Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2019 : « Champollion s’est trompé »

Pierre de Rosette, symbole de la clé de décryptage s’il en est, voire de déchiffrement. Ce thème colle parfaitement au festival de cette année. Aura-t-il été traité avec succès ?

  • Rham’ses
  • Les chaussures d’envol
  • La reine de la nuit au musée
  • Beauté intérieure européenne
  • La crotte de nez
  • La lettre de Champollion

RHAM’SES

Passionnée des arcanes depuis toujours, j’ai admiré ceux qui nous ont permis d’avancer, de comprendre, et d’engranger encore plus de connaissances. Ceux qui ont marqué l’histoire, pas dans les livres et les belles sornettes que l’on raconte à la population pour l’endormir un peu plus, je parle de l’Histoire cachée aux yeux de tous. Celle qui fait que les contes des Grimm passeraient pour des nouvelles sordides et des récits dignes de comptes rendus de la police criminelle.

Nous sommes quatre dans le groupe. Anne, Sarah, Antoine, et moi. Pour des raisons évidentes, je ne donnerais pas mon identité. D’ailleurs, les prénoms que je viens de donner ne sont pas les vrais. Je ne risquerais pas de tout perdre par une erreur aussi bête. Il est vrai que je ne pensais pas arriver aussi loin. Je ne pensais pas que les évènements prendraient une tournure pareille. Je suis tellement excitée !

Il fallait que je l’écrive, que je consigne tout quelque part, au cas où c’est certain, mais surtout, quand on vit l’Histoire, quand on écrit l’Histoire, il faut laisser une trace ! C’est un travail d’une importance vitale, que dis-je, historique !

Qui aurait pu imaginer qu’une si petite erreur, insignifiante à première vue, pouvait faire tout basculer ! C’est la différence infime et en même temps fondamentale qu’une virgule apporte à une phrase. Je peux le dire maintenant haut et fort. Champollion s’est trompé ! Plus de deux cents ans après la publication de son Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens, c’est en train de se produire. Là où les non-initiés n’y voient qu’un vulgaire système de traduction, les dessins et motifs m’ont enfin parlé ! Il est vrai que dit comme ça, c’est probablement le meilleur moyen de passer pour folle. Mais j’ai bien toute ma raison.

Si vous aviez pu être témoin de ce que j’ai vu, vous comprendriez. Sarah a été la première à le voir. C’était comme une illumination, comme toucher le fonctionnement de notre monde. Les choses qu’elle pouvait faire, c’était tellement fabuleux. Je n’ai pas de mots pour le décrire.

Ce n’était pas une langue destinée à être parlée ou à la vie quotidienne. Les hiéroglyphes étaient bien plus que ça. En fait, il manquait seulement un tout petit rien, comme une virgule. Je suis tellement excitée ! Si ça réussi on accèdera à un niveau de conscience jamais atteint dans l’humanité. On atteindra une ère nouvelle, où les miracles seront à la portée de tous, enfin, presque tous. Imaginez-vous soigner la grippe saisonnière d’un claquement de doigts, faire tomber la pluie sur demande, ou encore guérir la calvitie !

Il nous en a fallu du temps. Pour comprendre d’où venait l’erreur. Pour la corriger aussi. Chaque symbole avait une fonction propre. Il était important de respecter l’ordre établi, le sens aussi, et enfin la prononciation. Cette dernière nous a demandé du temps et un peu de pratique. Il nous manquait quelques ingrédients également pour finaliser et formaliser le grand ensemble. 

Pour votre protection, je ne devrais probablement pas en dire plus. Mais dans quelques heures ça n’aura plus d’importance. Je suis parcourue d’une excitation et un frisson que je n’ai jamais ressentis auparavant. Peut-être que c’est parce que je sais ce qu’il se prépare, que je comprends l’importance, la portée et l’impact de ce soir ! Je ne dois pas faire d’erreurs.

Rham’ses. Le mot doit claquer sur la langue. Ses teintes ocres et indigos s’évaporent aussi rapidement qu’ils sont venus. Ma robe est un peu plus lourde que prévue. Je finis de tout préparer et dans quelques minutes, je serais le témoin du changement vers une nouvelle ère !

Je ne sais pas pourquoi j’écris, si tout se passe bien, je n’aurais pas besoin d’un témoignage papier. Je pourrais écrire ma propre mythologie ! Peut-être l’ai-je fait pour garder un souvenir de ce côté humain. J’entends déjà les bruits de chants de l’autre côté de la porte. Tout changement, quel qu’il soit nécessite un sacrifice. Sachez que je ne l’ai pas fait de gaité de cœur. Mais il était important qu’il soit fait. On avait trouvé le kriss sur eBay. Les temps modernes favorisent grandement l’achat de reliques et autres objets rituels.

Mes mains tremblent un peu, je ne sais plus où j’en suis… Je suivrais le rituel jusqu’au bout, je ne faillirais pas. Les chants se sont transformés en hurlements et lamentations dans l’autre pièce. J’ai envie d’aller voir, mais je dois m’en tenir au plan. Ma robe s’est encore alourdie avec le sang. Il y en avait beaucoup. L’odeur aussi est de plus en plus forte. Je dois encore attendre un peu. Je n’entends plus un bruit à présent. C’est comme un ronflement sourd, un peu lointain. Distant, comme un orage qui arrive. On le sent avant qu’il ne tombe sur nous.

Des pas se rapprochent de la porte, le tremblement de mes mains devient incontrôlable.

Je l’entends dans ma tête, je le sens de l’autre côté sans le voir.


Tout est clair maintenant !

Contrainte 1
Des chaussures d’envol

LES CHAUSSURES D’ENVOL

Le souffle court, Nel s’assit, son traducteur automatique à la main. L’étroit couloir dans lequel elle se trouvait était éclairé par de petites ampoules qui lévitaient tous les trois ou quatre mètres. Des milliers d’hiéroglyphes tapissaient les murs, le sol et le plafond.

Elle ferma les yeux. Connecté via une puce posée sur sa tempe, son traducteur lui envoyait la signification des signes autour d’elle en direct… mais ils étaient confus, extrêmement flous, une suite d’idées sans liens évidents entre elles. Un bip retentit, le bracelet qu’elle avait au poignet indiquait un taux d’oxygène faible. Elle inspira à fond, éteint son traducteur et tâcha de remonter à la surface.

Une vingtaine de minutes plus tard, elle émergea d’une pointe de pyramide dépassant à peine de l’eau, enfermée dans une immense caverne. Des centaines de personnes s’activaient sur des dizaines de bateaux et de plateformes positionnés autour de la plus grande découverte du 21ème siècle. Nel entra sur la plateforme la plus proche, son laboratoire, où son collègue Arthur l’attendait.

“Toujours rien ?” demanda-t-il.

Il n’eut que la mine agacée de Nel comme réponse.

Le laboratoire n’était au final qu’un grand bureau, il y avait des papiers partout, des notes en désordre, des tableaux remplis de schéma et de théories barrés ou à moitié effacés. L’ordinateur d’Arthur reçut un appel vidéo.

“C’est le big boss, tu veux lui annoncer toi-même qu’on dépense son argent dans le vide ?” ironisa-t-il.

“Ça ira” répondit-elle simplement, sans relever sa tentative d’humour. Elle sortit du labo.

Sur un mur apparut la tête d’un homme d’une cinquantaine d’années, plein d’énergie.

“Dites-moi tout Arthur !”

“Vous savez aussi bien que moi que toute découverte d’envergure ne peut se faire dans la hâte, nous travaillons d’arrache-pied, nous analysons-”

“Inutile de me refaire l’histoire à chaque fois, je sais très bien le temps et l’argent que ça prend. Vous devez comprendre quelque chose Arthur, cette pyramide que nous avons là, c’est l’espoir d’un monde. Suite au réchauffement climatique et à la fonte des glaces, nous avons découvert cette caverne […]”

Et c’est reparti pour le discours de motivation, pensa Arthur. Il avait appris depuis longtemps que le plus simple était de prendre son mal en patience, il s’assit confortablement et attendit.

“[…] une dizaine d’années! Tout ça uniquement pour découvrir ce qu’il pourrait se trouver dedans, le plus pur instinct de l’Homme, la découverte d’endroits inexplorés, l’exploration. Et que découvre-t-on ? Un lac souterrain, et un morceau de pyramide qui dépasse. Une pyramide qui s’annonce au moins des dizaines de fois plus grosse que celles que nous connaissions déjà, et vous me dites que vous n’avez toujours rien ?”

“Malgré le fait que l’intérieur de la pyramide soit sec malgré le fait qu’elle soit à 95% immergée – ce qui est une découverte extraordinaire en soi si je puis me permettre -, c’est très difficile de s’y enfoncer de manière sécurisée. L’oxygène est rare, les endroits très étroits et nous avançons dans le noir.”

“Nel est la meilleure, c’est vous qui me l’avez promis. Je vous ai mis en place tous les outils à la pointe de la technologie, les meilleurs scientifiques sont sur le coup. Si je le pouvais, je drainerais l’eau de cette caverne mais c’est impossible, vous m’avez dit en plus que ça aurait été dangereux.”

“Nel est la meilleure, elle trouvera la signification de tout ceci c’est une certitude. Nous vous donnons tous nos résultats quotidiennement. Il suffit d’un indice, un tout petit début de piste pour qu’on découvre tout en cascade.”

Écoutant la discussion via une oreillette, Nel marchait autour de la pointe de pyramide, saluant les différents scientifiques, pour finalement revenir sans s’en rendre compte à l’entrée du tunnel qui s’y enfonçait.

Tous les gens présents ici en étaient sûrs, il y avait quelque chose de spécial. Entre les hiéroglyphes qui n’avaient aucun sens, la taille seule du bâtiment était incroyable, l’impossibilité que l’Homme n’ait construit quoi que ce soit à un tel endroit dans l’histoire que nous connaissions, son emplacement géographique… un pyramide égyptienne dans l’Arctique, et puis quoi encore ?

Elle tapa un peu son oreillette :

“Arthur ?”

“Tu as écouté ?”

“Il a raison tu sais. Je vais redescendre, j’irai plus loin si je ne prends rien avec moi.”

“Prends au moins une bouteille d’oxygène avec toi et le traducteur, c’est dangereux.”

“Non, si je prends une bouteille je serai lente, c’est encombrant. Le traducteur est inutile, j’aurai l’esprit libéré de ne pas recevoir ce flux constant d’information incohérente. Il y a forcément quelque chose, je le sens.”

“Prends au moins… Nel ?”

Elle avait coupé la transmission et s’était déjà engagé dans la pyramide.

Elle ne s’attarda pas sur les messages écrits au mur, elle avançait le plus vite et le plus profondément possible. Une fois arrivée au bout des ampoules flottantes, elle en prit une pour l’utiliser comme torche. Plus elle s’enfonçait, plus ça devenait étroit, si bien qu’elle finit par avancer à quatre pattes, entourés par un flux ininterrompu de hiéroglyphes.

Ça faisait une heure qu’elle avançait, avec ces hiéroglyphes tout autour elle ne savait plus vraiment si elle rampait au sol ou au plafond. Elle poussait son ampoule régulièrement si bien qu’elle ne remarqua pas directement que cette fois-ci, l’ampoule disparu devant elle comme aspirée. Ne restait qu’une lumière tamisée au fond, révélant une petite ouverture sur un espace beaucoup plus grand. Sceptique par nature, elle mitigea son excitation par imaginer qu’elle voyait un mirage.

Elle rampa doucement, jusqu’à réussir à passer la tête dans l’ouverture, révélant une salle immense en contrebas. Ne se souciant plus du tout du sort de son ampoule, elle était béate devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Cela ressemblait à une salle de contrôle, mais tous les appareils lui étaient inconnus. Elle ne savait comment les interpréter visuellement, certains aspects avaient l’air de sortir du début d’un temps ancien, d’autres d’un temps futur impossible à imaginer.

Elle devait descendre, mais comment ? Tout était lisse, pourquoi ce passage existait-il tout court ? En pleine réflexion, elle ressentit “Bienvenue, Nel”.

Personne n’avait parlé, elle n’entendit aucun son.

“Bienvenue Nel” à nouveau. Elle lâche un petit cri, perdit l’équilibre et tomba dans le vide. Une chute libre de plusieurs dizaines de mètre jusqu’à ralentir une fois proche du sol, pour se laisser tomber presque tendrement sur la pierre. Elle se releva sans rien comprendre, elle oublia tout le contexte de sa présence ici.

Quelque chose bougea sur sa droite, des chaussures lévitaient. Elle s’en approcha, elle se sentait épanouie mais prisonnière d’une force qui la dépassait, confiante sans savoir la moindre idée de ce qu’elle faisait. Elle mit son pied gauche dans la chaussure, qui l’épousa à la perfection. Sans toucher le sol, elle prit appui pour enfiler le pied droit, lorsque son talon toucha celui de la chaussure, elle fut propulsée au centre de la pièce et entra en trance. Toutes les machines s’activèrent en même temps, la pyramide prit vie.

À l’extérieur, un bruit sourd prit de plus en plus d’ampleur. La pyramide s’illumina, on découvrit sa grandeur à travers les lumières sous-marines.

Tous les scientifiques s’arrêtèrent et observèrent le spectacle malgré eux, prisonniers de la caverne. Soudain, la pointe de la pyramide se souleva, révélant Nel qui lévitait.

Elle fut “déposée” par une force supérieure devant, puis reprit finalement ses esprits. Après quelques secondes de flottements, Arthur se précipita vers elle mais Nel ne réagit pas tout de suite, trop occupée à accepter la quantité d’information qu’elle venait de recevoir.

“Nel, NEL ??”

Elle revint à elle.

“On avait tout faux Arthur, tout. De A à Z. Il faut que vous voyiez ça en bas, c’est incroyable. Ces chaussures, la connaissance. Ces signes, ce n’est pas égyptien, on a inventé un faux langage pour analyser un langage extra-terrestre. On a tellement de chose à faire.”

Derrière elle, la pyramide était toujours comme activée, remise en marche après des millénaires d’inactivité.

“C’est un générateur. Connecté directement au noyau de la Terre, elle peut utiliser sa puissance pour réguler l’énergie à la surface. On peut régler la question du climat une bonne fois pour toutes. Ils nous ont donné ce cadeau. Nous n’avons pas su lire les signes qu’ils nous ont laissés mais maintenant c’est bon. Il y a d’autres générateurs un peu partout, il faut les activer aussi.”

Nel parlait vite, Arthur avait du mal à suivre.

“Pourquoi nous ? Ils qui ?”

“Car nous sommes eux. C’est comme ça qu’ils propagent la vie à travers l’univers. Plutôt que de voyager eux-mêmes, ils propagent la vie et la laisse se développer d’elle-même, tout en laissant des technologies avancées à disposition une fois que cette vie devient suffisamment évoluée.”

Arthur était bouche bée. Nel continuait de parler, très vite, trop vite pour tout le monde mais elle avait tellement d’informations à partager. Elle portait encore les chaussures, les chaussures qui activaient les générateurs, qui enverraient l’Humain au stade supérieur de l’évolution.

Contrainte 1
Une reine en balai

LA REINE DE LA NUIT AU MUSÉE

Je suis la reine du balai.

Il y a celles qui détestent ce boulot. Femme de ménage, pour la plupart des gens, ce n’est pas fun, pas valorisant, pas intéressant. Un peu honteux, même.

Moi, j’adore. Le lieu y est pour beaucoup, ceci dit. J’adore balayer les immenses planchers du musée et voir peu à peu la poussière s’accumuler dans un coin. J’adore lustrer les vitrines recouvertes de traces de doigts et voir peu à peu le verre devenir si translucide qu’on a l’impression qu’il n’est pas là. J’adore épousseter ces statues venues du fond des âges.

J’adore mon royaume de poussière. J’adore le visiter la nuit, quand le musée ferme, et parler aux dieux de marbres et aux rois de granit, et leur rappeler qu’ici, pour quelques heures, c’est moi la rien, moi la déesse, moi qui décide qui sera nettoyé ou qui ne le sera pas.

Bastet a été méchante, aujourd’hui (Bastet, c’est mon chat, à la maison), donc Bastet (Bastet, c’est la statue de la déesse égyptienne, salle 3, emplacement 41) ne sera pas nettoyée ce soir.

Titi n’a pas voulu prendre son bain avant que je ne parte (Titi, c’est mon fils Timéo, 3 ans), donc Néfertiti (Salle 12, emplacement 27) aussi attendra demain pour son nettoyage.

Pour me faire plaisir, Pierre ouvert une bouteille de rosé (Pierre c’est mon mari), au dîner avant que je parte, pour me rappeler la France, donc la Pierre de Rosette (salle principale, emplacement principal, impossible à louper quand vous arrivez) va avoir droit au nettoyage le plus approfondi qu’elle ait jamais eu.

Oui je sais c’est interdit. Normalement seuls les vieux archéologues bedonnants et moustachus touchent les pièces les plus importantes. Je m’en tape. C’est moi la reine du Musée, la nuit. Et j’astique ce que je veux, surtout quand j’ai enfilé une bouteille de rosé. Certains rois n’avaient pas été tripotés par des doigts féminins depuis, quoi, 4000 ans ? avant que je n’arrive.

J’aime imaginer qu’ils ne sont pas restés de marbre, les nuits où je me suis occupé d’eux.

La pierre de Rosette n’est pas un roi, juste un gros caillou noir comme les chiottes du troisième étage après le passage d’un groupe d’américains, avec des trucs gravés partout dessus dans plusieurs langues. Parait qu’un type appelé Champollion a réussi à traduire les hiéroglyphes grâce à ça. En haut, des hiéroglyphes, me dit le panneau. Plein de petits dessins gravés tout marrants, avec plein de petites anfractuosités pour la poussière à visiter une à une au chiffon. Au milieu, du démotique. Ça ressemble un peu à ce que Joanna, ma grande de six ans, trace quand elle essaye d’écrire. Si j’avais su, en fait ce n’est pas qu’elle ne sait pas écrire, c’est juste qu’elle écrit en démotique ! En bas, du grec ancien. Je lis le texte – 12 ans de grec ancien, que j’ai fait, si je compte toutes mes études. Douze ans de grec ancien pour finir femme de ménage ! m’a un jour dit mon enfoiré de…

Clic.

Comment ça clic ?

J’ai peut-être un peu trop forcé sur le grec ancien, ou sur le rosé, mais la pierre vient de faire clic sous mes doigts, et maintenant je n’arrive plus à les enlever, les doigts.

Et la pierre brille.

Y’avait ptête un peu de rhum, dans ce rosé.

Ou alors tu n’aurais pas dû prendre ces trois dizythums d’orge à la maison du zythum où tu t’es arrêtée en chemin, peut-être, chienne d’esclave ?

Hola. Hola hola hola. Pourquoi j’ai ma tête qui me parle comme si je jouais dans Fifty Shades of Grey 8 : fesses de déesse, là ?

Et comment je sais que le zythum c’est un genre de bière de l’Égypte antique, et le dizythum sa variété plus forte, et la maison du zythum l’équivalent d’un bordel classouille ?

Parce que tu viens enfin de libérer la seule vraie reine d’Egypte, chienne d’esclave, et que le monde va finalement entendre ma colère et ma rage !

Je… Cléopâtre ? Pourquoi je suis Cléop…

NE PRONONCE JAMAIS PLUS LE NOM DE CETTE CATIN DE SERPENT DEVANT MOI ! JE SUIS ARSINOE III, SEULE VÉRITABLE REINE D’EGYPTE, ET MON NOM A PARTIR DE MAINTENANT SERA LE SEULE AUTORISE A ÊTRE ACCOLÉ A CE TITRE ! ET D’AILLEUR C’ÉTAIT CLÉA CETTE PETITE PUTE, PAS CLÉO. AGATHOCLÉA, MÊME.

Mais j’ai rien dit, moi, j’ai juste pensé.

Tais-toi, chienne, et maintenant conduit-moi devant le Pharaon, je dois faire valoir mes droits de reine d’Egypte et en chasser mon fils qui m’a assassiné. Ou me marier avec lui, on verra.

Je… Pardon ?

Quoi ?

Ton fils t’as fait assassiner ?

Ouaip. Méthode traditionnelle de prise de pouvoir, dans la famille. Mon frère avait déjà balancé aux crocodiles maman, tonton et grand frère. Sur les conseils glissés sur l’oreille par ce serpent d’Agathocléa, justement. Il m’a épargné parce que je suis devenue sa complice. Ce qui a dû inspirer n’a pas empêché Agathocléa – pas la même, une autre Agathocléa, mais mon frère couchait avec elle aussi, je crois qu’il avait un faible pour ce prénom – de nous balancer aux crocodiles lui et moi, quarante ans plus tard. Tu ne t’appelle pas Agathocléa, j’espère ?

Heu

Je… Quoi ? Agathe, Camille, Léo Pâtre ? Mais je suis maudite ou quoi ?

On peut faire le point stp ? Donc si je comprends bien, j’ai une reine d’Égypte vénère dans la tête ? Mais c’est arrivé comment ?

Tu as téléchargé la sauvegarde de mon Shout.

Ton quoi ?

Mon Shout, ignorante. La partie de l’âme qui n’est pas le Ba ni le Ka ni le Haty ni le Ren ni le djet ni le … Attend, je traduis ça en mots que tu connais… Le… La… La sauvegarde secrète de ma personnalité temporaire telle que faite par le grand ordinateur des prêtres d’Anubis, on va dire.

Je regarde la Pierre de Rosette. Je regarde le panonceau d’information de la pierre de Rosette.

C’est pas censé être un décret ou je ne sais quoi, ce truc ?

Champollion n’a rien compris, et les autres après lui n’ont plus. Il a cru que les hiéroglyphes se limitaient aux idéogrammes, aux phonogrammes et aux déterminatifs, et qu’ils n’étaient que figuratifs, symboliques et phonétiques. L’imbécile, imbécile comme tous les autres que je vois depuis des années passer devant cette pierre. Pas étonnant, pour quelqu’un venant d’un peuple de barbares qui distinguent à peine l’âme de l’intellect, l’intellect du caractère, et le caractère du cœur, le cœur de l’identité, l’identité de l’ombre, l’ombre du corps, le corps de sa représentation dans l’œil des autres. Oui, le texte est un décret. Mais il est aussi codé, pour garder secrète le contenant.

Je… Donc là en fait ce truc c’est une disquette, ou une clé USB, c’est ça ?

Oui. Et j’ai fait marquer un décret idiot sur l’étiquette pour camoufler la vérité, tout comme tu caches tes photos de NUDES dans ton dossier Nouvelle Unions Des Escargots Sardoniques. Mais assez parlé : j’ai une vengeance à accomplir ! Mène-moi au Pharaon, esclave, que nous lui arrachions le cœur !

Alors on va se calmer, perso j’ai l’intention d’arracher le cœur de personne, et de toute façon y’a plus de cœur à arracher, et le jour où tu retourneras en Égypte tu risque d’être un brin surprise vu que ça a pas mal changé. Et si je comprends bien tes histoires là, j’ai ton shout-sauvegarde mais tu as laissé le reste en Égypte il y a quelques milliers d’années et c’est toujours mon Ba-Ka-Haty-Ren qui dirige ce djet-corps. Donc y’a deux solutions. Soit tu retournes dans ta boite…

Non. Jamais. Y’a pas moyen de toute façon, il te faudrait le grand ordinateur du temple d’Anubis et 38 prêtres formés pour en actionner chaque pierre

… soit tu restes dans ma tête et on s’amuse.

Qu’est-ce que tu veux ? Je décrypte tes souvenirs et tes connaissances, mais cela prend du temps. Ce monde a changé, en effet, plus que ce que j’imaginais d’après ce que je percevais depuis ma pierre.  Veux-tu devenir prêtresse de la connaissance ? Je peux t’aider à cela. Veux-tu devenir séductrice des puissants ? Je saurai te monter. Comptes-tu te forger un royaume par la force des armes ? Je saurais te conseiller. Veux-tu…

Ce que je veux, c’est avoir fini mon boulot à temps pour pouvoir choper le dernier bus, être chez moi avant 1h du mat, m’envoyer en l’air avec mon mari, et être suffisamment en forme demain pour lever mes enfants pour les envoyer à la crèche et à l’école avant de commencer mes ménages du matin. Mais si tu me parles, c’est cool, ça me fera de la compagnie. C’était comment de ton temps, alors ?

Je… Tu veux rester esclave de ménage ?

J’adore ça. La paie est nulle, les horaires aussi, mais ça me relaxe.

Je… Tant d’années avec uniquement des doigts de vieux archéologues mâles à me toucher, et enfin une femme compatible génétiquement dans laquelle me télécharger, et il faut que ce soit toi ! Tu n’as donc point d’ambition ?

Si. Rester à jamais la reine du balai. Alors, dis-moi ? Les mecs étaient comment, à ton époque ?

Contrainte 1
Une truelle
Contrainte 2
Le Bon Coin des organes

BEAUTÉ INTÉRIEURE EUROPÉENNE

Le monde ne tourne pas rond. Nous sommes manipulés sans nous en rendre compte. Et ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanité. Je travaille au British muséum depuis trois ans. La partie égyptienne m’a toujours parue étrange. Comme si les pièces du puzzle étaient volontairement désordonnées, manquantes. Comme si quelque chose avait mélangé les preuves. Les preuves de quoi ? Il faut que je le découvre.

         Mangez 5 fruits et légumes par jour.

Alexa ne réagissait plus aux slogans télévisés. A vrai dire, elle se demandait pourquoi… Pourquoi regarder encore la télévision ? Pourquoi rester collée au canapé quand elle pouvait sortir prendre l’air ? Pourquoi ne pas se faire un peu de sport ? Et une bonne pomme au retour. Oui ; c’est une bonne idée. Elle enfila son short, ses baskets, elle était prête à se purifier.

         Faites du bien à votre corps : le sport c’est la santé.

Je crois qu’on aurait tous dû réagir au moment de l’interdiction des voitures. Sérieusement : la civilisation occidentale s’est construite sur le règne des quatre roues. Les supprimer, c’était toucher à quelque chose de fondamental. C’est là que j’ai commencé à douter. Plus je regarde de vidéos, plus je lis d’articles, plus je suis convaincu que quelque chose clochait. Soi-disant : bientôt nous serions en pénurie de pétrole, autant prendre les devants. Derrière : encore une campagne pour nous purifier, cette fois les voies respiratoires, mais demain ?

         Le sexe oui, mais sans toxine !

Greg adorait ça. Le sauna collectif de l’immeuble, passage obligé avant tout rapport sexuel, contrôlé et validé par le syndicat de propriété. Il se sentait tellement plus propre, tellement plus sain. Il lui semblait même qu’Alexa jouissait davantage dans ces conditions. Incontestablement, depuis qu’ils s’étaient tous les deux remis au sport et que leur régime alimentaire s’était calqué sur les recommandations de la BioCorporation européenne, leur vie sexuelle était plus épanouie. Ils gémirent de bonheur : Greg Junior était peut-être en route !

         Mangez 5 fruits et légumes par repas.

Tous les soirs, j’échange sur le forum privé Dictature Santé. Chaque message apporte son lot de révélations terrifiantes en Europe. On a interdit les pesticides en France. On a imposé de nouvelles normes de qualité de viande en Grande-Bretagne. On a imposé une heure de sport quotidienne sur le lieu de travail en Allemagne. On a interdit les savons chimiques en Lituanie. Les autres pays regardent tout ça d’un œil atterré, moquant le vieux continent qui essaye de retrouver une nouvelle jeunesse. Tous les contrats d’importation ont été rompus au moindre soupçon d’OGM. On lave plus propre que propre en Europe, et ça va contre le mouvement mondial, ce n’est pas bon signe.

         Mangez bien ? Mangez bio.

« Minou minou… ». Alexa caressait le chat bien posé sur son ventre rond. Depuis qu’elle était enceinte, elle avait développé une connexion particulière avec Tsuki. La fourrure blanche et noire ronronnante lui apportait un bien-être comparable aux séances quotidienne de yoga. Le médecin avait insisté : il fallait continuer l’exercice, même à trois mois de grossesse. Et on ne se débarrasse pas du chat, voyons madame ! La toxoplasmose, c’est un mythe. Alexa était ravie. Elle lança la vidéo de yoga et se prépara à communier avec son corps.

         Reconnectez-vous avec vos sensations : pratiquez une activité physique quotidienne.

Trois ans d’études en langues anciennes, deux ans de spécialité en égyptologie, un doctorat d’archéologie, tout ça pour finir gardien de musée. Si c’est pas une preuve que quelque chose cloche dans ce monde… Mais ce soir-là, en m’introduisant dans le musée avec mon pass, j’ai pu réaliser mon rêve d’Indiana Jones. Désactiver les systèmes de sécurité. Accéder à la salle égyptienne et à la fameuse vitrine que le monde nous envie. Une momie ; une urne en forme de chat ; une stèle funéraire. Ouvrir délicatement et tenir entre mes mains la fameuse tablette, la transvaser dans la petite brouette que j’avais prévu ; m’éclipser du musée pour n’y jamais plus revenir.

         Évitez sucres et graisses saturés, soignez votre santé.

A la télévision, on ne parlait que de ça : la tablette de Champollion, un des plus fameux trésors de l’humanité, avait été dérobée. On soupçonnait un gardien du British Museum qui ne s’était pas présenté au travail depuis la nuit funeste. Alexa et Greg écoutaient distraitement les informations tout en pratiquant leur séance de vélo d’appartement quotidienne. Le premier ministre du Royaume uni intervint en personne pour rappeler l’importance de ce témoignage d’une époque révolue. Derrière-lui, la reine elle-même exhorta sévèrement l’indélicat à se rendre aux autorités. Elle était assise sur une chaise au revêtement de velours. Sur ses genoux, un chat roux ronronnait tranquillement.

         5 fruits et légumes par repas : est-ce bien suffisant ? Abusez des bonnes choses !

Je relis à nouveau mon texte. Être alarmiste, sans être désespéré. Induire le doute, sans révéler. Un exercice d’équilibre. Susciter l’interrogation ; et ensuite, quand les consciences seront suffisamment troublées, amener la réponse. « Personne ne semble réagir. Pourtant les signes sont tous là. Nous accordons une importance de plus en plus grande à notre santé. Notre corps devient la priorité : viande bio, légumes bio, sport bio, sexe bio… Nous éliminons petit à petit les toxines pour devenir sain. Mais pourquoi ? Pourquoi cette ingérence des gouvernements dans notre santé ? ». Une seule prise. Et pourtant, avec l’installation écrite décrépite de cette cave du Caire, j’avais peur à tout moment que la caméra ne saute. Ne reste plus qu’à me trouver une connexion suffisante pour poster la vidéo sur tous les réseaux. Les amis de Dictature Santé m’ont promis de la relayer. Qu’elle devienne virale le temps que je finisse la traduction. Un petit mois. C’est tout ce qu’il me faut pour faire éclater la vérité que je ne connais pas encore.

         La gymnastique, c’est fantastique !

Alexa et Greg transpirait de concert. Les positions que le gynécologue leur avait imposé pour tous les rapports durant la grossesse étaient épuisantes. Mais c’était pour leur bien. Un corps sain pour un bébé sain. La pub tournait en boucle à la télévision et sur internet. Chaque jour, ils s’astreignaient à cette rythmique corporelle. Chaque jour, Alexa sentait grandir en elle un bébé de plus en plus fort, qui se portait de mieux en mieux. Tout ça la remplissait de joie. Elle avait craint que le chat ne fût jaloux du bébé à venir, mais Tsuki au contraire ne ratait pas une occasion de se poser sur son ventre avec ce petit air détaché tout à fait charmant qu’affectionnaient les chats. Comme si la marche du monde n’avait aucune importance.

         Transpirez par tous les pores, vous serez plus fort !

Champollion s’est trompé. Ce n’est pas une stèle funéraire. C’est une petite annonce. En fait son erreur était simple : il a cru que le grec était une transcription de l’égyptien sur cette tablette. Ce n’est pas le cas. C’est un leurre. Avec Summerisle94 du forum, qui travaille dans un organisme de recherche numérique gouvernemental, nous avons rentré tous les hiéroglyphes dans une boucle d’analyse de big data. La connexion au système de la Nasa que nous a permis HierophanteS32 a résolu l’équation : les hiéroglyphes représentent un ensemble de coordonnées et de dates. Tous les 800 ans, une comète passe par notre système solaire, la comète Râ.

         Un bon accouchement est un accouchement naturel.

Alexa avait souffert, mais ça valait le coup. Sans péridurale, sans médicament d’aucune sorte, elle avait tenu bon : Greg Junior était là, sur son ventre, tout rose et tout propre. En parfaite santé avait assuré la sage-femme. Greg était ravi, il profitait de la salle de sport de l’hôpital pour se maintenir en forme. Alexa reconstituait ses forces grâce aux repas gérés par BioCorporation : circuit court et bio normatif. De bons fruits et légumes au moins cinq de chaque par repas, et de la viande garantie sans médicaments. Elle allait bientôt sortir et pourrait reprendre l’exercice.

         Lire sur son vélo d’appartement : un esprit sain dans un corps sain !

J’ai passé près d’un mois à la bibliothèque principale du Caire, à comparer les textes, les témoignages, et à monopoliser la connexion en VPN pour échanger avec mes contacts historiens et astronomes. La comète passera dans trois mois. Le déclin de la civilisation égyptienne correspond à un passage de la comète, il y a plus de 3000 ans : quand un quart de la population a disparu sans laisser de trace. Nous en avons déduit que la comète contient un système de téléportation à distance. Elle alimente un gigantesque bon coin galactique de trafic d’organes. Les hiéroglyphes semblent indiquer que les aliens qui gèrent ce trafic s’incarnent dans des formes de vie indigènes. Un autre passage de la comète a entraîné le déclin de la civilisation maya, plusieurs siècles avant l’arrivée des conquistadors. Les forces vives d’un peuple sont enlevées pour servir de pièces de rechange intergalactiques. Mais quel est le véhicule terrestre de ces entités ? J’ai bien une idée, mais ça semble délirant… Comment faire pour les arrêter ? A peine postées, mes vidéos sont supprimées. Le forum a été fermé hier. Impossible de communiquer. Il faut que j’agisse seul. Et j’ai peu d’outils à ma disposition.

         La santé c’est à l’intérieur : prenez soin de vos organes.

Alexa, Greg et leur enfant étaient sur le toit de l’immeuble. Comme une bonne partie de la population européenne. Ce soir, le passage d’une comète allait changer votre vie, assuraient les médias. Et elle ne serait visible que de l’Islande à la Russie. Son bébé en écharpe, Alexa regardait le ciel, confiante en l’avenir. Elle s’était rarement sentie aussi en paix avec son corps. Greg Junior était en pleine forme. Le ciel s’éclaircit. Elle eut une pensée pour ce fou en Egypte qui avait entrepris de massacrer les chats du Caire à la truelle. Quelle horreur. Comment peut-on en vouloir à ce point à ces adorables boules de poils ? D’ailleurs, elle réalisa que le toit en était rempli. Elle se sentait bien. La comète fit son entrée dans le ciel noir. Un miaulement collectif sembla s’élever dans toute la ville…

Contrainte 1
Après-hier
Contrainte 2
Un troll unijambiste

LA CROTTE DE NEZ

— Putain le con ! s’exclama Arnulf, du haut de ses deux mètres trente et de sa voix nasillarde.

Il se mit à taper violemment sur son clavier dans un geste frénétique totalement inutile, mais qui avait une certaine beauté rythmique si l’on était amateur de musique alternative. Il prit une profonde inspiration, et tira sur son oreille gauche pour se calmer. Arnulf n’était certes pas le plus beau des trolls, mais ses oreilles, elles, étaient parfaites, et il avait cette fâcheuse tendance à les titiller quand il était nerveux. Ce qui avait pour conséquence d’émoustiller grandement sa collègue Shelly, une superbe femelle à la peau vert émeraude. Heureusement, Shelly n’était pas là pour assister à cet excès de panique.

Car oui, Arnulf paniquait. Il savait que son supérieur ne l’appréciait que modérément, et guettait la moindre erreur pour le mettre à la porte. Dans le contexte économique actuel, Arnulf ne tarderait pas à devenir un TSG (Troll Sans Grotte). Fort heureusement, il n’était pas affecté à un poste à très haute responsabilité, mais comme aimait à le rappeler le Projet Rotatif Organisé de Surveillance Trollien (le PROUST), la moindre petite crotte de nez pouvait changer la face du monde. Depuis le temps que les Trolls surveillaient les incidents temporels, ils ne rataient jamais une occasion d’affirmer avec fierté qu’ils avaient mangé beaucoup de crottes de nez. « Bienvenue là où l’on sauve le monde, Arnulf ! », lui avait dit son supérieur en l’accueillant, deux années plus tôt. C’était avant qu’Arnulf ne couche accidentellement avec son épouse.

C’était un accident. Il pouvait le jurer.

Quoiqu’il en soit, la veille, Arnulf avait mal digéré son hamburger végétarien et il avait passé la moitié de sa journée aux toilettes plutôt que devant son écran. Il n’avait donc pas vu ce qu’il aurait dû voir, c’est-à-dire que Jean-François était un sacré con. Le troll était chargé de vérifier les petits détails du quotidien de certains personnages historiques importants, pour être sûr que rien ne viendrait faire tressauter la machine bien huilée du temps et bousculer un passé qui était très bien comme il était. D’un point de vue troll, bien sûr.

Généralement, le fait que Marie-Antoinette choisisse une autre paire de chaussures ou que Benjamin Franklin se gratte le nez à 11h52 au lieu de 11h56 n’avait pas une incidence grave. C’est pourquoi Arnulf était plutôt pépère, se contenant de vérifier les listes comparatives de données et de compléter les dossiers. Mais ce matin, en arrivant, une anomalie s’était affichée sur son écran. Après une rapide analyse statistique, Arnulf avait vite constaté que cela pouvait prendre des proportions catastrophiques. Si son système digestif n’avait pas décidé de prendre son indépendance, il aurait pu résoudre le problème à temps, mais l’évènement s’étant produit la veille, il était presque trop tard. Arnulf tira sur son oreille droite, se redressa, et alla dans le bureau de Shelly.

Il entra dans son bureau en clopinant. Shelly se tenait bien droite sur son siège, resplendissante dans sa petite robe rose, arborant une perruque blonde à la pointe de la mode. Comme à son habitude, Arnulf se positionna de profil face à elle, pour dissimuler le plus possible la prothèse bon marché qu’il portait à la place de sa jambe droite. Rappelons-le : Arnulf n’était pas le plus beau des trolls, mais ses oreilles étaient parfaites, c’est pourquoi Shelly lui adressa un sourire radieux, dévoilant ses dents d’un jaune solaire.

— Shelly, il faut que tu m’aides, attaqua directement Arnulf. J’ai une MST.

Le sourire de Shelly disparut aussitôt. Elle pianota à une vitesse remarquable sur son clavier, consultant les dossiers d’Arnulf, et laissa échapper un grognement effaré.

— Comment as-tu pu te retrouver avec une Méga Saleté Temporelle de cette taille ? s’exclama-t-elle.

— Tu peux m’aider ? demanda simplement le troll en retour, lui lançant un regard qu’il espérait séducteur avec ses deux yeux bleus globuleux. Il faut que tu m’envoies après-hier.

— Avant-hier, rectifia Shelly en fronçant les sourcils.

— Non non, après-hier, insista Arnulf, si tu m’envoies avant-hier Gnor le verra et je pourrais dire adieu à ma complémentaire santé ; alors que si tu m’envoies après-hier, il pensera qu’il s’agit uniquement d’un contrôle de routine mais j’aurais encore le temps d’arranger tout ce merdier.

— Je ne sais pas si je peux entrer ça dans le système…, commença Shelly avec réticence.

— Je t’en prie, Shelly, si tu m’aides, je…je m’arrangerai pour que ce soit toi qui choppes le SIDA.

— Le Saut Intemporel Darwinesque Alternatif ? Comment tu pourrais faire ça ?

— Je connais bien le troll chargé de la répartition des projets.

Shelly soupira. Elle jeta un dernier coup d’œil aux oreilles d’Arnulf, qui étaient passées à un vert plus profond à force d’être tirées.

— Très bien, céda-t-elle, je vais te bidouiller quelque chose.

Arnulf la suivit d’un pas presque guilleret jusqu’à la CTHULHU (Chambre Temporelle Humaine à Laser Haute Unité).

— Débrouille-toi pour être discret, le prévint Shelly, je ne pourrais pas te couvrir si jamais quelque chose tourne mal.

Arnulf entra dans le caisson de téléportation temporelle et essaya de se détendre tandis qu’avait lieu la désintégration particulaire.

Quand il rouvrit les yeux, il se trouvait bien là où il aurait dû être, mais sa prothèse n’avait pas été rematérialisée. Shelly avait dû oublier de la signaler au système.

— Putain la conne ! grommela-t-il en manquant de perdre son équilibre dans la chambre obscure.

Jean-François ronflait paisiblement dans son lit. Arnulf scruta avec attention le sol, cherchant ce qui l’intéressait. Il repéra le vêtement, négligemment jeté sur une chaise. Un caleçon long à la propreté douteuse, que cet étourdi (et cette feignasse) de Jean-François remettrait en se réveillant, au lieu d’en prendre un propre. Une fois de trop. Car cette-fois ci il lui causerait des démangeaisons abominables, qui auraient statistiquement 98% de chances de l’empêcher d’accomplir son glorieux destin. Ces humains n’avaient décidemment aucune idée de ce qu’était l’hygiène corporelle.

Arnulf sautilla péniblement vers la commode, essayant de faire le moins de bruit possible. Il en sortit un caleçon propre, qu’il emmena vers la chaise dans l’intention de l’échanger avec le sale. A cet instant il se prit le pied dans le tapis et s’écroula sur le sol dans un bruit faramineux. Les ronflements de Jean-François se stoppèrent nets. Dans l’urgence, Arnulf propulsa le caleçon sur la chaise, puis roula sur lui-même pour se dissimuler sous le lit, juste à temps.

Jean-François se leva, et Arnulf vit sa main tâtonner en direction de la chaise.

« Prends le bon caleçon, pria le troll depuis sa cachette, Prends le bon caleçon, celui qui sent bon, pas cette infâme chose souillée de … et putain le con ! ». Jean-François enfila avec désinvolture son caleçon jauni, et s’assit à un petit bureau où se battait joyeusement tout un fouillis de papiers et autres babioles. Sans plus de formalités, il se mit à travailler.

Sous le lit, Arnulf était en proie à un grand dilemme. Devait-il se dévoiler et lui arracher son caleçon ? Mais la vue d’un troll risquait de lui provoquer un traumatisme plus grand encore, et Arnulf ne tenait pas à être convoqué par la DRH et décapité pour faute grave. Il remarqua avec angoisse que Jean-François commençait distraitement à se gratter l’entre-jambe de plus en plus souvent. La situation devenait critique. Sa concentration devait déjà en être grandement perturbée, et dans quelques heures il serait trop accaparé par ses désagréments physiques pour achever un labeur de première importance dans l’Histoire de l’Humanité. Tout ça parce qu’il s’était trompé de caleçon. Et c’était la faute d’Arnulf. Le troll était désespéré.

Nous l’avons déjà dit, Arnulf n’était pas le plus beau des trolls, mais, en plus d’avoir des oreilles parfaites, il avait des ongles très longs et particulièrement pointus. Aussi commença-t-il à entreprendre un long travail de reptation silencieuse, traînant son deux mètre trente sur le sol centimètres par centimètres. Au bout d’une longue demi-heure, il tendit le bras, et effleura très légèrement l’arrière-train rebondi de Jean-François. Le tissu se déchira aussitôt, laissant le froid caresser vivement le postérieur de l’humain ainsi exposé. Jean-François laissa échapper une exclamation de surprise, mais, fort heureusement, ne vit pas le grand être vert qui se repliait avec une souplesse insoupçonnée sous son lit.

Contrarié, Jean-François enleva son caleçon, se rafraichit un peu les parties intimes à l’aide d’une bassine d’eau qui se trouvait là – faisait ainsi preuve d’une présence d’esprit à laquelle Arnulf ne croyait plus – et mit un caleçon propre. Le troll dut user de tout son sang-froid pour ne pas pousser un soupir de soulagement.

Dans de biens meilleures dispositions physiques, Jean-François se remit au travail. Au bout de quelques heures interminables, pendant lesquelles Arnulf osa à peine bouger de peur de se faire repérer et d’interrompre ce qu’il avait eu tant de mal à préserver, l’homme poussa l’exclamation de victoire tant attendue. 

— Ah bah c’est pas trop tôt ! ne put s’empêcher de réagir Arnulf.

Jean-François sursauta en entendant la voix nasillarde résonner dans la chambre. N’y tenant plus, Arnulf sortit de sa cachette sous les yeux écarquillés de l’humain tremblant. Il jeta un coup d’œil sur les hiéroglyphes et autres inscriptions présents sur les documents posés sur le bureau.

— T’as bien tout traduit hein ? demanda-t-il, vaguement inquiet.

Jean-François hocha frénétiquement la tête, incapable de parler.

— Ouf, reprit Arnulf. Putain Champollion, t’es vraiment un con.

Sur ce, Jean-François s’évanouit et tomba dans un coma traumatique profond qui devrait durer plusieurs jours. Arnulf prit délicatement le caleçon sale déchiré entre deux doigts tout en grimaçant de dégoût, et activa son bracelet-montre temporel qui le ramena au PROUST dans un grand éclat lumineux.

Shelly fronça le nez en voyant la pièce à conviction qu’il ramenait.

— Ça a été ? demanda-t-elle.

— C’était une sacrée crotte de nez, plaisanta Arnulf.

Il n’était pas peu fier. Il avait en quelque sorte sauvé la face du monde. Il adressa un sourire victorieux à Shelly, agitant pour l’occasion ses oreilles, ce qui la fit glousser. Il devrait peut-être en parler à son supérieur, après tout. Ce genre d’intervention pourrait l’amener à une promotion. Il était peut-être taillé de l’étoffe dont on fait les héros. Lui, Arnulf, Grand Protecteur de l’illustre Champollion. Un avenir radieux allait s’ouvrir devant lui ! Soudainement galvanisé, il se redressa pour sortir du caisson.

Puis il se cassa magistralement la figure, n’ayant toujours pas récupéré sa prothèse.

LA LETTRE DE CHAMPOLLION

« Chers collègues des prestigieuses Archives Galactiques » commence Ryotua, une sueur salée lui dégoulinant dans les yeux.

« Je sais où sont les Pyramideux. »

Un brouhaha si énorme s’élève dans la salle que le modérateur de la conférence doit calmer la foule.

Ryotua, jeune archiviste humaine de deux cents ans, se retrouva quelques mois plus tôt à traîner dans la section des objets physiques récoltés sur les planètes mineures.

Elle ne se voyait pas passer encore trois cents ans à étudier les archives des petites colonies. Quelle que soit l’espèce, ces documents ne faisaient décoller aucune carrière.

Rien à voir avec les Grandes Archives, celles des planètes-mères, et dont chaque révélation avait un succès retentissant.

Mais ce jour-là, Ryotua était en veine.

Son amour des vieux supports avait enfin payé. Tout ce qui était gravé sur du métal, matières plastiques, bulax, trinitris, hotracoul, pierre ou fibres végétales l’attirait.

C’est à l’odeur qu’elle repéra une enveloppe contenant une lettre.

Du papier ! Son support préféré.

Déchiffrer les indications de provenance de la lettre lui pris un temps fou, chaque ligne de temps étant écrite dans une langue différente.

Au prix d’un grand effort de traduction, elle apprit que la lettre avait transité par cinq planètes dont trois colonies mineures, deux vaisseaux d’exploration, un vaisseau inter-générationnel mais le plus étonnant dans la chronologie de ce voyage fut l’origine de la lettre, la Terre, la planète-mère de l’humanité son espèce.

Il lui fallut un temps plus long encore pour déchiffrer la lettre dont le papier et l’encre avaient été stabilisés et dont le contenu avait été rédigé dans une vieille langue de la Terre.

« La lettre est de Jean-François Champollion, » repris Ryutoa devant l’assemblée de ses pairs « un chercheur ayant vécu au XIXème siècle sur la planète-mère de l’humanité. Cet homme a dédié sa vie à l’étude d’une civilisation antérieure à lui, appelée Égypte ancienne, et dont peu d’entre vous doivent connaître l’existence.

Mais rien ne parlera mieux que sa lettre. Je vous la livre donc dans notre langue universelle du XXVème siècle. »

« Ceci est mon testament. Si vous lisez ces lignes, c’est que j’ai rejoint le royaume des cieux. Mon âme s’attriste à l’idée que cette lecture vous mette en danger mais il important que se sachent les informations capitales que je vais vous révéler.

La pierre de Rosette est fausse, je le sais à présent. Et tout le mérite que j’ai pu retirer du déchiffrage des hiéroglyphes de l’Égypte ancienne, grâce à la pierre, tombe en miettes.

Il y a quelques jours, je suis tombée gravement malade. J’ai frôlé la mort et cette affliction a dissipé la brume qui obscurcissait mon esprit.

Car oui, j’ai été trompé.

La pierre de rosette est fausse. C’est une invention d’êtres qui m’ont aveuglé avec leur magie. Ils se sont servis de moi.

Je les connaissais, je les ai fréquentés par le passé.

Je m’en souviens comme si c’était hier, quand ils se sont révélés à moi, quand ils m’ont dit qu’ils se plaisaient bien ici, qu’après des centaines de millions d’années d’errance, de planète en planète, ils avaient décidé de s’établir ici, sur la nôtre, la Terre.

Ils m’ont fait jurer de ne pas révéler leur secret.

J’ai juré mais ils ne m’ont pas fait confiance. Ils m’ont fait perdre la mémoire et se sont servis de moi pour procéder à un faux déchiffrage de la pierre de Rosette, pour donner au monde une fausse interprétation des hiéroglyphes et mieux se cacher.

Je vais bientôt mourir, je le sais.

Que ce soit la belle mort ou de leur main, je vais mourir.

Je sais qu’ils ne me laisseront pas révéler leur existence au monde. J’espère seulement que cette lettre tombera un jour entre de bonnes mains, dusse-t-elle traverser les siècles.

Paris, 1er mars 1832

Jean-François Champollion. »

Ryotua termine la lecture, émue, les lèvres tremblantes.

Elle ne parvient pas à croire à sa chance.

« De bonnes mains » avait dit cet homme de la planète-mère de l’humanité.

Les siennes, de bonnes mains.

Elle a trouvé les Pyramideux, cette civilisation dont on sait qu’elle existe, dont on trouve de nombreuses traces dans la galaxie mais dont on n’a jamais trouvé des individus vivants.

Ils sont sur la planète-mère de l’humanité.

C’est la découverte la plus importante du siècle.

Les Archives Galactiques vont affréter un vaisseau. Ils vont se rendre sur Terre. Elle fera certainement partie du voyage. Sa carrière allait enfin décoller.

Soudain, Ryotua sent sa mémoire lui filer entre les doigts.

De quoi parlait-elle déjà ? Une lettre, un chercheur du passé ?

Mais qu’avait-il découvert ? Lui aussi avait perdu la mémoire, pense-t-elle, sans en être sûre à présent.

Et tandis que disparaît la mémoire de sa découverte, elle se rappelle le post-scriptum de la lettre :

« Ami lecteur, restez vigilant. »

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