Cette intégrale regroupe quatre romans publiés dans l’ancienne collection Fleuve Noir, sous les titres Le Rêve et l’Assassin, L’Araignée, Le Souffle de Cristal et Le Masque d’Écailles. L’édition est revue et augmentée, avec annexes, cartes inédites, et une très intéressante préface de Bruno Lecigne qui revient sur la création de la série et son inspiration japonaise, ce qui à l’époque (les années 80) constituait une originalité.
Paysages, organisation sociale et nomenclature renvoient effectivement au Japon des samouraïs… ou aux films que ce Japon a pu inspirer. Et entre les diverses parties du récit sont insérés de très beaux haïkus. On lit aussi sans étonnement que Bruno Lecigne préfère à la tradition française de l’analyse psychologique celle du show don’t tell américain. Effectivement, l’écriture, soignée, élégante, mais très sèche, s’en tient toujours aux faits et décrit objectivement, dans un refus total du pathos.
Au lecteur de deviner la psychologie d’un personnage à travers son comportement. On apprend également que les auteurs se sont lancés dans la saga sans trop savoir où elle irait ni combien de volumes elle comporterait. Ce qui explique sans doute le saisissant raccourci et le retournement ultime du dénouement.
Car on est d’abord lancé à la suite du héros, Keido, dans une quête selon la tradition épique. Quête d’un amour perdu, celui de sa sœur, Kirike, avec qui il entretenait une relation incestueuse, et qui s’est tuée la veille du mariage de son frère. Imprudemment, peut-être, les auteurs ont prévu de lui faire rassembler les trente-neuf cartes magiques du Jeu de la Trame, dispersées dans le monde, par lesquelles il pense acquérir le pouvoir de ressusciter sa bien-aimée.
Le symbole du tissage imprégnant toute l’œuvre, les cartes ne sont pas des morceaux de carton, mais des carrés de soie où sont brodées des images énigmatiques assez proches de celles d’un tarot, dont chacune, comme dans les jeux de rôle, auxquels les auteurs se réfèrent, a un pouvoir magique, le plus souvent destructeur.
Sachant que Keido ne saurait en conquérir – et non sans peine, car bien entendu aucun des possesseurs de cartes n’est prêt à les céder de bon gré – que deux ou trois à la fois, pas besoin d’être mathématicien pour comprendre qu’à moins d’envisager une saga-fleuve de vingt volumes, il fallait qu’une péripétie majeure abrège la démarche ou la rende inutile. Encore un cas où la contrainte stimule l’imagination !
Vu qu’aucun personnage n’est censé porter sa psychologie « dans un sac sur le dos » et donc qu’aucun avertissement ne nous est donné, on est saisi de voir Keido commencer sa quête en violant puis en décapitant son épouse la nuit de ses noces, et en assassinant son père, à qui il vole la carte familiale. On peut admettre que dès cet instant il est fou, ou plutôt monomaniaque : rien d’autre ne compte à ses yeux que le but qu’il s’est fixé, et tous les moyens seront bons pour y parvenir.
Aussi, malgré quelques moments contemplatifs qui nous permettent d’admirer les merveilles de cet univers, et des pages de réflexion entre poésie et philosophie sur la vérité des ténèbres et les illusions de la lumière, la tonalité dominante du récit est-elle celle de la violence et d’un érotisme sans tendresse. Cœurs sensibles s’abstenir. Personne n’épargne personne.
Ceux et celles-là même qui nous ont servi, qu’on a servis, avec qui on a combattu ou fait l’amour peuvent être tués par leur partenaire, vouloir le tuer, le trahir ou être trahis. Les allégeances de Keido, très éphémères, se font par pur opportunisme. Pas plus de bushido que de simple loyauté. Il n’est même pas un foudre de guerre : escrimeur très moyen, il pense plus à sauver sa peau qu’à combattre ses ennemis, du moins quand il peut choisir la fuite !
Acculé, il se bat comme un démon, avec les armes déloyales par excellence que sont les fameuses Cartes. Finalement il semblerait que le véritable intérêt du personnage, auquel on a du mal à s’attacher, sauf peut-être tout à la fin du cycle, soit de nous entraîner à sa suite, par le biais de sa quête, dans l’exploration d’un univers fascinant, apparemment divisé en deux.
Terres fertiles d’un côté de la Muraille de Pierre (très évidemment inspirée par La Grande Muraille de Chine), désert de pierre et de poussière de l’autre côté. Domaines seigneuriaux cernés d’étangs et de jardins d’une part, forteresses troglodytes taillées dans les falaises noires ou envahies par des extensions rocheuses d’autre part. Les auteurs semblent prophétiser : en 1980, ils nous montrent déjà les habitants des terres stériles désespérément résolus à atteindre les contrées fertiles. Mais bien sûr, ils sont repoussés par les garnisons des Cités de la Muraille, qui défendent leur territoire avec une férocité paranoïaque…
Une œuvre donc qui a dû à très juste titre marquer les lecteurs de la collection Fleuve Noir par sa puissance, son originalité et l’exigence de son style. Pour ceux que son âpreté et sa tonalité très sombre ne rebuteraient pas, elle peut être découverte aujourd’hui avec intérêt et même passion.
Chronique de Marthe ‘1389’ Machorowski