Mais oui son dernier vers “We may choose something like a star”, ça y est. J’ai trouvé. Elle l’a pompé à un écrivain anglais, d’il y a deux siècles. C’est quoi la suite de ce vers déjà ? Sylvie ramasse sa tasse, marmonne un bonne nuit et rejoint la passerelle vers les dortoirs.

Le silence revient. Je m’adosse à la rambarde et lève les yeux vers le ciel. Ankit se tient toujours là-haut sur le mat. Je ne pense pas qu’il dorme. L’espoir le fait tenir dans ses nuits de veille.

Ça y est, je l’ai. “We may choose something like a star, to stay our minds on and be staid”. [Nous devons choisir quelque chose comme une étoile, pour garder l’esprit clair et rester debout] C’est beau.

Sylvie a tort, les mots ont ce pouvoir-là, de nous faire tenir. Si elles ne s’offrent pas à nous, les étoiles nous restent en tête. Et on peut se les imaginer, pour venir remplir cette toile noire qui nous surplombent. Elles sont là au-dessus de nous. Seule l’ombre des astéroïdes, portée sur le ciel nous empêche de les voir. Avec un peu d’imagination on peut soulever ce voile et découvrir que derrière elles veillent sur nous.

La fin du thé est froide. Je prends le chemin des dortoirs. Les vagues font leur bruit de clapotis sur les coques. Demain la pêche sera peut-être meilleure. Je finirai la correction du poème dans la semaine. Mais surtout, surtout, je ne compterai pas les jours. 

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  • Un air de souvenir7.14%
  • La fin du grand blanc0%

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Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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4 comments

  1. Cette nouvelle, la fontaine de jouvence, qui décrit avec précision presque minutie les rituels du quotidien et qui nous projette dans cette toilette pas si banale d’un retraité, a un style d’écriture simple mais efficace. Le sensoriel est tout à fait saisissant

  2. j’ai aimé Off GRID. S’affranchir de la grande toile…cette clairière ou le temps est suspendu à l’instant présent, est un ode à la liberté d’être, enfin !

  3. Nouvelle très surprenante mais intéressante par son sens du détail et son regard un brin ironique sur le dévouement d’un homme pour sa société

  4. J aime beaucoup ce texte qui nous plonge ds l océan et l abs d étoile

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