La frontière entre un grand roman et un chef d’œuvre est souvent très ténue. Disons alors que Roma Aeterna est un très, très grand roman. Non par son volume, bien entendu, mais par son propos. Roma Aeterna est une uchronie peu ordinaire de par son cadre historique (la Rome antique) et par la durée de son propos (jusqu’à l’équivalent de notre XXe siècle).
Imaginons donc que, il y a de nombreux siècles de cela, les Hébreux aient complètement raté leur sortie d’Egypte. Ce petit peuple, négligeable à l’époque, bloqué dans le delta du Nil, ne jouera donc pas de rôle phare dans l’Empire romain. Sans lui, pas de Christianisme, et partant de là, pas de chute de l’Empire. Rome, éternellement forte, même rongée périodiquement par des luttes d’influences, repoussera donc les Barbares.
À partir de ce postulat, Robert Silverberg écrit onze instantanés de cette Histoire parallèle. Lecteurs en manque de sensations fortes, de suspense, passez votre chemin. Les intrigues de ces onze récits importent peu. Seule la description du moment compte. Et l’on voit ainsi que l’auteur a puisé dans sa profonde connaissance de l’histoire et de l’archéologie pour réfléchir sur le destin de l’Humanité. Ainsi, même sans Christianisme, l’Empire connaît son Moyen Age durant lequel il est divisé, mais il ressuscite dans une sorte de Renaissance qui connaît son propre Léonard de Vinci. Vient ensuite l’ère des Lumières, durant laquelle un obscur prince provincial (un Breton, entendez par là un Celte de Grande-Bretagne) s’avère plus romain que les Romains.
Et l’Histoire, poursuivant son cours irrépressible comme un fleuve intarissable, entraîne ce monde vers une Révolution, avec sa propre Terreur. Avant cela, l’Islam ne naîtra pas : Mahomet sera tué par un agent de l’Empire, exilé dans le désert et qui a malgré tout eu la présence d’esprit de reconnaître le danger que représente cet obscur illuminé au regard fanatique. De même la conquête du Nouveau Monde ne se fera pas : un Viking avisé ayant auparavant unifié la Mésoamérique en un empire puissant. Tout ce qui pourrait représenter un danger pour la continuité de l’Empire est ainsi éliminé, par des hasards de l’Histoire qui s’enchaînent finalement sans être inattendus. Le canevas de Roma Aeterna est d’une logique sans faille.
Au delà donc de ces nombreuses historiettes on découvre la pensée profonde de l’auteur sur le sens de l’Histoire: peu importent les événements, majeurs ou mineurs. Quoi qu’il arrive, l’Humanité suit son chemin, progresse, franchit les mêmes étapes. Ce processus inexorable évoque la pensée du philosophe chrétien Pierre Teilhard de Chardin qui, dans sa théorie de l’alpha et l’oméga, imaginait un parcours progressif linéaire pour l’Humanité, évoluant d’un état animal à un état semi-divin. Silverberg avec Roma Aeterna délaisse les romans-fleuves, bien écrits mais un tantinet longuets, pour une œuvre philosophique dont la hardiesse peut rebuter, mais qui étonne par la profondeur de sa réflexion et l’ampleur des connaissances accumulées. Malgré ses égarements commerciaux des dernières années, Robert Silverberg prouve ainsi qu’il reste un des auteurs majeurs de la Science Fiction, capable tout autant de distraire que de faire réfléchir.
Chronique de Patrice ‘981’ Lajoye
Éditeur | Robert Laffont |
Auteur | Robert Silverberg |
Pages | 406 |
Prix | 22€ |