« Furor » de Fabien Clavel

Fabien Clavel est entré en littérature par la voie du roman historico-fantastique. Comme Michel Pagel dans Les Mages de Sumer ou Le Roi d’août, il récupère des faits rigoureusement historiques (ne pas confondre avec l’uchronie), mais il glisse des événements fantastiques dans les vides de l’information (d’autant plus nombreux que l’époque est lointaine ou l’épisode mal connu).

Ici, nous sommes dans les deux cas.

On l’aura compris à la consonance latine du titre, le récit se situe au premier siècle de notre ère, sous le principat d’Auguste. Certes, l’histoire romaine est relativement bien connue, mais l’épisode des légions perdues de Varus constitue justement un mystère pour les Romains eux-mêmes. Le légat Varus, flanqué d’un Germain romanisé, Arminius, s’était engagé avec trois légions dans la forêt de Teutobourg. Des légions romaines suréquipées, surentraînées, contre des poignées de barbares. La partie semblait jouée d’avance. Pourtant les légions furent non seulement massacrées, mais effacées. Arminius avait trahi (ou était revenu à ses premières allégeances).

L’auteur organise ce drame selon les trois étapes d’une tragédie selon la théorie de Sénèque : Dolor, Furor, Nefas. C’est-à-dire que le simple malheur (Dolor) – marche épuisante dans une forêt hostile, massacre, fuite désespérée et épuisante – va plonger les personnages dans un désarroi total. Perdre tous leurs repères, y compris hiérarchiques ou religieux, les amène, l’un d’eux surtout, le centurion Marcus, à un état de frénésie proche de la folie (Furor) puis à un comportement quasiment sacrilège, du moins selon leurs critères (Nefas). On pourrait aussi considérer comme relevant du Furor, voire du Nefas, les horreurs de ces combats, où Romains et Barbares rivalisent de sauvagerie, où rien ne nous est caché de la souffrance physique et des mutilations subies, y compris la matérialité la plus crue des viols.

Fabien Clavel décrit et raconte avec virtuosité. On ressent la présence oppressante de la forêt, la fatigue qui brise les jambes, la boue où s’engluent les pas et jusqu’à l’odeur d’ammoniaque d’une paillasse souillée qu’un centurion sadique, Fabricius, oblige un jeune soldat incontinent à transporter avec lui. L’auteur choisit d’alterner les points de vue de plusieurs personnages, aucun n’étant à même de percevoir les événements dans leur intégralité. C’est là d’ailleurs que le bât blesse. Le flux de pensées alterne avec les passages narratifs. Écrit de façon très moderne et très littéraire, en italiques, sans ponctuation, il convient tout à fait à un personnage érudit comme l’officier Caïus Pontius, nourri des poètes latins – Ovide, Virgile, Catulle – dont les vers hantent son cerveau, mais on s’étonne que Flavia, l’esclave germaine prostituée, ou Marcus, centurion plébéien sorti du rang, soient capables de tels raffinements dans l’analyse ou l’expression. On peut même se poser la question pour le jeune soldat préposé à la chasse, Longinus le venator.

Certes, tout récit est construit, porte la patte de l’auteur. Mais ici elle est un peu trop visible, que ce soit dans le flux de pensées, dans les cliffhangers obligés de chaque fin de chapitre ou dans le travail (très intéressant par ailleurs) sur le langage : pour tirer de son tombeau de marbre la civilisation latine, Clavel francise des termes pour lesquels le latin en italiques serait bien passé (« option » pour optio, « pile » pour pilum) et inversement restitue aux poètes latins dont les noms sont francisés depuis belle lurette leur nom latin d’origine. Par ailleurs, c’est au grec qu’il demande des racines pour suggérer un argot militaire, celui-là même dont est issu le français. Or le grec était à l’époque la langue universelle des érudits, comme le fut le latin au Moyen Âge, et pas celle des troufions ! Mais il faut reconnaître que se faire phlégéter, ça a plus de gueule que se faire incendier. Et grâce aux références culturelles de Pontius, la terrible aventure vécue par les survivants des légions de Varus va prendre l’ampleur épique d’une descente aux enfers.

Car le terrible massacre des légions, la perte des aigles, excepté une (tête de taureau d’ailleurs, aigle au féminin est synonyme d’enseigne), tout cela n’est qu’un prélude sanglant. On s’en doute depuis le début, les personnages focalisateurs vont former un groupe, et s’affronter à une horreur venue du passé, pensent les Romains, d’outre espace pense d’abord le lecteur : une sinistre pyramide noire en plein cœur de la forêt primitive. La focalisation interne donne au lecteur la satisfaction de deviner avec une longueur d’avance sur les personnages à quoi ils s’affrontent, et, comme dans une tragédie, de savoir leur entreprise suicidaire. Car Marcus s’est mis en tête de tuer le dieu maléfique caché au cœur de la pyramide. Et nous savons bien, nous, quel est ce dieu maléfique dont les noms ont été empruntés au maître des enfers et au dieu du ciel dans la mythologie gréco-latine.

Un prologue et un épilogue achèvent la mise en perspective du récit et, malicieusement, Clavel réserve la dernière surprise à l’extrême fin du texte, comme certains films le font après le générique final.

Une œuvre donc érudite, mais pas ennuyeuse, avec des personnages attachants et un scénario original. Elle vaut la peine d’être découverte.

A propos de Marthe Machorowski

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