« Les Chevaux Célestes » de Guy Gavriel Kay

Hero, Les Poignards volants, A touch of zen, Judge Dee, et, moins connu, plus ancien, L’Impératrice Yang Kwei Fei de MizoguchiLa liste complète serait longue : une multitude de films ont désormais familiarisé les Occidentaux avec les décors et la culture de la Chine ancienne.

Cela peut être considéré comme un atout. Ou une malédiction : certes, dès que l’auteur évoque de somptueux vêtements de soie brodée, des paravents, des courtisanes raffinées, une secte mi-religieuse mi-martiale, une Cour impériale, des meubles de bois précieux ciselé, des palanquins ornés de jade, des bambouseraies, des jardins ou des steppes, nous en avons une image mentale. Mais peut-être est-elle très différente de celle de l’auteur.

En tout cas, il est sûr que cet exotisme à la fois culturel, géographique et historique contribue énormément au charme de la lecture, mais il ne fait pas tout le roman. Ce qui intéresse Guy Gavriel Kay, et depuis longtemps, c’est l’Histoire, avec ou sans sa grande Hache, comme dirait Perec 1. Celle des groupes, peuples, clans, nations, mais aussi celle des individus dont le destin croise à un moment celui d’un pays donné, qu’il soit ou non le leur, qu’ils y aient ou non des responsabilités.

Le récit évolue en partie dans les hautes sphères du pouvoir, au Ta Ming, résidence de l’Empereur et de la Précieuse Concubine When Jian, qui a supplanté l’Impératrice, lieu d’intrigue pour le Premier ministre When Zou, cousin de When Jian, son conseiller Shen Liu, le prince héritier Shinzu et le généralissime An Li, dit Roshan. Et il est vrai que le destin de la Kitai, dans laquelle on n’a aucun mal à reconnaître la Chine des Tang, va dépendre des manœuvres des uns, des rivalités et des intrigues des autres. Mais il est tout aussi vrai qu’un individu atypique, Tai, frère de Shen Liu, qui n’a trouvé sa place ni dans l’armée ni dans le mandarinat, ni même dans la secte guerrière des Kanlin (mélange de Shaolin et de ninjas), va bien involontairement jouer un rôle historique décisif. Et cela, par un acte de renonciation et de désintéressement absolus : dans le seul but d’apaiser les fantômes qui hurlent leur chagrin et leur colère sur le champ de bataille où leurs cadavres gisent sans sépulture ! Tai y gagnera non seulement l’estime de deux nations, mais aussi, surtout, un don royal : deux cent cinquante coursiers de Sardie, si appréciés, si convoités par les Kitans qu’on les appelle « célestes » et qu’ils représentent à la fois une incitation au meurtre et un bouleversement de l’échiquier diplomatique et politique.

Inversement, des sentiments bassement humains (rage d’évincer un rival politique ou amoureux, peur panique de payer pour ses fautes) font agir un puissant ministre de façon aberrante, au rebours de son devoir envers la Kitai. Ainsi se noue le destin des individus et des royaumes. Plus de retour en arrière possible.

Outre un historien teinté de philosophie, Guy Gavriel Kay est aussi, surtout, un excellent romancier. Ses descriptions, courtes et efficaces, évoquent sans lasser. Quant à ses personnages, il en tire le maximum. À noter d’ailleurs que ce sont des personnages absents ou cachés qui exercent le plus grand pouvoir : on ne voit jamais le couple royal téguran, l’empereur se révèle rarement aux regards, Wen Jian ou Roshan apparaissent d’abord à Tai cachés dans un palanquin. Un puissant chef bogü usurpateur n’est visible qu’à travers ses chamans et leurs sorcelleries. Rappelez-vous les oiseaux-espions de Saroumane !

À ceux qu’il montre, même les plus humbles, les plus secondaires (un mendiant, un intendant, un soldat), il insuffle, dans ce roman comme dans les précédents, une vie qui dépasse de beaucoup leur fonction narrative. On n’a pas l’impression qu’ils surgissent le temps d’agir, puis disparaissent. Quant aux trois personnages principaux, Tai, sa sœur Li Mei, donnée en mariage à un chef bogü, son amante Bruine de Printemps, courtisane originaire de Sardie, comme les précieux chevaux, ils servent de fils directeurs dans une intrigue où nous pourrions nous perdre, mais où l’auteur nous guide d’une main sûre. Intrigue est le mot : des conversations fleuries et courtoises, des billets amoureux ou des poésies raffinées se révèlent aussi meurtrières et/ou décisives que l’action directe, combats ou batailles, présente elle aussi. On prend grand plaisir à ces affrontements d’intelligence ou d’arts martiaux. De plus, une partie du récit est construite comme un roman policier, bon moyen de fixer l’attention du lecteur : on tourne avidement les pages, non seulement dans l’anxiété de savoir ce que les personnages vont devenir, mais aussi pour avoir la réponse aux énigmes : qui veut la mort de Tai, et pourquoi ? Qui a payé un garde du corps ? Dans quel camp joue la Précieuse Concubine ? Qui se cache derrière le paravent ?

En bref, une intrigue bien menée, un cadre fascinant, des personnages attachants et crédibles, un brin de réflexion : que demander de plus à un roman ? Au bout de plus de six cents pages, nous regrettons que ce soit déjà terminé.

A propos de Marthe Machorowski

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