« Hell » de Yasutaka Tsutsui

Hell-Yasutaka TsutsuiLes toutes jeunes Éditions Wombat (nées en 2011), outre leurs collections sur le non-sens français et anglo-saxon, font connaître, dans la collection Iwazaru, des œuvres en marge de la littérature japonaise contemporaine. Dont Hell, de Yasutaka Tsutsui.

Évidemment, le thème peut paraître usé : les dialogues aux enfers remontent à l’âge classique, et, dans le genre, on peut citer plus près de notre époque Les Légions de l’enfer de Carolyn Cherryh, où se retrouvent aux Enfers, complotant à tout va avec la technologie du XXe siècle, talkies-walkies et chars d’assaut, Jules César, Cléopâtre, Hatchepsout et même Brutus !

Mais le traitement du thème n’a rien de banal. Pas question ici de personnages historiques ou illustres. C’est tout le Japon contemporain qu’on retrouve, avec des figures obligées comme le yakusa ou l’acteur de kabuki ; au-delà du Japon, le PDG, l’escroc, le petit employé, la vedette de télé, les paparazzi ou le cadre devenu SDF nous renvoient au monde moderne assujetti à la civilisation libérale. Monde terriblement violent et cynique, hanté par le souvenir de la guerre, où l’amour véritable peine à trouver sa place. La violence des yakuzas est simplement plus franche que celle du système qui condamne un homme à mourir de misère simplement parce qu’il a raté un marché.

Aucun des personnages n’a de caractéristique supra ou extranormale, excepté peut-être la voyante, victime à la fois de son don et des médias : comme elle est capable de guider la police là où se terre un assassin, ce que la télévision a largement diffusé, l’assassin… l’a assassinée préventivement ! Les autres n’ont de surnaturel que leur état de fantôme… ou de rêve.

Car c’est la force et l’originalité du propos que de brouiller toutes les pistes. Si au départ on se retrouve dans une situation fantastique classique – celui qui vient de mourir se retrouve intact, dans son « corps éternel » de l’autre côté de la barrière, le temps de voir son cadavre puis de plonger en enfer –, très vite on ne sait plus de quel côté de la barrière on est, ni même s’il y en a une. Un jeune homme devenu yakuza et tué lors d’une bagarre est, au même moment, vivant et plus jeune de plusieurs années, convié dans un restaurant de l’enfer par deux morts riches, invitation où il voit un rêve. Inversement, un mort apparaît à un vivant sur le point de mourir pour lui permettre d’exprimer sa rancœur avant qu’il soit trop tard. Dans une séquence très cauchemardesque, un homme, égaré sciemment dans un sous-sol labyrinthique par des rivaux, trouve comme sortie l’issue de secours d’un night-club… où il apparaît flottant au-dessus du sol, sans que rien ne permette de le supposer mort. Une scène on ne peut plus réelle et terriblement précise de torture apparaît aux morts comme un film où ils entrent pour convier torturés et bourreaux à les suivre… où au juste ? Rêve, souvenir, passé, présent, vie, mort, réel et imaginaire s’interpénètrent sans cesse.

Même cet enfer semble n’avoir d’autre caractéristique que d’être le point où toutes les lignes se croisent. Ce n’est pas un lieu de châtiment, victimes et bourreaux, vieillards et enfants s’y retrouvent à égalité, qu’ils soient morts accidentellement, assassinés, victimes d’attentat, de maladie ou de froid. Et il offre les mêmes lieux que le monde des vivants, mais essentiellement urbains (magasins, restaurants, buildings, rues) avec un décalage : le centre commercial, par exemple, n’offre pas de pharmacie ; et de l’étage le plus élevé d’un immeuble, on arrive dans la rue tout simplement en traversant la fenêtre et en planant jusqu’au sol. On pense à la Zone du film Orphée de Cocteau. La campagne n’apparaît que tout à la fin, dans un paysage minimaliste et allusif : un canal, un chemin, un pont. Pas de Dieu, pas de démon (peut-être une démone, mais est-ce sûr ?), pas de Bouddha. Est-ce une divinité psychopompe ou un autre fantôme disert et obligeant qui a expliqué à l’un des morts que l’enfer était là pour leur permettre de déposer tous les affects superflus, de se détacher des êtres et des choses, pour pouvoir passer, personne ne sait où, d’ailleurs ?

Le style, au début très sec et très précis sans aucune concession au pathos, se fait confus, balbutiant, cyclique, au fur et à mesure que personnages et lecteur perdent leurs repères, pour exprimer la folie d’un homme dans la souffrance ou l’exaltation puis la terreur d’enfants lancés dans une course à la mort. Les lignes narratives s’entrecroisent sans qu’on puisse déterminer une direction vers laquelle elles tendraient, et bien des séquences tiennent du flash-back, que le récit soit pris en charge par un personnage ou directement par l’auteur. Les points de vue se multiplient parallèlement. On en aurait presque le vertige, comme dans un film où le cameraman changerait sans cesse de focale.

Bref, tout est fait pour créer ce malaise profond que l’on ressent au réveil d’un cauchemar dont les derniers lambeaux se perdent dans la brume… Fort et dérangeant, Hell vaut vraiment la peine d’être lu.

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A propos de Marthe Machorowski

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