Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2019 : « Un mythe par jour »

Voici un thème que l’on connaît déjà, que l’on a déjà croisé sur notre chemin. Il fut très bien traité. Aujourd’hui, nous avons constaté que peu de contraintes avaient été choisies. D’expérience c’est plutôt risqué 🙂 Nos candidats du jour sous pression vont-ils s’en sortir ?

  • Le prix d’une tête
  • Au réveil, il était midi
  • Traverser l’opaque
  • Fabulavore
  • Parce qu’il y a toujours une vieille…
Contrainte 1
Coincé dans une faille temporelle
Contrainte 2 Un vieux Parrain/vieille Marraine

LE PRIX D’UNE TÊTE

*

« Mon cher Dan, ça me fait plaisir de te voir, tu m’aurais déçue en refusant mon offre », entonna une voix de femme mielleuse.
J’aurais jamais dû accepter ce contrat. Au début ça semblait être un bon plan, bien rentable, mais en y réfléchissant bien ça puait le traquenard dès le début. Déjà, traiter avec une Marraine n’était pas quelque chose de très recommandé, alors avec Yngrid, dite la Doyenne, c’était l’emmerde assurée. Mais bon, il faut bien continuer de vivre, et de toute façon je ne peux plus revenir en arrière, la vielle femme devant moi n’hésiterait pas à me faire descendre par ses deux gorilles si je me désiste maintenant. Elle sortit un petit disque à crédits.
« Voilà qui couvrira ton déplacement et l’achat de matériel. Je veux les têtes de l’hydre de Lerne. »
Je récupère le disque et me retire. Je pourrais essayer de me débiner maintenant, mais ça vaut peut-être le coup de faire le boulot, peut être que cette fois sera la bonne, je verrai bien dans 24 heures.

*

La chasse à la prime c’est plutôt mon rayon, mais ramener la tête d’une hydre, c’est de suite plus compliqué. Huit fois plus de travail. Huit fois plus de risque. Huit fois plus de paperasse. Je regarde l’horloge, plus que dix heures. Heureusement que le sourire du type au guichet vaut le détour, ça apporte un peu de frais dans l’enfer de lenteur de mes demandes d’autorisations.
« Avec ces Trois derniers dossiers, vous êtes bons. Bonne chasse. »
Je souris bêtement, fais un signe de tête, et me rends au centre de téléportation.
Avant, j’aimais bien cet endroit. Ça me plaisait de voir des gens affairés entre les différents terminaux de transports, de ce fatras humain aux yeux rivés sur les panneaux holographiques. J’aimais ressentir le trémolo émotionnel des retrouvailles ou des séparations, la tension omniprésente des retardataires ou de ceux dont le transfert était retardé. Mais à force, on s’en lasse, et maintenant je marche, machinalement moi aussi, à l’affût de mon objectif, la porte 134, direction les contreforts du mont Olympe.
Après avoir esquivé un extorqueur de bas étage, j’atteins enfin ma destination. Sous les chiffres luminescents, un vortex hexagonal d’une trentaine de mètres de diagonale charge pendant que les voyageurs s’agglutinent devant. De mon côté je prends une file sur le côté qui mène à un passage à accès limité, c’est plus cher, mais les braillards et autre énergumènes, très peu pour moi. Là c’est chacun son tour, à une fréquence correcte, et avec une plus grande flexibilité sur la porte d’arrivée.
À mon tour, je pose mon pouce sur l’interface tactile et subit un scan rétiniens.
« Bonjour utilisateur Dan Erret. Veuillez formuler votre destination mentalement.
— Mont Olympe, secteur 4. »
Je déteste ces vocalisateurs internes, ça vous hurle dans la boite crânienne pour poser une question qu’un simple bouton aurait suffi à remplacer. Vive la modernité… La porte active ses convoyeurs quantiques et l’horizon bleuté du téléporteur apparaît devant moi dans un crépitement électrique. Un voyage instantané c’est jamais vraiment marrant, mais on s’y fait, quelques années plus tôt j’aurais hésité, mais maintenant le contact tranchant de du voile bleu ne m’incommode plus tellement. Après avoir été découpé en sashimi par la machine et reconstitué de l’autre côté la voix raisonna de nouveau dans ma tête.
« Mont Olympe, secteur 4. Date  : 12 mars 3006 – 14:23 »
Plus que huit heures.

*

Ça sent mauvais, vraiment. Si je tenais les concepteurs du réseau de téléportation, je leur ferais comprendre à coup de taser, pourquoi c’était une mauvaise idée de mettre une sortie dans un marécage. Délaissant ma frustration contre les transports publics, je sors mon radar et suis ses indications pour traquer la créature mythique. La végétation est si dense que je suis obligé de taillader à grands coups de lame ionisée, l’entretien a dû être abandonné par le gouvernement grec depuis longtemps. Faut dire que ça a un avantage, au moins ici on peut entendre la vie sauvage sans aucune pollution humaine, la biodiversité à du grimper en flèche depuis qu’on a laissé l’environnement tranquille.
Je repère une falaise suffisamment haute pour installer mon dispositif de capture et je déballe le matériel. Piège sonique, appâts adaptatifs et surtout, ma planque à neutralité sensorielle. Avec ça la bête sera attirée sans qu’elle ne me repère, puis elle sera immobilisée, il ne me restera plus qu’à sectionner les têtes et ce sera bon ; normalement ma faux à cautérisation instantanée devrait prévenir la régénération de cette saleté. Une fois tout en place, je m’installe dans ma cache et regarde ma montre ; plus que trois heures.

*

C’est lent une hydre, je vous assure. Elle était sortie de la crevasse qui l’abritait après près de deux heures et demi d’attentes et voilà vingt minutes qu’elle se traîne vers mon appât. Heureusement que j’ai quelques seringues pour me maintenir à l’affût parce que le spectacle a de quoi assommer un hyperactif shooté à la cocaïne. Ses cris stridents raisonnaient avec une mollasserie incroyable et les bruits de son corps traînant n’avait rien de bien glorieux non plus. Tu parles d’une légende, en voyant ça j’ai juste l’impression de voir une grosse limace qui grince.
Enfin elle est prise au piège ! Je m’approche d’elle, sort ma faux et d’un revers je tranche les huit têtes. C’est quand même fou cette odeur de menthe poivrée qu’a le sang d’hydre. S’il me restait plus de temps, j’aurais peut-être pris un échantillon pour voir si on ne pouvait pas s’en servir comme condiment, mais le cumul de l’administratif plus hydre avait drainé mon temps comme un vampire vide ses proies. Je me serais bien remis en route pour le téléporteur, mais je n’ai plus de tem…

*

« Mon cher Dan, ça me fait plaisir de te voir, tu m’aurais déçue en refusant mon offre », entonna une voix de femme mielleuse.
Je regarde ma montre : 11 mars 3006 – 22:23. Je jette un regard lassé à la Marraine Yngrid qui me lance un disque de crédit.
« Voilà qui couvrira ton déplacement et l’achat de matériel. Je veux la tête du centaure Chiron.  »
Et c’est parti pour ma 243e chasse. J’aurais vraiment jamais dû accepter de ramener la tête de Chronos la première fois.

AU RÉVEIL, IL ÉTAIT MIDI

J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène.
Nerval.

Brûlure dans la gorge. Je me redresse avec difficulté, tousse, crache dans un mouchoir à portée de main le trop-plein de salive. Les machines autour de moi bipent régulièrement. Sur ma peau, le souvenir des doigts solaires, l’odeur du sable et des pierres, de la bouche de la déesse.
Et si tu restais Diane ? Diane, et si tu restais ?
Son haleine de miel et de forêt.
— Encore un songe particulièrement intense, Mademoiselle D. Vous aurez sans doute une nouvelle augmentation.
La technicienne s’approche, retire les capteurs sur mon front. Son parfum m’envahit, musqué, suave, luxueux. Je grimace un sourire.
— Ils me payent déjà trop.
Elle se détourne sur un hochement d’épaules, je me rhabille, un regard sur les écrans. Les données y fluctuent en ondulations colorées qui s’entremêlent. Depuis quelques semaines déjà, mes rêves dépassent la norme des dix impulsions Nyx. Je le ressens au réveil. Mes courbatures sont plus intenses. Oneiroi va sans doute augmenter ses prix sur ma gamme.
— Mes constantes sont bonnes ?
La technicienne ne m’entend pas. Installée à sa machine, ses doigts tapent rapidement les codes pour transformer au plus vite les décharges électriques de mon cerveau en algorithmes monnayables. Je m’approche.
— Je peux partir ?
Elle me jette un rapide coup d’œil, se tourne vers un appareil, hoche la tête et retourne à son transfert. Le rêve de cette nuit a dû être encore plus intense que je ne l’imaginais. J’enfile mes baskets et me dirige vers la sortie.

Diane, et si tu restais ? Et si tu restais Diane ?
Le sphinx m’observe de ses yeux d’opale. La chaleur du désert berce mon corps. Mes griffes crissent dans le sable.
Nous serions des rois, Diane. Des dieux. Plus que des dieux.
Un ronronnement remonte de ma gorge, mon âme s’emplit du soleil et de la puissance qui m’enveloppe. Je rugis et, au-dessus de moi, les étoiles répondent à mon cri.
Nous serions des dieux… Plus que des dieux…
Et si tu restais Diane ? Diane, et si tu restais ?

— Mademoiselle D. Par ici ! Bonjour. Vous avez fait bon voyage ?
— Quelques manifestations entre Shanghai et Islamabad mais l’HyperL n’a pas eu beaucoup de retard.
— C’est vrai. J’avais lu que vous ne preniez jamais les navettes pour voyager.
— Je préfère la vitesse de l’HyperL, cela me permet de mieux observer le paysage.
— Les élèves vont adorer. Depuis que nous avons préparé votre venue, certains ont demandé à leurs parents de prendre l’HyperL pour faire comme vous.
Diane sourit sans répondre.
— Vous savez que vous avez battu un nouveau record ? On dit que vos derniers songes ont dépassé les quinze impulsions Nyx, c’est extraordinaire ! Nous sommes d’autant plus flattés que vous veniez nous rendre visite.
— C’est un plaisir.

Diane, et si tu restais ? Et si tu restais Diane ?
Devant, les Perses grouillent. Millions de fourmis travailleuses et avides de victoire. Le souffle du vent porte des projections d’écumes sur mes bras. Sous mes pieds nus, le grondement de la terre répond au ressac de l’écume. Un aigle cri. Je ferme les yeux. Les trois-cents âmes bourdonnent en moi, chantent dans mon esprit. Je suis un et je suis la multitude. Mon bras est le bras de mon armée. Je sens la puissance de la terre et de la mer, du vent et de l’aigle se fondre. Je suis le maître de la nature et des destinées. La mort s’avance mais ce n’est pas le néant, ce n’est pas la finitude de toute chose, ce n’est pas l’obscurité. C’est la gloire et l’histoire, c’est la puissance et le feu. Je lève mon arme. Je lève trois-cents lames. Je suis emportée dans un vertige de grandeur et de béatitude.
Et si tu restais Diane ? Diane, et si tu restais ?

Applaudissements du public. Générique entrainant. Le présentateur salue énergiquement les caméras, se dirige vers le fauteuil de l’invité. Mademoiselle D. lui sourit en lui serrant la main. Introduction, bla bla habituel. Puis enfin les questions.
— Pourquoi les mythes et histoires gréco-romains de la vieille Europe ?
La caméra 1 s’immobilise et zoom sur Mademoiselle D. dont la bouche esquisse un faible sourire.
— Parce qu’ils ont bercé mon enfance, je suppose. Je rêve de dieux, de dragons, de pouvoirs supranaturels depuis toujours. J’ai entretenu ça par la lecture, les voyages, l’écoute de vieux conteurs dans les tribus déconnectées. Mais je rêve aussi dans d’autres nuances, ne vous y trompez pas. J’ai récemment étudié le folklore de l’ancienne Europe centrale et le rapport qu’entretenaient ses héros avec la notion de pouvoir que j’aime manipuler. Et j’ai récemment rêvé de Yamata-no-Orochi le dragon japonais. Un songe qui sortira sous peu. J’espère pouvoir approfondir mes connaissances sur les dragons asiatiques pour les voir plus souvent dans mes rêves.
Derrière elle, les écrans diffusent des images et vidéos animées représentant les créatures décrites. Derrière leurs écrans, les spectateurs enclenchent réAlité et les animaux prennent forment dans leur salon, sur leur lit, dans la rue.
— Fascinant, j’ai hâte d’y avoir accès, j’avais déjà adoré votre intrusion dans les histoires scandinaves et cette métamorphose en loup géant mais je dois vous dire que mon préféré demeure celui de la chasse avec Artémis, je n’ai jamais ressenti autant de joie, de liberté et de sensualité de toute ma vie.
— Artémis et moi entretenons une relation très particulière, en effet.
Quelques personnes dans le public applaudissent.
— C’est le moins que l’on puisse dire.
Clin d’œil à la caméra. Rires du public. L’animateur reprend son sérieux :
— Cela demande tout de même de grands sacrifices. J’ai entendu dire que vous viviez, vous aussi, déconnectée des réseaux et refusiez les puces et implants qu’on vous a proposés.
— Je ne suis pas déconnectée, pas tout à fait, mais si je reste trop longtemps sur le réseau ou si j’active ma puce réAlité, mon cerveau s’habitue à cette béquille. Lorsque je m’endors, je perds en qualité créative et mes rêves deviennent plus communs. Mais ne vous y trompez pas, je ne vis pas en ermite, je me suis même renseignée sur vous avant de venir.
— J’espère que vous n’avez pas fouillé du côté des fichiers de votre employeur alors.
— Ne vous inquiétez pas John, je ne dirai rien de vos préférences pour les métamorphoses équines.
Badinages. Rires.
— Plus sérieusement. La semaine dernière, vos nouveaux rêves passaient la barre des dix-sept impulsions Nyx, c’est énorme !
Applaudissements.
— Entre nous, Mademoiselle D., comment faites-vous pour continuer à rester éveillée ? Si j’étais vous, je passerais mon temps à dormir ! La réalité doit vous sembler bien morne.
Zoom. Une ombre dans les yeux pâles de Diane alors que ses lèvres s’arquent.
— Vous savez, John, si je n’étais pas en contact aussi étroit avec la réalité, je ne pourrai pas vous emmener aussi profondément dans mes rêves.

Diane, et si tu restais ? Et si tu restais Diane ?
Le soleil pulse au bout du couloir. Une marche puis l’autre. Une marche puis l’autre. Derrière, les doigts dans ma main se pressent. Leur chaleur joue avec la mienne à mesure que nous nous approchons de la sortie. Une marche puis l’autre. Les grondements de Cerbère ne sont plus qu’un lointain souvenir. Le baiser de Proserpine sur mon front. La bénédiction du dieu des Enfers. La lumière au bout de cette montée vers la surface. Une marche puis l’autre. Une marche puis l’autre. La musique vibre contre les murs, elle a l’odeur terreuse des champs retournés, des fleurs séchées au soleil, des fruits mûrs. Elle me remplit les narines, l’esprit. Une marche puis l’autre. Les ténèbres sont bientôt derrière nous et les doigts derrière moi caressent la paume de ma main. Je m’extrais du gouffre. Me retourne. Devant moi, Eurydice est plus belle que jamais. Ses yeux verts, son sourire espiègle, sa silhouette élancée. Je m’avance pour la prendre dans mes bras mais elle m’interrompt. « Je t’aime ». Et son amour se déverse en moi comme une vague.
Et si tu restais Diane ? Diane, et si tu restais ?

Les alertes ont clignoté sur tous les écrans, derrière toutes les rétines.
« Mademoiselle D. relaxée. » « L’enquête se referme sur Oneiroi après l’annulation des poursuites envers de son employée. » « Un nouveau cas de comas hypnotique déclaré à Nairobi. » « Mademoiselle D. se retire du commerce. » « Une femme se suicide sur le réseau. » « Les laboratoires pharmaceutiques en crise après la pénurie d’antidépresseurs. » « Disparition de Mademoiselle D. : un drone l’aurait filmée dans une tribu déconnectée sur l’île de Crète ».

Et si tu restais, Diane ? Diane, et si tu restais ?
La déesse tend la main pour rapprocher le corps de la femme du sien. La forêt bruisse autour d’elles. Une biche s’approche de la source. Bois et repart. L’air est empli des odeurs de miel et d’été. La terre ronronne sous Diane qui ferme les yeux et se laisse envahir par la puissance sous elle.

TRAVERSER L’OPAQUE

Ariane.

La progression s’étire comme un supplice, un voyage rouge et terrible. La roche fissurée du dédale est d’une densité effarante. Au-dessus, parfois, on aperçoit l’éclat diaphane des lunes, sitôt englouti par les traînées de poussière. L’Opaque et la lumière et leur bataille éternelle. Les pas sont rendus difficiles par le fardeau porté. J’ai renoncé à compter. Les secondes se démènent tout autant que le filin qui serpente. Qui marque le chemin. Il y a la pierre noire et la fibre blanche. Il n’y rien d’autre. Au premier jour, le labyrinthe éclipse tout, même le souvenir de l’enfant pour lequel il faut marcher.

Prométhée.

L’errance parmi les minéraux vitrifiés. Les jours sont courts, insignifiants. Ce monde chevauche son soleil comme un démon strident. La tête ballotte au souvenir des décharges d’énergie qui avaient strié l’Opaque comme une pluie d’argent. Une symphonie entière de claquements silencieux, faciles comme la foudre. La combinaison, perforée de part en part. Les traits rendus, à en fondre les pierres et la fuite qui avait suivi. Depuis, les viscères cuisent. Lentement l’agonie se répand, la bataille se mène en dedans, perdue d’avance. La déroute retardée par les machines. Il faut payer le prix de ce qui a été volé pour que le vaisseau reparte et que l’enfant vive. Il y aura assez de temps pour aller au bout, mais pas beaucoup plus.

Sisyphe.

Expulsé des boyaux noirs, j’arpente un désert de souffre. Les rotations se succèdent, vertigineuses. Il faut endurer, tenir, faire fi de la souffrance et des secondes crucifiées. Le retour est une pierre qu’il faut traîner, le poids de la batterie disputée à l’opaque tentaculaire. Autour le vent peint l’atmosphère de trainées poudreuses, des pigments primaires, éclaboussés sur le néant. Les bottes pilonnent, écrasent. La croûte cède souvent, la jambe avec, l’une ou l’autre, c’est selon. Le protocole est le même. Il faut ramener la prise, hisser la batterie dérobée en serrant les dents qui restent. Recommencer. Croire que tout cela n’est pas pour rien. L’enfant attend, et il s’agit du dernier.

Icare.

Les radiations en stroboscope. L’ombre des sphères et les éclipses dans le chaos. L’immensité et le bourdon de la batterie, serré dans une poigne insensible. Sur l’horizon halluciné, la voile solaire qui bat au vent, une bannière luisante dans l’Opaque. L’enfant n’a pas écouté. L’enfant n’a pas accepté l’impuissance davantage que le sacrifice. Il reste des milliers de pas pour contempler son erreur, l’âme trouée davantage que le corps. Derrière, la trainée dans le souffre s’effiloche comme un ruisseau de larmes. Les ailes brûlées attendent. Un incendie figé.

Chronos.

L’enfant flotte près des réacteurs morts, empêtré dans le filin. Son visage est dévoré par l’Opaque. Le vaisseau a déjà commencé à l’absorber. Le vaisseau se recharge. La progéniture consumée ouvre la voie vers les étoiles. La batterie dérobée est superflue. Les organes ont étés cuits pour rien. Je dépose mon fardeau. J’ausculte les luminescences lointaines, et l’univers dévorant gravé sur mon iris. Au-dessus, les jours défilent comme des secondes.

Contrainte 1
Une ceinture magique qui ne sert à rien

FABULAVORE

– C’est ici ?
– C’est ici.
Ils s’assirent tous les quatre, s’adossant à la roche froide et humide. La fraicheur et la pénombre de la grotte étaient appréciables après le calvaire du Soleil à l’extérieur. Samukeliso s’épongea le front, puis entreprit d’allumer une torche. Chen geignit quand la flamme du briquet se propagea à l’amadou.
– Samu, vous n’êtes pas obligée de nous éblouir ainsi, laissez-nous un peu de repos.
– Le temps presse, professeur, vous le savez.
Le vieux Chinois grommela, et sortit des provisions de son sac à dos. À la lumière de la torche, les contours de la grotte se firent plus nets. En son centre, un gouffre sombre, à l’ouverture parfaitement circulaire, plongeait dans les profondeurs de la Terre.
La Zimbabwéenne aux longs cheveux tressés approcha sa torche et sourit au professeur.
– On n’en voit pas le fond. Appréciez-vous plus la lumière à présent ? Thibault, vous avez le parchemin ?
Le Français à l’épaisse barbe sortit le rouleau de peau tannée de sa veste en jean usée. Samukeliso le prit et demanda à la jeune Américaine qui protégeait sa peau de rousse diaphane sous un large chapeau de paille :
– Trayce, vous avez la ceinture ?
Tremblante, la jeune femme s’approcha de l’Africaine qui la dépassait d’une tête et lui tendit une cordelette tressée. Samu serra Trayce contre elle, et lui sourit, d’un sourire qui faisait ressortir ses rides de joie :
– Ne t’inquiète pas, ma petite fille, le plus dur est derrière nous. Nous sommes arrivés, nous allons pouvoir sauver le monde.
– J’aurais juste aimé que les autres… que les autres puissent…
Trayce ne put retenir ses larmes et Samu l’étreignit de tout l’amour qu’elle avait pour elle, un amour devenu maternel après toutes les épreuves passées.
– Ils sont auprès du Seigneur à présent, lui souffla Samu.
Trayce hocha la tête entre deux sanglots et caressa le crucifix à son cou.
– Oui, balbutia-t-elle. Ils sont en paix à présent. Et nous…
– Nous, nous allons la gagner cette paix ! Sans Dieu ni maître, déclara Thibault d’une voix forte. On s’y met ?
Chen engloutit la dernière bouchée de sa barre protéinée et leva la main :
– Pas si vite mon jeune ami ! L’instant est solennel, Samu va certainement vouloir faire un discours. Peut-être même une prière.
Ignorant le ton sarcastique, la grande Zimbabwéenne cala sa torche entre deux pierres, et se redressa, la flamme vacillante peignant sa silhouette de mille ombres et reflets :
– Oui, l’occasion est importante. Nous sommes les quatre survivants de notre groupe, nombreux sont ceux qui ont péri, mais ensemble, nous pouvons finir ce que nous voulions accomplir. Nous avons payé le prix fort, et nous sommes prêts à payer encore plus. Le sort de l’humanité est en jeu.
Elle jeta un regard appuyé à Chen.
– Ceux qui le souhaitent peuvent se joindre à ma prière.
La formule était rituelle. Compte tenu de la taille de leur groupe à présent, Samu savait très bien qui allait la rejoindre. Trayce s’agenouilla avec ferveur, les mains jointes, tandis que Samu écarta les bras et ferma les yeux, communiant avec la Nature. Thibault et Chen attendirent.
Quand les deux femmes eurent fini, ils se positionnèrent aux quatre coins cardinaux, autour du gouffre. Chen tenait à la main un fouillis de câbles et de pièces métalliques, connecté à un petit groupe électrogène qui ronronnait. Face à face, Samu et Trayce tenaient chacune une extrémité de la cordelette. Thibault déroula le parchemin, et, déchiffrant l’akkadien, conjurant tous les savoirs shamaniques qu’ils tenaient de sa grand-mère, il récita l’incantation.
Le sol trembla, et Samu les exhorta à rester debout. Des profondeurs de la Terre, un grondement retentit, enfla. Avec le claquement du tonnerre, la créature jaillit du gouffre, flottant dans les airs. Humanoïde, pourvu d’une tête, c’est tout ce qui comptait pour Chen qui visa entre les cornes et appuya sur la gâchette. L’éclair frappa l’être qui rugit.
– Maintenant Trayce ! cria Samu.
Profitant du bref instant que Chen leur avait offert, Trayce et Samu se croisèrent, enserrant la taille de l’être dans la cordelette. Samu saisit les brins croisés et tira la bête sur le sol. Le plaquant à terre d’un pied ferme, elle noua la cordelette, et en fit une ceinture. La créature réagit en tressaillant, et se releva péniblement.
– À genoux ! À genoux face à tes maîtres ! clama Samu.
Elle prit le temps de le regarder. Il n’était guère plus grand qu’un homme, le crâne orné de deux cornes de bélier enroulées, la peau cuivrée et luisante, couverte de tatouages. Il était nu, les yeux emplis de feu et de malice. Il mit genoux en terre, face aux quatre humains haletants.
– Donne nous ton nom, ordonna Thibault.
– Lequel souhaitez-vous ? Je suis le Mythophage, le Fabulavore, l’Idéoclaste, le Dévoreur de Songes, le Tombeau des Rêves, la Mort des Histoires. Pourquoi m’avez-vous tiré de mon grand sommeil ?
Trayce s’était réfugiée derrière Samu, et elle tenait fébrilement son crucifix entre les mains.
– On dit ta force colossale, monstre.
– Elle l’est.
– Pas assez pour que le génie chinois ne parvienne pas à te vaincre ! triompha Chen, en agitant son appareillage qui fumait à présent.
– Me vaincre ? Vieil homme, si cette ceinture ne me retenait pas…
– Mais pour le moment, elle te retient. Et elle t’oblige à nous obéir. Sais-tu pourquoi nous t’avons appelé ? Sais-tu ce qui arrive à la Terre ?
Le monstre huma l’air. Son apparence était changeante : d’un instant à l’autre, ses formes devenaient féminines, la couleur de sa peau changeait, ses cornes disparaissaient, revenaient, se métamorphosaient. Son visage s’orna d’un sourire mauvais et il répondit :
– Vous avez dansé trop près d’une comète et aujourd’hui, votre planète en est si ralentie que le Soleil l’attire à elle. Elle qui s’est dérobée à son étreinte si longtemps, il n’est plus temps de jouer les effarouchées, il réclame son dû ! Elle est déjà bien trop proche de lui pour que vous puissiez continuer à y vivre.
– Les fous qui nous dirigent ont consommé toutes les ressources, comme si la science pouvait régler un tel problème ! s’indigna Samu.
– Et aujourd’hui, les riches brûlent ce qui reste pour rester à l’abri dans leurs bunkers réfrigérés, sans se rendre compte qu’ils ne feront que retarder l’inévitable, cracha Thibault avec mépris. Ils rejoindront bien vite les pauvres qu’ils laissent mourir à l’extérieur.
– Peux-tu nous sauver ? demanda Chen. Peux-tu rendre sa vitesse à notre planète ? La remettre sur son orbite à 149 598 000 km du Soleil ?
Le Fabulavore se redressa et se caressa le menton :
– Oui… Oui, je peux le faire. Voilà un défi intéressant, à la hauteur de ma puissance. Ce ne sera pas facile, et il va me falloir du temps. Êtes-vous prêts à en payer le prix ?
–Par cette ceinture, nous te commandons ! ordonna Samu. Tu n’as pas à poser tes conditions.
– Vous vous méprenez, maîtresse, dit-il en insistant obséquieusement sur le titre. Ce ne sont pas des caprices. Ce que vous me demandez va exiger toutes mes forces, et je vais avoir besoin de nourriture.
– Que veux-tu ?
– Des mythes. Un par jour, au moins. Jusqu’à ce que je réussisse à la remettre à sa place.
– Mais… comment pouvons-nous te…
– C’est ma nature de les dévorer. Par cette ceinture qui me lie, c’est à vous de me dire lesquels je peux manger. Je n’ai besoin que de votre autorisation.
Ils se regardèrent tous les quatre. Après une brève délibération, et en guise d’expérimentation, ils offrirent au Fabulavore quelques mythes modernes : sportifs, artistes, hommes d’états, tous individus aux destins exceptionnels. La créature maugréa, accepta et s’envola, les laissant seuls dans la grotte.

Ils n’avaient pas la moindre preuve que ça allait marcher, aucun moyen de vérifier. Ils montèrent le camp, dinèrent des maigres provisions qu’ils avaient.
Pendant la veillée, Trayce s’exclama :
– Ça a… Ça marché. Je n’arrive plus à me souvenir que de Mozart et de sa musique, que de quelques faits le concernant.
– Oui, confirma Samu troublé. Quand je pense à ceux que nous lui avons donné en pâture, leurs vies ne m’inspirent plus aucune émotion, plus d’admiration…
– C’est terrible, s’exclama Chen. L’humanité a besoin de héros ! Nous ne pouvons pas ainsi tous les lui donner à dévorer.
– L’humanité s’en sortirait bien mieux sans héros, se moqua Thibault.
Le lendemain matin, la créature revint, épuisée.
– C’était de pauvres mythes. Donnez-moi quelque chose de plus consistant. Votre planète est lourde et le Soleil tire fort.
– Prends l’Iliade et l’Odyssée, offrit Trayce.
– Non ! Pas Homère ! s’indigna Thibault.
La créature sourit à belles dents pointues et repartit.
– Il faut que nous en parlions ! Que nous nous mettions d’accord ! Tu n’avais pas le droit de faire ça ! cria Thibault après la frêle Américaine.
Samu s’interposa :
– Du calme Thibault ! Ne t’en prends pas à elle !
– On doit décider ça collectivement !
– D’accord ! D’accord ! supplia Trayce, je t’en prie arrête de crier.
Chen regardait la scène, intrigué. Ils discutèrent, argumentèrent, eurent du mal à se mettre d’accord. Le consensus final fut ainsi trouvé : chacun son tour, ils sacrifieraient un mythe qui leur était précieux, et demanderaient à l’avance si les autres n’avaient pas d’objections. Trayce avait passé son premier tour.
Quand vint le repas du soir, Thibault fondit en larmes.
– Ulysse ! Ulysse, ne pars pas ! Où es-tu ? Reviens… je… Qui était-ce ?
Il sanglota violemment et Samu le berça contre elle.
– J’ai perdu quelque chose, quelque chose de précieux pour moi, et je ne sais plus ce que c’était… pleura-t-il.
Les jours passèrent, les provisions s’amenuisèrent. Chacun leur tour, ils offrirent un mythe en holocauste. Les mesures de Chen étaient formelles : la Terre s’éloignait du Soleil et avait regagné de la vitesse. Les tensions grandissaient dans la grotte au fur et à mesure que l’espoir renaissait.
Le matin du 24ème jour, la créature se présenta à eux.
– Nous y voilà. C’est le dernier jour. Ce soir, j’aurai réussi. Donnez-moi vos derniers ordres, le dernier mythe à dévorer.
– C’est mon tour, intervint Chen. Je vous ai dit hier soir que je voulais lui donner à dévorer le mythe de la dynastie Xia. Mais si c’est le dernier jour… L’humanité est sauvée, certes, mais nous avons tant perdu que nous allons rebâtir une nouvelle société, celle que nous avions s’est effondrée. N’est-ce pas une occasion inespérée pour nous débarrasser des mythes toxiques ? Ceux qui ont empoisonné les humains depuis la nuit des temps ? Qui les ont empêché d’aller vers un glorieux destin, comme celui que le peuple Chinois a réussi à bâtir ?
– Que veux-tu dire ? demanda Samu, inquiète.
– Les religions ! Fabulavore, mange le mythe de Dieu, de tous les dieux !
– Non ! cria Trayce.
– Libère-nous ! jubila Chen.
– Tu n’as pas le droit ! cria Samu.
– Si ! Mais ne t’arrête pas là, intervint Thibault, dévore les Nations ! dévore le mythe de l’Empire, du pays, le mythe du chef !
– Arrête ! lui dit Chen horrifié.
– Finie la Chine, finis les États, finis les machines à broyer les peuples ! triompha Thibault.
– Ah c’est comme ça ? déclara Samu. Dévore la Science, le mythe de la Technique, de la Raison, rends à l’homme la foi en son instinct, en la nature.
Trayce était livide, et hurla, d’un cri de possédé :
– Je vous déteste ! Sans Dieu, je ne veux pas vivre. Je ne veux pas de votre monde ! Dévore la Justice, dévore la Liberté, dévore l’Honneur, le Droit, dévore le Bien et le Mal !
Elle se jeta sur la créature et dénoua sa ceinture. Le monstre éclata d’un grand rire. Il salua bien bas et s’envola.
Hagards, ils se regardèrent tous les quatre. Ils n’avaient pas beaucoup de temps pour goûter une dernière fois à ce qui allait leur être pris à jamais. L’un après l’autre, ils quittèrent la grotte.

Le Fabulavore finit son festin après avoir remis la planète à sa place. Privé de limites, il allait dévorer tous les mythes jusqu’aux derniers, du plus humble au plus grandiose. Un par jour, il les savourerait. Il n’en laisserait aucun. Il regardait les humains qui erraient sans buts. Ils se relèveraient. Ils se relevaient toujours.
Le Fabulavore n’était pas pressé, la Grand Faim ne le prenait que tous les dix millions d’années. Cette cuvée-ci avait été particulièrement goûteuse, bien plus que les deux précédentes. Il se rendormit en paix, se demandant quels mythes l’humanité lui préparerait pour son prochain festin.

Contrainte 1
Un explorateur qui n’a jamais voyagé

PARCE QU’IL Y A TOUJOURS UNE VIEILLE…

Un coup à droite, un coup à gauche. Pas de voiture. Fati coupa la route au petit trot. Prudence est mère de sureté. Elle creusa encore un peu plus le sillon dans le champ de blé. Si le paysan la choppait, elle risquait un bon coup de fourche. Puis la gamine se glissa dans la forêt. Après quelques sauts de cabris par-dessus troncs et rus, elle arriva à la misérable chaumière située à la lisière d’une clairière. Elle frappa à la porte tordue qui ne fermait pas. Comme toujours, il n’y eut pas de réponse. L’angoisse la saisit, encore, que l’endroit soit vide. Sa main anxieuse baissa la clenche et sa tête se faufila dans l’ouverture.
Dans un rayon de poussière, une vieille femme tricotait sa laine peluchée dans son fauteuil délavé. Comme la veille, et puis l’avant-veille. À croire que cette ancienne ne bougeait jamais de son trône de tissu. Fati entra d’un pas hésitant. Bien qu’elle vienne depuis des semaines, elle appréhendait toujours ce lieu étrange qui semblait occupé uniquement par sa propriétaire aux airs de grand-mère et des livres. Et quelle quantité ! Plus que dans la petite bibliothèque du village ! Plus qu’au CDI ! Et surtout bien plus que chez elle où seuls régnaient ces manuels scolaires.
Rabattant la porte derrière elle, l’odeur de vieux cuir des anciennes reliures des ouvrages sans âge s’accapara ses narines. Mieux que la fumée de beuh que ces camarades appréciaient tant ! Alignées en rand d’oignon dans les étagères, les tranches titrées d’or proposaient un arc-en-ciel usé par la pluie. Parfois, un petit bibelot – arme, bijou ou statuette – creusait des trous dans les rayonnages.
— Bonjour.
Son salut émergea à peine de sa gorge. Cette vieille femme l’intimidait autant qu’elle la fascinait. Pour un peu, elle s’attendait à voir le grand-méchant loup lui bondir dessus. Mais il n’y avait que des mites qui sortaient de sa laine misérable.
— Connais-tu le mythe de la naissance d’Athéna ?
Si l’ancienne à tête de sorcière évoquait sans arrêt des récits d’un autre temps, elle se montrait avare en palabre aimable.
Fati hocha le menton pour dire non. Elle savait les grandes lignes, mais l’aînée lui en apprenait toujours plus. La collégienne s’installa à même le sol, en face d’elle.
— Zeus, encore une fois, vivait une aventure amoureuse avec une Océanide, Métis. Une fille peu avisée si l’on tient compte qu’elle était la déesse, entre autres, de la prudence et de la sagesse. S’acoquiner avec le souverain de l’Olympe n’est jamais chose raisonnable. Certaines en ont payé le prix fort hélas.
Ouranos mit en garde son le roi des Dieux : un mâle né de Métis le conduirait à sa perte. En digne fils de son père, il avala l’océanide. Grand bien lui fasse pour sauver son trône, mais bien mal lui en prit. Zeus fut accablé par de terribles maux de tête. Il fit appel à Héphaïstos pour lui fendre la cervelle.
Chouette, une histoire de préparation ! Est-ce que ce mythe évoquait cette pratique médicale ? Elle se garda bien de poser la question. Après le récit, peut-être.
— De l’entaille émergea Athéna, armée, casquée ; la lance dressée et bouclier au bras. Elle poussa un hurlement si puissant que toute la demeure olympienne en trembla.
L’ancienne se tut. Durant toute son histoire, elle enchaina la maille sur ses aiguilles, sans regarder ni ses outils ni la jeune fille.
— Pourquoi il y a deux dieux et déesses guerrières chez les Grecs ? Arès aussi l’est. Vous me l’avez dit l’autre jour.
— Il y a deux manières d’aller au combat : celle des bouchers sanguinaires et celle des tacticiens. Arès pourrait être comparé aux bersekirs nordiques – sauvages, violents et cruels. Il appartient à la première catégorie. Athéna réfléchit. C’est une stratège. Tu pourras remarquer que la sagesse, la prudence, l’intelligence sont une affaire de femme.
Pas chez ma mère. Mais Fati se garda bien de le dire à voix haute.
— Et Métis ? Il ne l’a pas recrachée Zeus ?
— Non. Elle vit toujours en lui et cherche à le tempérer. À faire en sorte qu’il soit moins bête. Malheureusement, avec une conscience aussi brillante qu’elle n’est pas suffisant pour endiguer l’idiotie du dieu.
— Moi j’aimerais bien qu’Athéna mette une raclée à son père ! Après tout, ce serait logique ! Ouranos a été délogé par son fils Cronos. Puis Cronos a été vaincu par Zeus. Pourquoi ce ne serait pas sa fille qui s’emparait son trône à la fin hein ? En plus, elle en aurait toutes les capacités !
La vieille resta muette. Souvent, elle ne répondait pas aux interrogations ou déclamations de Laura. La collégienne s’en offusquait. Plus d’une fois, elle avait déserté la masure contrariée. Parce que dans ces récits, les femmes en prenaient plein les dents. Et la gamine ne comprenait pas pourquoi. Les mythes semblaient toujours s’arrêter avant que ces dernières puissent rentrer dans l’histoire.
Face au silence de son interlocutrice, Fati se leva et quitta la cabane. En refermant la porte, ses yeux se posèrent sur un objet à moitié dissimulé sous un drap : un étrange bouclier avec une tête hideuse aux cheveux serpentiformes. Elle ne l’avait jamais remarqué auparavant. Comme la pomme d’or un jour. Ou encore une lance ensanglantée – elle avait eu très peur ce jour-là.

À la maison, ses parents ne firent même pas attention à son retour. Encore à se disputer la dernière bière. Tant mieux. Elle ne risquait pas de prendre une torgnole pour être rentrée tard après la classe. Ils ne voulaient pas qu’elle se rende chez cette vieille sorcière qui ne sortait jamais de sa cahute. Et qui en savait trop pour une bonne femme. Sa mère l’avait mis en garde : pas question que cette mégère bourre le chou de sa gamine de truc de mytho !
Sous son oreiller, elle tira un petit carnet. La tête pleine, elle déversa le flot d’information sur les pages. Pour ne pas oublier. Sa main griffonna les derniers feuillets. Une grimace s’abattit sur son visage. Elle allait devoir, encore, emprunter sans permission, de l’argent à ses parents. Pas le choix. Car entre voler et ne plus se rendre chez la vieille mythologue, elle se décidait vite. Personne ne la faisait plus voyager qu’elle par ses histoires ! Grâce à la conteuse, Fati avait découvert des pays, des villes qu’on ne trouvait pas toujours dans le dictionnaire ! Encore moins sur les cartes. Et ce, sans avoir à quitter son village, elle qui ne pouvait même pas partir en sortie scolaire. Pas d’argent à gaspiller, disaient les parents.

Vivement demain pour un autre mythe.

*

La vieille soupira. Son tricot se terminait. Dommage. Elle avait apprécié de travailler sur cette réalisation. Assez complexe, car, malgré les apparences, elle ne maitrisait pas tous les points. Le péplos serait trop long si elle continuait ainsi.
D’un coup sec, elle coupa le dernier fil.

*

La voiture, lancée à plus de 180 km/h sur cette route de campagne, n’avait pas vu la collégienne qui traversait.

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